text
stringlengths 0
11.9k
|
---|
Le jour de Pâques a été aussi un beau jour très chaud; nous l'avons |
passé à Rome, où nous avons reçu la bénédiction _urbi et orbi_. C'est |
une cérémonie très vantée, mais qui n'est pas mise en scène avec art. Le |
goût français manque à toute chose, ici comme ailleurs. La nature s'en |
moque. Elle nous prodigue les fleurs que l'on cultive dans nos jardins |
avec respect. Ici, en plein désert, on marche sur le réséda, sur les |
narcisses, sur les cyclamens et mille autre fleurs adorables dont je |
vous fais grâce, à vous qui ne connaissez que les tulipes. |
Et puis je ne veux pas vous raconter d'avance tout ce dont nous |
bavarderons à satiété à Nohant; car, ici, tout est différent, depuis _a_ |
jusqu'à _z_, de ce qui est chez nous. Hommes et bêtes, coutumes, idées, |
besoins, terre, plantes, air, c'est un autre monde. Je ne sens pas la |
puissance de séduction de ce pays autant qu'on me l'avait annoncé. Trop |
de choses sont en désaccord avec notre manière de voir et de sentir; |
mais je reconnais qu'il est bon de l'avoir vu, ne fût-ce que pour aimer |
davantage cette douce France au ciel gris, où les hommes, si peu hommes |
qu'ils soient, sont encore plus hommes que partout ailleurs. |
Sur ce, bonsoir, mon vieux. Je tombe de sommeil. J'ai reçu, ce soir, |
votre lettre du 4 avril. Vous vous étonnez du temps qu'elles mettent à |
voyager, les lettres! Ah bien, je m'étonne, moi, du contraire, à présent |
que je vois comment sont arrangées ici les choses les plus simples de |
la vie matérielle. Ne vous désolez pas de la perte de l'aigle[1]. Je le |
regrette sans doute; mais, quand on reçoit des nouvelles de tout son |
monde, après les malheurs qui nous ont frappés dans notre nid, on |
s'estime heureux de n'avoir perdu de nouveau qu'une bestiole de la |
ménagerie... |
Nous vous chargeons de toutes nos amitiés pour la maisonnée. Quant à nos |
amis, à qui vous voulez bien donner de nos nouvelles, je vous remercie |
encore plus. J'ai toujours le projet d'écrire à tous, et je n'ai pas |
trouvé encore un jour de lucidité, au milieu de cette fatigue où je |
me jette. Elle est véritablement excessive; mais je crois que je m'en |
trouverai bien; car je fais des progrès étonnants dans l'art de grimper. |
Je vais tous les jours à une lieue, au moins, et souvent à une lieue |
et demie au-dessus de la mer. C'est quelque chose, au bout des jambes. |
Maurice recueille beaucoup d'insectes et fait beaucoup de dessins. Moi, |
j'allège ma démarche, déjà peu légère, d'un tas de pierres dont je |
remplis ma sacoche. Je voudrais tout ramasser; tout est curieux. En |
quelque désert qu'on se trouve, on marche sur des fragments de marbre |
d'Asie et d'Afrique, restes d'une splendeur disparue, et dont, en bien |
des endroits, les plus savants antiquaires sont embarrassés d'expliquer |
la présence. |
Bonsoir encore, mon bonhomme. Écrivez encore à Gênes, si vous écrivez; |
car c'est toujours par là que nous repasserons vers la fin du mois. A |
vous de coeur. |
[1] Un aigle noir apprivoisé qui avait pris sa volée. |
CCCXCI |
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE |
La Spezzia, 9 mai 1855. |
Cher ami, |
Je ne sais pas si vous recevrez ma lettre avant mon embrassade; car je |
viens seulement de recevoir la vôtre et la douloureuse nouvelle qu'elle |
m'apporte[1]. Certainement, c'est un coup bien sensible qui vient encore |
me frapper, après tant d'autres. Sommes-nous malheureux depuis quelques |
années, mes pauvres enfants! La vie générale tuée en nous et autour de |
nous, Dieu aurait dû nous laisser au moins la vie personnelle, celle |
de la famille et de l'amitié. Et cependant tout nous quitte à la fois! |
C'est pour un monde meilleur qu'ils s'en vont, je n'en doute pas, j'en |
doute moins que jamais; mais que toutes ces séparations sont navrantes |
pour ceux qui restent! |
J'étais tout à l'heure au bord de la mer, dans un endroit délicieux, des |
rochers couverts de pins, et des fleurs superbes croissant en liberté |
jusque dans le sable de la grève. Pendant que mes enfants étaient à |
quelque distance, j'occupais ma promenade, comme à l'ordinaire, à |
ramasser des plantes. Voilà deux mois qu'à chaque individu nouveau pour |
mes yeux, je le place dans un livre exprès, en me disant que mon pauvre |
ami m'en apprendra le nom, et je recueille chaque plante en double pour |
lui en donner un exemplaire, comme j'avais fait dans un autre voyage. |
Ainsi, à chaque moment, cent fois le jour, depuis deux mois, je pense à |
lui et je me l'imagine herborisant comme autrefois à mes côtés. Eh bien, |
dans ce moment, dans cette occupation même, à laquelle mon souvenir |
l'associait, votre lettre m'est remise et j'apprends que je ne le |
reverrai plus! |
Au moment de quitter Nohant, j'avais fait un grand rangement de papiers, |
et je crois vous avoir dit que j'avais retrouvé et relu toutes |
ses lettres; c'étaient des chefs-d'oeuvre d'esprit, de poésie, |
d'intelligence claire et de sentiment coloré de la nature. Je me disais |
que quand j'aurais deux mois de loisir, je ferais un triage, et qu'avec |
sa permission, je les publierais dans la _suite_ de mes _Mémoires_. |
Cette lecture m'avait fait repasser dix ans de ma vie, dont il avait |
enregistré les petits événements avec sa grâce et son heureuse |
philosophie. C'était donc comme un pressentiment d'une séparation |
prochaine, ce rapprochement de ma pensée avec la sienne, après des |
années d'une tranquille séparation de fait; car je ne le voyais presque |
plus, ses habitudes et ses goûts le retenant chez lui comme moi chez |