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s'apercevoir qu'elle était en robe d'été. Le soir, il la ramène malade |
à la pension et s'en va chasser loin de Paris, on ne sait où. L'enfant |
avait la scarlatine. Elle en guérit très vite, mais le médecin de la |
pension juge qu'elle peut sortir de l'infirmerie. Il faut au moins |
quarante jours de soins extrêmes et d'atmosphère égale. On n'en a pas |
tenu compte. On a appelé sa mère et on a consenti à lui laisser soigner |
l'enfant quand on l'a vue perdue. Elle est morte dans ses bras en |
souriant et en parlant, étouffée par une enflure générale, sans se |
douter qu'elle fût malade, mais frappée de je ne sais quelle divination |
et disant d'un air tranquille: «Non, va, ma petite maman, je n'irai |
pas à Nohant, je ne sortirai pas d'ici, moi!»--Ma pauvre fille me l'a |
apportée, elle est à Nohant!--Elle a de la force et de la santé, Dieu |
merci; moi, j'ai eu du courage, je devais en avoir; mais, maintenant |
que tout est calmé, _arrangé_, et que la vie recommence avec cet enfant |
supprimé de ma vie..., je ne peux pas vous dire ce qui se passe en moi, |
et je crois qu'il vaut mieux ne pas le dire.--Ce que je veux vous dire, |
c'est que le livre m'a fait du bien, lui et Leibnitz. Je savais tout |
cela, je n'aurais pas pu le dire, je ne saurais pas l'établir, mais j'en |
étais sûre et j'en suis sûre. Je vois la vie future et éternelle devant |
moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat de laquelle les |
objets sont insaisissables; mais la lumière y est, c'est tout ce qu'il |
me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais bien |
qu'elle est mieux que dans ce triste monde, où elle a été la victime des |
méchants et des insensés. Je sais bien que je la retrouverai et qu'elle |
me reconnaîtra, quand même elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus. |
Elle était une partie de moi-même, et cela ne peut être changé. Mais ces |
beaux livres qui excitent notre soif de partir ont leur côté dangereux. |
On se sent partir avec eux, on s'en va sur leurs ailes, et il faudrait |
savoir rester tout le temps qu'on doit rester ici. J'en ai bien la |
volonté; le devoir est si clairement tracé, qu'il n'y a pas de révolte |
possible; mais je sens mon âme qui s'en va malgré moi. Elle ne se |
détache pas de mes autres enfants ni de mes amis. Elle voudrait suffire |
à sa tâche et donner encore du bonheur aux autres. Mais plus elle voit |
ce qu'il y a au delà de la vie de ce monde, plus elle se sépare de la |
volonté, qui se trouve insuffisante. Je dis l'âme, faute de savoir dire |
ce que c'est qui me quitte; car la volonté ne devrait pas être quelque |
chose en dehors de l'âme; mais la volonté ne retient pourtant pas l'âme |
quand l'heure est venue. |
Ne répondez pas à tout cela, cher ami; si mes enfants, qui lisent |
quelquefois mes lettres au hasard, me savaient si ébranlée, ils |
s'affecteraient trop. Je veux, pour vivre avec eux le plus longtemps |
possible, faire tout ce qui me sera possible. J'irai avec mon fils |
passer le mois prochain dans le Midi pour me guérir d'un état |
d'étouffement qui a augmenté et qui n'a rien de sérieux cependant. |
Je passerai quatre ou cinq jours à Paris au commencement de mars, pour |
prendre mon passeport. Je ne veux voir personne; mais vous, cependant, |
je voudrais bien vous voir et vous charger de dire à l'auteur de _Ciel |
et Terre_ tout ce que je ne vous dis pas ici, troublée que je suis trop |
personnellement, et justement à cause de cette question de vie et de |
mort qui est là. C'est un des plus beaux livres qui soient sortis de |
l'esprit humain. |
Il m'avait jetée dans une joie extraordinaire. Je voulais faire un |
volume pour le louer comme je le sens.--Je le ferai plus tard, si je |
peux me remettre à écrire. Mais, entre nous soit dit, je ne suis pas |
sûre que ce côté de la vie me revienne jamais. Je ne vis plus du tout de |
moi ni en moi, ma vie avait passé dans cette petite fille depuis deux |
ans. Elle m'a emporté tant de choses, que je ne sais pas ce qui me |
reste, et je n'ai pas encore le courage d'y regarder. Je ne regarde que |
ses poupées, ses joujoux, ses livres, son petit jardin que nous faisions |
ensemble, sa brouette, son petit arrosoir, son bonnet, ses petits |
ouvrages, ses gants, tout ce qui était resté autour de moi, l'attendant. |
Je regarde et je touche tout cela, hébétée, et me demandant si j'aurai |
mon bon sens, le jour où je comprendrai enfin qu'elle ne reviendra pas |
et que c'est elle qu'on vient d'enterrer sous mes yeux. |
Vous voyez, je retombe toujours dans mon déchirement. Voilà pourquoi |
je ne peux écrire presque à personne. Il y a peu de coeurs que je ne |
fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. Je vous parle, à |
vous, parce que vous êtes comme moi à moitié dans l'autre vie, et, pour |
le moment, j'espère avec la bienfaisante placidité que j'avais naguère, |
quand je n'étais pas si fatiguée d'attendre.--Mais vous aviez le corps |
malade. Dites-moi donc que vous êtes mieux, avant que je quitte Nohant. |
Vous avez une grande ressource: c'est de pouvoir vivre à l'habitude |
dans le monde des idées où je vois trop en poète, c'est-à-dire avec |
ma sensibilité plus qu'avec mon raisonnement. Vous avez une lucidité |
soutenue dans ce monde-là, il me semble. C'est là qu'il faudrait pouvoir |
toujours regarder, sans préoccupation des soucis inévitables de la vie |
matérielle, des devoirs qui excèdent quelquefois nos forces, et sans |
ces déchirements d'entrailles que rien ne peut apaiser. C'est une loi |
providentielle à coup sûr que la tendresse folle des mères; mais la |
Providence est bien dure à l'homme, à la femme surtout. Cher ami, adieu; |
je suis à vous de coeur et d'esprit. |
G. SAND |
[1] _Terre et Ciel_, par Jean Reynaud. |
CCCLXXXVI. |
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE |
Nohant, 14 février 1855. |
Ma chère mignonne, si je ne t'écris pas, tu sais que ce n'est pas trop |