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grandeur; car c'est immense et orné de monuments anciens et nouveaux qui |
vous cassent le nez et les yeux à chaque pas, sans vous réjouir, parce |
qu'ils sont étouffés et gâtés par des amas de bâtisses informes et |
misérables. On dit qu'il faut voir cela au soleil; je ne dis pas non, |
mais il me semble que le soleil ne peut pas raccommoder ce qui est |
hideux. |
La campagne de Rome si vantée est, en effet, d'une immensité singulière, |
mais si nue, si plate, si déserte, si monotone, si triste, des lieues de |
pays en prairies, dans tous les sens, qu'il y a de quoi se brûler le peu |
de cervelle qu'on a conservé après avoir vu la ville. MAIS! mais, quand |
on est sorti de cette immensité plate, quand on arrive au pied des |
montagnes, c'est autre chose. On entre dans le paradis, dans le |
troisième ciel. C'est là que nous sommes. Nous avons amené Maurice, |
encore tout détraqué, avant-hier, et, bien que nous n'ayons pas encore |
eu un rayon de vrai soleil, le voilà tout gaillard et passant la journée |
sur ses jambes. |
Le lieu où nous sommes est si beau, si étrange, si curieux, si sublime |
et si joli en même temps, que j'en aurai pour toute une saison à te |
raconter. Réjouis-toi donc de notre fortune présente; car nous sommes |
enfin payés de nos fatigues et de nos déceptions, payés avec usure. Tu |
peux lire ma lettre à Solange. Tu sauras comment nous sommes campés; |
mais nos promenades, rien ne peut en donner l'idée. C'est à chaque pas |
une découverte. Aujourd'hui, par exemple, nous avons passé la journée |
dans un immense palais entièrement abandonné au haut d'une colline. J'ai |
pensé à toi, mon petit Lambert. |
Ah! qu'on serait heureux d'être riche et d'associer tous ses enfants aux |
vrais plaisirs que l'on rencontre. Que de souterrains, que de fleurs, |
que de ruisseaux, de cascades, d'arbres monstrueux, de ruines, de cours |
abandonnées, de rocailles brisées, de statues sans nez, d'herbes folles, |
de mosaïques couvertes de gazon et d'asphodèles! C'est à en rêver; et |
des galeries et des escaliers sans fin qui s'en vont du ciel au fond de |
la terre, un tas de constructions inexplicables, les vestiges d'un luxe |
insensé ensevelis sous la misère; et tout cela au sommet d'un panorama |
de montagnes, de terres, de mers à donner le vertige. C'est trop beau. |
Sur ce, bonsoir, mon Lambert; nous pensons rester ici une quinzaine, et, |
quand nous serons décidés sur la suite du voyage, nous te donnerons de |
nos nouvelles. Je t'embrasse de la part des petits camarades et de la |
mienne. Au revoir au mois de mai. |
Pense à nous. |
G. SAND. |
CCCXC |
A M. JULES NÉRAUD, A LA CHÂTRE |
Frascati, 14 avril 1855 |
Cher ami, |
Nous sommes à Frascati depuis quinze jours et voulons y rester encore |
une semaine. Maurice, après avoir été assez souffrant au début de notre |
installation, va si bien, qu'il ne songe qu'à manger, dormir et courir. |
Je suis ce régime pour mon compte et je m'en trouve assez bien, |
physiquement parlant. Quant au cerveau, c'est une atrophie complète. Se |
lever matin, faire cinq ou six lieues à pied tous les jours, rentrer |
affamée, tomber de sommeil après un affreux dîner de gargote que |
l'appétit fait trouver bon, je vous laisse à penser si c'est là une |
vie intéressante. Pourtant j'amasse, sans trop m'en apercevoir, des |
souvenirs qui m'intéresseront plus tard, quand j'aurai le loisir de |
songer à ce qui ne fait que passer devant moi maintenant. |
C'est un admirable pays que nous parcourons, et bien digne de remarque |
pour _s'ancrer_ dans les opinions qu'on y apporte d'ailleurs. La nature |
y est belle, surtout _jolie_; car ne croyez pas un mot de la grandeur et |
de la sublimité des aspects de Rome et de ses environs. Pour qui a |
vu autre chose, c'est tout petit; mais c'est d'un coquet ravissant. |
Entendons-nous pourtant, c'est le petit dans le grand; car cette |
campagne romaine, tout unie, est immense comme une mer environnée de |
montagnes. Mais les détails, les ruines, les palais, les églises, les |
collines, les lacs, les jardins, tout cela paraît hors de proportion |
avec la scène qui les continue. |
Pour nous autres, c'est une manière de vivre très récréative, que de |
courir toute la journée dans la solitude et de découvrir nous-mêmes le |
pays. Les guides sont ennuyeux et ne connaissent pas les chemins. Nous |
nous en passons. Enfin vous pouvez vous figurer notre existence, vous |
qui savez tout ce qu'il y a pour nous dans une promenade à Crevant ou |
au bois de Boulaize. Maintenant nous ramassons des plantes et nous |
attrapons des papillons sur les ruines de Tusculum, autour du lac |
Régille, que sais-je? Les noms sont plus pompeux que les choses, mais |
les choses sont charmantes, voilà ce qui est certain. |
Nous avons eu un temps affreux pour l'Italie, beaucoup de pluie dehors |
et beaucoup de froid _à la maison_; car la température extérieure, |
quelque privée de soleil qu'elle soit, est toujours assez douce, et les |
appartements seuls sont inhabitables en cette saison. Ils sont immenses, |
voûtés, stuqués, peints à fresque, disposés en tout pour l'été. Rien ne |
ferme et le peu de cheminée qu'on a ne sait pas chauffer. Depuis trois |
jours seulement, nous avons un beau soleil, du matin au soir; mais nous |
avons couru par tous les temps. |