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moi. Mais je ne m'apercevais pas de cela; je le sentais tout près et
je me disais qu'à toute heure, je pouvais le voir, lui écrire ou lui
parler. Il a toujours été pour moi le plus sage et le plus réconfortant
ami possible.
Vous dites bien, le voilà heureux et en possession d'une science sans
mystères et de jouissances durables; relativement au triste monde où
nous passons cette vie d'un jour, si confuse, si incertaine et si
troublée; son sort est digne d'envie, j'en suis certaine. Mais nous! Mon
coeur est brisé autant de la douleur de ma pauvre Angèle[2] que de
la mienne propre. Pauvre chère enfant, que de déchirements répétés!
Dites-lui combien je l'aime, surtout depuis la tendresse qu'elle a eue
pour ma pauvre Nini et pour les larmes qu'elle lui a données! Hélas!
je ne peux rien faire pour elle que de la chérir. Nous ne pouvons nous
épargner les uns aux autres ces mortelles douleurs. Si on le pouvait, en
se donnant soi-même à la place de ceux que la mort veut prendre!
Maurice me charge de lui dire, ainsi qu'à vous, combien il est affecté
pour sa part (car ce pauvre ami avait été paternel pour son enfance) et
pour celle qu'il prend à votre chagrin. Le pauvre enfant avait depuis
hier seulement votre lettre, et je lui voyais quelque chose de triste,
sans oser l'interroger. J'étais un peu malade, et il n'a voulu
m'apprendre la vérité que ce matin; c'était dans un des plus beaux
endroits de la terre, et il me semble que cette âme fraternelle est
venue me parler là et chercher elle-même à me consoler de son départ.
Combien de fois il m'avait parlé de la mort! Il fut un temps où il
partageait mes croyances en l'autre vie, et où, dans des heures de
spleen, car il en avait dans son intarissable gaieté, il me disait et
m'écrivait qu'il viendrait me parler dans le parfum de quelque fleur.
Vous m'apprenez que Fleury est venu au pays; y est il encore? aurai-je
la consolation de l'y trouver? Je pars d'ici demain pour Gênes, de là
tout de suite pour Marseille, et je pense être à Paris le 15 mai. Je
n'y resterai que le temps de faire l'indispensable de mes affaires, et
j'espère être chez nous le 20.
Au revoir donc, mes chers enfants bien-aimés. Je vous embrasse de coeur.
[1] La mort de Jules Néraud (le Malgache).
[2] Madame Angèle Périgois, fille de Jules Néraud.
CCCXCII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS
Nohant, 12 juillet 1855.
Chère Altesse impériale,
On vient de destituer brutalement le maire de ma commune, M. Félix
Aulard, aux bons vouloirs de qui vous avez bien voulu déjà vous
intéresser. C'est le plus honnête homme de la terre et qui n'a qu'un
défaut, celui d'écrire des lettres trop longues. Ajoutez-y celui d'être
dévoué avec enthousiasme à un gouvernement qui, à l'exemple de tant
d'autres, ne récompense que les gens qu'il croit douteux, laissant de
côté ceux dont il est sûr. Passe pour l'ingratitude, c'est la reine du
monde sous tous les régimes; mais la persécution, envers les siens,
c'est du luxe.
Tâchez de faire réparer cette injustice et de dédommager ce digne et
excellent homme, qui a dépensé tout son petit avoir pour les pauvres de
sa commune. Il est capable, archicapable d'être un excellent préfet,
et personne n'entend mieux l'administration; faites-en au moins un
sous-préfet. Ce sera une bonne action, au point de vue du pouvoir. Il
me dit qu'il vous a même écrit. Cette fois, de mon propre mouvement, et
sans partialité pour lui, je le recommande à votre attention, à votre
équité, et à cette bonté que je connais si bien.
À vous de coeur, vous le permettez toujours.
GEORGE SAND.
Je suis bien triste de la mort de madame de Girardin. C'est une grande
perte pour tous, et pour ceux qui l'ont particulièrement connue.
CCCXCIII
A M. ***
Nohant, 23 juillet 1855.
Monsieur,
Il ne m'a pas été possible de prendre plus tôt connaissance de votre
lettre. Après l'avoir lue, j'ai fermé le manuscrit sans le lire. Je ne
donne pas de conseils, ce n'est pas mon état, et j'ai juré de ne jamais
être le juge d'une oeuvre inédite, n'ayant jamais pu dire la vérité à un
poète sans le fâcher, quand je contrariais ses espérances. Je ne doute,
monsieur, ni de votre modestie, ni de votre sincérité en vous parlant
ainsi. Mais je sais que, si je ne vous croyais pas d'avenir littéraire,
il me serait impossible de vous tromper. Dans ce cas, je vous
affligerais, et c'est un triste office que vous m'auriez imposé.
J'aime mieux ne pas savoir à quoi m'en tenir, et refermer désormais tous