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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant vit en France depuis l’âge de cinq ans. Il y a effectué toute sa scolarité (école maternelle de 1975 à 1976 ; école primaire de 1976 à 1981 ; collège de 1982 à 1986). Il a en France toute sa famille (deux frères, deux sœurs et sa mère). Son père, décédé en 1995 et enterré au Maroc, a servi l’armée française dans les années 1950. Il a depuis 1989 des activités professionnelles régulières en France.
Le requérant a fait l’objet de diverses condamnations pénales en France. Ainsi, par jugement du 3 mars 1993, le tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse l’a condamné à 2 000 FRF d’amende pour des faits de détention, transport, acquisition et usage de stupéfiants (résine de cannabis). Par arrêt du 25 mai 1995, la cour d’appel de Lyon a condamné le requérant à cinq mois d’emprisonnement pour les infractions de violences et d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique. Par jugement du 28 mars 1997, le tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse a condamné le requérant à des peines de jours-amende pour des faits de dégradations et d’outrage.
Par jugement du 19 septembre 1997, le tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse a condamné le requérant, qui était poursuivi en compagnie de dix autres personnes, à dix-huit mois d’emprisonnement et à l’interdiction définitive du territoire national pour infraction à la législation sur les stupéfiants en état de récidive légale. Sur action de l’administration des douanes, quatre des coïnculpés du requérant furent également déclarés coupables du délit de détention de marchandises prohibées, réputées importées en contrebande, et condamnés à des amendes d’un montant total de 118.480 FRF, assorties de la contrainte par corps.
Sur appel, la cour d’appel de Lyon a par arrêt du 24 février 1998 aggravé la peine d’emprisonnement, la portant à deux ans, et a confirmé l’interdiction définitive de territoire national. La cour constata que, dans un premier temps, le requérant avait déclaré consommer régulièrement du haschisch et occasionnellement de l’héroïne par inhalation et qu’il avait reconnu avoir, en juin 1996, acheté pour sa propre consommation respectivement 30 grammes de haschisch et 5 grammes de drogue présentée comme de l’héroïne à Rillieux-le-Pape (Rhône), 5 grammes d’héroïne et 2 grammes de cocaïne à Rotterdam (Pays-Bas), 15 grammes d’héroïne et 2 grammes de cocaïne à nouveau à Rotterdam et 125 grammes de haschisch à Lyon, en précisant que, malgré sa quantité, le dernier achat était aussi destiné à sa propre consommation et qu’il en avait seulement cédé gratuitement une partie à des amis. La cour d’appel releva encore que le requérant avait ultérieurement contesté la réalité d’un second voyage à Rotterdam en prétendant que les policiers l’avaient menacé de prolonger sa garde à vue, qu’il maintenait avoir payé la drogue avec son salaire et niait en avoir revendue. La cour motiva sa décision comme suit :
« Attendu que Saïd EZZOUHDI reconnaît l’ensemble des faits qui lui sont reprochés à l’exception du second voyage à Rotterdam.
Mais attendu que les déclarations précises et circonstanciées du prévenu quant au déroulement du voyage et de la transaction et au mode utilisé pour dissimuler la drogue dans le véhicule ont été réitérés lors de son interrogatoire de première comparution ; que ses rétractations ultérieures sont inopérantes, d’autant qu’il ne saurait soutenir que l’avertissement des policiers concernant une éventuelle prolongation de sa garde à vue constituerait une pression ;
Attendu qu’ainsi, les faits sont établis ; qu’en retenant Saïd EZZOUHDI dans les liens de la prévention, le tribunal a tiré des circonstances de la cause les conséquences juridiques qui s’imposaient ; que le jugement déféré doit être confirmé sur la déclaration de culpabilité ;
Attendu qu’en répression, la cour se doit de rappeler l’extrême gravité des faits de trafic de stupéfiants se développant dans de nombreux quartiers urbains, en l’espèce, la cité de (...), du fait d’équipes constituées en partie de ressortissant étrangers n’hésitant pas à s’approvisionner aux Pays-Bas, qui portent atteinte à la sécurité et à la santé publiques, spécialement celle des jeunes gens souvent vulnérables ou s’adonnant déjà à la drogue ;
Attendu que ces éléments justifient qu’une peine de 2 ans d’emprisonnement soit prononcée à l’encontre de Saïd EZZOUHDI, en état de récidive légale, en prenant en considération également l’importance de sa participation aux faits qui lui sont reprochés ainsi que ses antécédents judiciaires et sa personnalité ; (...)
Attendu que Saïd EZZOUHDI étant de nationalité marocaine, il y a lieu de prononcer à son égard l’interdiction du territoire national à titre définitif ; qu’il est, en effet, pour les motifs déjà exposés, indispensable de prendre une mesure d’éloignement à l’encontre d’un trafiquant d’héroïne, de cocaïne et de haschich, de nationalité étrangère, dont la présence sur le territoire national constitue une menace grave pour la santé et la sécurité publiques dont chaque Etat se doit d’assurer la sauvegarde lorsque de plus, le comportement de celui-ci démontre un mépris total à l’égard de la législation française et des décisions de justice l’ayant déjà condamné notamment pour les faits de même nature (...) ;
Attendu que si chacun a droit au respect des droits tirés de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales, il appartient aux juridictions, dans les cas prévus par la loi, d’interdire l’accès du territoire français, lorsqu’une telle mesure est nécessaire à la prévention des infractions pénales et à la santé publique, spécialement celle de la jeunesse menacée par l’héroïne écoulée avec la participation du prévenu ; que dans ces conditions, l’interdiction définitive de territoire français prononcée à son encontre n’apporte pas une atteinte disproportionnée aux droits qu’il tient de l’article 8 de la Convention susvisée ; (...) »
Le requérant s’est pourvu en cassation le 25 février 1998. Le 4 mars 1998, le requérant a demandé, par lettre recommandée avec avis de réception, l’aide juridictionnelle au bureau d’aide juridictionnelle de la Cour de cassation, exposant que la mesure d’interdiction définitive de territoire portait atteinte à sa vie familiale. Il n’a pas été informé de la suite réservée à cette demande.
Par arrêt du 24 septembre 1998, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi, en l’absence de moyens présentés à son soutien.
Entre-temps, par jugement du 25 février 1998, le tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse a condamné le requérant à trois mois d’emprisonnement pour l’infraction de violation de domicile.
Le 21 décembre 1998, le requérant demanda une assignation à résidence afin de permettre l’examen d’une demande de relèvement de l’interdiction définitive du territoire national. En l’absence de réponse dans les quatre mois, le requérant a introduit un recours en annulation de la décision de rejet implicite devant le tribunal administratif de Lyon. Ce recours est actuellement pendant.
Libéré le 29 mars 1999, le requérant est placé en rétention administrative. A cette même date, le préfet du Rhône a notifié sa décision de renvoi en fixant le Maroc comme pays de destination. Le 30 mars 1999, le requérant aurait refusé d’embarquer dans un avion à destination de son pays d’origine.
Depuis le 30 mars 1999, le requérant réside chez sa mère à Bourg-en-Bresse.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L’article 131-30 du code pénal, dans sa rédaction issue des lois n° 93-1027 du 24 août 1993 art. 33 Journal Officiel du 29 août 1993, n° 97396 du 24 avril 1997 art. 16 Journal Officiel du 25 avril 1997 et n° 98-349 du 11 mai 1998 art. 37 Journal Officiel du 12 mai 1998, prévoit :
« Lorsqu’elle est prévue par la loi, la peine d’interdiction du territoire français peut être prononcée, à titre définitif ou pour une durée de dix ans au plus, à l’encontre de tout étranger coupable d’un crime ou d’un délit.
L’interdiction du territoire entraîne de plein droit la reconduite du condamné à la frontière, le cas échéant, à l’expiration de sa peine d’emprisonnement ou de réclusion.
Lorsque l’interdiction du territoire accompagne une peine privative de liberté sans sursis, son application est suspendue pendant le délai d’exécution de la peine. Elle reprend, pour la durée fixée par la décision de condamnation, à compter du jour où la privation de liberté a pris fin.
Le tribunal ne peut prononcer que par une décision spécialement motivée au regard de la gravité de l’infraction et de la situation personnelle et familiale de l’étranger condamné l’interdiction du territoire français, lorsque est en cause :
1° Un condamné étranger père ou mère d’un enfant français résidant en France, à condition qu’il exerce, même partiellement, l’autorité parentale à l’égard de cet enfant ou qu’il subvienne effectivement à ses besoins ;
2° Un condamné étranger marié depuis au moins un an avec un conjoint de nationalité française, à condition que ce mariage soit antérieur aux faits ayant entraîné sa condamnation, que la communauté de vie n’ait pas cessé et que le conjoint ait conservé la nationalité française ;
3° Un condamné étranger qui justifie qu’il réside habituellement en France depuis qu’il a atteint au plus l’âge de dix ans ;
4° Un condamné étranger qui justifie qu’il réside habituellement en France depuis plus de quinze ans ;
5° Un condamné étranger titulaire d’une rente d’accident de travail ou de maladie professionnelle servie par un organisme français et dont le taux d’incapacité permanente est égal ou supérieur à 20 % ;
6° Un condamné étranger résidant habituellement en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire. »
L’article 222-48 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi n° 98-349 du 11 mai 1998 art. 37 Journal Officiel du 12 mai 1998, dispose :
« L’interdiction du territoire français peut être prononcée dans les conditions prévues par l’article 131-30, soit à titre définitif, soit pour une durée de dix ans au plus, à l’encontre de tout étranger coupable de l’une des infractions définies aux articles 2221 à 222-8 et 222-10, aux 1° et 2° de l’article 222-14, aux articles 222-23 à 222-26, 222-30, 222-34 à 222-39 ainsi qu’à l’article 222-15 dans les cas visés au deuxième alinéa de cet article.
Les dispositions des sept derniers alinéas de l’article 131-30 ne sont pas applicables aux personnes coupables des infractions définies aux articles 222-34, 222-35, 222-36 et 222-38. »
Les dispositions pertinentes dont il est question à l’article 222-48 du code pénal répriment le trafic de stupéfiants (articles 222-34 à 22239). Plus particulièrement, les articles 222-37 et 222-39 portent respectivement répression de faits de transport, de détention, d’offre, de cession, d’acquisition ou d’emploi illicites de stupéfiants et de faits de cession ou d’offre illicites de stupéfiants à une personne en vue de sa consommation personnelle. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, ressortissants turcs, résidaient, à l’époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Ils sont agriculteurs.
En octobre 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains des requérants pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac de barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées aux requérants à la date d’expropriation.
Les requérants, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisirent, toujours en octobre 1987, des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan. Ledit tribunal leur accorda des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation.
La DSİ versa aux requérants ces indemnités complémentaires dans un délai s’élevant à seize mois environ après les décisions judiciaires définitives. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant des indemnités complémentaires, la date des arrêts de la Cour de cassation, le montant payé aux requérants ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de décision définitive ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
A l’époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour la période où les dettes de l’Administration ont été définitivement fixées par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation à la période de versement de cette dette atteint le chiffre «209,6» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac de barrage.
Une indemnité d’expropriation fixée par une commission d’experts de la DSİ fut versée au requérant à la date d’expropriation.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, un recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan. Ledit tribunal lui accorda une indemnité complémentaire d’expropriation qui était assortie d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation.
La DSİ versa à l'intéressé cette indemnité complémentaire dans un délai s’élevant à seize mois environ après la décision judiciaire définitive. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant de l'indemnité complémentaire, la date d'arrêt de la Cour de cassation, le montant payé au requérant ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
A l’époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour la période où la dette de l’Administration a été définitivement fixée par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation à la période de versement de cette dette atteint le chiffre «209,6» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, ressortissants turcs, résidaient, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Ils sont agriculteurs.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains des requérants pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac de barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées aux requérants à la date d’expropriation.
Les requérants, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisirent, toujours en mai 1987, des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü. Ledit tribunal leur accorda des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation.
La DSİ versa aux requérants ces indemnités complémentaires dans des délais s’élevant à vingt ou vingt trois mois environ après les décisions judiciaires définitives. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Les montants des indemnités complémentaires, les dates des arrêts de la Cour de cassation, les montants payés aux requérants ainsi que les dates desdits paiements sont indiqués dans le tableau ci-dessous (en prenant en considération de la totalité des montants pour les procédures nationales qui ont la même date de décision définitive ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
A l’époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour les périodes où les dettes de l’Administration ont été définitivement fixées par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation aux périodes de versement de ces dettes atteint les chiffres «249,3» et «279» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, ressortissants turcs, résidaient, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Ils sont agriculteurs.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains des requérants pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac de barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées aux requérants à la date d’expropriation.
Les requérants, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisirent, toujours en mai 1987, des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü. Ledit tribunal leur accorda des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation.
La DSİ versa aux requérants ces indemnités complémentaires dans des délais s’élevant à dix-neuf ou vingt trois mois environ après les décisions judiciaires définitives. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Les montants des indemnités complémentaires, les dates des arrêts de la Cour de cassation, les montants payés aux requérants ainsi que les dates desdits paiements sont indiqués dans le tableau ci-dessous (en prenant en considération de la totalité des montants pour les procédures nationales qui ont la même date de décision définitive ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
A l’époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour les périodes où les dettes de l’Administration ont été définitivement fixées par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation aux périodes de versement de ces dettes atteint les chiffres «239,4» et «279» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d’expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü. Ledit tribunal lui accorda des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires dans un délai de dix-neuf ou vingt-trois mois environ après les décisions judiciaires définitives. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant des indemnités complémentaires, la date des arrêts de la Cour de cassation, le montant payé au requérant ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de décision définitive ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour les périodes où les dettes de l’Administration ont été définitivement fixées par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation aux périodes de versement de ces dettes atteint les chiffres «239,4» et «279» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Une indemnité d’expropriation fixée par une commission d’experts de la DSİ fut versée au requérant à la date d’expropriation.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, un recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü. Ledit tribunal lui accorda une indemnité complémentaire d’expropriation qui était assortie d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation.
La DSİ versa à l'intéressé cette indemnité complémentaire dans un délai de vingt-trois mois environ après la décision judiciaire définitive. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant de l'indemnité complémentaire, la date d'arrêt de la Cour de cassation, le montant payé au requérant ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour la période où la dette de l’Administration a été définitivement fixée par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation à la période de versement de cette dette atteint le chiffre «279» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En mai et octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai et octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en novembre 1991.
La DSİ versa au requérant les indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, 8 814 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour les mois de mai-octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672,3» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en novembre 1991.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672,3» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Une indemnité d'expropriation fixée par une commission d'experts de la DSİ fut versée au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, une action en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude du montant fixé par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant une indemnité complémentaire d'expropriation qui était assortie d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ
Ladite Administration se pourvut en cassation contre le jugement du tribunal de grande instance ayant fixé le complément d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ce jugement et d'entériner le montant fixé par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma ledit jugement en octobre 1991.
La DSİ versa au requérant l'indemnité complémentaire majorée de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment du paiement dudit montant, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
L'indemnité d'expropriation payée au requérant, la date de la saisine des juridictions internes, le montant de l'indemnité complémentaire accordé par la juridiction interne, la date de paiement, le montant de l'indemnité complémentaire versé au requérant par l'Administration majoré de 30 % d'intérêts moratoires, la valeur réelle de l'indemnité complémentaire ainsi que le niveau d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En avril 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 9 649 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois d'avril 1993 atteint le chiffre «1901,6» (période prise en considération pour le versement de l'indemnité complémentaire – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, ressortissante turque, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Karanar (à Vezirköprü, Samsun). Elle était agricultrice.
En avril 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées à la requérante à la date d'expropriation.
La requérante, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en avril 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda à la requérante des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en septembre 1990, janvier et décembre 1991 respectivement.
La DSİ versa à la requérante ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées à la requérante, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés à la requérante par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier et juillet 1991, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 3 041 LT et 4 395 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'avril 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1991 atteint le chiffre «586» et celui du mois de juillet 1991 le chiffre «741»(période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, ressortissante turque, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Elle était agricultrice.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées à la requérante à la date d'expropriation.
La requérante, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda à la requérante des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en mai 1989 et septembre 1991.
La DSİ versa à la requérante ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées à la requérante, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés à la requérante par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En mai 1990, janvier et juillet 1993, décembre 1994 et février 1995, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 2 590 LT, 8 814 LT, 11 531 LT, 38 418 LT et 41 371 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de mai 1990 atteint le chiffre «437», au mois de janvier 1993 le chiffre «1672», au mois de juillet 1993 le chiffre «2126», au mois de décembre 1994 le chiffre «6127» et celui du mois de février 1995 le chiffre «6918» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, ressortissante turque, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Elle était agricultrice.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Une indemnité d'expropriation fixée par une commission d'experts de la DSİ fut versée à la requérante à la date d'expropriation.
La requérante, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, une action en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude du montant fixé par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda à la requérante une indemnité complémentaire d'expropriation qui était assortie d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ
Ladite Administration se pourvut en cassation contre le jugement du tribunal de grande instance ayant fixé le complément d'indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d'approuver ce jugement et d'entériner le montant fixé par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma ledit jugement en octobre 1991.
La DSİ versa à la requérante l'indemnité complémentaire majorée de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement dudit montant, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
L'indemnité d'expropriation payée à la requérante, la date de la saisine des juridictions internes, le montant de l'indemnité complémentaire accordé par la juridiction interne, la date de paiement, le montant de l'indemnité complémentaire versé à la requérante par l'Administration majoré de 30 % d'intérêts moratoires, la valeur réelle de l'indemnité complémentaire ainsi que le niveau d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le Code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672» (période prise en considération pour le versement de l'indemnité complémentaire – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en janvier 1990, mars 1992 et avril 1993 respectivement.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En juin 1990, mai 1991 et juillet 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 2 654 LT, 4 050 LT et 11 531 LT. respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de juin 1990 atteint le chiffre «443,6», celui du mois de mai 1991 le chiffre «710,4» et celui du mois de juillet 1993 le chiffe «2126,9» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Duragan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en novembre 1991.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d’expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü. Ledit tribunal lui accorda des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires dans un délai de dix-neuf mois environ après les décisions judiciaires définitives. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant des indemnités complémentaires, la date des arrêts de la Cour de cassation, le montant payé au requérant ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de décision définitive ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour la période où les dettes de l’Administration ont été définitivement fixées par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation à la période de versement de ces dettes atteint le chiffre «239,4» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Boyabükü (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En mars 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d’expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mars 1987, des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan. Ledit tribunal lui accorda des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires dans un délai de vingt et trente et un mois environ après les décisions judiciaires définitives. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Les montants des indemnités complémentaires, les dates des arrêts de la Cour de cassation, les montants payés au requérant ainsi que les dates desdits paiements sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de décision définitive ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A l’époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour les périodes où les dettes de l’Administration ont été définitivement fixées par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation aux périodes de versement de ces dettes atteint les chiffres «249,3» et «407» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydroélectrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d’expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan. Ledit tribunal lui accorda des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires dans un délai de seize et vingt-quatre mois environ après les décisions judiciaires définitives. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Les montants des indemnités complémentaires, les dates des arrêts de la Cour de cassation, les montants payés au requérant ainsi que les dates desdits paiements sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour les périodes où les dettes de l’Administration ont été définitivement fixées par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation aux périodes de versement de ces dettes atteint les chiffres «209,6» et «289» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, ressortissants turcs, résidaient, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Ils sont agriculteurs.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains des requérants pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées aux requérants à la date d’expropriation.
Les requérants, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisirent, toujours en mai 1987, des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü. Ledit tribunal leur accorda des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation.
La DSİ versa aux requérants ces indemnités complémentaires dans un délai de dix-neuf mois environ après les décisions judiciaires définitives. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant des indemnités complémentaires, la date des arrêts de la Cour de cassation, le montant payé aux requérants ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de décision définitive ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour la période où les dettes de l’Administration ont été définitivement fixées par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation à la période de versement de ces dettes atteint le chiffre «239,4» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Une indemnité d’expropriation fixée par une commission d’experts de la DSİ fut versée au requérant à la date d’expropriation.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, un recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü. Ledit tribunal lui accorda une indemnité complémentaire d’expropriation qui était assortie d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation.
La DSİ versa à l'intéressé cette indemnité complémentaire dans un délai de vingt mois environ après la décision judiciaire définitive. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant de l'indemnité complémentaire, la date d'arrêt de la Cour de cassation, le montant payé au requérant ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour la période où la dette de l’Administration a été définitivement fixée par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation à la période de versement de cette dette atteint le chiffre «249,3» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Une indemnité d’expropriation fixée par une commission d’experts de la DSİ fut versée au requérant à la date d’expropriation.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, un recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü. Ledit tribunal lui accorda une indemnité complémentaire d’expropriation qui était assortie d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation.
La DSİ versa à l'intéressé cette indemnité complémentaire dans un délai de dix-neuf mois environ après la décision judiciaire définitive. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant de l'indemnité complémentaire, la date d'arrêt de la Cour de cassation, le montant payé au requérant ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour la période où la dette de l’Administration a été définitivement fixée par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation à la période de versement de cette dette atteint le chiffre «239,4» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en novembre 1991 et avril 1992.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier et novembre 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 et 13 723 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672» et celui du mois de novembre 1993 le chiffre «2622»(période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Une indemnité d'expropriation fixée par une commission d'experts de la DSİ fut versée au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, une action en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude du montant fixé par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant une indemnité complémentaire d'expropriation qui était assortie d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre le jugement du tribunal de grande instance ayant fixé le complément d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ce jugement et d'entériner le montant fixé par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma ledit jugement en octobre 1991.
La DSİ versa au requérant l'indemnité complémentaire majorée de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment du paiement dudit montant, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
L'indemnité d'expropriation payée au requérant, la date de la saisine des juridictions internes, le montant de l'indemnité complémentaire accordé par la juridiction interne, la date de paiement, le montant de l'indemnité complémentaire versé au requérant par l'Administration majoré de 30 % d'intérêts moratoires, la valeur réelle de l'indemnité complémentaire ainsi que le niveau d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672» (période prise en considération pour le versement de l'indemnité complémentaire – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en septembre et octobre 1991.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment du paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En décembre 1992 et janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 555 LT et 8 814 LT. respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de décembre 1992 atteint le chiffre «1588» et celui du mois de janvier 1993 le chiffre «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en septembre et octobre 1991.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En décembre 1992 et janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 555 LT et 8 814 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de décembre 1992 atteint le chiffre «1588» et celui du mois de janvier 1993 le chiffre «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Une indemnité d'expropriation fixée par une commission d'experts de la DSİ fut versée au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, une action en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude du montant fixé par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant une indemnité complémentaire d'expropriation qui était assortie d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre le jugement du tribunal de grande instance ayant fixé le complément d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ce jugement et d'entériner le montant fixé par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma ledit jugement en septembre 1991.
La DSİ versa au requérant l'indemnité complémentaire majorée de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment du paiement dudit montant, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
L'indemnité d'expropriation payée au requérant, la date de la saisine des juridictions internes, le montant de l'indemnité complémentaire accordé par la juridiction interne, la date de paiement, le montant de l'indemnité complémentaire versé au requérant par l'Administration majoré de 30 % d'intérêts moratoires, la valeur réelle de l'indemnité complémentaire ainsi que le niveau d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En février 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 9 185 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de février 1993 atteint le chiffre «1738» (période prise en considération pour le versement de l'indemnité complémentaire – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en septembre 1991.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En novembre 1992 et janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 241 LT et 8 814 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de novembre 1992 atteint le chiffre «1546» et celui du mois de janvier 1993 le chiffe «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdogan (à Durağan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en octobre 1991.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, ressortissante turque, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Elle était agricultrice.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées à la requérante à la date d'expropriation.
La requérante, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda à la requérante des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en novembre 1991 et avril 1992.
La DSİ versa à la requérante ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées à la requérante, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés à la requérante par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier et novembre 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 et 13 723 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672» et celui du mois de novembre 1993 le chiffre «2622»(période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Duragan, Sinop). Il était agriculteur.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en novembre 1991.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Karanar (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En avril 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en avril 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en juin 1990, février, septembre, décembre 1991 et février 1992 respectivement
La DSİ versa au requérant les indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment du paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier, novembre, décembre 1992 et juillet 1993 le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 5 486 LT, 8 241 LT, 8 555 LT et 11 531 LT. respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'avril 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1992 atteint le chiffre «1046», au mois de novembre 1992 le chiffre «1546», au mois de décembre 1992 le chiffre «1588» et celui du mois de juillet 1993 le chiffe «2126» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Kocakaya (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En juin et août 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en juin et août 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en juillet 1990 et mai 1991.
La DSİ versa au requérant les indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier et novembre 1992, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 5 486et 8 241 LT. respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour les mois de juin-août 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1992 atteint le chiffre «1046» et celui du mois de novembre 1992 le chiffe «1546» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Kocakaya (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En juin 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en juin 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en mai et septembre 1991.
La DSİ versa au requérant les indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En novembre 1992 et janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 241 LT et 8 814 LT. respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour les mois de juin 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de novembre 1992 atteint le chiffre «1546» et celui du mois de janvier 1993 le chiffe «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, ressortissante turque, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Elle était agricultrice.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées à la requérante à la date d'expropriation.
La requérante, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda à la requérante des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en septembre et octobre 1991.
La DSİ versa à la requérante ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées à la requérante, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés à la requérante par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 814 LT.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, ressortissants turcs, résidaient, à l’époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Ils sont agriculteurs.
En octobre 1987, l’Administration nationale des eaux (« la DSİ », Devlet Su İşleri), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains des requérants pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac de barrage.
Une indemnité d’expropriation fixée par une commission d’experts de la DSİ fut versée aux requérants à la date d’expropriation.
Les requérants, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisirent, toujours en octobre 1987, un recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan. Ledit tribunal leur accorda une indemnité complémentaire d’expropriation qui était assortie d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à ladite Administration.
Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation.
La DSİ versa aux requérants cette indemnité complémentaire dans un délai s’élevant à seize mois environ après la décision judiciaire définitive. Le taux d’inflation annuel en Turquie, à cette époque, s’élevait à 70 %.
Le montant de l'indemnité complémentaire, la date d'arrêt de la Cour de cassation, le montant payé aux requérants ainsi que la date dudit paiement sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
A l’époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
Le taux d’inflation annuel en Turquie, à l’époque des faits, s’élevait à 70 %. Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour la période où la dette de l’Administration a été définitivement fixée par la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), l’indice de l’inflation à la période de versement de cette dette atteint le chiffre «209,6» (paragraphe 14 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Au cours des procédures, le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Ledit tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
Ladite Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma lesdits jugements en septembre 1991.
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de la saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordés par la juridiction interne, les dates des paiements, les montants des indemnités complémentaires versés au requérant par l'Administration majorés de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les niveaux d'indemnisation sont indiqués dans le tableau ci-dessous (le tableau indique la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de la saisine des juridictions internes ainsi que la même date du paiement effectif).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...) la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du Code des obligations s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice excédentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un empiétement de compétence (…) »
E. Données économiques
En novembre 1992 et janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 241 LT et 8 814 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre «100» comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 17 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de novembre 1992 atteint le chiffre «1546» et celui du mois de janvier 1993 le chiffe «1672» (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 17 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Magistrat né en 1942, le requérant demanda après l’été 1990 son affiliation au Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani. Le 5 mars 1991, il devint membre de la loge « Adriano Lemmi » de Milan.
Durant l’été 1992, il lut dans la presse nationale que certains parquets – notamment celui de Palmi (Reggio de Calabre) – avaient ouvert des enquêtes qui, selon certains bruits, concernaient aussi des loges associées au Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani.
En octobre 1992, il demanda à s’éloigner de l’organisation ; le 5 novembre 1992, il fut mis « en sommeil ».
Le parquet de Palmi ayant transmis la liste des magistrats inscrits à la franc-maçonnerie au Conseil supérieur de la magistrature, celui-ci la communiqua aux personnes chargées de l’ouverture des procédures disciplinaires contre les magistrats, à savoir le ministre de la Justice et le procureur général près la Cour de cassation. A cette occasion, la liste fut rendue publique – au moins en partie – par la presse.
A la suite de l’ouverture d’une enquête, en juillet 1993, le requérant fut entendu par un enquêteur de l’Inspection générale du ministère de la Justice. Par la suite, en février 1994, il fut entendu par le procureur général près la Cour de cassation.
En juin 1994, il fut cité à comparaître devant la section disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature. Il était accusé d’avoir nui au prestige de l’ordre judiciaire en manquant gravement à ses devoirs, se rendant ainsi indigne de la confiance que doit inspirer tout magistrat.
Dans sa plaidoirie, le conseil du requérant rappela une décision de la même section, rendue une dizaine d’années plus tôt, qui marquait la différence entre une association secrète – à laquelle il était interdit aux magistrats de s’affilier – et une association à caractère discret. Il nota également que la directive du Conseil supérieur de la magistrature établissant l’incompatibilité entre la fonction de magistrat et l’inscription à la franc-maçonnerie avait été adoptée durant l’été 1993, c’estàdire un an après que le requérant se fut volontairement éloigné de son organisation.
A l’issue de la procédure, la section disciplinaire estima que le requérant avait violé l’article 18 du décret législatif royal no 511 du 31 mai 1946 (« le décret de 1946 ») et lui infligea un avertissement.
Le requérant s’étant pourvu devant la Cour de cassation, celle-ci examina l’affaire en chambres réunies le 13 juin 1996. Par un arrêt du 10 décembre 1996, elle rejeta le pourvoi.
Le 17 mai 2000, la quatrième commission du Conseil supérieur de la magistrature exprima à nouveau (une décision semblable avait déjà été rendue par celui-ci à une date non précisée) un avis négatif quant à l’avancement – pour lequel les conditions requises étaient réunies depuis le 17 octobre 1997 – du requérant, et ce en raison de la sanction disciplinaire subie par l’intéressé.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les dispositions particulières de la Constitution citées par le Gouvernement sont les suivantes :
Article 54
« Tous les citoyens ont le devoir d’être fidèles à la République et de respecter la Constitution et les lois.
Les citoyens titulaires de charges publiques ont le devoir de s’en acquitter avec discipline et honneur, en prêtant serment dans les cas établis par la loi. »
Article 98
« Les fonctionnaires sont au service exclusif de la nation.
S’ils sont membres du Parlement, ils ne peuvent obtenir de promotions que par ancienneté.
Des limitations au droit de s’inscrire aux partis politiques peuvent être établies par la loi pour les magistrats, les militaires de carrière en service actif, les fonctionnaires et agents de police, les représentants diplomatiques et consulaires à l’étranger. »
Article 111
« Toutes les décisions juridictionnelles doivent être motivées.
Le recours en cassation pour violation de la loi est toujours admis contre les jugements et les décisions sur la liberté personnelle, prononcés par les organes juridictionnels ordinaires ou spéciaux. On ne peut déroger à cette norme que pour les jugements des tribunaux militaires en temps de guerre.
Contre les décisions du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes, le recours en cassation n’est admis que pour les seuls motifs inhérents à la compétence juridictionnelle. »
Aux termes de l’article 18 du décret législatif royal no 511 du 31 mai 1946, tout magistrat qui « manque à ses devoirs ou a, dans le cadre de ses fonctions ou en dehors de celles-ci, un comportement qui ne mérite pas la confiance et la considération dont il doit jouir » est soumis à une sanction disciplinaire.
Appelée à se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 18 du décret de 1946 par rapport à l’article 25 § 2 de la Constitution, la Cour constitutionnelle décida qu’en matière de procédure disciplinaire contre les magistrats le principe de légalité trouvait à s’appliquer comme exigence fondamentale de l’état de droit et constituait une conséquence nécessaire du rôle attribué à la magistrature par la Constitution (arrêt no 100 du 8 juin 1981, § 4).
Toutefois, en ce qui concerne le fait que l’article 18 n’énumérait pas les comportements pouvant être considérés comme illicites, la Cour constitutionnelle fit observer qu’il n’était pas possible d’indiquer tous les comportements de nature à porter préjudice aux valeurs – la confiance et la considération dont un magistrat doit jouir et le prestige de l’ordre judiciaire – garanties par ladite disposition. Ces valeurs constituaient en effet, selon elle, des principes déontologiques ne pouvant être inclus dans des « schémas préparés à l’avance, car il [n’était] pas possible d’identifier et classer tous les comportements contraires susceptibles de causer une réaction négative de la société » (ibidem, § 5). La haute juridiction rappela ensuite que, dans les lois antérieures régissant la même matière, il y avait une disposition de contenu général à côté des dispositions sanctionnant des comportements spécifiques, que les projets de réforme dans ce domaine maintenaient toujours des formules de contenu général et qu’il en allait de même pour d’autres catégories professionnelles. Elle conclut que « les dispositions en la matière ne [pouvaient] pas ne pas avoir un contenu général, parce qu’une indication ponctuelle aurait pour conséquence de donner de la légitimité à des comportements non prévus mais cependant réprouvés par la conscience sociale. Elle ajouta que ces considérations justifiaient la latitude de la norme et l’ample marge d’appréciation accordée à un organe qui, agissant avec les garanties inhérentes à toute procédure judiciaire, était, du fait de sa structure, particulièrement qualifié pour apprécier dans chaque cas si le comportement considéré portait ou non préjudice aux valeurs protégées (ibidem, § 5).
La Cour constitutionnelle précisa enfin que pareille interprétation était conforme à sa jurisprudence en matière de légalité (ibidem, § 6).
La loi no 17 du 25 janvier 1982 portant dispositions d’application de l’article 18 (droit d’association) de la Constitution en matière d’associations secrètes et de dissolution de l’association nommée P2, prévoit que la participation à une association secrète constitue une infraction pénale (article 2). En ce qui concerne les fonctionnaires, l’article 4 précise que toute procédure disciplinaire à leur encontre doit être ouverte devant une commission spéciale composée selon des règles bien définies. Toutefois, pour ce qui est des magistrats des juridictions judiciaires, administratives et militaires, la compétence reste aux organes disciplinaires respectifs.
Le 22 mars 1990, le Conseil supérieur de la magistrature, discutant à la suite d’un message du chef de l’Etat – qui le préside – de l’incompatibilité pour les magistrats entre l’exercice de fonctions judiciaires et l’inscription à la franc-maçonnerie, adopta une directive. Le procès-verbal (discussion et texte de la directive) de la réunion en question fut publié dans Verbali consiliari (pp. 89-129) et communiqué aux présidents de la République, du Sénat et de la Chambre des députés.
Selon cette directive, « la participation de magistrats à des associations imposant un lien hiérarchique et solidaire particulièrement fort par le biais de l’établissement, par des voies solennelles, de liens comme ceux qui sont demandés par les loges maçonniques, pose des problèmes délicats de respect des valeurs de la Constitution italienne ».
Le Conseil supérieur de la magistrature ajouta qu’il entrait « assurément [dans ses] compétences de contrôler le respect du principe fondamental de l’article 101 de la Constitution aux termes duquel « les juges sont assujettis seulement à la loi ». Selon lui, « cette tutelle comport[ait] (...) la surveillance attentive du respect – et de l’apparence de respect – par chaque magistrat dans l’exercice de ses fonctions du principe d’assujettissement à la loi seule ».
Le Conseil supérieur de la magistrature rappela ensuite un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 7 mai 1981 et dans lequel la haute juridiction se livrait à une pondération entre la liberté de pensée des magistrats et leur obligation d’impartialité et d’indépendance.
Il ajouta qu’« il [fallait] souligner que parmi les comportements du magistrat à prendre en considération pour les besoins de l’exercice de l’activité administrative propre au Conseil, il y [avait] aussi, au-delà de la limite fixée par la loi no 17 de 1982, l’acceptation de liens a) se superposant à l’obligation de fidélité à la Constitution et d’exercice impartial et indépendant de l’activité juridictionnelle, et b) portant préjudice à la confiance des citoyens envers la fonction judiciaire en faisant perdre à celle-ci sa crédibilité ».
Enfin, le Conseil supérieur de la magistrature estima « devoir suggérer au ministre des Grâces et de la Justice de considérer l’opportunité de proposer que les limitations susceptibles d’être apportées au droit d’association des magistrats fassent référence à toutes les associations qui – pour leurs fins et moyens – imposent à leurs membres des liens de hiérarchie et de solidarité particulièrement contraignants ».
Le 14 juillet 1993, le Conseil supérieur de la magistrature adopta une autre directive affirmant l’incompatibilité de l’exercice des fonctions de magistrat avec l’appartenance à la franc-maçonnerie. | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Les requérants sont des ressortissants italiens, nés respectivement en 1959 et 1951 et résidant à Rome.
Les 10 et 19 juillet 1997, deux vols à main armée furent commis dans la région de Rome. Il ressort d'une note de la police romaine du 23 juillet 1997 que plusieurs éléments donnaient à croire que les marchandises volées avaient été dissimulées dans un magasin de l'entreprise dont les requérants étaient les propriétaires. Ces derniers auraient d'autre part entretenu des contacts téléphoniques avec certaines personnes soupçonnées d'avoir commis les infractions.
Le 18 décembre 1997, le parquet de Rome demanda que les requérants fussent mis en détention provisoire. Par une ordonnance du 22 décembre 1997, le juge des investigations préliminaires de Rome fit droit à cette demande.
Le 23 décembre 1997, les requérants furent arrêtés et conduits à la prison de Rome. Le 24 décembre 1997, ils contestèrent l'ordonnance du 22 décembre 1997 devant la chambre du tribunal de Rome chargée de réexaminer les mesures de sûreté (tribunale del riesame).
L'audience devant cette dernière juridiction eut lieu le 7 janvier 1998. Par une ordonnance rendue le même jour, dont le texte fut déposé au greffe le 10 janvier 1998, le tribunal remplaça la détention provisoire des requérants par la mesure de sûreté de l'assignation à domicile (arresti domiciliari). Le tribunal estima notamment qu'il était plausible de soupçonner que les requérants avaient commis les infractions en question et qu'il était à craindre qu'ils aient pu en commettre d'autres du même type. Cependant, considérant qu'aucun « danger concret pour l'acquisition (...) des éléments de preuve » ne se posait en l'espèce et eu égard au fait que les accusés avaient un casier judiciaire vierge, le tribunal conclut qu'une mesure moins restrictive, à savoir l'assignation à domicile, était préférable. Cette mesure comportait pour les requérants l'obligation de résider à leur domicile et de ne pas le quitter sans autorisation préalable des autorités.
L'ordonnance du 7 janvier fut notifiée aux requérants le 10 janvier 1998. Ces derniers auraient dû par conséquent être immédiatement escortés de la prison de Rome, où ils étaient détenus, à leur domicile. Cependant, en raison de l'indisponibilité d'un service de police, leur transfert n'eut lieu que le 13 janvier 1998. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La première requérante, l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, est une Eglise orthodoxe autonome ayant juridiction canonique sur le territoire de la République de Moldova. Les autres requérants sont des ressortissants moldaves, membres du conseil éparchique de la première requérante : Petru Păduraru, archevêque de Chişinău, métropolite de Bessarabie, résidant à Chişinău ; Petru Buburuz, prosyncelle, résidant à Chişinău ; Ioan Eşanu, protosyncelle, résidant à Călăraşi ; Victor Rusu, protopresbytre, résidant à Lipnic, Ocniţa ; Anatol Goncear, prêtre, résidant à Zubreşti, Străşeni ; Valeriu Cernei, prêtre, résidant à Sloveanca, Sângerei ; Gheorghe Ioniţă, prêtre, résidant à Crasnoarmeisc, Hânceşti ; Valeriu Matciac, prêtre, résidant à Chişinău ; Vlad Cubreacov, député au Parlement moldave et à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, résidant à Chişinău ; Anatol Telembici, résidant à Chişinău ; Alexandru Magola, chancelier de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, résidant à Chişinău.
A. Création de l’Eglise requérante et démarches en vue de sa reconnaissance
Création de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie
Le 14 septembre 1992, les personnes physiques requérantes s’associèrent pour créer l’Eglise requérante, l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Il s’agissait d’une Eglise orthodoxe autonome locale. Selon son statut, elle succéda sur le plan canonique à l’Eglise métropolitaine de Bessarabie qui avait existé jusqu’en 1944.
En décembre 1992, elle fut rattachée au patriarcat de Bucarest.
L’Eglise métropolitaine de Bessarabie se dota de statuts déterminant, entre autres, la composition et l’administration de ses organes, la formation, le recrutement et la discipline de son clergé, les distinctions ecclésiastiques et les règles concernant ses biens. Dans le préambule, les statuts définissent ainsi les principes d’organisation et de fonctionnement de l’Eglise requérante :
« L’Eglise métropolitaine de Bessarabie est une Eglise orthodoxe autonome locale rattachée au patriarcat de Bucarest. La dénomination ecclésiastique traditionnelle « Eglise métropolitaine de Bessarabie » a un caractère historiquement conventionnel et n’a aucun lien avec les réalités politiques actuelles ou passées. L’Eglise métropolitaine de Bessarabie n’a pas d’activités politiques et n’en aura pas à l’avenir. Elle exerce son action sur le territoire de la République de Moldova. L’Eglise métropolitaine de Bessarabie a le rang d’exarchat du pays. Peuvent y adhérer également, selon le droit canonique, des communautés de la diaspora. L’adhésion des fidèles et des communautés de l’étranger est exclusivement bénévole.
Dans le cadre de son activité en République de Moldova, elle respecte les lois de cet Etat et la législation internationale en matière de droits de l’homme. Les communautés de l’étranger qui ont adhéré du point de vue canonique à l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, établissent des rapports avec les autorités des Etats respectifs dans le respect de la législation de ces Etats et des dispositions internationales en la matière. L’Eglise métropolitaine de Bessarabie collabore avec les autorités de l’Etat en matière de culture, d’enseignement et d’aide sociale. L’Eglise métropolitaine de Bessarabie n’a aucune prétention d’ordre patrimonial ou autre sur d’autres Eglises ou organisations religieuses. L’Eglise métropolitaine de Bessarabie entretient des relations œcuméniques avec les autres Eglises et mouvements religieux et considère que le dialogue fraternel est l’unique forme de relation entre les Eglises.
Les prêtres de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie qui œuvrent sur le territoire moldave sont citoyens de cet Etat. Le fait d’inviter des ressortissants d’autres Etats à venir exercer une activité religieuse en Moldova et d’envoyer à l’étranger des citoyens de la République de Moldova dans le même but se fera conformément à la législation en vigueur.
Les membres de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie sont des citoyens de la République de Moldova, qui s’associent bénévolement pour pratiquer en commun leur croyance religieuse, conformément à leurs propres convictions, et sur la base des préceptes évangéliques, du Canon des Apôtres, du droit canonique orthodoxe et de la sainte Tradition.
Dans toutes les communautés de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, dans le cadre des services religieux, seront dites des prières spéciales pour les autorités et les institutions de l’Etat dans les termes suivants : « Nous prions toujours pour notre pays, la République de Moldova, ses dirigeants et son armée, Que Dieu les protège et leur assure une vie paisible et propre, dans le respect des canons de l’Eglise. »
A ce jour, l’Eglise métropolitaine de Bessarabie a établi 117 communautés sur le territoire moldave, trois communautés en Ukraine, une en Lituanie, une en Lettonie, deux dans la Fédération de Russie et une en Estonie. Les communautés de Lettonie et de Lituanie ont été reconnues par les autorités de ces Etats et sont dotées de la personnalité morale.
Près d’un million de ressortissants moldaves sont affiliés à l’Eglise requérante, laquelle compte plus de 160 ecclésiastiques.
L’Eglise métropolitaine de Bessarabie est reconnue par tous les patriarcats orthodoxes, à l’exception du patriarcat de Moscou.
Démarches administratives et judiciaires en vue de faire reconnaître l’Eglise requérante
En application de la loi no 979-XII du 24 mars 1992 sur les cultes, selon laquelle les cultes pratiqués sur le territoire moldave doivent faire l’objet d’une reconnaissance par décision du gouvernement, l’Eglise requérante demanda le 8 octobre 1992 à être reconnue. Elle ne reçut aucune réponse.
Elle réitéra sa demande les 25 janvier et 8 février 1995. A une date qui n’a pas été précisée, le secrétariat d’Etat chargé des questions cultuelles auprès du gouvernement rejeta ces demandes.
Le 8 août 1995, le requérant Petru Păduraru, invoquant l’article 235 du code de procédure civile régissant le recours judiciaire à l’encontre d’un acte de l’administration contraire à un droit reconnu, assigna le gouvernement devant le tribunal de première instance de l’arrondissement Buiucani de Chişinău. Il sollicitait l’annulation des décisions refusant de reconnaître l’Eglise requérante. Le tribunal accueillit sa demande et rendit, le 12 septembre 1995, une décision ordonnant la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Le 15 septembre 1995, le procureur de Buiucani introduisit un recours contre la décision du tribunal de Buiucani du 12 septembre 1995.
Le 18 octobre 1995, la Cour suprême de justice annula la décision du 12 septembre 1995, au motif que les tribunaux n’étaient pas compétents pour examiner la demande de reconnaissance de l’Eglise requérante.
Le 13 mars 1996, celle-ci déposa auprès du gouvernement une nouvelle demande en reconnaissance. Le 24 mai 1996, n’ayant reçu aucune réponse, les requérants assignèrent le gouvernement devant le tribunal de première instance de Chişinău, demandant la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Le tribunal débouta les requérants par un jugement du 19 juillet 1996.
Le 20 août 1996, les requérants présentèrent une nouvelle demande en reconnaissance, qui resta sans réponse.
Les requérants interjetèrent appel du jugement du 19 juillet 1996 devant le tribunal municipal (Tribunalul municipiului) de Chişinău. Par un arrêt insusceptible de recours du 21 mai 1997, ce dernier cassa le jugement en question et accueillit la demande des requérants.
Toutefois, à la suite de la réforme du système judiciaire moldave, le dossier fut renvoyé à la cour d’appel de Moldova pour un nouvel examen en première instance.
Le 4 mars 1997, les requérants adressèrent au gouvernement une nouvelle demande en reconnaissance. Le 4 juin 1997, en l’absence de réponse, ils saisirent la cour d’appel et demandèrent que l’Eglise métropolitaine de Bessarabie fût reconnue, en invoquant à l’appui de leur demande le droit à la liberté de conscience et à la liberté d’association aux fins de pratiquer un culte. Cette action fut jointe au dossier déjà pendant devant cette cour.
Devant la cour d’appel, le gouvernement allégua que l’affaire concernait un conflit ecclésiastique au sein de l’Eglise orthodoxe de Moldova (« l’Eglise métropolitaine de Moldova »), qui ne pouvait être résolu que par les Eglises orthodoxes roumaine et russe, et qu’une éventuelle reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie provoquerait des conflits parmi les fidèles.
La cour d’appel accueillit la demande des requérants par une décision du 19 août 1997. Elle souligna d’abord que l’article 31 §§ 1 et 2 de la Constitution moldave garantissait la liberté de conscience et que celle-ci devait se manifester dans un esprit de tolérance et de respect d’autrui. De surcroît, les cultes étaient libres et pouvaient s’organiser selon leurs statuts, dans le respect des lois de la République. La cour releva ensuite qu’à partir du 8 octobre 1992, conformément aux articles 14 et 15 de la loi sur les cultes, l’Eglise requérante avait adressé au gouvernement plusieurs demandes en reconnaissance, mais que celui-ci n’y avait pas répondu. Par une lettre du 19 juillet 1995, le premier ministre avait informé les requérants que le gouvernement ne pouvait examiner la demande de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie sans s’immiscer dans l’activité de l’Eglise métropolitaine de Moldova. La cour d’appel nota ensuite qu’alors que la demande de reconnaissance de l’Eglise requérante avait été ignorée, l’Eglise métropolitaine de Moldova avait été reconnue par le gouvernement le 7 février 1993, en tant qu’éparchie relevant du patriarcat de Moscou.
La cour rejeta l’argument du gouvernement selon lequel la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Moldova permettait de satisfaire l’ensemble des croyants orthodoxes. Elle souligna que la notion de culte ne se limitait pas seulement au catholicisme ou à l’orthodoxie, mais se devait d’englober toutes les confessions et diverses manifestations des sentiments religieux de leurs fidèles, par des prières, rites, offices religieux ou hommages à l’égard d’une divinité. La cour releva que l’Eglise métropolitaine de Moldova dépendait, du point de vue canonique, de l’Eglise orthodoxe russe et donc du patriarcat de Moscou, tandis que l’Eglise métropolitaine de Bessarabie était rattachée à l’Eglise orthodoxe roumaine et, de ce fait, au patriarcat de Bucarest.
La cour jugea le refus du gouvernement de reconnaître l’Eglise requérante contraire à la liberté de religion, telle que garantie non seulement par la loi moldave sur les cultes, mais également par l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 5 du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que par l’article 18 du Pacte international sur les droits civils et politiques, auxquels la Moldova était partie. Constatant que le représentant du gouvernement avait considéré que le statut de l’Eglise requérante était conforme à la législation interne, la cour obligea le gouvernement à reconnaître l’Eglise métropolitaine de Bessarabie et à approuver ses statuts.
Le gouvernement recourut contre cette décision, alléguant que les tribunaux n’étaient pas compétents pour examiner une telle action.
Par un arrêt du 9 décembre 1997, la Cour suprême de justice annula la décision du 19 août 1997 et rejeta l’action des requérants pour tardiveté et défaut manifeste de fondement.
Cette juridiction rappela que, selon l’article 238 du code de procédure civile, le recours contre une décision du gouvernement portant atteinte à un droit reconnu pouvait être introduit dans un délai d’un mois, délai qui commençait à courir à partir soit de la décision de refus du gouvernement, soit, en cas de silence de ce dernier, après l’expiration d’un mois suivant le dépôt de la demande. La Cour suprême de justice releva que les requérants avaient présenté leur demande au gouvernement le 4 mars 1997 et leur recours le 4 juin 1997, et jugea tardive l’action en justice des requérants.
Elle estima ensuite qu’en tous les cas le refus du gouvernement d’accueillir la demande des requérants ne portait pas atteinte à leur liberté de religion telle que garantie par les traités internationaux, et en particulier par l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, car les intéressés étaient des chrétiens orthodoxes et pouvaient manifester leur croyance au sein de l’Eglise métropolitaine de Moldova, que le gouvernement avait reconnue par une décision du 7 février 1993.
Selon la cour, il ne s’agissait là que d’un litige d’ordre administratif au sein d’une même Eglise, qui ne pouvait être résolu que par l’Eglise métropolitaine de Moldova, toute ingérence de l’Etat en la matière pouvant aggraver la situation. La cour considéra que le refus de l’Etat d’intervenir dans ce conflit était conforme à l’article 9 § 2 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Enfin, elle releva que, par ailleurs, les requérants pouvaient manifester leur croyance librement, qu’ils avaient accès à des églises, et qu’ils n’avaient apporté aucune preuve d’un obstacle quelconque à l’exercice de leur religion.
Le 15 mars 1999, les requérants adressèrent au gouvernement une nouvelle demande de reconnaissance.
Par une lettre datée du 20 juillet 1999, le premier ministre de Moldova leur opposa un refus. Il leur indiqua que l’Eglise métropolitaine de Bessarabie ne constituait pas un culte au sens de la loi, mais un groupe schismatique de l’Eglise métropolitaine de Moldova.
Il les informa que le gouvernement ne donnerait pas de suite favorable à cette demande avant que le conflit ne trouve une solution d’ordre religieux, à la suite des négociations en cours entre les patriarcats russe et roumain.
Le 10 janvier 2000, les requérants adressèrent au gouvernement une nouvelle demande de reconnaissance. L’issue de celle-ci n’a pas été communiquée à la Cour.
Reconnaissance d’autres cultes
Depuis l’adoption de la loi sur les cultes, le gouvernement en a reconnu un certain nombre, dont l’énumération ci-dessous n’est pas exhaustive.
Le 7 février 1993, le gouvernement approuva les statuts de l’Eglise métropolitaine de Moldova, rattachée au patriarcat de Moscou. Le 28 août 1995, il reconnut l’éparchie orthodoxe du vieux rite chrétien de Chişinău, rattachée à l’Eglise orthodoxe russe du vieux rite, ayant son siège à Moscou.
Le 22 juillet 1993, le gouvernement reconnut « l’Eglise adventiste du septième jour ». Le 19 juillet 1994, il décida de reconnaître « l’Eglise adventiste du septième jour – Mouvement de réformation ».
Le 9 juin 1994, le gouvernement approuva les statuts de la « Fédération des communautés juives (religieuses) » et, le 1er septembre 1997, ceux de « l’Union des communautés des juifs messianiques ».
Réaction de différentes autorités nationales
Depuis sa fondation, l’Eglise métropolitaine de Bessarabie s’est adressée régulièrement aux autorités moldaves pour expliquer les raisons de sa création et demander leur appui à des fins de reconnaissance officielle.
Le gouvernement demanda à plusieurs ministères leur avis quant à la reconnaissance de l’Eglise requérante.
Le 16 octobre 1992, le ministère de la Culture et des Affaires cultuelles indiqua au gouvernement qu’il était favorable à la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Le 14 novembre 1992, le ministère des Finances fit savoir au gouvernement qu’il ne voyait aucune objection à la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Le 8 février 1993, le ministère du Travail et de la Protection sociale se déclara favorable à la reconnaissance de l’Eglise requérante.
Par une lettre du 8 février 1993, le ministère de l’Education souligna la nécessité d’une reconnaissance rapide de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie afin d’éviter toute discrimination à l’égard des fidèles, tout en précisant que les statuts de cette Eglise pouvaient être améliorés.
Le 15 février 1993, le secrétariat d’Etat pour la Privatisation se déclara favorable à la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, tout en proposant certaines améliorations de ses statuts.
Le 11 mars 1993, en réponse à une lettre de l’évêque de Bălţi, au nom du métropolite de Bessarabie, la commission des affaires culturelles et religieuses du Parlement moldave releva que l’ajournement de l’enregistrement de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie avait pour effet d’aggraver la situation sociale et politique en Moldova, alors que les actions et les statuts de cette Eglise étaient conformes aux lois moldaves. La commission demanda dès lors au gouvernement de reconnaître l’Eglise requérante.
Une note d’information du secrétariat d’Etat chargé des questions cultuelles auprès du gouvernement, datée du 21 novembre 1994, résuma ainsi la situation :
« (...) Depuis près de deux ans, un groupe ecclésiastique connu sous le nom d’Eglise métropolitaine de Bessarabie déploie illégalement son activité sur le territoire moldave. Aucun résultat positif n’a été obtenu malgré nos efforts soutenus pour mettre fin à son activité (entretiens réunissant des membres de la soi-disant Eglise, des prêtres, MM. G.E., I.E. (...), des représentants des pouvoirs étatiques et des croyants des localités où sont actifs ses adeptes, avec MM. G.G., ministre d’Etat, et N.A., vice-président du parlement ; tous les organes des administrations nationales et locales ont été informés du caractère illégal du groupe, etc.).
En outre, bien que l’on ait interdit, pour non-respect des règles canoniques, aux prêtres et aux adeptes de l’Eglise de prendre part aux offices, ils ont néanmoins continué leurs activités illégales dans les églises et ont aussi été invités à officier à l’occasion de diverses activités publiques organisées, par exemple, par les ministères de la Défense et de la Santé. Les directions de la Banque nationale et du service national des Douanes n’ont pas réagi à notre demande tendant à obtenir la liquidation des comptes bancaires de ce groupe et un contrôle strict de ses prêtres lors de leurs nombreux passages à la frontière (...)
L’activité de la soi-disant Eglise ne se limite pas uniquement à attirer de nouveaux adeptes et à propager les idées de l’Eglise roumaine. Elle dispose en outre de tous les moyens nécessaires au fonctionnement d’une Eglise, elle désigne des prêtres, y compris des ressortissants d’autres Etats (...), forme des cadres ecclésiastiques, bâtit des Eglises et beaucoup, beaucoup d’autres choses.
Il faut aussi mentionner que l’activité (davantage politique que religieuse) de ce groupe est soutenue par des forces tant de l’intérieur du pays (par certains maires et leurs villages, par des représentants de l’opposition, et même par certains députés), que de l’extérieur (par une décision no 612 du 12 novembre 1993, le gouvernement roumain lui a octroyé 399,4 millions de lei pour financer son activité (...)
L’activité de ce groupe crée des tensions religieuses et sociopolitiques en Moldova, et aura des répercussions imprévisibles (...)
Le secrétariat d’Etat chargé des questions cultuelles constate :
a) il n’existe sur le territoire moldave aucune unité administrative territoriale du nom de Bessarabie, permettant de justifier la création d’un groupe religieux dénommé « l’Eglise métropolitaine de Bessarabie ». La création d’un tel groupe et la reconnaissance de ses statuts constitueraient un acte antiétatique, illégitime, une négation de l’Etat souverain et indépendant qu’est la République de Moldova ;
b) l’Eglise métropolitaine de Bessarabie a été créée en remplacement de l’ancienne éparchie de Bessarabie, fondée en 1925 et reconnue par décret no 1942 pris le 4 mai 1925 par le roi de Roumanie. La reconnaissance juridique de la validité de ces actes signifierait la reconnaissance de leurs effets actuels sur le territoire moldave ;
c) toutes les paroisses orthodoxes existant sur le territoire moldave ont été enregistrées en tant que parties constitutives de l’Eglise orthodoxe de Moldova (l’Eglise métropolitaine de Moldova), dont les statuts ont été approuvés par le gouvernement dans sa décision no 719 du 17 novembre 1993.
En conclusion :
S’il n’est pas mis fin à l’activité de la soi-disant Eglise métropolitaine de Bessarabie, il s’ensuivra une déstabilisation non seulement de l’Eglise orthodoxe, mais également de la société moldave tout entière.
La reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie (style ancien) et l’approbation de ses statuts par le gouvernement entraîneraient automatiquement la disparition de l’Eglise métropolitaine de Moldova. »
Le 20 février 1998, à la suite d’une interpellation du requérant Vlad Cubreacov, député au Parlement moldave, l’adjoint du premier ministre écrivit une lettre au président du parlement, lui expliquant les raisons du refus du gouvernement de reconnaître l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Il souligna que l’Eglise requérante ne constituait pas un culte distinct du culte orthodoxe, mais un groupe schismatique de l’Eglise métropolitaine de Moldova, et que toute ingérence de l’Etat dans la solution de ce conflit était contraire à la Constitution moldave. Il rappela que le parti politique dont M. Cubreacov était membre avait publiquement désapprouvé la décision du 9 décembre 1997 de la Cour suprême de justice, que l’intéressé lui-même avait critiqué le gouvernement pour son refus de reconnaître cette « Eglise métropolitaine fantôme », et qu’il continuait à soutenir cette organisation en usant de tous les moyens de pression, à savoir des déclarations aux médias et des interventions auprès des autorités nationales et des organisations internationales. La lettre concluait que les « débats fébriles » autour de ce groupe religieux avaient un caractère purement politique.
Le 29 juin 1998, le secrétariat d’Etat chargé des questions cultuelles communiqua à l’adjoint du premier ministre son avis sur la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Soulignant notamment que, depuis 1940, il n’existait plus en Moldova d’unité administrative du nom de « Bessarabie », que le culte orthodoxe était reconnu depuis le 17 novembre 1993 sous le nom d’Eglise métropolitaine de Moldova dont l’Eglise métropolitaine de Bessarabie était une « composante schismatique », le secrétariat estima qu’une reconnaissance de l’Eglise requérante représenterait une ingérence de l’Etat dans les affaires de l’Eglise métropolitaine de Moldova, qui aurait pour résultat d’aggraver la situation « malsaine » dans laquelle se trouvait cette dernière. Quant aux statuts de l’Eglise requérante, le service estima qu’ils ne sauraient être approuvés, car ils ne faisaient que « reprendre ceux de l’Eglise orthodoxe d’un autre pays ».
Le 22 juin 1998, le ministère de la Justice informa le gouvernement qu’à son avis les statuts de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie n’enfreignaient pas les lois de la République.
Par des lettres des 25 juin et 6 juillet 1998, le ministère du Travail et de la Protection sociale et celui des Finances indiquèrent de nouveau au gouvernement qu’ils ne voyaient pas d’objection quant à la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Le 7 juillet 1998, le ministère de l’Education informa le gouvernement qu’il soutenait la reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Le 15 septembre 1998, la commission des affaires culturelles et religieuses du Parlement moldave adressa au gouvernement, pour information, copie d’un rapport du ministère de la Justice de la Fédération de Russie, dont il ressortait qu’au 1er janvier 1998 il existait en Russie au moins quatre Eglises orthodoxes, dont certaines avaient leur siège social à l’étranger. La commission exprima le souhait que le rapport susmentionné aidât le gouvernement à résoudre certains problèmes similaires, notamment celui concernant la demande de reconnaissance déposée par l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Dans une lettre adressée le 10 janvier 2000 au requérant Vlad Cubreacov, le procureur général adjoint de Moldova estima que le refus du gouvernement de répondre à la demande de reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie était contraire à la liberté de religion et aux articles 6, 11 et 13 de la Convention.
Par une décision du 26 septembre 2001, le gouvernement approuva la version modifiée de l’article 1 du statut de l’Eglise métropolitaine de Moldova, ainsi libellée :
« L’Eglise orthodoxe de Moldova est une Eglise indépendante et succède en droit à (...) l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Tout en respectant les canons et les préceptes des saints apôtres, des Pères de l’Eglise et des synodes œcuméniques, ainsi que les décisions de l’Eglise apostolique unique, l’Eglise orthodoxe de Moldova déploie son activité sur le territoire de l’Etat de la République de Moldova selon les dispositions de la législation en vigueur. »
Dans une lettre parvenue à la Cour le 21 septembre 2001, le président de la République de Moldova exprima sa préoccupation quant à la possibilité que l’Eglise requérante fût reconnue. Selon lui, cette question ne pouvait être résolue que dans le cadre de négociations entre les patriarcats russe et roumain, les autorités de l’Etat ne pouvant intervenir dans ce conflit qu’en violation des lois moldaves. En outre, une éventuelle reconnaissance de cette Eglise par les autorités aurait des conséquences imprévisibles pour la société moldave.
Réactions internationales
Dans son avis no 188 (1995) au Comité des Ministres sur l’admission de la Moldova au sein du Conseil de l’Europe, l’Assemblée parlementaire de cette organisation prit note de la volonté de la République de Moldova de respecter les engagements qu’elle avait contractés lors du dépôt de sa candidature au Conseil de l’Europe le 20 avril 1993.
Parmi ces engagements, réaffirmés avant l’adoption de l’avis susmentionné, figurait celui d’assurer « une complète liberté de religion pour tous les citoyens sans discrimination » et « une solution pacifique au conflit opposant l’Eglise orthodoxe moldave et l’Eglise orthodoxe de Bessarabie ».
Dans son rapport annuel de 1997, la Fédération internationale d’Helsinki pour les droits de l’homme critiqua le refus du gouvernement de reconnaître l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Le rapport indiquait qu’à la suite de ce refus de nombreuses églises avaient été transférées dans le patrimoine de l’Eglise métropolitaine de Moldova. Il attira l’attention sur des allégations selon lesquelles des membres du clergé de l’Eglise requérante avaient subi des violences physiques sans que les autorités leur offrent la moindre protection.
Dans son rapport de 1998, la fédération susmentionnée critiqua la loi moldave sur les cultes, en particulier son article 4, qui déniait aux fidèles des religions non reconnues par une décision du gouvernement toute protection de leur liberté de religion. Elle souligna que cet article était un instrument discriminatoire, qui permettait au gouvernement moldave de faire obstacle aux démarches des fidèles de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie en vue de réclamer en justice les églises qui leur appartenaient. En outre, le rapport mentionnait des actes de violence et de vandalisme auxquels étaient soumis l’Eglise requérante et ses membres.
B. Incidents allégués touchant l’Eglise métropolitaine de Bessarabie et ses membres
Les requérants font état d’un certain nombre d’incidents au cours desquels des membres du clergé ou des fidèles de l’Eglise requérante auraient été intimidés ou empêchés de manifester leur croyance.
Le Gouvernement n’a pas contesté la réalité de ces incidents.
Les incidents de Gârbova (Ocniţa)
En 1994, l’assemblée des chrétiens du village de Gârbova (Ocniţa) décida d’adhérer à l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Par conséquent, le métropolite de Bessarabie nomma T.B. curé de cette paroisse.
Le 7 janvier 1994, lorsque T.B. se rendit à l’église pour célébrer la messe de Noël, le maire de la ville, T.G., lui en interdit l’accès. Les villageois étant sortis pour protester, le maire ferma la porte de l’église à clé et, sans autres explications, somma T.B. de quitter le village dans les vingt-quatre heures.
Le maire convoqua une nouvelle assemblée des chrétiens du village pour le 9 janvier 1994. A cette date, le maire informa les villageois que T.B. avait été démis de ses fonctions de curé, car il appartenait à l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Il leur présenta un nouveau curé de la paroisse, qui relevait de l’Eglise métropolitaine de Moldova. L’assemblée rejeta la proposition du maire.
Une nouvelle assemblée des chrétiens du village fut fixée par le maire au 11 janvier 1994. A cette date, le maire présenta aux villageois un troisième curé, également de l’Eglise métropolitaine de Moldova. Celui-ci ne fut pas non plus accepté par l’assemblée, qui exprima sa préférence pour T.B.
Dans ces circonstances, S.M., président du conseil paroissial, fut convoqué par le maire et le président du kolkhoze, qui le supplièrent de convaincre les villageois d’accepter la destitution de T.B. Le président du conseil paroissial refusa.
Le 13 janvier 1994, S.M. fut arrêté alors qu’il se rendait à l’église. Immobilisé par cinq policiers, il fut jeté dans une fourgonnette de police et amené d’abord à la mairie, où il fut sauvagement battu. Il fut ensuite placé en garde à vue au poste d’Ocniţa, où il se vit reprocher son attitude favorable à l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Les motifs de son arrestation ne lui furent pas indiqués. Il fut libéré après trois jours de détention.
A la suite de ces incidents, T.B. quitta la paroisse.
Paroisse Saint-Nicolas de Făleşti
Dans une lettre du 20 mai 1994, le vice-président du conseil général du département (raion) de Făleşti reprocha à G.E., curé de la paroisse de Saint-Nicolas et membre de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, d’avoir célébré, le 9 mai 1994, l’office de Pâques dans l’enceinte du cimetière de la ville, ce qui constituait une activité contraire à la loi sur les cultes puisque l’Eglise métropolitaine de Bessarabie était illégale. Pour le même motif, il lui interdit à l’avenir d’officier que ce soit à l’intérieur d’une église ou à l’air libre. Quant à l’intention de G.E. d’inviter des prêtres venus de Roumanie pour l’office du 22 mai 1994, le vice-président du conseil général l’avertit de ne pas la mettre à exécution, étant donné qu’il n’avait pas obtenu au préalable l’accord des autorités requis par l’article 22 de la loi sur les cultes.
En novembre 1994, G.E. se vit infliger une amende de 90 lei moldaves (MDL) pour avoir officié en tant que prêtre d’une Eglise non reconnue, l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Le tribunal de première instance confirma la peine, mais réduisit le montant de l’amende à 54 MDL, au motif que G.E. n’avait pas de responsabilités au sein de l’Eglise susmentionnée.
Le 27 octobre 1996, avant le début de l’office dans l’église paroissiale, plusieurs personnes, conduites par un prêtre de l’Eglise métropolitaine de Moldova, battirent G.E. jusqu’au sang et lui demandèrent d’adhérer à l’Eglise métropolitaine de Moldova. Ils s’en prirent également à l’épouse du prêtre, dont ils déchirèrent les vêtements.
G.E. réussit à s’échapper à l’intérieur de l’église, où se déroulait l’office, mais il fut poursuivi par ses agresseurs, qui déclenchèrent une bagarre avec les fidèles y présents. Un policier dépêché sur place réussit à convaincre les agresseurs de quitter l’église.
Le 15 novembre 1996, l’assemblée paroissiale fit publier une déclaration, dans laquelle elle exprimait son indignation devant les actes de violence et d’intimidation auxquels étaient soumis les membres de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, demandait aux autorités de ne plus cautionner ces actes et exigeait la reconnaissance officielle de cette Eglise.
Le 6 juin 1998, le requérant Petru Păduraru, métropolite de Bessarabie, reçut deux télégrammes anonymes l’avertissant de ne pas se rendre à Făleşti. Il ne déposa pas de plainte à ce sujet.
3. Eglise Saint-Alexandre, paroisse de Călăraşi
Le 11 juillet 1994, le requérant Ioan Eşanu, curé de l’église Saint-Alexandre, fut convié par le président du conseil général de Călăraşi à une discussion sur l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Participèrent également à cette discussion le maire de la ville de Călăraşi, le secrétaire du conseil général et l’administrateur paroissial. Le président du conseil général reprocha au requérant d’appartenir à l’Eglise requérante et d’aller dans le sens des partisans de l’union avec la Roumanie. Il lui donna ensuite une semaine pour produire une attestation de reconnaissance de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, faute de quoi il devrait quitter la paroisse.
Paroisse de Cania (Cantemir)
Dans une lettre du 24 novembre 1994 adressée au métropolite de Bessarabie, V.B., ressortissant roumain et curé de Cania, informa celui-ci qu’il était soumis à une forte pression de la part des autorités du département de Cantemir, qui lui reprochaient d’appartenir à l’Eglise requérante.
Le 19 janvier 1995, V.B. fut convoqué au commissariat de Cantemir, où il se vit notifier une décision du gouvernement annulant ses permis de séjour et de travail et lui enjoignant de quitter le territoire moldave dans un délai de soixante-douze heures et de remettre aux autorités compétentes les permis susmentionnés.
Les incidents de Chişinău
Le 5 avril 1995, Vasile Petrache, curé de la paroisse de Saint- Nicolas, informa le métropolite de Bessarabie que les vitres de l’église, rattachée à l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, avaient été brisées lors d’incidents survenus au cours des nuits du 27 au 28 mars et du 3 au 4 avril 1995.
Une attaque similaire eut lieu dans la nuit du 13 au 14 mai 1995. Vasile Petrache porta plainte chaque fois, demandant à la police d’intervenir afin d’éviter que de nouvelles attaques ne se reproduisent.
Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1996, une grenade fut lancée par des inconnus dans la maison du métropolite de Bessarabie, provoquant des dégâts matériels. A ce sujet, le requérant porta plainte au commissariat de Chişinău.
En automne 1999, après le décès de Vasile Petrache, le métropolite de Bessarabie nomma le requérant Petru Buburuz curé de la paroisse Saint-Nicolas.
A la suite de cette nomination, l’église Saint-Nicolas fut occupée par des représentants de l’Eglise métropolitaine de Moldova, qui la fermèrent à clé et empêchèrent les fidèles de l’Eglise requérante d’y accéder. Ils prirent aussi possession des documents et du cachet de la paroisse.
Le 8 décembre 1999, la police dressa un procès-verbal de contravention à l’encontre de Petru Buburuz, au motif qu’il avait organisé, le 28 novembre 1999, une réunion publique devant l’église Saint-Nicolas, sans avoir obtenu au préalable l’autorisation exigée pour la tenue de réunions publiques.
Le 28 janvier 2000, le juge S. du tribunal de première instance de Buiucani classa l’affaire après avoir constaté que le requérant n’avait pas organisé une réunion, mais, en sa qualité de prêtre, avait simplement célébré une messe à la demande d’une centaine de croyants présents. Le juge constata également que la messe s’était déroulée sur la place, car la porte de l’église était bloquée.
L’incident de Buiucani (Chişinău)
Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1996, une grenade fut lancée à l’intérieur de la maison de P.G., membre du clergé de l’Eglise requérante. Le 28 septembre 1996, P.G. fut menacé par six inconnus. Il déposa aussitôt une plainte pénale à ce sujet.
Dans une lettre du 22 novembre 1996 adressée au président de la République, le ministre de l’Intérieur exprima ses regrets quant à la lenteur des investigations menées au sujet de la plainte de P.G. et l’informa que les policiers chargés de cette enquête avaient été, de ce fait, sanctionnés disciplinairement.
Paroisse du village d’Octombrie (Sângerei)
Dans un rapport du 22 juin 1998 adressé au métropolite de Bessarabie, l’administrateur paroissial se plaignit des agissements du prêtre M., membre de l’Eglise métropolitaine de Moldova, qui, avec l’aide du maire de la ville de Bălţi, tentait d’évincer le prêtre P.B., appartenant à l’Eglise requérante, et d’obtenir la fermeture de l’église du village.
Aucune plainte ne fut déposée auprès des autorités à ce sujet.
Les incidents de Cucioaia (Ghiliceni)
Aux dires des requérants, le capitaine de police R., déclarant agir sur ordre de son supérieur, le lieutenant-colonel B.D., apposa le 23 août 1998 des scellés sur la porte de l’église de Cucioaia (Ghiliceni) et interdit à V.R., prêtre de l’Eglise requérante, qui y officiait régulièrement, d’y entrer et de continuer à assurer le service religieux. Sur plainte des villageois, le requérant Vlad Cubreacov écrivit le 26 août 1998 au premier ministre pour lui demander des explications à ce sujet.
L’incident fut également évoqué dans le numéro du 26 août 1998 du journal Flux.
Le gouvernement fait valoir qu’à la suite de cette plainte le ministère de l’Intérieur ordonna une enquête. Celle-ci mit en évidence que ce n’était pas un policier, mais un membre de l’Eglise métropolitaine de Moldova, le secrétaire archiprêtre D.S., qui avait mis les scellés.
Paroisse de Badicul Moldovenesc (Cahul)
Le 11 avril 1998, vers minuit, le curé de la paroisse fut réveillé par des inconnus qui essayaient de forcer la porte du presbytère. Il fut menacé de mort s’il ne renonçait pas à créer une nouvelle paroisse à Cahul.
Le 13 avril 1998, il fut menacé de mort par le prêtre I.G., de l’Eglise métropolitaine de Moldova. Le même jour, il porta plainte auprès de la police.
Paroisse de Mărinici (Nisporeni)
Après avoir quitté l’Eglise métropolitaine de Moldova en juillet 1997, pour rejoindre l’Eglise requérante, le curé de cette paroisse et sa famille reçurent à plusieurs reprises des menaces de la part de différents prêtres de l’Eglise métropolitaine de Moldova. Les vitres de sa maison furent brisées et, le 2 février 1998, il fut agressé dans la rue et battu par des inconnus, qui lui dirent de ne plus se mêler de « ces choses-là ».
L’intéressé consulta un médecin légiste, qui lui délivra une attestation pour les blessures qui lui avaient été infligées. Par la suite, il porta plainte pénale auprès de la police de Cecani.
Les journaux moldaves firent régulièrement état d’incidents qualifiés d’actes d’intimidation à l’égard du clergé et des fidèles de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie.
L’incident de Floreni
Le 6 décembre 1998, le prêtre V.J. de l’Eglise métropolitaine de Moldova et d’autres personnes qui l’accompagnaient forcèrent l’entrée de l’église du village et l’occupèrent. Lorsque V.S., prêtre de l’Eglise requérante et curé de la paroisse, arriva à l’église pour le service dominical, on lui en interdit l’accès. La situation ne se débloqua que lorsque les villageois, membres de l’Eglise requérante, arrivèrent à l’église.
Les incidents de Leova
Dans un rapport adressé au métropolite de Bessarabie le 2 février 2001, le prêtre N.A., curé de la paroisse de Leova, déclara que l’église de Leova avait été l’objet d’actes de vandalisme, et que lui-même et d’autres fidèles avaient été la cible d’actes d’intimidation publics et de menaces de mort de la part de G.C., prêtre de l’Eglise métropolitaine de Moldova. De tels actes se produisirent à plusieurs reprises sans que la mairie n’offrît aucune protection aux paroissiens membres de l’Eglise requérante.
C. Incidents touchant le patrimoine de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie
L’incident de Floreni
Les chrétiens du village de Floreni s’affilièrent à l’Eglise requérante le 12 mars 1996 et constituèrent une communauté locale de cette Eglise le 24 mars 1996. Ils firent également bâtir une chapelle pour la célébration des messes.
Le 29 décembre 1997, le gouvernement adopta la décision no 1203, attribuant à l’Eglise métropolitaine de Moldova un droit d’usage du terrain sur lequel se trouvait la chapelle construite par l’Eglise métropolitaine de Bessarabie. Cette décision fut confirmée par un arrêté du 9 mars 1998 émanant de la mairie de Floreni.
A la suite de la demande de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, revendiquant le droit d’user dudit terrain, compte tenu de ce que sa chapelle y était sise, le bureau national du cadastre répondit aux fidèles de la paroisse de Floreni que « l’administration publique locale n’était pas en mesure d’adopter une telle décision, puisque l’Eglise métropolitaine de Bessarabie n’avait pas de personnalité juridique reconnue en Moldova ».
Incident relatif à un don humanitaire de l’association américaine « Jesus Christ of Latter-Day Saints »
Le 17 février 2000, le métropolite de Bessarabie demanda à la commission gouvernementale pour l’aide humanitaire d’autoriser l’entrée sur le territoire moldave de biens d’une valeur de 9 000 dollars américains (USD), en provenance des Etats-Unis, et de qualifier ces biens d’aide humanitaire. Cette demande se heurta à un refus le 25 février 2000.
Le 25 février 2000, le requérant Vlad Cubreacov demanda à la commission de lui communiquer les motifs du refus. Il fit valoir que le don, envoyé par l’association « Jesus Christ of Latter-Day Saints », consistant en des vêtements d’occasion, avait reçu de la part des autorités ukrainiennes l’autorisation de transit en tant que don humanitaire. Or, depuis le 18 février 2000, ces biens se trouvaient bloqués à la douane moldave et, de ce fait, le destinataire était obligé de payer 150 USD par jour de dépôt. Le requérant réitéra la demande visant à faire entrer ces biens en tant que don humanitaire sur le territoire moldave.
Le 28 février 2000, le vice-premier ministre de Moldova autorisa l’entrée sur le territoire moldave de ce don humanitaire.
D. La question des droits personnels du clergé de l’Eglise requérante
Vasile Petrache, prêtre de l’Eglise requérante, se vit refuser le droit à une pension de retraite au motif qu’il n’était pas ministre d’un culte reconnu.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution du 29 juillet 1994
L’article 31 de la Constitution moldave concernant la liberté de conscience dispose :
(1) La liberté de conscience est garantie. Elle doit se manifester dans un esprit de tolérance et de respect réciproque.
(2) La liberté des cultes est garantie. Les cultes s’organisent selon leurs propres statuts, dans le respect de la loi.
(3) Toute manifestation de discorde est interdite dans les relations entre les cultes religieux.
(4) Les cultes religieux sont autonomes, séparés de l’Etat, et jouissent de l’appui de ce dernier, y compris par les facilités accordées pour donner une assistance religieuse dans l’armée, les hôpitaux, les établissements pénitentiaires, les asiles et les orphelinats. »
B. La loi no 979-XII du 24 mars 1992 sur les cultes
Les dispositions pertinentes de la loi no 979-XII du 24 mars 1992 sur les cultes, telle que publiée au Journal officiel no 3/70 de 1992, se lisent ainsi :
Article 1 – La liberté de conscience
« L’Etat garantit la liberté de conscience et la liberté de religion sur le territoire moldave. Toute personne a le droit de manifester sa croyance librement, individuellement ou en association, de répandre sa croyance et d’exercer en public ou en privé son culte, à condition que cet exercice ne soit pas contraire à la Constitution, à la présente loi ou à la législation en vigueur. »
Article 4 – L’intolérance confessionnelle
« L’intolérance confessionnelle, manifestée par des actes qui gênent le libre exercice d’un culte reconnu par l’Etat, constitue une infraction punie conformément à la législation. »
Article 9 – La liberté d’organisation et de fonctionnement des cultes
« Les cultes sont libres de s’organiser et de fonctionner librement à condition que leur pratiques et rituels ne contreviennent pas à la Constitution, à la présente loi, ou à la législation en vigueur.
Dans le cas contraire, les cultes ne pourront pas bénéficier d’une reconnaissance par l’Etat. »
Article 14 – La reconnaissance des cultes
« Afin de pouvoir s’organiser et fonctionner, les cultes doivent être reconnus par une décision gouvernementale.
En cas de non-respect par un culte des conditions exigées par le premier alinéa de l’article 9 de la présente loi, la reconnaissance pourra être retirée selon la même procédure. »
Article 15 – Les statuts
« Pour pouvoir être reconnu, chaque culte présente au gouvernement, pour examen et approbation, les statuts régissant son organisation et son fonctionnement. Les statuts doivent contenir des informations sur son système d’organisation et d’administration, et sur les principes fondamentaux de ses convictions. »
Article 21 – Associations et fondations
« Les associations et fondations qui poursuivent en tout ou partie un but religieux, jouissent de droits religieux et sont soumises aux obligations qui découlent de la législation en matière de cultes. »
Article 22 – Les officiants, l’invitation et la délégation
« Les chefs des cultes ayant rang républicain et hiérarchique (...), ainsi que l’ensemble du personnel des cultes doivent être citoyens moldaves.
Pour embaucher des citoyens étrangers afin de mener des activités religieuses, ainsi que déléguer des citoyens moldaves afin de mener des activités religieuses à l’étranger, il faut dans chaque cas demander et obtenir l’accord des autorités de l’Etat. »
Article 24 – La personnalité morale
« Les cultes reconnus par l’Etat sont des personnes morales (...) »
Article 35 – L’édition et les objets de culte
« Seuls les cultes reconnus par l’Etat et enregistrés conformément à la législation peuvent :
a) produire et commercialiser des objets spécifiques à leur culte ;
b) fonder des organes de presse pour les fidèles, éditer et commercialiser des livres de culte, théologiques ou au contenu ecclésiastique, nécessaires à la pratique du culte ;
c) établir les tarifs pour les pèlerinages et activités touristiques dans les établissements de culte ;
d) organiser, sur le territoire national et à l’étranger, des expositions d’objets de culte, y compris des expositions-ventes.
(...)
Aux fins du présent article, sont considérés comme objets de culte : les vases liturgiques, les icônes sur métal et lithographiées, les croix, les crucifix, le mobilier ecclésiastique, les pendentifs en forme de croix ou les médaillons renfermant des images religieuses propres à chaque culte, les objets religieux colportés, etc. Sont assimilés aux objets de culte : les calendriers religieux, les cartes postales, les dépliants, les albums d’art religieux, les films, les étiquettes renfermant un lieu de culte ou des objets d’art religieux, à l’exception de ceux qui font partie du patrimoine culturel national, les produits nécessaires au culte, comme l’encens et les cierges, y compris les décorations pour les mariages et les baptêmes, les étoffes et les broderies destinées à fabriquer des vêtements de culte et d’autres objets nécessaires à la pratique du culte. »
Article 44 – L’embauche des officiants et des salariés des cultes
« Les composantes des cultes, les institutions et les entreprises créées par les cultes peuvent embaucher du personnel conformément à la législation du travail. »
Article 45 – Le contrat
« L’embauche des officiants et des salariés des cultes se fait par contrat écrit (...) »
Article 46 – Le statut juridique
« Les officiants et les salariés des cultes, des institutions et des entreprises créées par elles ont un statut juridique identique à celui des salariés des organisations, institutions et entreprises, de sorte que la législation du travail leur est applicable. »
Article 48 – Les pensions d’Etat
« Quelles que soient les pensions attribuées par les cultes, les officiants et les salariés des cultes reçoivent des pensions de l’Etat, conformément à la loi sur les pensions d’Etat en Moldova. »
C. Le code de procédure civile
L’article 28/2 tel que modifié par la loi no 942-XIII du 18 juillet 1996 régit ainsi la compétence de la cour d’appel :
« 1. La cour d’appel juge en première instance les requêtes introduites contre les organes de l’administration centrale et les responsables de ces organes à raison d’actes contraires à la loi ou outrepassant les pouvoirs conférés et portant atteinte aux droits des citoyens. »
L’article 37, sur la participation de plusieurs requérants ou défendeurs au procès, est ainsi rédigé :
« L’action peut être introduite par plusieurs requérants conjointement ou contre plusieurs défendeurs. Chacun des requérants ou défendeurs agit indépendamment des autres.
Les coparticipants peuvent désigner l’un d’entre eux pour mener la procédure. (...) »
L’article 235, sur le droit à recourir contre les actes illégaux de l’administration, est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale qui estime ses droits lésés du fait d’un acte administratif ou du refus injustifié d’un organe administratif (...) d’examiner sa demande concernant un droit reconnu par la loi, est en droit de s’adresser au tribunal compétent pour obtenir l’annulation de l’acte ou la reconnaissance de son droit lésé. » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le 2 février 1994, la fille des requérants, Erika, âgée de deux ans, subit une intervention de chirurgie cardiaque à l’hôpital Marie-Lannelongue du Plessis-Robinson (France).
Le 17 juin 1996, Erika fut hospitalisée dans ce même établissement, pour un contrôle postopératoire.
Le 18 juin 1996, elle devint fiévreuse et vomit du sang. Les médecins diagnostiquèrent une rhinopharyngite et prescrivirent des antibiotiques. Le 20 juin 1996, les médecins décidèrent la sortie de l’enfant.
Le même soir, les requérants téléphonèrent à l’hôpital, en raison de ce qu’Erika était fiévreuse.
Le 22 juin 1996, les requérants amenèrent l’enfant chez un médecin, qui, diagnostiquant une pneumonie, téléphona à l’hôpital et demanda l’hospitalisation immédiate d’Erika. A son arrivée, Erika fut, dans un premier temps, admise dans le service de cardiologie. Etant tombée dans le coma, elle fut alors transférée dans le service de réanimation. Les médecins indiquèrent que l’enfant avait une grave infection au poumon gauche, qui avait déstabilisé le cœur.
Le 24 juin 1996, Erika décéda.
Le 28 juin 1996, les requérants portèrent plainte auprès du procureur de la République de Nanterre. Le 1er juillet 1996, une information pour recherche des causes de la mort fut ouverte.
Le 3 juillet 1996, le juge d’instruction M. délivra une commission rogatoire à la brigade de recherches de la gendarmerie de Sceaux, afin notamment de saisir le dossier médical et d’entendre les membres du personnel médical ayant eu à s’occuper d’Erika. Le 14 août 1996, la brigade de recherches de Sceaux retourna la commission rogatoire partiellement exécutée.
Le 5 juillet 1996, le juge d’instruction ordonna une autopsie, qui fut pratiquée le 9 juillet suivant. Plusieurs prélèvements furent effectués pour un examen complémentaire éventuel. Le rapport d’autopsie, daté du 25 juillet 1996, conclut que la mort d’Erika était intervenue dans un contexte infectieux respiratoire aigu.
Le 16 septembre 1996, le juge ordonna une nouvelle expertise anatomopathologique, confiée au professeur L., médecin légiste, et au docteur D., cardiologue, en leur fixant un délai échéant le 15 décembre 1996 pour déposer leur rapport.
Le 13 janvier 1997, le juge leur demanda de communiquer leur rapport avant « la date ultime du 20 janvier 1997 ».
A compter de la date de l’autopsie, les requérants adressèrent de nombreuses lettres au consulat général d’Italie à Paris, au ministère des Affaires étrangères à Rome, ainsi qu’à des députés italiens, pour obtenir la restitution du corps d’Erika.
En Italie, des députés posèrent des questions parlementaires au gouvernement, et organisèrent des conférences de presse consacrées à cette affaire. Plusieurs articles de journaux furent publiés.
De son côté, le consul général d’Italie intervint à plusieurs reprises auprès du juge, notamment par des lettres des 26 septembre, 26 novembre et 12 décembre 1996, et transmit aux requérants les informations obtenues.
En janvier 1997, le consul général saisit le procureur de la République, qui demanda des explications au professeur L. Par une lettre du 12 février 1997, le professeur L. répondit dans les termes suivants :
« L’autopsie a été effectuée le 9 juillet 1996 et le magistrat a été [informé] immédiatement téléphoniquement des résultats, il lui a été précisé que tous les prélèvements des viscères avaient été effectués et que le corps pouvait être rendu à la famille dès le 9 juillet 1996.
Les viscères seront étudiés ultérieurement en anapath, ce qui fut fait le 20 janvier et le 4 février 1997, mais la mission comportait une étude de dossier médical avec l’avis d’un autre expert, ce qui fut fait le 3 février 1997. A l’ouverture du scellé, il s’est avéré qu’il manquait le dossier médical de réanimation et nous avons donc pris contact avec les collègues médecins qui nous ont adressé la copie du dossier qui est actuellement à l’étude.
Ce dossier médical est complexe et nécessite un délai de travail indispensable, néanmoins le corps n’a aucune raison d’être retenu à l’I.M.L. [Institut médicolégal].
Les services administratifs de l’Institut Médico Légal se sont à plusieurs reprises inquiétés de la durée du dépôt du corps et ont donc contacté le 2 juin 1996, le 12 août 1996, le 18 août 1996, le 15 janvier [1997] Mlle M., juge d’instruction au tribunal de Nanterre, qui a ce dossier en charge et qui dit attendre les résultats d’anapath, mais ceux-ci sont inclus dans une mission de réflexion et d’étude de dossier plus longue qui n’a pas encore abouti.
Mlle M. a donc toute latitude pour libérer le corps de l’Institut Médico Légal et donc de signer le permis d’inhumer, laissant aux médecins le temps de travail nécessaire à l’accomplissement de leur mission. »
A la réception de cette lettre, le procureur de la République requit, le 14 février 1997, qu’il plût au juge d’instruction d’ordonner la restitution du corps d’Erika à sa famille.
Le jour même, le juge B., remplaçant le juge M., délivra un permis d’inhumer.
Le 19 février 1997, Erika fut enterrée au cimetière de Terracina.
Le 12 mars 1997, le juge M. écrivit au professeur L., en s’étonnant de ce que, après plus de six mois, le rapport ne fût pas encore déposé et en lui demandant d’indiquer les difficultés ou entraves qui pourraient expliquer cette carence.
Le 18 mars suivant, le professeur L. répondit qu’il y avait un « problème de discordance entre les observations anatomiques et les données du dossier médical », ce qui obligeait les experts à entendre les médecins s’étant occupés de l’enfant, une date ayant été fixée au 8 avril 1997.
Le rapport des experts fut déposé le 29 avril 1997. Ils concluaient « qu’il n’y avait pas de geste chirurgical réparateur possible » et qu’ils n’avaient relevé dans les soins « aucune faute thérapeutique ».
Par une lettre du 8 septembre 1997, un substitut du procureur informa les requérants du classement de leur dossier, en raison de ce que les différentes expertises ordonnées par le magistrat instructeur n’avaient pas mis en évidence une négligence médicale, une erreur de diagnostic ou une faute thérapeutique, susceptibles de caractériser une infraction pénale.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Article 74 du code de procédure pénale :
« En cas de découverte d’un cadavre, qu’il s’agisse ou non d’une mort violente, mais si la cause en est inconnue ou suspecte, l’officier de police judiciaire qui en est avisé informe immédiatement le procureur de la République, se transporte sans délai sur les lieux et procède aux premières constatations.
Le procureur de la République se rend sur place s’il le juge nécessaire et se fait assister de personnes capables d’apprécier la nature des circonstances du décès. Il peut, toutefois, déléguer aux mêmes fins, un officier de police judiciaire de son choix.
Sauf si elles sont inscrites sur une des listes prévues à l’article 157, les personnes ainsi appelées prêtent, par écrit, serment d’apporter leur concours à la justice en leur honneur et en leur conscience.
Le procureur de la République peut aussi requérir information pour recherche des causes de la mort. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
La mère de la requérante, Ioulia Andrikou, était la fille adoptive de Lambros Veicos. Ce dernier, décédé en 1934, était propriétaire en indivision des trois quarts d'un terrain d'une superficie totale de 942 250 m², situé dans la banlieue d'Athènes. Ce terrain comprenait, entre autres, une pinède de 250 000 m², exploitée depuis longtemps, dix carrières et deux sablières.
Le 27 décembre 1923, par un arrêté du ministre de la Santé, de la Prévoyance, de la Protection sociale et de l'Agriculture, l'Etat grec procéda à l'expropriation du terrain en question au profit du Fonds de secours des réfugiés (Ταμείο Περιθάλψεως Προσφύγων), personne morale de droit public fondée pour faire face aux besoins des réfugiés venant d'Asie Mineure à la suite de l'échange obligatoire de populations prévu par le Traité de Lausanne de 1923.
Dès le lendemain de l'arrêté ministériel, les autorités compétentes commencèrent à occuper le terrain exproprié, sans qu'aucune indemnité ne soit versée à Lambros Veicos. En effet, l'expropriation se fondait sur un acte du gouvernement grec (« le Gouvernement ») du 14 février 1923 autorisant l'expropriation de terrains et leur occupation avant toute indemnisation des propriétaires. Cet acte fut ultérieurement ratifié par une résolution constitutionnelle du 15 septembre 1924 ; son contenu fut également repris à l'article 119 de la Constitution de 1927.
Le 15 mai 1928, Lambros Veicos saisit les tribunaux compétents pour obtenir l'indemnité qui lui était due par l'Etat, qui avait entre-temps succédé au Fonds de secours des réfugiés, dissous en 1925. Par un arrêt no 184/1928 du 31 août 1928, le président du tribunal de première instance d'Athènes fixa le montant unitaire provisoire de l'indemnisation. Le 20 octobre 1928, l'Etat grec saisit le tribunal de première instance d'Athènes d'une action pour obtenir que soit fixé le montant unitaire définitif de l'indemnisation. Par des arrêts nos 3117/1929, 9477/1930, 4590/1932 et 1494/1934, le tribunal ajourna l'examen de l'affaire et ordonna de recueillir des preuves, ainsi qu'une expertise à la diligence de l'Etat. Cette procédure dura plus de vingt ans, sans jamais aboutir à un arrêt définitif. Lambros Veicos décéda en 1934.
Le 1er mai 1963, Ioulia Andricou et sa sœur, mère et tante de la requérante respectivement et seules héritières de Lambros Veicos, saisirent le tribunal de première instance d'Athènes d'une nouvelle action tendant à obtenir que soit fixé le montant unitaire provisoire d'indemnisation sur la base de la valeur réelle du terrain litigieux en 1963.
Le 26 octobre 1963, le tribunal fixa le montant unitaire provisoire de l'indemnisation (jugement no 1905/1963).
Le 20 janvier 1964, Ioulia Andricou et sa sœur saisirent le tribunal de grande instance d'Athènes d'une action tendant à ce que le montant unitaire définitif de l'indemnisation soit fixé.
Le 27 juin 1964, le tribunal ordonna de nouveau de recueillir des preuves et une expertise sur la valeur du terrain litigieux (jugement
no 13725/1964).
Le 20 novembre 1976, le tribunal constata qu'aucune expertise n'avait été effectuée ; il ajourna alors l'examen de l'affaire (jugement
no 15640/1976).
Le 8 juillet 1981, le tribunal, saisi à la suite d'une citation des parties, ordonna une expertise supplémentaire (jugement no 12474/1981).
Le 17 juin 1983, le tribunal fixa le montant unitaire définitif de l'indemnisation (jugement no 9283/1983).
Le 5 mars 1984, Ioulia Andricou et les héritiers de sa sœur, entre-temps décédée, interjetèrent appel du jugement du tribunal de première instance. Le 18 décembre 1984, l'Etat interjeta aussi appel dudit jugement. L'affaire fut ajournée à plusieurs reprises. Les deux appels ont été finalement entendus le 3 mars 1992, puis le 5 octobre 1993.
Le 10 décembre 1993, la cour d'appel d'Athènes rejeta le recours interjeté par l'Etat et fixa le montant de l'indemnité due à 10 drachmes en papier (anciennes) le mètre carré. Cette somme correspondait à la valeur que le terrain exproprié était censé avoir en septembre 1922. La cour d'appel précisa qu'en septembre 1922, 7,16 drachmes en papier correspondaient à une drachme métallique, c'est-à-dire « une drachme en or de l'Union latine » (arrêt no 7966/1993).
Le 18 avril 1994, l'Etat se pourvut en cassation.
Le 18 juin 1996, la Cour de cassation rejeta ce pourvoi et confirma l'arrêt de la cour d'appel, qui est ainsi devenu définitif et irrévocable (arrêt no 920/1996).
Le 10 janvier 1997, la requérante, étant entre-temps devenue titulaire des créances de sa mère par les actes notariés nos 1222/1995 et 1225/1995, saisit le tribunal de première instance d'Athènes pour faire reconnaître son droit aux trois huitièmes de l'indemnité fixée par la cour d'appel. La requérante sollicita en outre le versement de cette indemnité.
Entre-temps, dans le cadre d'une autre affaire d'expropriation concernant un terrain situé à une distance de 150 mètres du terrain litigieux, le tribunal de première instance d'Athènes fixa le montant unitaire provisoire de l'indemnisation à 70 000 drachmes (GRD) le mètre carré (jugement no 12/1997). Par la suite, l'Etat accepta ce montant et versa l'indemnité aux personnes y ayant droit.
Le 12 septembre 1997, le tribunal de première instance d'Athènes reconnut la requérante comme l'ayant droit aux trois huitièmes de l'indemnité fixée par l'arrêt no 7966/1993 de la cour d'appel d'Athènes (jugement no 1783/1997). Ce jugement est définitif et irrévocable.
Le 7 octobre 1997, la requérante notifia ledit jugement à l'Etat grec. Le 10 octobre 1997, elle demanda auprès de la direction des expropriations du ministère des Finances le versement de l'indemnité qui lui était due dans les plus brefs délais. N'ayant reçu aucune réponse, elle renouvela cette demande les 8 janvier et 9 mars 1998.
Le 18 juin 1998, le Conseil juridique de l'Etat examina une demande qui lui avait été adressée par la direction des biens publics du ministère des Finances. L'objet de cette demande était la question de savoir si l'Etat avait l'obligation de verser à la requérante l'indemnité fixée par les juridictions internes et, dans l'affirmative, quel était le mode de calcul de cette indemnité. Le Conseil juridique répondit par l'affirmative à la première question. Par ailleurs, après une analyse très détaillée des critères appliqués en la matière, le Conseil juridique conclut que la valeur d'une drachme métallique correspondait à 0,32258 fois celle du gramme d'or à la Bourse d'Athènes.
Le 15 septembre 1998, la requérante saisit la Commission. Elle se plaignait de ce que le refus de l'Etat grec de lui payer l'indemnité due méconnaissait son droit à une protection judiciaire effective s'agissant des contestations sur ses droits de caractère civil, et portait atteinte à son droit au respect de ses biens. Elle se plaignait en outre de la durée de la procédure.
Par un acte du 21 décembre 1998, le ministère des Finances, après avoir procédé au calcul du montant de l'indemnité d'expropriation en drachmes actuelles, ordonna le remboursement à la requérante d'une somme de 461 014 975 GRD.
Par une lettre du 30 mars 1999, la requérante déclara qu'elle était prête à encaisser ladite somme sous réserve « de revendiquer (...) devant la Cour européenne des Droits de l'Homme (...) toute somme supplémentaire au titre du préjudice matériel (...) subi du fait du non-versement d'une indemnité complète d'expropriation ».
Le 21 avril 1999, l'argent fut versé sur le compte bancaire de la requérante. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le 19 octobre 1992, la requérante prêta à MJB, une société ayant son siège à Zagreb, une somme de 10 000 marks allemands (DEM) à un taux d’intérêt de 27 %, pour une période de trois mois. Le 23 novembre 1992, elle prêta à ZIP, une société sise à Zagreb, une somme de 20 390 DEM à un taux d’intérêt de 20 %, pour une période d’un mois.
Les deux sociétés n’ayant pas remboursé les sommes empruntées, la requérante engagea à leur encontre des procédures devant le tribunal municipal de Zagreb (Općinski sud u Zagrebu).
Procédure contre la société ZIP et Ž.M.
La procédure contre la société ZIP et son propriétaire allégué, Ž.M., débuta le 29 mars 1995, lorsque la requérante et trente-neuf autres plaignants engagèrent une action en remboursement des prêts consentis aux défendeurs.
Le 17 mai 1995, le tribunal s’enquit auprès de l’avocat de la requérante de l’adresse du deuxième défendeur. Le conseil de la requérante communiqua le renseignement demandé le 23 mai 1995.
Une audience fut fixée au 4 octobre 1995 mais fut ajournée en raison de la non-comparution des défendeurs. Il s’avéra qu’ils n’avaient pas reçu notification de la date de l’audience, car l’adresse indiquée n’était pas la bonne. Le tribunal demanda à l’avocat de la requérante de fournir l’adresse exacte des défendeurs dans un délai de trente jours.
L’audience suivante fut fixée au 24 janvier 1996. Toutefois, il apparaît que dans l’intervalle la société ZIP avait cessé d’exister et, l’adresse de Ž.M. étant inconnue, le tribunal ordonna à l’avocat de la requérante de demander au centre d’aide sociale (Centar za socijalnu skrb) de désigner un représentant légal pour Ž.M.
Le 20 juin 1996, l’avocat de la requérante informa le tribunal que le centre d’aide sociale de Zagreb, par une décision du 11 mars 1996, avait désigné un représentant légal pour Ž.M.
Le 13 septembre 1996, le tribunal demanda au conseil de la requérante de présenter dans les trente jours une attestation du greffe du tribunal de commerce de Zagreb (Trgovački sud u Zagrebu) concernant la situation juridique de la société ZIP.
L’audience suivante, prévue le 2 décembre 1999, fut également ajournée en raison de l’absence des défendeurs. Il s’avéra de nouveau que ZIP et Ž.M. n’avaient pas reçu notification de la date de l’audience, l’adresse indiquée étant incorrecte. Le tribunal invita le conseil de la requérante à lui faire savoir dans un délai de trente jours si la société ZIP avait ou non cessé d’exister.
Selon le Gouvernement, pendant l’audience suivante tenue le 7 juin 2000, le tribunal décida, à la demande des parties, de revenir à la phase procédurale antérieure (zahtjev za povrat u prijašnje stanje). L’audience fut ajournée au 17 octobre 2000 en raison de l’absence de ZIP La procédure est, semble-t-il, toujours pendante devant le tribunal municipal de Zagreb.
Procédure contre la société MJB et B.J.
La procédure contre la société MJB et sa propriétaire alléguée B.J. débuta le 30 mars 1995, lorsque la requérante, avec trente autres plaignants, engagea devant le tribunal municipal de Zagreb une action en remboursement des prêts consentis aux défenderesses.
Le tribunal demanda à l’avocat de la requérante de fournir l’adresse de B.J. Le 25 août 1995, le conseil de la requérante communiqua l’adresse demandée au tribunal.
L’audience fixée au 2 octobre 1995 fut ajournée en raison de l’absence des défenderesses. Il s’avéra que la société MJB était introuvable à son ancienne adresse et que B.J. était en détention provisoire. L’avocat de la requérante informa le tribunal que B.J. avait été libérée et demanda à ce que la date de l’audience suivante fût notifiée aux défenderesses aux mêmes adresses qu’auparavant.
L’audience du 27 novembre 1995 fut de nouveau ajournée en raison de l’absence des défenderesses. Il apparaît que la société MJB avait dans l’intervalle disparu et que B.J. avait changé d’adresse. Le tribunal invita l’avocat de la requérante à lui faire savoir dans un délai de trente jours si MJB avait réellement cessé d’exister et à lui communiquer l’adresse exacte de B.J.
Le 7 décembre 1995, l’avocat de la requérante communiqua les adresses des défenderesses au tribunal.
L’audience suivante, prévue le 14 février 1996, fut également reportée du fait de l’absence des défenderesses pour les mêmes raisons qu’auparavant, c’est-à-dire que la société MJB n’existait plus et que B.J. avait changé d’adresse. Le tribunal décida de consulter le dossier pénal KO1574/93 concernant une procédure à l’encontre de B.J., pendante devant le même tribunal, en vue de trouver l’adresse exacte de celle-ci. Le tribunal trouva l’adresse recherchée par ce moyen.
Par une ordonnance du 11 septembre 1996, le tribunal invita l’avocat de la requérante à lui fournir une attestation du greffe du tribunal de commerce de Zagreb concernant la situation juridique de la société MJB
Le 20 septembre 1996, l’avocat de la requérante présenta le document demandé.
L’audience suivante, fixée au 7 novembre 1997, fut ajournée en raison de l’absence des défenderesses. Selon les documents d’audience, celles-ci n’avaient pas reçu notification de la date d’audience.
L’audience suivante, fixée au 26 janvier 1998, fut ajournée pour la même raison. Le tribunal invita l’avocat de la requérante à soumettre l’adresse exacte de B.J. dans un délai de soixante jours.
Le 6 février 1998, l’avocat de la requérante informa le tribunal que l’adresse de B.J. figurant dans le registre de police était toujours la même. Il proposa la désignation d’un représentant légal pour B.J.
Le 13 février 1998, le tribunal ordonna à l’avocat de la requérante de demander au centre d’aide sociale de désigner un représentant légal pour B.J.
Le 2 avril 1998, l’avocat de la requérante informa le tribunal que le centre d’aide sociale de Zagreb, par une décision du 26 mars 1998, avait désigné un représentant légal pour B.J.
Selon le Gouvernement, au cours de l’audience suivante qui se déroula le 2 juillet 1998, le tribunal rendit un jugement par défaut (presuda zbog izostanka) défavorable à B.J. Les documents produits montrent que MJB avait cessé d’exister.
Le 22 juillet 1998, le tribunal demanda par écrit au tribunal de commerce de Zagreb une attestation relative à la situation juridique de la société MJB. Le 24 septembre 1998, le tribunal reçut une lettre du tribunal de commerce de Zagreb à laquelle était jointe par erreur une attestation renfermant des informations concernant non pas MJB, mais une autre société.
Le 13 avril 2000, le tribunal écrivit de nouveau au tribunal de commerce de Zagreb pour lui demander si MJB existait toujours. Le même jour, le tribunal invita également l’avocat de la requérante à lui transmettre les mêmes informations. Il apparaît que l’affaire est toujours pendante devant le tribunal municipal de Zagreb.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les passages pertinents de la loi sur la Cour constitutionnelle (Ustavni zakon o Ustavnom sudu), entrée en vigueur le 24 septembre 1999, se lisent ainsi :
Article 59 § 4
« La Cour constitutionnelle peut, à titre exceptionnel, examiner un recours constitutionnel avant que les autres recours possibles ne soient épuisés si elle estime qu’une action, ou l’absence de toute action entreprise dans un délai raisonnable, enfreint manifestement les droits et libertés constitutionnels d’une des parties et que, sans intervention de sa part, cette partie serait exposée à des conséquences graves et irréparables. » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant déclare s'appeler Selahattin Erdem et être né en 1958 à Derik (Turquie), alors que, d'après la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Düsseldorf, il se dénommerait en réalité Duran Kalkan et serait né en 1954 à Adana (Turquie).
A. La genèse de l'affaire
Le 7 avril 1988, le requérant, qui bénéficiait du statut de réfugié politique en France depuis décembre 1987, fut arrêté à la frontière allemande car il était soupçonné d'être membre d'une organisation terroriste (article 129a du code pénal) et d'avoir falsifié des documents (article 267 du code pénal).
B. L'instruction
Par un mandat d'arrêt du 8 avril 1988, le juge d'instruction près la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof) ordonna le placement en détention provisoire du requérant, qui y demeura jusqu'au 7 mars 1994.
Le 20 octobre 1988, le Procureur fédéral général ouvrit une information judiciaire à l'encontre du requérant et de quinze autres cadres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).
C. Le procès
Par une décision du 31 août 1989, la 5ème chambre criminelle de la cour d'appel de Düsseldorf ordonna l'ouverture de la procédure au principal comprenant cinq autres chefs d'accusation contre des membres du PKK.
La procédure, dirigée contre dix-huit accusés, portait sur six meurtres et six séquestrations, ainsi que sur la structure de l'organisation terroriste et sur cinq autres meurtres commis au sein de cette organisation.
Le procès débuta le 24 octobre 1989 et s'acheva le 7 mars 1994, après 353 jours d'audience.
Au cours de l'audience, le 7 décembre 1990, le parquet demanda à la cour d'appel d'informer le requérant, conformément à l'article 265 du code de procédure pénale, qu'il risquait d'encourir une condamnation pour meurtre (article 211 du code pénal) et pour ses activités de meneur (Rädelsführer) au sein d'une organisation terroriste (article 129a § 2 du code pénal).
Par une décision du 8 mars 1993, la cour d'appel déclara que l'accusé Kalkan devait envisager une condamnation pour appartenance à une organisation terroriste et pour meurtre, mais pas pour ses activités en tant que meneur au sein de cette organisation.
Quatorze accusés n'étaient plus partie à la procédure : un non-lieu pour insignifiance (Geringfügigkeit) ou pour incapacité de prendre part aux débats (Verhandlungsunfähigkeit) fut prononcé contre deux d'entre eux en 1990, dix s'étaient enfuis à l'étranger en 1992 et deux furent condamnés pour d'autres infractions, également en 1992.
D. La détention provisoire du requérant
Par des décisions du 18 novembre 1988 et des 3 mars, 14 juin et 7 septembre 1989, la 3ème chambre criminelle de la Cour fédérale de justice ordonna le maintien du requérant en détention provisoire au motif notamment que les soupçons continuaient à peser sur le requérant ; elle constata par ailleurs que la procédure avait été menée avec diligence.
Par la suite, le requérant fit plusieurs demandes de mise en liberté qui furent rejetées par la 5ème chambre criminelle de la cour d'appel de Düsseldorf.
Par une décision du 20 avril 1990, la 5ème chambre criminelle de la cour d'appel de Düsseldorf ordonna le maintien du requérant en détention provisoire et déclara :
« Eu égard à la gravité des faits reprochés (Schwere des Tatvorwurfs) et à la sévérité de la peine susceptible d'être infligée (Straferwartung), la durée de la détention provisoire d'environ deux ans jusqu'ici n'est pas disproportionnée par rapport à l'importance de l'affaire et de la peine à attendre (article 120 § 1 du code de procédure pénale [ – voir Droit interne pertinent ci-dessous ]).
Malgré la détention provisoire déjà subie, le risque de fuite persiste en raison de l'absence d'attaches personnelles et de domicile du requérant en Allemagne et parce qu'il a dans le passé résidé pour des périodes plus ou moins longues dans plusieurs pays du Moyen-Orient, en France et en Allemagne (...) Le risque de fuite ne peut dès lors être écarté par des mesures moins drastiques comme l'obligation de se présenter régulièrement à la police (Meldeauflagen), le versement d'une caution (Stellung einer Sicherheitsleistung), etc. »
Par une décision du 19 décembre 1990, la 5ème chambre criminelle de la cour d'appel de Düsseldorf déclara :
« La chambre a indiqué dans sa décision d'ouverture de la procédure au principal et dans sa décision du 20 avril 1990 (...) d'une manière détaillée que l'accusé Erdem est fortement soupçonné, en tant que membre du comité exécutif européen et du comité central européen du PKK à Cologne (...), d'appartenir depuis fin 1986 à une organisation terroriste au sein de la branche européenne du PKK au sens de l'article 129a du code pénal. Ces soupçons continuent à peser sur lui de manière inchangée au regard du déroulement jusqu'à présent de l'audience au principal.
Eu égard à la gravité des faits reprochés et à la sévérité de la sanction susceptible d'être infligée, la durée de la détention provisoire d'environ deux ans et neuf mois jusqu'ici n'est pas disproportionnée par rapport à l'importance de l'affaire et de la peine à attendre (article 120 § 1 du code de procédure pénale).
Malgré la durée de la détention provisoire, le risque de fuite persiste en raison de l'absence d'attaches personnelles et de domicile du requérant en Allemagne et parce qu'il a dans le passé résidé pour des périodes plus ou moins longues dans plusieurs pays du Moyen-Orient, en France et en Allemagne en exécutant des ordres donnés par le PKK. Ceci justifie le risque qu'en cas de libération, il pourrait se soustraire à la justice et s'enfuir à l'étranger. Le risque de fuite ne peut dès lors être écarté par des mesures moins drastiques comme l'obligation de se présenter régulièrement à la police, le versement d'une caution, etc. (article 116 § 1 du code de procédure pénale [voir droit interne pertinent ci-dessous]) »
Par une décision du 28 novembre 1991, la 5ème chambre criminelle de la cour d'appel de Düsseldorf déclara :
« La chambre a indiqué dans sa décision d'ouverture de la procédure au principal et dans ses décisions des 20 avril 1990 et 19 décembre 1990 que l'accusé Erdem est fortement soupçonné, en tant que membre du comité exécutif européen et du comité central européen du PKK à Cologne (...), d'appartenir depuis fin 1986 à une organisation terroriste au sein de la branche européenne du PKK au sens de l'article 129a du code pénal. Ces soupçons continuent à peser sur lui de manière inchangée au regard du déroulement jusqu'à présent de l'audience au principal et ont même été renforcés au regard du contenu des déclarations du témoin Ali Cetiner.
Eu égard à la gravité des faits reprochés et à la sévérité de la sanction susceptible d'être infligée, la durée de la détention provisoire d'environ trois ans et huit mois jusqu'ici n'est pas disproportionnée par rapport à l'importance de l'affaire et de la peine à attendre.
Malgré la durée de la détention provisoire, le risque de fuite persiste en raison de l'absence d'attaches personnelles et de domicile du requérant en Allemagne et parce qu'il a dans le passé résidé pour des périodes plus ou moins longues dans plusieurs pays du Moyen-Orient, en France et en Allemagne en exécutant des ordres donnés par le PKK. Ceci justifie le risque qu'en cas de libération, il pourrait se soustraire à la justice et s'enfuir à l'étranger. Le risque de fuite ne peut dès lors être écarté par des mesures moins drastiques comme l'obligation de se présenter régulièrement à la police, le versement d'une caution, etc. (article 116 § 1 du code de procédure pénale)... »
Au cours de sa détention provisoire, la correspondance entre le requérant et son avocat fût contrôlée en vertu de l'article 148 § 2 du code de procédure pénale (voir Droit interne pertinent ci-dessous).
E. L'arrêt de la cour d'appel de Düsseldorf et les recours du requérant auprès des juridictions internes
Par un arrêt du 7 mars 1994, d'une longueur de 900 pages, la cour d'appel de Düsseldorf condamna le requérant pour appartenance à une organisation terroriste à six ans d'emprisonnement (article 129a § 1 du code de procédure pénale). Elle releva que le requérant avait été l'un des fondateurs du PKK en 1978 et qu'il avait créé des unités au Liban et en Syrie, où il avait été également chargé de recruter de nouveaux adhérents.
La cour d'appel ajouta qu'en 1983, le requérant avait dirigé la résistance armée en Turquie jusqu'à ce qu'il soit démis de ses fonctions par Abdullah Öcalan pour manque d'aptitude et autoritarisme. Par la suite, il avait été envoyé au quartier général du PKK en Europe à Cologne avec Ali Cetiner, qui ultérieurement allait témoigner contre lui en tant que témoin principal (Kronzeuge).
La cour d'appel souligna que de décembre 1986 à décembre 1987, le requérant avait été membre du comité exécutif du PKK et chargé notamment de fonctions de surveillance et de renseignement. Au cours de réunions du comité exécutif, il avait proposé de repérer des groupes hostiles à Öcalan au sein du PKK et de collecter des renseignements sur eux, de combattre ces opposants et de les liquider si nécessaire. Il aurait également participé à l'élaboration de listes de personnes à liquider.
Par un arrêt du 6 mars 1996, la Cour fédérale de justice rejeta le recours du requérant au motif que l'arrêt de la cour d'appel ne contenait pas d'erreurs de droit au détriment de l'accusé.
Le 10 avril 1996, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) d'un recours constitutionnel, invoquant notamment une violation de l'article 5 § 3 en raison de la durée excessive de la détention provisoire et soulignant qu'il avait fait l'objet d'un contrôle de correspondance illégal.
Le 19 février 1997, la Cour constitutionnelle fédérale, statuant en comité de trois membres, refusa d'examiner le recours du requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L'article 116 § 1 du code de procédure pénale prévoit que le juge peut ordonner la suspension de l'exécution du mandat d'arrêt basé uniquement sur le risque de fuite si des mesures moins drastiques permettent également de répondre aux objectifs de la détention provisoire.
L'article 117 § 1 du code de procédure pénale prévoit que le prévenu se trouvant en détention provisoire peut à tout moment saisir un juge afin qu'il examine si le mandat d'arrêt doit être levé ou son exécution suspendue comme prévu à l'article 116.
L'article 120 § 1 du code de procédure pénale prévoit la levée du mandat d'arrêt si les conditions de la détention provisoire ne sont plus remplies ou s'il apparaît que la poursuite de la détention provisoire serait disproportionnée par rapport à l'importance de l'affaire ou de la peine à attendre.
L'article 148 § 1 du code de procédure pénale prévoit que le prévenu qui se trouve en détention est autorisé à correspondre par écrit et oralement avec son défenseur.
L'article 148 § 2 , première phrase, du code de procédure pénale est ainsi rédigé :
« Si le prévenu se trouve en détention et si l'instruction a pour objet une infraction relevant de l'article 129a du code pénal [appartenance à une organisation terroriste], alors les écritures et autres pièces doivent être refusées à moins que l'envoyeur ne donne son accord pour qu'ils soient d'abord examinées par un juge (...) Si la correspondance doit être surveillée (...) il convient de prendre les mesures adéquates afin d'éviter la remise d'écritures ou d'autres pièces lors de l'entretien du détenu avec son défenseur. »
L'exception énoncée à l'article 148 § 2 du code procédure pénale a pour objectif d'empêcher qu'un détenu soupçonné d'avoir commis une infraction au sens de l'article 129a du code pénal continue à œuvrer pour l'organisation terroriste dont il serait membre et contribue à sa pérennité (Cour fédérale de justice, Neue Strafrechtzeitschrift no 84, p. 177).
L'article 148a du code de procédure pénale prévoit que le juge chargé de ces mesures de surveillance est le juge auprès du tribunal d'instance où se trouve la maison d'arrêt, et qu'il ne doit être ni chargé ni ne peut être chargé de l'instruction et qu'il doit garder le secret sur les informations dont il prend ainsi connaissance, à moins que celles-ci portent sur des infractions graves ou très graves telles qu'énoncées à l'article 138 §§ 1et 2 du code pénal. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
En 1925, l’Etat grec occupa une olivaie d’une étendue totale de 3 877 000 m² sise à Chalkidiki (Grèce du Nord) et la livra au Comité de secours des réfugiés (Επιτροπή Περιθάλψεως Προσφύγων), afin d’y permettre l’installation des réfugiés provenant d’Asie mineure à la suite de l’échange obligatoire des populations avec la Turquie prévu par le Traité de Lausanne de 1923. Cette occupation eut lieu sans qu’aucune indemnité ne soit versée aux propriétaires de l’olivaie, dont les requérants sont les ayants droit. En effet, l’occupation se fondait sur un acte du gouvernement en date du 14 février 1923 qui autorisait l’expropriation de terrains et leur occupation avant toute indemnisation des propriétaires. Cet acte fut ultérieurement ratifié par une résolution constitutionnelle en date du 15 septembre 1924 ; son contenu fut également repris par la Constitution de 1927, dans son article 119.
Le 21 août 1933, par la décision no 81/1933 du Comité des expropriations de Chalkidiki (Επιτροπή Απαλλοτριώσεων Χαλκιδικής), l’Etat grec procéda à l’expropriation du terrain en question.
Le 8 décembre 1933, les intéressés saisirent les tribunaux compétents pour obtenir l’indemnité qui leur était due par l’Etat, qui avait entre-temps succédé au Comité de secours des réfugiés. A la suite de cette demande furent rendues, entre autres, les décisions suivantes :
– décision avant dire droit (προδικαστική) no 28/1934 du tribunal de première instance de Chalkidiki ordonnant plusieurs expertises ;
– décision finale no 28/1936 du tribunal de première instance de Chalkidiki, fixant un prix unitaire définitif d’indemnisation à 2 008 drachmes (GRD) au mètre carré ; cette décision fut frappée d’appel par les parties ;
– arrêt avant dire droit no 54/1938 de la cour d’appel de Salonique, infirmant la décision attaquée et ordonnant aux parties de produire des éléments de preuve supplémentaires ;
– décision no 4/1939 du président du tribunal de première instance de Chalkidiki, reconnaissant les intéressés comme étant les titulaires du droit à l’indemnité fixée ;
– arrêt no 155/1939 de la cour d’appel de Salonique, révoquant l’arrêt no 54/1938 et ordonnant le renvoi de l’affaire devant le tribunal de première instance de Chalkidiki ;
– décision no 89/1940 du tribunal de première instance de Chalkidiki, fixant le prix unitaire définitif d’indemnisation à 2 720 GRD au mètre carré ; cette décision fut frappée d’appel par les parties, mais l’audience n’eut lieu que le 23 janvier 1961 ; entre-temps, le 29 avril 1959, les intéressés avaient déposé devant la cour d’appel une nouvelle demande tendant à la fixation d’un prix d’indemnisation ;
– arrêt no 96/1961 de la cour d’appel de Salonique, ordonnant une nouvelle expertise, laquelle débuta en 1971 et prit fin en 1977 ; lors de l’audience du 13 février 1979, les intéressés réclamèrent 110 000 GRD au mètre carré et l’Etat souleva une exception de forclusion ;
– arrêt avant dire droit no 654/1979 de la cour d’appel de Salonique, rejetant l’exception de forclusion soulevée par l’Etat et ordonnant aux intéressés de justifier de la valeur de leur terrain ;
– arrêt no 1718/1981 de la cour d’appel de Salonique, rejetant une nouvelle exception de forclusion soulevée par l’Etat et fixant le prix unitaire définitif d’indemnisation de 50 000 à 180 000 GRD au mètre carré ; cet arrêt fut frappé d’un pourvoi en cassation par l’Etat, qui souleva de nouveau une exception de forclusion ;
– arrêt no 1305/1983 de la troisième chambre de la Cour de cassation, infirmant le jugement attaqué pour un motif procédural et renvoyant l’affaire devant la quatrième chambre ; par la suite, le 12 décembre 1983, les intéressés déposèrent devant cette juridiction une nouvelle demande tendant à la fixation d’un prix d’indemnisation ;
– arrêt no 1684/1984 de la quatrième chambre de la Cour de cassation, ordonnant le renvoi de l’affaire devant le tribunal de grande instance de Chalkidiki pour juger du bien-fondé des demandes des intéressés en date des 29 avril 1959 et 12 décembre 1983.
Le 29 juin 1988, les requérants reprirent l’instance devant le tribunal de grande instance de Chalkidiki. Ils déposèrent en outre une nouvelle demande tendant à la fixation d’un prix unitaire définitif d’indemnisation. Ils entendaient obtenir 400 GRD au mètre carré. Dans ses observations en réponse du 20 mars 1989, l’Etat soutint de nouveau que le droit des requérants à une indemnisation était prescrit.
L’audience eut lieu le 22 mars 1989. Le 22 mai 1989, le tribunal ordonna aux requérants de justifier de la valeur de leur terrain. Le 21 novembre 1991, les requérants demandèrent au juge rapporteur de fixer une date pour l’audition des témoins. Une expertise eut aussi lieu.
Le 28 février 1992, les requérants demandèrent au tribunal de fixer une date pour l’audience. Celle-ci se déroula le 7 octobre 1992.
Le 4 décembre 1992, le tribunal décida de reporter l’examen de l’affaire au motif qu’une mesure d’instruction (αυτοψία) n’avait pas eu lieu (décision no 239/1992).
Le 16 juin 1994, les requérants demandèrent au tribunal de fixer une date pour l’audience ; celle-ci se déroula le 1er septembre 1994.
Le 24 octobre 1994, le tribunal de grande instance de Chalkidiki rejeta comme dénuée de fondement l’exception de forclusion soulevée par l’Etat et fixa le prix unitaire définitif d’indemnisation à 395 GRD au mètre carré (décision no 233/1994).
Le 4 janvier 1995, l’Etat interjeta appel de cette décision. Il soulevait de nouveau une exception de forclusion.
Le 17 juillet 1995, la cour d’appel de Salonique infirma la décision no 233/1994, au motif qu’elle avait à tort rejeté l’exception de forclusion soulevée par l’Etat. Elle considéra en effet que le droit des requérants à une indemnisation était prescrit, et ce depuis au moins 1971 déjà. Statuant au fond, elle rejeta la demande des requérants du 29 juin 1988, considérant que du fait de leur forclusion ils n’avaient plus d’intérêt à agir (arrêt no 3156/1995).
Le 6 décembre 1995, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur mémoire, ils soutenaient que la cour d’appel avait retenu une interprétation erronée des faits et des dispositions constitutionnelles et législatives applicables en matière de forclusion et lui reprochaient d’avoir mal apprécié les preuves. Ils ajoutaient que, de toute façon, l’exception de forclusion avait déjà été rejetée par les arrêts nos 654/1979 et 1718/1981 de la cour d’appel de Salonique. Ils soulignaient enfin qu’ils n’avaient jamais reçu d’indemnisation pour l’expropriation de leur terrain et que le fait de leur opposer maintenant la forclusion allait à l’encontre du principe de la bonne foi et violait notamment leur droit au respect de leurs biens.
Le 15 juillet 1997, la Cour de cassation, après avoir examiné tous les moyens de cassation soulevés par les requérants, rejeta leur pourvoi au motif qu’il était mal fondé (arrêt no 1302/1997). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante présente une malformation des quatre membres à la suite de phocomélie occasionnée par la thalidomide. Elle souffre également de problèmes rénaux. Le 20 janvier 1995, dans le cadre d’une procédure civile en recouvrement d’une dette devant la County Court de Lincoln, elle refusa de répondre aux questions qui lui furent posées au sujet de sa situation financière et fut condamnée à sept jours d’emprisonnement pour outrage à magistrat (contempt of court). Selon les souvenirs de l’intéressée, le juge ordonna de la conduire directement à la prison de Wakefield. Avant de quitter le tribunal, la requérante demanda à un policier si elle pouvait emporter le chargeur de batterie pour son fauteuil roulant. Le policier lui aurait répondu que le chargeur serait considéré comme un objet de luxe et qu’elle ne serait donc pas autorisée à l’emporter.
Etant passée en jugement dans l’après-midi du 20 janvier 1995, l’intéressée ne put être transférée en prison avant le lendemain et passa la nuit dans une cellule au poste de police de Lincoln. Cette cellule, meublée d’un lit en bois et d’un matelas, n’était pas adaptée aux besoins d’une personne handicapée. La requérante allègue qu’elle a été obligée de dormir dans son fauteuil roulant car le lit, qui était dur, lui aurait provoqué des douleurs aux hanches, qu’elle n’a pas pu atteindre les sonnettes d’appel et les interrupteurs, et qu’elle n’a pas pu utiliser les toilettes dont le siège était plus haut que son fauteuil roulant et donc inaccessible.
Il ressort du registre de garde à vue qu’à son arrivée, à 19 h 20, la requérante informa le policier de permanence qu’elle souffrait de problèmes rénaux et d’une infection récidivante de l’oreille mais qu’elle n’avait pas besoin de médicaments ou de voir un médecin. A 19 h 50, elle refusa un repas et une boisson chaude. A 20 h 50, elle se plaignit d’avoir froid et un policier l’enveloppa dans deux couvertures. Lorsqu’on repassa la voir à 21 h 15, l’intéressée se plaignit encore d’avoir froid. A 21 h 35, étant donné qu’elle avait toujours froid, ce qui lui avait causé des maux de tête, on l’enveloppa dans une autre couverture. On lui offrit une boisson chaude qu’elle refusa. A 22 heures, elle dormait, mais vers 22 h 50, elle était éveillée et se plaignit encore d’avoir froid ; elle refusa de nouveau une boisson chaude. A 23 h 15, elle demanda à voir un médecin, qui arriva à 23 h 50. Les notes du médecin relatives à l’examen de la requérante, auquel il procéda à 0 h 35, se lisent ainsi :
« La patiente s’est plainte d’avoir froid et de souffrir de maux de tête et de nausées (ne s’est pas alimentée depuis son admission – a refusé la nourriture proposée). S’exprime de façon sensée ; hypothermie non manifeste ; assise dans un fauteuil roulant. L’intéressée affirme qu’elle ne peut pas rester dans la position allongée et qu’elle dort assise sur un sofa chez elle. Prend de l’érythromycine pour une infection de l’oreille. Examen des oreilles : RAS. Nystagmus J36. Malheureusement, l’aménagement des cellules pour ce type d’handicapé (sic). A vraiment besoin d’une température ambiante d’environ 25o Celsius, étant donné qu’elle ne bouge pas/ne peut pas bouger. Enveloppée dans une « couverture de survie » et des couvertures supplémentaires. Lui ai donné du paracétamol et du Stemetil [NDT : médicament dont la substance active est la maléate de prochlorpérazine] [deux comprimés le soir] à défaut de Co-proxamol [NDT : médicament dont les substances actives sont le paracétamol et le dextropropoxyphène]. »
Selon le registre de garde à vue, la requérante dormit jusqu’à 7 heures ; elle fut ensuite déplacée dans une autre cellule et on lui proposa de la nourriture et une boisson qu’elle refusa. A 8 h 30, elle fut conduite à la prison pour femmes de New Hall, à Wakefield, où elle demeura jusque dans l’après-midi du 23 janvier 1995.
Elle ne fut pas détenue dans une cellule normale, mais au centre médical de la prison. Sa cellule avait une porte plus large permettant le passage d’un fauteuil roulant, des poignées dans le coin des toilettes et un lit médical hydraulique. A son arrivée à la prison, la requérante remplit un questionnaire médical. Elle déclara avoir des problèmes de santé qu’elle « maîtris[ait] – vi[vait] au jour le jour ». Mme Broadhead, l’infirmière qui contresigna le questionnaire, constata :
« Admise à l’hôpital principalement en raison de problèmes de mobilité. La détenue est une victime de la thalidomide et se déplace dans un fauteuil roulant électrique qu’il lui serait difficile d’utiliser dans le bâtiment principal en raison des escaliers, notamment pour accéder au réfectoire. Elle n’a pas apporté son chargeur pour le fauteuil car la police ne l’y aurait pas autorisée.
Elle souffre de problèmes urologiques et d’insuffisance rénale sporadique. (...) Est capable de s’alimenter elle-même lorsque la nourriture est coupée, et de se servir d’une tasse. Parvient à s’asseoir sur les toilettes pour uriner et à en redescendre mais a besoin d’aide pour s’essuyer après les selles.
Dort généralement sur un canapé à la maison et son chien l’aide à se lever pendant la nuit. Aura besoin d’aide ici pendant la nuit pour sortir du lit et se rendre aux toilettes. Elle essaiera de dormir dans le lit médical avec le dossier relevé. Ai contacté le docteur Rhodes au sujet d’une aide pour l’infirmière de nuit. Mémo rédigé à l’intention du gardien de nuit et de la sécurité au sujet d’une assistance pendant la nuit et de la nécessité de ne pas fermer à clé (...)
L’intéressée est allergique à de nombreux antibiotiques (...) Il faut fréquemment lui changer ses vêtements en raison de ses problèmes urinaires.
S’est installée dans l’unité et a dîné.
PS : Ne peut être soulevée normalement en raison d’une luxation permanente de l’épaule due à une ancienne blessure. »
La requérante fut examinée par le docteur Kidd, dont les notes se lisent ainsi :
« Nouvelle admission.
Victime de la thalidomide souffrant de nombreuses malformations : absence de bras et d’avant-bras, luxation de l’épaule gauche, incapacité totale d’utiliser le membre supérieur droit ; absence des deux membres inférieurs et pieds de petite taille.
Vessie – évacuation complète impossible, rétentions (nécessitant la pose d’un cathéter) et infections fréquentes (...)
Selles – (...) est incapable de s’essuyer elle-même.
A son domicile, l’intéressée est relativement indépendante mais dispose de nombreux appareils, notamment d’un fauteuil roulant électrique – qui devra sans doute être rechargé pendant le week-end.
A l’hôpital, elle éprouve les difficultés suivantes
– lit : trop haut
– lavabo : inaccessible
– mobilité : batterie se déchargeant
– absorption de liquide : aime boire des jus mais il n’y en a pas
– régime : végétarien
– hygiène générale : a besoin d’aide (...)
besoins : absorption de liquides
rechargement de la batterie de son fauteuil
température adéquate (...) »
Un dossier médical fut tenu « en continu » durant la détention de la requérante. La première mention datant du 21 janvier 1985 se lit ainsi :
« J’ai demandé au directeur de garde, M. Ellis, l’autorisation de faire apporter, si possible, un chargeur de batterie pour le fauteuil roulant d’Adele. Il a accepté et, alors qu’il était là, nous avons relevé les nombreux problèmes que le personnel risquait de rencontrer avec cette détenue, à savoir :
L’intéressée doit être portée pour être mise au lit et pour en sortir ; elle affirme qu’une personne se tenant derrière elle la soulève généralement par la taille pour la mettre sur le lit ou sur son fauteuil roulant.
A son domicile, elle dispose d’une installation fonctionnant par compression qui lui permet d’entrer dans la baignoire et d’en sortir. Si elle ne prend pas un bain tous les jours, elle risque d’avoir des lésions cutanées à l’endroit où son pied repose sur sa « jambe ».
En raison d’infections urinaires récidivantes, elle devrait boire deux litres de liquide par jour, mais elle consomme généralement des jus et n’aime pas l’eau ; nous réduirons donc probablement son absorption de liquides. Après réflexion, M. Ellis a décidé que si nous trouvions une place adéquate pour Adele dans un hôpital extérieur, il autoriserait son transfert, mais l’intéressée ne souffre d’aucune maladie nous permettant de la faire admettre à l’hôpital. Le docteur Kidd réexaminera Adele demain car il pense qu’elle risque une infection urinaire. »
Les infirmières qui s’occupèrent de la requérante tinrent pendant toute la durée de sa détention un dossier, dont l’inscription pour la nuit du 21 janvier 1995 est ainsi libellée :
« Impossible de lui faire sa toilette durant la soirée. Me suis rendue deux fois dans la cellule d’Adele. Il m’a fallu plus d’une demi-heure pour la laver et ensuite je n’ai pas réussi à la recoucher. Lui ai donné un analgésique et elle éprouve de vives douleurs car elle est couchée sur un matelas dur. Très difficile pour une seule infirmière de s’occuper d’elle. »
La requérante allègue que, dans la soirée du 21 janvier 1995, une gardienne de prison l’a mise sur les toilettes où on l’a ensuite laissée pendant plus de trois heures, jusqu’à ce qu’elle accepte qu’un infirmier l’essuie et l’aide à descendre des toilettes. Le Gouvernement soutient que le 21 janvier 1995 seule une infirmière, Mme Lister, était de service et que celle-ci a fait appel à deux membres masculins du personnel, le gardien-chef Tingle et le gardien Bowman, qui l’ont aidée à soulever la requérante et ont quitté la pièce pendant que cette dernière était aux toilettes. L’infirmière a ensuite essuyé la requérante et l’a recouchée. Les observations du Gouvernement n’indiquent pas clairement si MM. Tingle et Bowman étaient des infirmiers ou des gardiens de prison sans qualifications en matière de soins infirmiers. La requérante prétend en outre que, plus tard dans la soirée du 21 janvier 1995, une infirmière qui l’aidait à se rendre aux toilettes l’a déshabillée en présence de deux infirmiers de la prison, l’exposant ainsi, nue de la taille aux pieds, à la vue de ces deux hommes. Le Gouvernement conteste ces incidents. Il souligne qu’avant sa libération la requérante s’est plainte au directeur de la prison de l’absence d’aménagements adéquats, mais n’a pas fait état des éléments susmentionnés.
Une infirmière libérale fut employée pour s’occuper de la requérante durant la nuit du 22 au 23 janvier 1995. Les notes du dossier de l’infirmerie concernant le 22 janvier se lisent ainsi :
« L’intéressée dit qu’elle trouve le lit inconfortable et qu’elle risque d’avoir des escarres, mais elle n’est pas complètement immobile et peut se soulever dans le lit. Aucun problème concernant la nourriture mais diminution de l’absorption de liquides car l’intéressée n’aime pas l’eau. Nous devons distinguer les petits maux d’Adele de ses véritables problèmes.
Elle est allée à la selle, dit qu’elle souffre de rétention et n’a pas uriné depuis 1 heure, refuse de boire de l’eau, refuse de se préparer pour se coucher avant 20 heures.
Nuit – a demandé à être mise au lit à 21 h 50. Lorsque je lui ai demandé pourquoi elle n’était pas au lit, elle a répondu que le personnel de jour lui avait dit que l’infirmière libérale lui ferait sa toilette et la coucherait.
23 h 10 – a demandé à être déplacée en raison de douleurs dans les « jambes ». Lui ai donné du Coproxamol et elle s’est assise. S’est installée et a dormi plus tard. N’a pas uriné. A bu. »
Conformément aux dispositions relatives aux remises de peine figurant aux articles 45 et 33 de la loi de 1991 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1991), la requérante ne purgea que la moitié de la peine infligée, c’est-à-dire trois jours et demi. Avant que l’intéressée ne fût libérée, le 23 janvier 1995, le docteur Kidd l’examina et estima qu’il fallait lui poser un cathéter parce qu’elle souffrait de rétention urinaire. Le dossier médical comporte les mentions suivantes :
« Doit être libérée cet après-midi, dès que son transport aura été organisé. (...)
Avant son départ, il faut lui faire prendre un bain et lui poser un cathéter pour vider la vessie.
A la question de savoir si elle avait une plainte particulière à formuler concernant son état de santé, elle a uniquement répondu qu’elle souhaitait prendre un bain et qu’on lui pose un cathéter.
Elle s’est plainte du couchage. A déclaré que le directeur, M. Ellis, lui avait dit qu’elle pourrait dormir sur une chaise et garder sa cellule ouverte durant la nuit. Etant donné qu’elle doit être libérée aujourd’hui, elle dit que sa demande au directeur n’est plus pertinente. (...) »
Lorsque la requérante fut libérée, un ami vint la chercher à la prison. Elle prétend avoir eu des problèmes de santé pendant dix semaines après son élargissement en raison du traitement subi en détention, mais n’a fourni aucune preuve médicale directe à l’appui de sa plainte.
Le 30 janvier 1995, l’intéressée consulta des solicitors en vue d’intenter une action pour faute contre le ministère de l’Intérieur. Elle fut admise au bénéfice de l’aide judiciaire à la seule fin de recueillir l’avis d’un conseil sur le fond et sur le montant des dommages-intérêts qu’elle pourrait percevoir. Dans son avis daté du 6 mars 1996, le conseil signala les difficultés auxquelles l’intéressée risquait de devoir faire face pour prouver ses allégations de mauvais traitements, et renvoya à un arrêt de la High Court (Knight and others v. Home Office and Another, 1990, All England Law Reports, vol. 3, p. 237) selon lequel, vu le manque de ressources, le niveau de soins requis dans un hôpital de prison était inférieur à celui qui était exigé dans une institution extérieure équivalente. A la lumière de cette jurisprudence et eu égard aux difficultés de la requérante à apporter la preuve, le conseil estima que celle-ci avait peu de chances de voir sa
demande aboutir et que, même en cas de succès, les dommages-intérêts ne dépasseraient vraisemblablement pas 3 000 livres sterling. Compte tenu de cet avis, le certificat d’aide judiciaire de la requérante fut supprimé le 13 mai 1996.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Il n’est pas d’usage que la County Court donne une instruction relative au lieu de détention d’un défendeur. L’article 12 §§ 1-2 de la loi de 1952 sur les prisons (Prison Act 1952) énonce qu’il appartient au ministre d’affecter un détenu à un établissement pénitentiaire :
« 12.1. Un détenu, qu’il soit condamné à une peine d’emprisonnement ou placé en détention provisoire en attendant son procès ou à un autre titre, peut légalement être incarcéré dans tout établissement pénitentiaire.
Le détenu est incarcéré dans un établissement pénitentiaire, selon les instructions périodiquement émises par le ministre, et peut sur les instructions du ministre faire l’objet d’un transfert pendant sa détention. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
En 1991, M. Dušan Slobodník, chercheur en littérature, publia une autobiographie intitulée « Paragraphe : cercle polaire ». Il y relatait notamment comment un tribunal militaire soviétique l’avait condamné en 1945 au motif qu’il avait reçu l’ordre d’espionner l’armée soviétique après avoir été enrôlé en 1944, à l’âge de dix-sept ans, dans une formation militaire organisée par les Allemands. Il y décrivait aussi sa détention dans les goulags soviétiques et sa réhabilitation par la Cour suprême de l’Union des Républiques socialistes soviétiques en 1960. En juin 1992, M. Slobodník fut nommé ministre de la Culture et de l’Education de la République slovaque.
Le 20 juillet 1992, le journal Telegraf publia un poème du requérant. Il était daté du 17 juillet 1992 (jour où fut solennellement proclamée la souveraineté de la République slovaque) et s’intitulait « Bonne nuit, mon amour » (« Dobrú noc, má milá »). L’un des vers était ainsi libellé :
« A Prague, le prisonnier Havel quitte la présidence. A Bratislava, le procureur revient au pouvoir. L’autorité du parti unique est au-dessus des lois. Un SS et un membre du ŠTB [Le ŠTB (Štátna bezpečnosť) était la police secrète pendant l’ère communiste en Tchécoslovaquie] se donnent l’accolade. »
Ce poème parut ensuite dans un autre journal. Dans des articles distincts, deux journalistes alléguèrent que le qualificatif « SS » désignait M. Dušan Slobodník.
Le 30 juillet 1992, plusieurs journaux publièrent une déclaration que le requérant avait distribuée la veille au service public d’information (Verejná informačná služba). Elle s’intitulait « Pour une meilleure image de la Slovaquie – sans ministre au passé fasciste » (« Za lepší obraz Slovenska – bez ministra s fašistickou minulosťou »). Le texte en était le suivant :
« Le maintien du caractère démocratique du processus d’émancipation nationale [slovaque] pose un problème que nous avons maintes fois tenté de résoudre. Jusqu’à présent, la Slovaquie y a surtout perdu lorsque la question de la nation slovaque était entre les mains des mauvaises personnes, qui nous ont éloignés de la voie de la démocratie. Nous avons payé un lourd tribut : par exemple, les combattants tombés pendant le soulèvement national slovaque [en 1944 et 1945].
Maintenant, nous avons peur que cette erreur ne se reproduise. Il ne suffit pas de dire que notre chemin vers l’Europe passe par une collaboration et une coopération en vue de son évolution démocratique. Il s’agit là d’une condition découlant directement du droit international ; si elle n’est pas remplie, personne en Europe ne nous prêtera attention.
J’ai exprimé cette préoccupation lors de ma polémique avec M. Dušan Slobodník l’année dernière ; la vie s’est chargée d’en écrire la fin ; elle m’a donné raison.
Cette année, M. Slobodník est devenu ministre de la Culture et de l’Education de la République slovaque. Juste après, son passé fasciste a été rendu public. M. Slobodník a réagi de manière telle que l’écrivain Ladislav Mňačko a pu prouver qu’il mentait. Il ne s’est toutefois pas encore démis de ses fonctions ministérielles, ce qu’il aurait été contraint de faire depuis longtemps dans tout autre pays démocratique.
M. Slobodník croit-il que la Slovaquie constitue une exception particulière et qu’il s’agit du seul pays ayant le droit de revoir la philosophie du procès de Nuremberg, qui est déterminante pour l’évolution de tous les autres pays européens après la guerre ? Ou bien le message adressé par le soulèvement national slovaque n’est-il pas correct ? (...) M. Mečiar pense-t-il que la présence de ce ministre dans son gouvernement l’aidera à convaincre les Européens du sérieux de son discours sur les intentions démocratiques de ce gouvernement ? Est-il bon d’avoir M. Slobodník au gouvernement, alors que cela va conduire à l’isolement politique, économique et culturel de la Slovaquie ?
M. Slobodník profite de toutes les occasions pour parler de l’amélioration de l’image de la Slovaquie dans le monde. Je le suis totalement sur ce point. Il a la possibilité de faire personnellement quelque chose pour améliorer l’image de la Slovaquie : démissionner. »
Le 5 août 1992, M. Slobodník annonça publiquement qu’il allait engager des poursuites contre le requérant pour avoir fait la déclaration ci-dessus.
Dans un entretien paru dans le quotidien tchèque Lidové noviny le 12 août 1992, le requérant déclara notamment :
« (...) lorsque je mentionne le passé fasciste [de M. Slobodník], je ne cherche pas à lui coller une étiquette. Je pense seulement que le fait qu’il ait suivi une formation terroriste dirigée par des SS autorise à parler de passé fasciste. J’estime qu’une telle personne n’a rien à faire au sein du gouvernement d’un Etat démocratique (...) »
A l’occasion de la nomination de M. Slobodník à un poste ministériel, des aspects de son passé furent repris dans plusieurs journaux slovaques et tchèques, tant avant qu’après la parution de la déclaration du requérant. Des articles consacrés à cette question furent également publiés dans le New York Times le 22 juillet 1992, la Tribune de Genève le 18 septembre 1992, les Izvestia le 31 août 1992 ainsi que par l’agence autrichienne de presse. Le New York Times, la Tribune de Genève et les Izvestia firent par la suite paraître la réponse de M. Slobodník à leurs articles respectifs.
Le 9 septembre 1992, M. Slobodník attaqua le requérant en diffamation en vertu des articles 11 et suivants du code civil devant le tribunal de Bratislava (Mestský súd). Il élargit ensuite cette action en alléguant que les vers du poème du requérant « A Bratislava, le procureur revient au pouvoir. L’autorité du parti unique est au-dessus des lois. Un SS et un membre du ŠTB se donnent l’accolade » se rapportaient à lui. Il soutenait également que la déclaration précitée parue dans la presse évoquait à tort son passé fasciste. Le plaignant demandait que le requérant fît paraître à ses frais des excuses dans les cinq journaux en cause et lui versât 250 000 couronnes slovaques (SKK) à titre de réparation.
A. La procédure devant le tribunal de Bratislava
Le 18 octobre 1993, le tribunal de Bratislava débouta le plaignant. Il établit que ce dernier avait été membre des Jeunesses Hlinka (Hlinkova mládež) et qu’il avait participé en février et mars 1945 à une formation terroriste à Sekule. Le tribunal releva que les Jeunesses Hlinka étaient un corps militaire du parti populaire slovaque Hlinka (Hlinkova slovenská ľudová strana) et qu’en vertu de la loi alors en vigueur la nation slovaque avait participé à l’exercice du pouvoir étatique par l’intermédiaire de ce parti. Il fit remarquer que, selon l’article 5 du décret présidentiel no 5/1945 du 19 mai 1945 les personnes morales ayant délibérément pris parti pendant la guerre pour l’Allemagne et la Hongrie ou servi des objectifs fascistes et nazis devaient passer pour indignes de la confiance de l’Etat.
Le tribunal établit en outre qu’en mai 1945, un tribunal militaire de l’armée soviétique avait condamné M. Slobodník à quinze ans d’emprisonnement au motif qu’il avait suivi la formation de Sekule et avait reçu l’ordre, le 22 mars 1945, de passer la ligne de front pour aller espionner les troupes soviétiques. Dans son jugement, le tribunal militaire déclara de plus que M. Slobodník n’avait pas traversé la ligne de front mais était rentré chez lui en avril 1945, et avait été arrêté alors. Le tribunal releva aussi que le plaignant avait purgé sa peine dans des camps soviétiques jusqu’à sa libération, intervenue en 1953. En 1960, la Cour suprême de l’URSS avait annulé la peine et clos les poursuites faute d’éléments factuels constitutifs d’une infraction.
Devant le tribunal, M. Slobodník affirma qu’il n’avait été membre des Jeunesses Hlinka que pendant une brève période et qu’il ne s’y était inscrit que parce que cela était obligatoire pour pouvoir participer à un tournoi de tennis de table. Il expliqua de plus qu’il avait été sommé de suivre la formation à Sekule et qu’il avait obtempéré par crainte pour lui-même et sa famille. Il allégua avoir été exclu de la formation car il avait été jugé peu fiable après avoir exprimé un avis négatif à propos de celle-ci. On l’avait alors emmené au quartier général des Jeunesses Hlinka à Bratislava, d’où il avait été autorisé à rentrer chez lui à Banská Bystrica à condition de faire des rapports sur l’armée soviétique. Toutefois, le tribunal ne jugea pas ces faits établis. En particulier, il ne considéra pas que la description que le plaignant donnait des événements dans son ouvrage Paragraphe : cercle polaire déjà paru constituait une preuve pertinente. Selon lui, l’annulation de la peine prononcée en 1945 ne prouvait pas que le plaignant n’avait pas été membre des Jeunesses Hlinka et qu’il n’avait pas suivi la formation à Sekule.
Le tribunal releva également que la période concernée de la vie de M. Slobodník avait été couverte par la presse slovaque et étrangère avant que le requérant ne fît sa déclaration, et que M. Slobodník lui-même avait à plusieurs reprises exprimé des commentaires et accordé des entretiens sur ces questions tant en Slovaquie qu’à l’étranger. Le tribunal conclut donc que, dans sa déclaration, le requérant avait exprimé son avis en se fondant sur des informations déjà parues dans la presse. Cette déclaration concernait une personnalité de la vie publique qui était de ce fait immanquablement exposée à un examen approfondi, et même parfois à des critiques, de la part d’autres membres de la société. En formulant sa déclaration, le requérant avait exercé son droit à la liberté d’expression et n’avait pas indûment porté atteinte aux droits de la personne dans le chef du plaignant.
B. La procédure devant la juridiction d’appel
M. Slobodník interjeta appel devant la Cour suprême (Najvyšší súd), alléguant que le requérant n’avait pas prouvé qu’il eût un « passé fasciste » et que le tribunal de première instance n’avait pas établi le sens de cette expression. Il fit valoir qu’il avait reçu l’ordre de suivre la formation de Sekule et qu’il en était parti à la première occasion après avoir appris quel en était le but réel. Il expliqua aussi que la loi martiale était en vigueur à l’époque des faits et que des personnes avaient été exécutées ou détenues illégalement. En vertu d’un décret présidentiel, des membres des Jeunesses Hlinka avaient été incorporés de force dans l’armée et s’étaient retrouvés soumis aux règles disciplinaires et judiciaires militaires. Le plaignant soutint qu’il n’avait rien fait de mal contre sa patrie ou les alliés antifascistes et conclut que la déclaration et le poème du requérant étaient diffamatoires.
Le requérant affirma en particulier que les tribunaux devaient renoncer à suivre leur pratique établie selon laquelle le défendeur doit prouver la véracité de ses déclarations dans le cadre d’une procédure en diffamation. Selon lui, la charge de la preuve devait plutôt incomber au seul plaignant ou aux deux parties. Il argua en outre que sa déclaration était un jugement de valeur reposant sur des faits incontestés, à savoir que le plaignant avait été membre des Jeunesses Hlinka et avait suivi une formation terroriste à Sekule. Il n’importait pas de savoir si le plaignant avait peu ou prou participé aux activités de ce mouvement ni pendant combien de temps il en avait été membre. Ce qui comptait était que le plaignant eût adhéré volontairement à cette organisation et qu’après sa prétendue exclusion de la formation de Sekule, il se fût engagé à fournir des informations sur les mouvements des troupes soviétiques au quartier général des Jeunesses Hlinka, ainsi que le montrait le jugement rendu le 19 mai 1945 par le tribunal militaire soviétique. C’est pourquoi le requérant préconisait de rejeter l’appel.
Le 23 mars 1994, la Cour suprême infirma le jugement de première instance, déclarant ce qui suit :
« (...) [le requérant] doit accepter que (...) Dušan Slobodník remette, s’il le souhaite, à l’agence de presse de la République slovaque et à cinq journaux de son choix, slovaques comme étrangers, la déclaration suivante, les frais de publication étant à la charge [du requérant] :
« 1. La déclaration [du requérant] destinée [au service public d’information] parue dans des quotidiens le 30 juillet 1992 et rédigée en ces termes : « (...) Cette année, M. Slobodník est devenu ministre de la Culture et de l’Education de la République slovaque. Juste après, son passé fasciste a été rendu public. (...) M. Slobodník croit-il que la Slovaquie constitue une exception particulière et qu’il s’agit du seul pays ayant le droit de revoir la philosophie du procès de Nuremberg, qui est déterminante pour l’évolution de tous les autres pays européens après la guerre ? (...) »
2. Le poème de circonstance (...) intitulé « Bonne nuit, mon amour », avec les vers « (...) A Bratislava, le procureur revient au pouvoir. L’autorité du parti unique est au-dessus des lois. Un SS et un membre du ŠTB se donnent l’accolade. »
(...) s’analysent en des propos diffamatoires portant atteinte à l’honneur de Dušan Slobodník et représentent une attaque injustifiée envers sa personne (...)
(...)
4. [Le requérant] est condamné à verser au plaignant 200 000 SKK au titre du dommage moral. (...) »
Le requérant fut également condamné aux frais de procédure et aux dépens.
La Cour suprême releva que le plaignant avait décrit les événements en cause dans son ouvrage intitulé « Paragraphe : cercle polaire » avant que ne surgisse le litige concernant son passé, et qu’aucun autre fait pertinent n’avait été établi au cours de la procédure.
De l’avis de la juridiction d’appel, les termes « passé fasciste » équivalaient à dire qu’une personne avait été fasciste par le passé. Elle estima que le requérant avait lui-même interprété ces termes de manière restrictive à l’égard du plaignant en évoquant la philosophie du procès de Nuremberg. Cette philosophie se déduisait de l’accord multilatéral du 8 août 1945, qui comprenait aussi les statuts du tribunal militaire international, et qui avait été intégré à l’ordre juridique tchécoslovaque le 2 octobre 1947. La Cour suprême se jugeait donc liée par le principe de responsabilité individuelle énoncé dans cet accord.
La Cour suprême étudia en outre tous les documents et preuves disponibles relatifs à la Slovaquie utilisés pendant le procès de Nuremberg. Elle n’y trouva aucune mention des Jeunesses Hlinka dans les parties traitant des organisations fascistes. Elle constata que la diffusion ou la mise en application des théories fascistes n’était pas inscrite dans les statuts des Jeunesses Hlinka. Si certaines personnes avaient enfreint les principes chrétiens sur lesquels reposait cette organisation, cela était contraire aux dispositions en vigueur à l’époque. La responsabilité individuelle de ces personnes et, le cas échéant, celle de personnes qui s’étaient laissé tromper à des fins délictueuses, étaient engagées. Or tel n’était pas le cas du plaignant. La Cour suprême accueillit l’argument de ce dernier selon lequel il n’avait appris la nature de la formation de Sekule qu’après avoir commencé de la suivre.
La juridiction d’appel jugea dénuée de pertinence la référence au décret présidentiel no 5/1945 du 19 mai 1945 figurant dans la décision de première instance, car ce décret ne portait que sur les biens ; en effet, il nationalisait les biens des personnes que l’Etat avait considérées comme indignes de confiance.
La Cour suprême rappela qu’à l’époque des faits la responsabilité pénale et morale était définie par plusieurs instruments : l’ordonnance no 33 portant sanction des criminels, occupants, traîtres et collaborateurs fascistes et établissant le pouvoir judiciaire du peuple, adoptée par le Conseil national slovaque le 15 mai 1945, et le décret présidentiel no 16/1945 du 19 juin 1945 relatif à la sanction des criminels et traîtres nazis ainsi que des personnes les ayant aidés et aux juridictions populaires extraordinaires. Ces instruments se fondaient en partie sur le principe de la responsabilité collective, mais ils ne mentionnaient pas les Jeunesses Hlinka.
Quant au poème du requérant, la Cour suprême constata qu’il datait du 17 juillet 1992, soit le jour même de la proclamation de la souveraineté de la République slovaque depuis le balcon du Conseil national slovaque, où M. Slobodník se trouvait également. Peu après, le requérant avait rédigé sa déclaration au sujet du passé de M. Slobodník, et deux journalistes avaient vu dans le poème une description de la scène de la proclamation. Selon eux, le requérant aurait visé M. Slobodník par le terme « SS ». La Cour suprême en conclut que le requérant avait porté atteinte aux droits de la personne dans le chef du plaignant tant par son poème que par sa déclaration du 29 juillet 1992.
Elle n’accepta pas que, comme le requérant le demandait, la charge de la preuve incombât au plaignant ou aux deux parties, faute de base pour cela dans le droit et la pratique internes. Elle en conclut que le requérant n’avait pas prouvé que M. Slobodník eût été fasciste par le passé, considérant que ce dernier avait adhéré aux Jeunesses Hlinka parce qu’il voulait participer à des activités sportives et non parce qu’il nourrissait des sympathies fascistes. Quant à la formation de Sekule, elle estima que M. Slobodník ne l’avait pas terminée et qu’il n’importait pas de savoir s’il en avait été renvoyé ou s’il en était parti de sa propre initiative. Seul comptait le fait que le passé du plaignant ne pût être qualifié de fasciste de ce point de vue.
C. La procédure devant la juridiction de cassation
Le requérant se pourvut en cassation, dénonçant notamment une violation en son chef des droits garantis par l’article 10 de la Convention. Selon lui, la Cour suprême aurait dû conclure des dispositions pertinentes du décret présidentiel no 5/1945 que les Jeunesses Hlinka étaient une organisation fasciste et que, conformément aux dispositions pertinentes des ordonnances nos 1/1944 et 4/1944 du Conseil national slovaque, participer à une quelconque activité au sein des Jeunesses Hlinka équivalait à appartenir à une organisation fasciste illégale. Il critiquait en outre le fait que la Cour suprême n’eût pas établi avec suffisamment de certitude si le plaignant avait réellement été exclu de la formation de Sekule et s’il s’était engagé ou non à commettre des activités terroristes.
Le 25 mars 1995, une autre chambre de la Cour suprême siégea en tant que cour de cassation ; elle confirma la partie de l’arrêt rendu le 23 mars 1994 en appel qui habilitait le plaignant à faire publier le texte mentionné dans ledit arrêt au sujet de la déclaration du requérant datant du 29 juillet 1992. Pour le surplus, la cour de cassation annula le jugement de première instance et l’arrêt d’appel et renvoya l’affaire devant le tribunal de Bratislava.
La cour de cassation ne souscrivit pas au point de vue du requérant d’après lequel il incombait au plaignant de prouver que les allégations le concernant étaient fausses. Selon elle, de plus, on ne pouvait considérer qu’une personne avait un passé fasciste que si elle avait activement propagé ou pratiqué le fascisme. Le simple fait d’appartenir à une organisation et de participer à une formation terroriste sans que cela soit suivi d’actions pratiques ne pouvait mériter le qualificatif de passé fasciste.
Le requérant n’ayant pas réussi à prouver que le plaignant avait un passé fasciste au sens défini précédemment, la cour de cassation conclut que la déclaration du premier avait porté atteinte de manière injustifiée aux droits de la personne dans le chef du second. Dans son arrêt, elle admit que la loi slovaque définissait les Jeunesses Hlinka comme une organisation fasciste. Elle rappela toutefois que les dispositions légales pertinentes, dont celles invoquées par le requérant, ne s’appliquaient aux personnes physiques que lorsque des actes précis accomplis par elles le justifiaient. Appliquer ces dispositions à tous les membres de pareilles organisations indépendamment des actes qu’ils avaient réellement commis conduirait à leur reconnaître une culpabilité collective. Elle rappela à cet égard que les enfants de plus de six ans étaient acceptés au sein des Jeunesses Hlinka.
Elle considéra que l’argument du requérant selon lequel sa déclaration exprimait un jugement de valeur n’aurait pu être recevable que si l’intéressé y avait expressément évoqué les faits précis fondant pareil jugement. Elle déclara notamment :
« Indiquer que le plaignant a eu un passé fasciste n’est pas un jugement de valeur fondé sur une analyse des faits, mais une allégation (déclaration) formulée sans justification concomitante des circonstances factuelles à partir desquelles la personne exprimant le jugement tire une conclusion. Il aurait pu s’agir d’un jugement de valeur si la déclaration [du requérant] s’était accompagnée de la mention de l’appartenance du [plaignant] aux Jeunesses Hlinka et de sa participation à la formation, c’est-à-dire des activités considérées par l’auteur du jugement comme constitutives d’un passé fasciste. Seule une telle déclaration, fondée sur les faits utilisés par l’auteur du jugement, constituerait un jugement de valeur dont il n’y aurait pas à prouver la véracité. Seule une telle interprétation est de nature à garantir un équilibre entre la liberté d’expression et le droit à la protection de la réputation [d’une personne] au sens de l’article 10 de la Convention. »
La cour de cassation considéra ensuite que la restriction à la liberté d’expression du requérant était compatible avec les exigences de l’article 10 § 2 de la Convention car elle était à son avis nécessaire à la protection de la réputation du plaignant conformément aux articles 11 et suivants du code civil.
Quant au poème, la cour de cassation annula les décisions de première et de seconde instances pour manque de preuves et dit que, dans la suite de la procédure, le plaignant devrait prouver qu’il était visé par le poème du requérant. Elle cassa aussi la partie de l’arrêt d’appel portant sur la réparation du dommage moral et les frais et dépens car leur octroi était fonction d’une appréciation des deux ingérences dénoncées par le plaignant.
D. La suite de la procédure
Le 15 avril 1996, le tribunal de Bratislava rendit une nouvelle décision quant au reste de l’affaire. Il suspendit la procédure pour ce qui est du poème au motif que le plaignant avait retiré sa plainte à ce sujet.
Le tribunal rejeta en outre les prétentions au titre du dommage moral, ne jugeant pas établi que la déclaration du requérant eût fortement porté atteinte à la dignité du plaignant et à sa situation sociale au sens de l’article 13 § 2 du code civil. A son avis, le plaignant n’avait pas réussi à montrer si la publicité considérable à son sujet était le résultat de la déclaration du requérant ou bien des articles de presse et de l’ouvrage qu’il avait lui-même publié avant ladite déclaration.
Eu égard à la mesure dans laquelle les parties avaient obtenu gain de cause dans la procédure, le tribunal ordonna au plaignant de verser 56 780 SKK au requérant en remboursement de la partie pertinente des frais encourus par ce dernier. Le tribunal condamna également le requérant et le plaignant à lui verser 875 et 2 625 SKK respectivement en remboursement des frais qu’il avait exposés à l’avance.
Le 25 novembre 1998, la Cour suprême confirma la décision du tribunal de Bratislava de suspendre la procédure pour ce qui était du poème et de rejeter les prétentions du plaignant au titre du dommage moral. Elle déclara qu’aucune des parties n’avait droit au remboursement des frais. Elle ordonna en outre à chacune d’elles de payer la moitié des frais assumés d’avance par l’Etat, soit 1 750 SKK. M. Slobodník forma un pourvoi en cassation, qui est toujours pendant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le décret présidentiel no 5/1945
Le décret précité, émis par le président Beneš le 19 mai 1945, concernait notamment la nationalisation des biens « des Allemands, Hongrois, traîtres et collaborateurs et de certaines organisations et institutions ».
L’article 4 b) définit comme indignes de la confiance de l’Etat :
« les personnes qui ont exercé des activités dirigées contre la souveraineté de l’Etat, l’indépendance, l’intégrité, le caractère démocratique et républicain de l’Etat, ou la sécurité et la défense de la République tchécoslovaque, qui ont incité autrui à prendre part à de telles activités et délibérément soutenu les occupants allemands et hongrois de quelque manière que ce soit. Parmi les personnes relevant de cette catégorie figurent, par exemple, (...) les principaux représentants des (...) Jeunesses Hlinka (...) et d’autres organisations fascistes similaires. »
L’article 5 qualifie d’indignes de la confiance de l’Etat les personnes morales dont l’administration a délibérément pris parti pour l’Allemagne et la Hongrie pendant la guerre ou servi des objectifs fascistes et nazis.
B. Le code civil et la pratique pertinente
Les articles 11 et suivants du code civil garantissent le droit de chacun à la protection de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
Aux termes de l’article 11, toute personne physique a le droit de voir protéger en son chef les droits de la personne, notamment sa vie, sa santé, sa dignité civile et humaine, son intimité, son nom et ses caractéristiques personnelles.
Selon l’article 13 § 1, toute personne physique a le droit d’exiger qu’il soit mis un terme aux atteintes injustifiées dans son chef aux droits de la personne et que soient effacées les conséquences de pareilles atteintes, et, enfin, d’obtenir une réparation appropriée.
L’article 13 § 2 dispose que, lorsque la réparation obtenue en vertu de l’article 13 § 1 est insuffisante, notamment parce que la dignité et la situation sociale d’une personne ont considérablement souffert, la personne lésée a droit à une réparation au titre du dommage moral.
Conformément à la pratique établie, dans une procédure en diffamation, le plaignant doit prouver que les allégations du défendeur étaient objectivement susceptibles de porter atteinte dans son chef aux droits garantis par l’article 11 du code civil. Si tel est le cas, le défendeur est tenu de produire des preuves propres à démontrer la véracité de ses allégations pour obtenir gain de cause. | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Historique
Le requérant est un ressortissant lituanien né en 1974.
A compter du 5 octobre 1993, il purgea une peine de neuf ans d’emprisonnement pour vol, possession et vente d’armes à feu. A une date non précisée au début d’avril 1998, il fut transféré de la prison de Lukiškės à celle de Pravieniškės (Pravieniškių 2-oji sustiprintojo režimo pataisos darbų kolonija).
A son arrivée dans cette dernière prison, il fut placé dans le quartier d’isolement (Sunkiai auklėjamųjų būrys, ci-après le « SAB »), situé dans l’aile 5 de la prison (V lokalinis sektorius). Le 30 juin 1998, il put quitter le SAB et fut transféré dans une cellule ordinaire du quartier 13 puis du quartier 21 (13 ir 21 brigados), situés dans l’aile 1 de la prison (I lokalinis sektorius). Du 5 au 20 janvier 1999, le requérant fut placé en isolement cellulaire (Baudos izoliatorius). Il fut de nouveau transféré au SAB le 20 janvier 1999. Il demeura dans la prison de Pravieniškės jusqu’à sa libération, intervenue le 14 avril 2000 à la suite d’une grâce présidentielle.
La présente affaire concerne les conditions de détention de l’intéressé à la prison de Pravieniškės et le traitement qu’il y a connu d’avril 1998 à avril 2000.
B. Dépositions recueillies par les délégués de la Cour
Le requérant
Les délégués de la Cour recueillirent la déposition du requérant à Vilnius le 25 mai 2000 puis à Pravieniškės le 26 mai 2000. Les déclarations de l’intéressé peuvent se résumer comme suit.
a) Conditions générales de détention
i. Le SAB
Le quartier comportait un dortoir de vingt-deux détenus, une petite cuisine, une salle de repos et une cabine de douche. D’après le requérant, le SAB n’était prévu que pour six à huit personnes ; il était donc nettement surpeuplé. Seul le dortoir était pourvu de fenêtres. Il n’y avait ni fenêtres ni ventilation dans la cuisine et la salle de repos. Une fenêtre fut percée dans la cuisine lors d’une rénovation effectuée en 1999.
Un couloir conduisait à une courette extérieure. Le grillage métallique qui la fermait par le haut était recouvert de neige en hiver. Aucune lumière n’y pénétrait donc en cette saison.
Les sanitaires se composaient de huit toilettes sans siège non séparées par des cloisons. Les détenus du SAB utilisaient les toilettes à tour de rôle afin de respecter l’intimité de chacun. Il n’y avait pas de fenêtre et un système de ventilation n’y fut installé qu’après la rénovation intervenue fin 1999. En conséquence, il y régnait une odeur pestilentielle.
Les détenus n’avaient pas accès à la buanderie de la prison pour y nettoyer leur linge personnel ; ils devaient donc faire leur lessive à la main dans des cuvettes de la salle de douche. Il était difficile de faire sécher les affaires dans la courette. En outre, il leur était interdit d’avoir leurs propres draps et couvertures. Les autorités carcérales leur fournissaient à chacun des draps et des serviettes, qui étaient régulièrement lavés à la buanderie de la prison.
Les gardiens ne se rendaient au SAB que pour distribuer les repas et effectuer des contrôles. Le directeur de la prison y faisait une visite de temps à autre et les médecins n’y allaient que très rarement. Le téléphone était le seul moyen de communication avec l’extérieur. Le 11 juin 1998, le requérant se sentit fiévreux. Il était si mal en point qu’il ne se rendit pas aux contrôles réguliers du SAB et resta couché. Il demanda aux gardiens d’appeler le médecin. Il utilisa aussi la ligne téléphonique spéciale reliant le SAB au service médical de la prison. Toutefois, il n’obtint pas de réponse car c’était l’heure du déjeuner. Il ne rappela pas le service médical. A la place, il demanda aux gardiens du SAB plusieurs fois par jour de lui envoyer un médecin. Il ne reçut la visite d’un médecin que le 16 juin 1998. Celui-ci confirma qu’il avait attrapé un rhume et lui dit de garder le lit.
Aucun travail, loisir ou autre activité constructive n’était organisé dans le SAB. La seule activité raisonnable autorisée était le jeu d’échecs. Le requérant reconnaît que les détenus pouvaient regarder la télévision, lire et écouter la radio sans restriction.
ii. Le régime normal (aile 1)
Le requérant fut détenu dans les quartiers 13 et 21 de l’aile 1 de la prison. Chacune des cinq ailes était prévue pour 300 détenus. La prison était nettement surpeuplée. L’aile 1 logeait 400 détenus environ. Elle se composait de 12 quartiers, c’est-à-dire des dortoirs jouxtant des sanitaires, de 20 à 30 détenus. 32 personnes dormaient dans le quartier 13 lorsque le requérant y fut placé. Le quartier 21 accueillait 24 personnes. D’après l’intéressé, le quartier 13 était prévu pour 8 personnes au maximum et le quartier 21 pour 6. Les quartiers manquaient d’aération, notamment la nuit, à cause de la surpopulation. Les lits superposés installés dans les dortoirs masquaient presque entièrement les fenêtres, ce qui empêchait l’air frais d’entrer. Pendant la journée, les détenus pouvaient se déplacer librement dans l’aile et la cour de promenade extérieure.
Les sanitaires étaient dans un état déplorable. Les toilettes, les lavabos et les bacs de douche étaient infestés de microbes. Il y avait des fuites, et les tuyauteries étaient très vieilles, rouillées et envahies de champignons. Les toilettes situées dans les différents quartiers se composaient de W.-C. sans siège non séparés les uns des autres par des cloisons. Le papier hygiénique n’était fourni qu’occasionnellement. Le requérant déclare qu’il lui était très difficile de rester propre car il n’avait droit qu’à une douche par semaine à jour fixe. Prendre une douche pendant un jour non prévu donnait lieu à une punition. Les douches ne fonctionnaient que cinq jours par semaine et étaient toujours surpeuplées. Pendant l’été, il n’y avait de l’eau chaude que les fins de semaine. Les draps du requérant étaient nettoyés à la buanderie de la prison. Les effets personnels tels que les vêtements devaient être lavés à la main dans un lavabo.
Il y avait trois distributions de nourriture par jour. Les autorités ne prévoyaient qu’un budget de 2,17 litai lituaniens (LTL) par détenu et par jour pour la restauration à la prison de Pravieniškės. La nourriture était toujours froide et il n’y avait rien pour la réchauffer. Des légumes n’étaient servis qu’une fois par semaine. Trois fois par semaine au moins, il était impossible de manger ce qui était servi au déjeuner car c’était trop mauvais. D’une manière générale, les repas étaient préparés sans aucune hygiène. Le requérant a parfois retrouvé des copeaux de bois, de petits cailloux et des morceaux de métal dans ses aliments. La cantine de la prison ne pouvait fournir des suppléments de nourriture que lorsque le médecin avait recommandé un régime particulier. Etant donné que la cantine n’était pas assez grande pour accueillir tous les détenus, les repas étaient pris en plusieurs services. Cependant, le nombre de détenus était à chaque fois supérieur à la capacité d’accueil de la cantine et les retardataires ne pouvaient pas manger. Il était possible de se procurer de la nourriture à la boutique de la prison. Le requérant reconnaît qu’il avait régulièrement quelques centaines de LTL sur son compte à la boutique. Par ailleurs, les familles des détenus pouvaient leur donner lors des visites un certain nombre de choses. Le requérant avait l’autorisation de recevoir de la nourriture supplémentaire apportée par sa famille.
Des médecins qualifiés ne se rendaient à la prison qu’à titre occasionnel. Il était donc impossible de disposer d’une assistance médicale professionnelle et permanente à l’infirmerie de la prison. Celle-ci manquait de médicaments, notamment de calmants. Toutes les maladies étaient traitées à l’aspirine et au paracétamol. Le requérant affirme qu’il était atteint d’une maladie cardiaque. Il reconnaît toutefois n’avoir pas subi les examens cardiologiques appropriés à l’infirmerie. Il soutient aussi qu’il avait un problème au genou en raison de son énorme surcharge pondérale. Les autorités carcérales ne l’ont pas fait opérer faute d’installations adéquates. L’intéressé admet cependant que cette opération n’était pas d’une grande urgence. En raison de son coût élevé, il n’a pas cherché à se faire opérer une fois sorti de prison. Il déclare enfin qu’il a eu une gastrite mais que les médecins de la prison ont refusé de lui prescrire un régime alimentaire amélioré à la cantine.
A la suite d’une ordonnance du ministère de l’Intérieur, tous les prisonniers furent soumis à un « régime debout » d’août à novembre 1998. Il leur était interdit de s’allonger sur leur lit à partir du réveil, à 6 h 30, jusqu’à la fermeture, à 22 h 30, c’est-à-dire pendant seize heures par jour. Les exceptions n’étaient accordées que sur recommandation médicale. Le requérant se plaignit de ce que de nombreux détenus, notamment lui-même en raison de son poids et de ses problèmes cardiaques, ne pouvaient supporter ce régime. Les médecins de la prison le jugèrent cependant apte à respecter l’ordonnance. Sur diverses plaintes émanant du requérant et d’autres détenus, le médiateur recommanda que cette ordonnance fût annulée. Le requérant allègue qu’elle a quand même été maintenue.
Il n’y avait aucun travail à faire à la prison, et le nombre d’activités constructives était très restreint. Lorsque le temps le permettait, il était possible de pratiquer des sports de plein air dans la cour extérieure, mais pas en hiver. Les concerts ou projections de films étaient rares. Aucun programme de formation ou d’enseignement n’était organisé dans la prison.
A l’origine, le requérant s’était plaint d’une ingérence dans son droit de recevoir des visites de sa famille. Lors de l’entretien avec les délégués de la Cour, il a toutefois reconnu qu’il avait pu recevoir suffisamment de visites, notamment à la suite d’une intervention du médiateur sur une plainte de sa part.
iii. L’isolement cellulaire
Du 5 au 20 janvier 1999, le requérant fut isolé dans une cellule de 6 mètres carrés environ, qu’il partageait avec un autre détenu. La cellule comportait des toilettes sans siège, un lavabo et une table située au centre de la pièce.
b) Actes spécifiques des autorités carcérales
i. La fouille corporelle du 7 mai 1998
Le 7 mai 1998, le requérant reçut la visite de parents, qui lui remirent de la nourriture. Il fut ensuite arrêté dans la zone d’accès pour y subir le contrôle de sécurité habituel visant à s’assurer qu’on ne lui avait remis aucun produit interdit. Le gardien-chef P. procéda à la fouille en présence de deux autres gardiens. P. ordonna au requérant de se déshabiller. Alors qu’il était en sous-vêtements, une femme, la surveillante J., entra dans la pièce. P. lui ordonna alors de se dévêtir complètement, le menaçant d’une réprimande s’il ne s’exécutait pas. Le requérant obtempéra et enleva ses sous-vêtements en présence de Mme J. qui, comme les autres gardiens, observait la scène en fumant. Les gardiens examinèrent son corps, y compris ses testicules. Alors qu’ils ne portaient pas de gants, ils touchèrent les organes génitaux du requérant puis la nourriture qu’on lui avait donnée sans se laver les mains. Le requérant dut aussi s’accroupir pour que les gardiens puissent vérifier qu’il n’avait rien caché dans son anus. On ne trouva rien d’interdit sur lui. Le requérant affirme que la fouille a été menée dans le but de le ridiculiser devant la surveillante.
ii. Les allégations de brimades et l’absence de contrôle
Selon le requérant, les gardiens situés au bas de l’échelle hiérarchique étaient très peu qualifiés, souffraient d’un complexe d’infériorité et montraient leur autorité de manière dégradante. Les autorités carcérales toléraient que le personnel de la prison consommât en permanence de l’alcool pendant les heures de travail. De nombreux détenus auraient été utilisés par les autorités carcérales comme informateurs secrets en échange de promesses de libération conditionnelle. Les gardiens agissaient à l’égard de l’intéressé de manière provocante. Celui-ci était quotidiennement humilié en raison de la ferme opposition qu’il manifestait envers le fonctionnement du système pénitentiaire en Lituanie en général, et des critiques qu’il formulait à ce sujet et quant aux conditions de détention dans cette prison en particulier. Il a donné des exemples de brimades qu’il aurait subies.
Son transfert au SAB en avril 1998 aurait été arbitraire, car il n’avait jusqu’alors commis aucune infraction disciplinaire. Après sa libération du SAB le 30 juin 1998, il fut détenu sous le régime normal ; on lui octroya même des conditions de détention améliorées. Le 20 août 1998, quelques détenus fondèrent une association pour se porter mutuellement assistance et soutien qu’ils baptisèrent « But ». Le requérant en fut élu président. Le 24 août 1998, les autorités carcérales lui infligèrent une sanction disciplinaire, en conséquence de quoi il fut privé des améliorations apportées à ses conditions de détention. Officiellement, la raison en était qu’il avait battu un autre détenu, selon ce qu’un informateur secret avait rapporté aux autorités carcérales. Le requérant nia avoir frappé l’autre détenu tout en reconnaissant avoir assisté à la scène sans intervenir. Il adressa à l’administration pénitentiaire et au médiateur des plaintes au sujet de l’irrégularité de la peine, qui furent rejetées pour absence de fondement.
Le 10 octobre 1998, le droit du requérant d’acheter de la nourriture à la boutique de la prison fut suspendu pendant un mois et, le 13 octobre 1998, l’intéressé reçut un avertissement disciplinaire pour avoir menacé des détenus de recourir à la force envers eux. Les autorités carcérales rejetèrent les plaintes qu’il avait formées au sujet de ces sanctions. Sa demande dirigée contre un gardien, M. Kmieliauskas, qui aurait été à l’origine de celles-ci, ne fut pas examinée.
Le 15 octobre 1998, le requérant fut sanctionné pour être sorti de l’aile 1. On lui ordonna de laver les fenêtres du quartier 21, et ce sous la surveillance du gardien Kmieliauskas. Le requérant commença par refuser de laver les fenêtres en présence de ce gardien et d’autres détenus, car cela aurait signifié une atteinte flagrante à son droit de se plaindre de ce gardien. Le requérant procéda ensuite au lavage alors qu’on ne l’observait pas. Le gardien Kmieliauskas refusa d’admettre que le travail avait été fait.
Le 16 octobre 1998, alors que le directeur de la prison était absent, le gardien Kmieliauskas ordonna de placer le requérant en isolement cellulaire. L’intéressé y fut conduit sur-le-champ menottes aux mains. Dans l’heure qui suivit, le directeur rentra à la prison. Après avoir entendu le requérant et certains gardiens, il décida que le premier n’avait pas manqué à ses devoirs le 15 octobre 1998 ; l’isolement fut immédiatement levé.
Dans ses observations écrites à la Cour, le requérant avait déclaré avoir reçu le 23 octobre 1998 un avertissement parce qu’il dormait encore à 6 h 40, soit dix minutes après l’heure réglementaire du réveil. Lors de son entretien avec les délégués de la Cour, il a affirmé catégoriquement que les gardiens l’avaient trouvé au lit à 6 h 30. Le 28 octobre 1998, il reçut un nouvel avertissement disciplinaire parce qu’il avait dépassé la ligne de discrétion alors qu’il faisait la queue pour appeler sa famille au téléphone.
En décembre 1998, le requérant apprit de « sources confidentielles » qu’un des gardiens, B., avait participé à des activités délictueuses, à savoir la falsification de documents. Le 28 décembre 1998, le requérant déposa une plainte contre B. au nom de But. Elle fut transmise aux autorités carcérales pour qu’elles l’adressent au médiateur. Le 29 décembre 1998, un des responsables de la prison aurait demandé au requérant de ne pas envoyer la plainte, en promettant que B. serait licencié et que lui-même bénéficierait de conditions de détention améliorées. Le requérant refusa et insista pour que la plainte fût transmise comme prévu. D’après lui, B. aurait été contraint de quitter la prison à la suite de l’enquête menée par le médiateur. En décembre 1998, le requérant saisit aussi le médiateur d’une plainte contre un autre gardien, P., pour abus d’autorité. Le requérant faisait notamment valoir que P. avait délibérément provoqué des conflits entre le requérant et d’autres détenus. Cette plainte fut rejetée pour défaut de fondement.
Le 21 décembre 1998, le requérant rencontra le directeur de la prison, qui l’autorisa à rendre visite à des personnes détenues dans d’autres ailes afin de leur transmettre pour Noël les vœux de But. D’après les observations écrites soumises par le requérant à la Cour, l’autorisation avait été donnée oralement, mais il déclara aux délégués de la Cour qu’elle avait été mise par écrit et affichée sur le panneau d’information prévu à cet effet. Cette autorisation était valable du 24 au 27 décembre 1998. Le 24 décembre, le requérant tenta de se rendre de l’aile 1 à l’aile 3. A un point de contrôle spécial situé entre ces deux ailes, il fut arrêté par les gardiens qui lui dirent qu’il n’avait pas le droit de pénétrer dans l’aile 3.
Le 29 décembre 1998, à titre de sanction disciplinaire pour l’« intrusion illicite » du 24 décembre, le requérant se vit ordonner de nettoyer autour de son lit dans le quartier 21. Le règlement pénitentiaire provisoire n’exigeant pas de procéder au nettoyage en présence d’un gardien, il fit ce travail sans témoins. Le gardien Kmieliauskas, qui devait le surveiller, n’admit pas que le travail avait été fait.
En conséquence, le 5 janvier 1999, le requérant se vit attribuer quinze jours d’isolement cellulaire. Il annonça immédiatement qu’il entamait une grève de la faim car il considérait cette sanction comme arbitraire. Le 6 janvier 1999, il adressa des plaintes à diverses autorités de l’Etat et aux médias. Le 8 janvier 1999, la sœur du requérant appela le directeur de la prison, qui lui aurait menti en affirmant que l’intéressé ne faisait pas la grève de la faim. Le 9 janvier 1999, le plus grand quotidien lituanien, Lietuvos Rytas, publia en deuxième page un article déclarant que le requérant faisait une telle grève. Le sixième jour de cette grève, soit le 11 janvier 1999, un procureur se rendit à la prison et conseilla au requérant de s’efforcer de conclure un compromis avec les autorités carcérales. Le 13 janvier 1999, le requérant mit fin à sa grève. Le 15 janvier 1999, le directeur de la prison accorda à un journal, Akistata, un entretien qui parut sous le titre « Troubles fomentés sans raison ». Dans l’entretien, le directeur déclarait que le requérant « ne faisait rien [pour se soumettre au régime de la prison] hormis déposer diverses plaintes ». L’intéressé estime que ces propos expriment la partialité du directeur à son égard.
Le 21 janvier 1999, le requérant se vit infliger deux sanctions disciplinaires pour grève de la faim illicite. On lui supprima le droit de se rendre à la boutique de la prison et celui de recevoir de la nourriture par sa famille. De plus, on le transféra au SAB.
Selon le requérant, ces sanctions, prises dans leur ensemble, démontrent le caractère ineffectif de tout effort interne pour contrôler des allégations de mauvais traitement. Le médiateur aurait rejeté ses plaintes au sujet des sanctions disciplinaires qu’il avait subies sur le seul fondement des déclarations des autorités carcérales, sans tenir dûment compte des circonstances réelles. D’après lui, le traitement qu’il a connu en prison était dégradant parce qu’il n’a pas eu accès à une autorité indépendante et impartiale pour dénoncer ses conditions de détention.
Il n’y a pas eu d’information au sujet d’un contrôle effectif du traitement des détenus en général ou du requérant en particulier parce que le règlement pénitentiaire provisoire (Pataisos darbų įstaigų laikinosios taisyklės) n’avait pas été publié. Le règlement définissait la base légale du régime pénitentiaire et des actes des autorités carcérales. L’absence de publicité d’un document juridique aussi important permettait aux autorités carcérales d’agir avec arbitraire. Ce document n’avait été déposé ni auprès de l’administration pénitentiaire ni dans les prisons. De l’avis du requérant, chaque quartier de la prison aurait dû disposer d’un exemplaire du règlement. Or la prison n’en possédait qu’un seul.
iii. Le contrôle de la correspondance avec les organes de la Convention
Le requérant indique que la première lettre que lui a adressée la Commission européenne des Droits de l’Homme, datée du 18 juin 1998, lui a été montrée déjà ouverte. Il a seulement été autorisé à la recopier avant de la rendre aux autorités carcérales. Les autres lettres émanant des organes de la Convention ont été ouvertes par lesdites autorités et lui ont été remises quelque trois jours après leur réception à la prison.
Le 7 décembre 1998, le directeur de la prison écrivit une lettre à la Cour où il déclarait notamment :
« Le 2 décembre 1998, les autorités carcérales ont reçu une lettre [du requérant] adressée à [la Cour]. Après avoir pris connaissance de la teneur de la lettre (...) j’aimerais exposer certaines considérations quant aux faits qui [y] sont allégués (...)
Il est vrai que, conformément à l’ordonnance du ministère de l’Intérieur en date du 14 août 1998 (...) il est interdit aux condamnés de rester au lit en dehors des horaires prévus, si les responsables n’ont pas accordé de permission spéciale à cette fin (...), [mais] il n’est pas vrai que tous les condamnés se soient vu interdire de rester couchés pendant la journée, comme J. Valašinas l’indique dans sa lettre (...) parce que des [détenus] âgés et handicapés ont bénéficié de [cette] possibilité (...)
[Le requérant] allègue que certaines ailes de la prison hébergent plus de 400 détenus, ce qui est contraire à l’article 2 § 11 du règlement pénitentiaire, selon lequel « 300 personnes au maximum sont détenues dans une aile ». [Cependant,] il est en pratique impossible d’appliquer cette disposition en raison de l’augmentation rapide du nombre de détenus (la limite est de 1 830 [détenus], [mais] le 3 décembre 1998, il y en avait 2 109).
En ce qui concerne l’éducation des détenus (...), l’administration du comté de Kaunas est disposée à mettre en place un centre d’éducation pour adultes dans la prison à compter du 1er janvier 1999 (...)
Le 20 août 1998, [le requérant] a fondé une association d’assistance et de soutien mutuels, « But » (...) Nous pensons qu’il y a lieu de s’en féliciter (...). En pratique toutefois, depuis sa création, cette association et son président, J. Valašinas, se bornent à défendre les intérêts (...) des « chefs » de la pègre (...) »
Dans une lettre à la Cour datée du 16 décembre 1998, la sœur du requérant se plaignit de ce que celui-ci lui avait indiqué au téléphone le 15 décembre 1998 qu’on lui avait interdit de continuer à correspondre avec la Cour et que ses lettres à celle-ci datées des 30 novembre et 3 décembre 1998 n’avaient pas été postées par les autorités carcérales.
Le 18 décembre 1998, ces dernières envoyèrent au greffe les lettres du requérant datées des 30 novembre, 3 décembre et 15 décembre 1998. Elles contenaient aussi un compte rendu de la réunion des autorités du 15 décembre 1998, où il avait été question de la correspondance entre le requérant et la Cour. D’après le compte rendu, le directeur de la prison par intérim avait
« expliqué [au requérant] qu’il devait s’adresser tout d’abord à certaines autorités de la République de Lituanie, à savoir l’administration pénitentiaire, le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Justice, le médiateur, le parquet général et autres institutions. [Le requérant] connaît bien cette procédure (...) mais a exigé catégoriquement que sa lettre [à la Cour] soit envoyée (...). [Le requérant] m’a demandé si j’avais le droit de prendre connaissance du contenu de [sa] lettre (...). J’ai dit que j’en avais le droit en vertu de l’article 7 § 1 (7) du règlement pénitentiaire provisoire [aux termes duquel] « les lettres reçues ou envoyées par un condamné (sauf celles adressées à un procureur) sont soumises à la censure ». Vu la demande catégorique [du requérant], [sa] plainte sera adressée à son destinataire ».
Le 1er mars 1999, le greffe reçut une nouvelle lettre du requérant postée le 15 février. Selon l’intéressé, cette lettre avait été envoyée par les autorités carcérales. Il y joignait un original de la lettre du greffe du 14 janvier 1999 comme preuve de ce que sa correspondance avec la Cour avait été censurée. Cette lettre portait en effet un tampon de la prison avec la date de réception, le 1er février 1999, une note manuscrite, de cette même date, du directeur ordonnant de montrer la lettre au requérant et la confirmation écrite de celui-ci selon laquelle il en avait pris connaissance le 3 février.
Au cours de son entretien avec les délégués de la Cour, le requérant déclara aussi qu’il avait remis en décembre 1998 aux autorités carcérales une autre lettre pour la Cour datée du 16 décembre 1998. Cette lettre n’est jamais parvenue à cette dernière.
Alekas Morozovas
Ce témoin occupait le poste de directeur de la prison à l’époque où le requérant y était détenu.
a) Conditions générales de détention
i. Le SAB
Le témoin reconnaît que, dans les toilettes, les différents trous n’étaient pas séparés par des cloisons jusqu’en 1999, année où eut lieu une rénovation consistant à ériger entre les trous des parois en ciment recouvertes de carreaux de céramique.
ii. Le régime normal (aile 1)
A l’époque où le requérant fut incarcéré sous le régime normal dans l’aile 1, chaque détenu disposait de 2,7 m2 dans le dortoir du quartier 13 et de 3,2 m2 dans celui du quartier 21. Le code des prisons (Pataisos darbų kodeksas) exigeait un espace minimum de 2 mètres carrés dans les dortoirs, tandis qu’une norme sanitaire spéciale du ministère de la Santé datant de 1999 exigeait au moins 3 mètres carrés. Le témoin considère que la prison n’était pas sérieusement surpeuplée à l’époque où le requérant y fut incarcéré, au moins au sens des exigences internes valables jusqu’en 1999. La situation s’est améliorée à la suite d’une loi d’amnistie promulguée en 2000 ; alors que les prisons comptaient au total 2 303 détenus en 1999, ce chiffre est tombé à 1 782 en mai 2000, soit le plus bas niveau en cinq ans.
Les draps, fournis aux détenus, étaient lavés et séchés à la buanderie de la prison gratuitement tous les quinze jours. Les détenus avaient accès à la douche une fois par semaine. Ils pouvaient aussi utiliser les lavabos situés à côté des douches pour laver leurs affaires personnelles. Chaque détenu recevait gratuitement 200 grammes de savon par mois et pouvait en acheter d’autre à la boutique.
Les détenus pouvaient se procurer divers produits, y compris de la nourriture et des articles de toilette, à la boutique de la prison trois fois par mois. Les prix n’étaient pas excessifs et étaient régulièrement revus par les autorités carcérales en fonction de ceux pratiqués dans la région. L’argent liquide n’était pas utilisé à la boutique, mais chaque détenu disposait d’un compte où étaient versés les ressources provenant de sa famille, son salaire gagné à la prison ou ses allocations s’il s’agissait d’un orphelin. Ces comptes étaient débités lors des achats.
Le témoin reconnaît que la cantine, qui accueillait normalement 500 détenus à la fois, a de temps à autre été surpeuplée. Il nie toutefois que des détenus aient été privés de repas pour cette raison. Cinq services étaient organisés pour que chaque détenu pût prendre trois repas par jour. Le témoin n’a jamais reçu de réclamation d’un détenu qui se serait plaint de ne pas avoir eu de repas à cause du surpeuplement de la cantine. Il n’a jamais entendu de plainte au sujet de la qualité de la nourriture. Il déclare que le personnel médical de la prison vérifiait chaque jour le respect des normes sanitaires et la qualité de la nourriture.
Le témoin n’a pas reçu de plainte du requérant quant à l’absence d’assistance médicale dans la prison. Il ajoute que le médecin de la prison et les autorités sanitaires ont confirmé qu’il n’était pas nécessaire d’opérer le requérant du genou pendant sa détention. Le requérant ne s’est jamais plaint auprès de lui de ce que la nourriture servie ne respectât pas les normes sanitaires, ni d’avoir été privé d’un régime spécial ou d’avoir eu besoin de suppléments de nourriture gratuite.
Il n’y avait pas de cloison pour séparer les toilettes sans siège, jusqu’à ce qu’il en soit installé au cours de la rénovation effectuée en 1999. Les toilettes en sont désormais toutes équipées. Le témoin déclare qu’un décret spécial du gouvernement de 1995 exige que tous les détenus reçoivent du papier hygiénique. Toutefois, les autorités carcérales, pour des raisons budgétaires, ont eu du mal à appliquer ce décret, et il n’y a pas eu de distribution de papier hygiénique au cours des derniers mois. La prison manque d’argent, même pour le service du courrier. Le témoin estime que l’absence de papier hygiénique gratuit n’est pas un problème essentiel dans la prison, car il n’a pas reçu de plainte de détenus à ce sujet. Selon lui, il faut savoir qu’il est toujours possible de se procurer du papier hygiénique dans la boutique de la prison au prix de 0,50 à 0,60 LTL le rouleau. De plus, les familles peuvent toujours en donner. Au pire, il est possible d’utiliser d’autres sortes de papier, comme le papier journal, les journaux étant fournis gratuitement aux détenus. Le témoin établit une comparaison entre le papier hygiénique et d’autres articles de toilette, comme le dentifrice et les brosses à dents qui, s’ils ne sont pas fournis gratuitement, peuvent être donnés par les familles ou achetés à la boutique de la prison.
La prison est dotée d’un atelier de travail du bois. Cependant, seule une faible proportion des détenus y travaille en raison du manque de commandes commerciales. Un contrat récemment conclu avec le gouvernement doit néanmoins permettre d’augmenter la production et de créer de nouveaux emplois. 115 détenus travaillent aussi pour les services de la prison, dont la buanderie et la cantine. Le requérant n’a pas travaillé pendant sa détention.
b) Actes spécifiques des autorités carcérales
i. La fouille corporelle du 7 mai 1998
Lorsqu’un détenu a reçu une visite personnelle, il doit, ainsi que tout objet qu’il a pu se voir remettre, subir un contrôle, conformément au règlement pénitentiaire provisoire. Le détenu peut alors être amené à se dévêtir entièrement. Le règlement prévoit que seule une personne du même sexe que le détenu peut en ce cas effectuer la fouille.
Le témoin déclare qu’il n’a pas assisté à l’événement en question, mais qu’il en a été informé par le requérant. Il admet que la surveillante J. travaillait à la prison et supervisait les visites personnelles. Elle avait notamment pour fonction d’accompagner les détenus dans la zone des visites, à l’aller comme au retour, et de les remettre entre les mains des gardiens effectuant les fouilles. La Cour n’a pas pu interroger Mme J. car elle n’était pas à la prison le jour où ses délégués s’y sont rendus.
Les trois gardiens qui ont effectué la fouille corporelle ont été interrogés par le témoin immédiatement après que le requérant eut porté plainte en mai 1998. Ils ont nié qu’une femme ait été présente. Il n’a pas été dressé de procès-verbal de la plainte du requérant ou d’une éventuelle enquête sur l’incident.
Le témoin déclare ne pas savoir si Mme J. a pris part à la fouille. Si le requérant s’est entièrement déshabillé en présence d’une femme, il s’agit d’une violation du règlement pénitentiaire provisoire. Or, compte tenu des fonctions de Mme J., il reconnaît qu’il est possible, en théorie comme en pratique, qu’elle ait assisté à la fouille.
ii. Les allégations de brimades et l’absence de contrôle
Le témoin décrit la procédure prévue par le règlement pénitentiaire provisoire en cas d’infraction disciplinaire. La prison de Pravieniškės est dotée d’une commission disciplinaire composée du directeur de la prison, de ses adjoints et des chefs de quartier. Cette commission est chargée d’examiner toutes les allégations d’infraction à la discipline carcérale. Lorsqu’un incident particulier se produit ou lorsque des renseignements précis au sujet d’un incident parviennent aux autorités carcérales, un responsable tel qu’un chef de quartier rédige un rapport sur les faits et donne son avis sur le point de savoir si ceux-ci révèlent une infraction au règlement de la part d’un détenu. Le rapport est normalement soumis au détenu, qui a le droit de présenter ses observations. S’il n’est pas possible de procéder ainsi, par exemple lorsque le rapport contient des déclarations de témoins anonymes quant à l’incident, le détenu est informé de sa teneur. Toutefois, même dans ce cas, qui est exceptionnel, le détenu a le droit de savoir quelles sont les accusations portées contre lui mais ne peut connaître le nom des témoins.
Le rapport et les observations du détenu sont envoyés à la commission disciplinaire, qui décide s’il y a lieu ou non d’infliger une sanction. Il est absolument impératif que le détenu comparaisse en personne devant la commission avant que celle-ci ne prenne sa décision. Les témoins qui sont des détenus ne sont normalement pas entendus en personne lors de l’audience, mais leur déposition figure dans le rapport écrit. Néanmoins, tout gardien impliqué dans un incident doit être entendu par la commission, avec l’auteur allégué de l’infraction.
La décision de la commission est susceptible d’appel. Lorsque le rapport d’incident a été rédigé par un membre du personnel dont le rang ne dépasse pas celui de directeur adjoint, le directeur de la prison peut annuler la sanction. Lorsque le rapport émane du directeur lui-même, le détenu peut faire appel devant le directeur de l’administration pénitentiaire. Il peut ensuite saisir le ministère de l’Intérieur ou le médiateur. Ce dernier ne peut annuler la sanction, mais il peut recommander aux autorités carcérales de le faire. La plupart du temps, les recommandations du médiateur sont suivies. En général, il n’est pas interdit aux détenus de se plaindre à l’autorité de leur choix au sujet de tel ou tel aspect de leur détention. Néanmoins, la voie hiérarchique interne constitue le principal recours à la disposition des détenus.
La procédure de plainte contre les membres du personnel est analogue à celle applicable aux infractions disciplinaires. Le témoin n’a pas connaissance d’une plainte particulière que le requérant aurait dirigée contre un membre du personnel. Il déclare toutefois que, si le requérant en a déposé une, elle a été envoyée aux autorités compétentes.
Tous les détenus connaissent le règlement pénitentiaire provisoire, qui prévoit cette procédure et renferme d’autres dispositions relatives au régime en vigueur dans toutes les prisons lituaniennes. Chaque détenu a librement accès aux copies du règlement et du code des prisons déposées à la bibliothèque de la prison. En outre, à l’arrivée d’un nouveau détenu, un chef de quartier doit lui faire prendre connaissance du règlement, ce qui est confirmé par la signature de l’intéressé.
Jusqu’en août 1998, le témoin n’avait quasiment pas eu de contact personnel avec le requérant, qui n’avait avant cette date fait l’objet d’aucune sanction disciplinaire. Le témoin a participé à la réunion au cours de laquelle a été fondée l’association But, en août 1998. Il considère comme louables les objectifs de cette association, tels qu’ils ressortent de ses statuts, à savoir que les détenus s’apportent mutuellement aide et soutien afin de défendre leurs droits et d’obtenir de meilleures conditions de détention. Les autorités carcérales ne sont aucunement intervenues dans le fonctionnement de cette association. Toutefois, selon le témoin, après être devenu le chef de But, le requérant oublia qu’il était lui-même détenu et qu’il n’avait pas seulement des droits mais aussi des devoirs. Il ignora des ordres donnés légalement par le personnel et, à diverses reprises, commit des infractions graves à la discipline carcérale.
Le témoin confirme que le requérant a fait l’objet de neuf sanctions disciplinaires pendant la durée de son incarcération, infligées les 24 août, 10, 13, 15, 23 et 28 octobre et 29 décembre 1998, et 5 et 21 janvier 1999. Pour ce qui est de leur nature, le témoin déclare que huit d’entre elles étaient des sanctions mineures. La levée des conditions de détention améliorées intervenue le 24 août 1998 correspondait à la suppression temporaire du droit du requérant de bénéficier de certains avantages socio-économiques comme le droit de recevoir des visites personnelles supplémentaires, de faire des achats dans la boutique de la prison ou de recevoir des colis de sa famille. Quant aux avertissements disciplinaires des 13, 23 et 28 octobre 1998, il s’agissait principalement d’annotations portées dans le dossier carcéral du requérant. Les corvées (budėjimas be eilės) infligées les 15 octobre et 29 décembre 1998 étaient des travaux de nettoyage insignifiants. Il s’agissait de sanctions mineures étant donné que les manquements du requérant à la discipline n’avaient pas été graves.
De l’avis du témoin, seule la punition du 5 janvier 1999, à savoir l’isolement cellulaire, doit passer pour sérieuse. Elle sanctionnait le non-respect d’un ordre légitime émanant d’un gardien de prison, le requérant ayant négligé de nettoyer autour de son lit le 29 décembre 1998. En tout état de cause, aucune de ces sanctions n’était humiliante à l’égard du requérant mais chacune correspondait selon le témoin à l’application normale de la discipline carcérale.
Le témoin affirme que chacune des sanctions a été dûment motivée. Les autorités carcérales ont chaque fois apprécié avec soin les allégations de manquement à la discipline et pesé les preuves en leur possession. Le médiateur a confirmé le bien-fondé des conclusions des autorités. Le témoin cite comme exemple les événements du 16 octobre 1998, à propos desquels on ne sait pas bien si le requérant a ou non effectué lui-même la corvée infligée le 15 octobre 1998. Bien que le gardien Kmieliauskas eût déclaré que le requérant ne s’en était pas acquitté personnellement, le témoin a décidé d’accorder à ce dernier le bénéfice du doute et de conclure à l’absence de manquement. Toutefois, dans un autre cas, celui de la corvée infligée le 29 décembre 1998, des preuves écrasantes montraient que le requérant avait effectivement failli à la discipline en ordonnant à un autre détenu d’effectuer sa corvée à sa place. C’est à la suite de cela que l’intéressé fut placé en isolement cellulaire.
Le témoin reconnaît avoir dit que le requérant « ne faisait rien hormis soumettre des plaintes » dans un entretien paru le 19 janvier 1999 dans Akistata, un journal spécialisé dans les questions de crime et d’ordre public. Le témoin ne considère pas qu’il ait en quoi que ce soit humilié le requérant en prononçant cette déclaration. Il affirme ne nourrir aucun préjugé contre l’intéressé en raison de son activisme parmi les détenus, du fait qu’il préside l’association But, de sa plainte auprès des organes de la Convention ou de tout autre motif. Les mesures restreignant les droits du requérant étaient uniquement motivées par le non-respect par ce dernier de la discipline carcérale, qui s’applique de la même manière à tous.
Le témoin déclare que le fait qu’il ait en 1999 effacé du dossier disciplinaire du requérant les sanctions qui y étaient inscrites montre que celui-ci a bénéficié d’un traitement raisonnable en prison. Il est ensuite parvenu à trouver avec lui un terrain d’entente et ils ont organisé ensemble diverses manifestations culturelles dans la prison. De plus, compte tenu de l’amélioration du comportement du requérant, le témoin a intercédé en sa faveur, ce qui a permis en fin de compte à l’intéressé de bénéficier d’une grâce présidentielle. Leur coopération s’est poursuivie après la libération du requérant, notamment en ce qui concerne l’organisation d’activités culturelles dans la prison.
iii. Le contrôle de la correspondance avec les organes de la Convention
Le témoin reconnaît que, jusqu’en juin 1999, les autorités carcérales ont contrôlé les lettres adressées par le requérant aux organes de la Convention en vertu du code des prisons et du règlement pénitentiaire provisoire. Il déclare qu’il n’a jamais empêché le requérant de se plaindre à la Cour. Ses remarques sur l’épuisement des recours internes avaient pour but d’expliquer au requérant les conditions procédurales requises et non de l’entraver dans l’exercice de son droit de présenter une requête au titre de la Convention. Toutes les lettres destinées à la Cour que le requérant a remises aux autorités carcérales ont été envoyées et il a reçu toutes celles que les organes de la Convention lui ont adressées.
Robertas Kmieliauskas
Le témoin est gardien de prison et chef de quartier.
Il déclare que le requérant appartenait à ce qu’il est convenu d’appeler l’élite des détenus, et qu’il était habituel qu’il fît exécuter ses travaux par d’autres. C’est pourquoi il a pensé que le requérant n’avait pas effectué lui-même la corvée qui lui avait été infligée le 29 décembre 1998. Il ne considère pas que l’obligation faite au requérant de nettoyer autour de son lit sous sa surveillance ait eu un caractère dégradant. Le requérant lui avait demandé à l’avance la permission d’effectuer ce travail sans surveillance, mais en s’abstenant de dire pourquoi il ne souhaitait pas être observé ni s’il considérait cet ordre comme dégradant. Le requérant avait à l’évidence demandé cela pour tenter d’obtenir que d’autres fissent son travail à sa place. Le témoin ne lui a donc pas accordé cette permission. Le refus du requérant d’accomplir ce travail en sa présence constitue un manquement à ses devoirs.
C. L’inspection de la prison
Le 26 mai 2000, les délégués ont visité la prison. Celle-ci abritait alors 1 782 détenus, soit beaucoup moins qu’en 1999, où 2 303 personnes y étaient incarcérées.
Le SAB
Les délégués ont visité le SAB, où vingt personnes étaient détenues, contre vingt-deux à l’époque où le requérant s’y trouvait. Les lits étaient pourvus de cadres et ressorts métalliques et de quatre pieds de 30 centimètres environ. Ils étaient alignés côte à côte dans un dortoir de 92,2 m2. On y trouvait des postes de télévision, un magnétoscope, des postes de radio, des effets personnels et les draps et couvertures nécessaires. Chaque détenu disposait d’un espace de 5 mètres carrés environ dans le dortoir. Il ne semblait pas y avoir de manque de place, de lumière ou d’air.
Les délégués visitèrent les sanitaires, pièce à part située dans un couloir entre le dortoir et la salle de loisirs. Ils se composaient de toilettes et d’une douche. Les détenus pouvaient utiliser la douche à tout moment entre le réveil, à 6 h 30, et la fermeture, à 22 h 30. L’endroit avait été carrelé et des cloisons avaient été installées entre les trous des toilettes depuis l’époque où le requérant était détenu. Les cloisons montaient à hauteur de la taille et il n’y avait pas de porte. A l’époque du requérant, il n’y avait que les trous. On ne voyait pas de papier hygiénique. Les sanitaires étaient quelque peu boueux mais pas nauséabonds. Les délégués apprirent que des personnes étaient payées pour effectuer le nettoyage et qu’on ne demandait aux détenus de le faire qu’à titre de sanction disciplinaire.
La nourriture était apportée de l’aile principale de la prison dans une petite cuisine trois fois par jour. Une cour, à peu près de la même taille que le dortoir, avec de l’herbe et des plantes, était pourvue de tables et de bancs ainsi que de matériel d’haltérophilie. Les détenus pouvaient s’y rendre autant qu’ils le voulaient entre 6 h 30 et 22 h 30. Ils ne portaient pas d’uniforme mais étaient pour la plupart en tee-shirt et survêtement léger. Ils pouvaient laver leurs affaires personnelles dans les sanitaires et les délégués ont vu du linge sécher sur des fils dans la cour. Les détenus pouvaient se déplacer à leur gré dans tout le SAB, où ils disposaient aussi d’une salle de loisirs et d’une salle de billard. Seule la salle de loisirs était dépourvue de fenêtres, mais elle était bien aérée. Elle était dotée de fauteuils confortables, d’un jeu d’échecs et d’un poste de radio. Toutes les zones d’habitation possédaient de gros radiateurs.
Il était possible d’appeler le service médical de la prison directement à partir du SAB grâce à une ligne téléphonique spéciale. Un médecin se rendait au SAB pratiquement chaque jour, et les malades étaient conduits à l’infirmerie.
Le requérant confirme que les conditions dans lesquelles il a été détenu dans le SAB étaient pour l’essentiel identiques à celles décrites, mis à part quelques modifications apportées depuis : la zone d’habitation a été repeinte de frais, elle est mieux meublée, des cloisons ont été posées dans les toilettes et une fenêtre a été percée dans la cuisine.
Le régime normal (aile 1)
Les délégués se rendirent ensuite dans la zone où se trouvaient les détenus en régime normal dans l’aile 1, à savoir un bâtiment de 775,2 m2 d’espace habitable et une grande cour adjacente. Cette aile comportait 12 quartiers se composant chacun de dortoirs jouxtant des toilettes. A l’époque de leur visite, l’aile 1 hébergeait 372 détenus, alors qu’il y en avait 400 lorsque le requérant s’y trouvait.
Le quartier 13 comprenait un dortoir de 86,5 m2 contenant 32 lits, dont quelques lits superposés. Les lits, aux cadres et ressorts métalliques, étaient montés sur quatre pieds de 30 cm environ. Chaque détenu disposait d’un espace de 2,7 m2 environ dans le dortoir, qui était muni de fenêtres et ne manquait ni d’air ni de lumière. Plusieurs détenus se trouvaient dans le dortoir pendant la journée car ils pouvaient circuler librement dans l’ensemble du bâtiment et de la cour entre 6 h 30 et 22 h 30. Quatre tabourets complétaient l’ameublement. Un gardien informa les délégués que les détenus étaient autorisés à s’asseoir ou s’étendre sur les lits pendant la journée.
Le quartier 21 comportait un dortoir de 55,3 m2 contenant 24 lits placés côte à côte. Chaque détenu disposait d’un espace de 3,2 m2 environ dans le dortoir. Celui-ci était pourvu de deux grandes fenêtres, mais le requérant se plaignait tout de même du manque d’aération. Les fenêtres étaient ouvertes lors de la visite des délégués, alors que le requérant a déclaré qu’elles restaient fermées en hiver ou lorsqu’un détenu était malade.
Dans les deux quartiers, les toilettes étaient situées dans des pièces distinctes des dortoirs. Il s’agissait de toilettes sans siège, isolées par des cloisons, qui ne paraissaient pas être en mauvais état ou sales. Il n’y avait ni odeur particulière ni manque d’air. Le requérant a déclaré que les murs avaient été peints et des cloisons posées depuis l’époque où il s’y trouvait.
Dans la salle commune de douche, 30 détenus pouvaient se doucher en même temps. Cette zone n’avait pas été rénovée. Les installations étaient rouillées et les murs moisis, mais il y avait de l’eau chaude et l’endroit fonctionnait dans l’ensemble de manière correcte. La pièce jouxtant les douches était équipée de profonds lavabos où les détenus pouvaient laver leur linge. Ils pouvaient se rendre à la douche une fois par semaine.
La cantine se composait de deux grandes salles de 500 places assises environ. La nourriture était préparée dans de grands fours et récipients où cuisaient d’énormes quantités de soupe (parfois agrémentée de viande), de légumes et de bouillie. La quantité servie par détenu était contrôlée par les services médicaux, tout comme les conditions d’hygiène. L’endroit paraissait globalement d’une propreté irréprochable, mis à part une certaine humidité au sol. La nourriture était versée dans des plats métalliques de dix personnes et servie par deux passe-plats.
L’infirmerie comptait plusieurs salles de consultation, dont une équipée d’un fauteuil et de matériel de dentiste. L’ensemble du matériel paraissait vieux mais fonctionnel. A partir de février 1999, il y a eu un médecin de garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Celui-ci a indiqué que, lorsqu’un détenu avait de la fièvre, il demandait de l’aide à l’infirmerie.
L’isolement cellulaire
Les délégués se sont ensuite rendus dans la cellule, située dans un autre bâtiment, où le requérant avait été placé en isolement du 5 au 20 janvier 1999. Il s’agissait d’une pièce étroite pouvant loger deux personnes. Pendant la journée, les lits étaient rabattus contre le mur, comme des couchettes de train. La cellule contenait des bancs bas et un placard, ainsi que, à part, des toilettes et un lavabo. Le requérant a déclaré que lorsqu’il y était détenu les murs n’étaient pas peints, il n’y avait pas de placard et les draps et les couvertures étaient enlevés pendant la journée.
D. Conclusions du médiateur en réponse aux plaintes du requérant concernant les brimades qu’il aurait subies
Le 10 septembre 1998, le médiateur rejeta pour défaut de fondement la plainte formée par le requérant au sujet de la sanction disciplinaire du 24 août 1998, qui le privait de conditions de détention améliorées. Le médiateur releva que le requérant se bornait à contester les circonstances de l’incident ayant conduit à la sanction, affirmant qu’il n’avait pas frappé un autre détenu. En se fondant sur les observations écrites des autorités carcérales, la déclaration d’un témoin anonyme et les explications du requérant, le médiateur établit que ce dernier avait lui aussi donné des coups et que les autorités carcérales avaient à juste titre infligé une sanction.
Le 19 janvier 1999, sur la base des observations écrites émanant des autorités carcérales et du requérant, le médiateur rejeta pour défaut de fondement les plaintes de ce dernier concernant les sanctions des 10 et 13 octobre 1998. Le médiateur constata que le requérant se bornait à contester les faits établis par les autorités carcérales et n’avait fourni aucune preuve plausible de nature à mettre en doute la validité de la conclusion selon laquelle il avait menacé d’autres détenus de recourir à la force à leur égard.
Le 19 janvier 1999, le médiateur écarta pour le même motif la plainte du requérant contre la sanction du 15 octobre 1998. Se fondant sur les observations écrites des autorités carcérales et de l’intéressé, le médiateur constata que le requérant s’était rendu dans l’aile 3 sans autorisation. Selon le règlement pénitentiaire provisoire, un détenu doit demander au directeur de la prison la permission de se rendre dans une autre aile, permission qui n’est valable que si elle est affichée sur le panneau d’information prévu à cet effet. Le requérant n’a pas démenti qu’il n’avait pas l’autorisation de quitter l’aile 1 ce jour-là ni prétexté qu’il ignorait les dispositions pertinentes interdisant les intrusions illicites. Il était donc justifié de lui infliger une corvée ce jour-là.
A la même date, le médiateur rejeta pour défaut de fondement la plainte du requérant contre les avertissements disciplinaires délivrés les 23 et 28 octobre 1998. Il releva que l’intéressé ne faisait que contester les faits établis par les autorités carcérales et n’avait fourni aucune preuve plausible de nature à jeter le doute sur la valeur des conclusions selon lesquelles il avait continué à dormir après le réveil réglementaire et avait fait la queue sans respecter la limite protégeant la vie privée.
Le 19 janvier 1999, le médiateur repoussa également les plaintes formées par le requérant et deux autres détenus, B. et P., contre les corvées qui leur avaient été infligées le 29 décembre 1998. Se fondant sur les observations écrites des autorités carcérales et des détenus, le médiateur établit que le requérant, ainsi que B. et P., tous trois prisonniers dans l’aile 1, avaient été arrêtés par des gardiens alors qu’ils faisaient intrusion dans l’aile 3. Les détenus avaient affirmé que le directeur de la prison et des gardiens leur avaient donné oralement la permission de se rendre dans l’aile 3, raison pour laquelle les sanctions étaient selon eux arbitraires. Le médiateur considéra que ces hommes ne disposaient d’aucune permission valable et que les sanctions infligées le 29 décembre 1998 étaient dès lors justifiées.
Le 21 janvier 1999, le médiateur rejeta les plaintes formées par le requérant et B. contre les sanctions disciplinaires du 5 janvier 1999 ordonnant leur mise en isolement cellulaire pour non-exécution des tâches imposées le 29 décembre 1998. En se fondant sur les observations écrites des autorités carcérales et les commentaires des détenus, ainsi que sur les éléments rassemblés sur place par un représentant du médiateur en janvier 1999, ce dernier établit que le requérant et B. avaient reçu du gardien Kmieliauskas l’ordre de nettoyer autour de leur lit en exécution des corvées infligées le 29 décembre 1998. Le médiateur considéra que le requérant et B., du fait de leur autorité sur les autres détenus, avaient effectivement pu demander à d’autres détenus de faire le nettoyage à leur place, pour éviter d’exécuter eux-mêmes les sanctions du 29 décembre. Selon le médiateur, il était donc raisonnable que le gardien Kmieliauskas eût voulu superviser le travail lui-même, ce contrôle ne pouvant donc passer pour une atteinte injustifiée à l’honneur des intéressés. Le médiateur établit que les détenus avaient refusé d’effectuer le travail sous la surveillance du gardien Kmieliauskas et d’un autre gardien vers 10 h 50 le 29 décembre 1998. Un peu plus tard, ils avaient informé le gardien Kmieliauskas qu’ils avaient quand même fait la corvée pendant qu’ils étaient seuls. Le médiateur considéra que le refus des détenus d’effectuer leurs corvées, comme leur déclaration ultérieure selon laquelle ils avaient accompli le travail en l’absence des gardiens, témoignaient de leur non-respect de la sanction du 29 décembre 1998. Le médiateur en conclut que celles infligées le 5 janvier 1999 étaient justifiées.
Le 21 janvier 1999, le médiateur examina les plaintes du requérant contre deux gardiens en s’appuyant sur une enquête menée sur place par un de ses représentants en janvier 1999. Le requérant alléguait qu’un gardien, B., ne connaissait pas le lituanien, n’avait pas la nationalité lituanienne et ne pouvait donc travailler dans la prison. Il avançait aussi qu’un autre gardien, P., avait semé la discorde entre lui-même et d’autres détenus. Le médiateur considéra qu’il n’y avait pas lieu d’examiner la plainte pour autant qu’elle se rapportait à B., qui avait entre-temps quitté la prison. Pour ce qui est de P., le médiateur établit que celui-ci n’avait commis aucun méfait et n’avait pas non plus eu l’intention de susciter des conflits. A cet égard, le médiateur constata que les plaintes du requérant revêtaient un caractère général et que, pendant la rencontre avec son représentant, l’intéressé n’avait pas été en mesure de citer un seul exemple de cas où P. aurait porté atteinte à ses droits.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Conformément au code des prisons, une prison a à sa tête un directeur. Les autorités carcérales sont subordonnées à l’administration pénitentiaire, qui était placée jusqu’en septembre 2000 sous l’autorité du ministère de l’Intérieur et se trouve actuellement sous celle du ministère de la Justice.
En vertu de l’article 21 de la Constitution, nul ne peut être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Aux termes de l’article 1 du code des prisons, l’incarcération ne vise pas à provoquer des souffrances physiques ni à porter atteinte à la dignité humaine.
L’article 41 du code des prisons prévoit que « la correspondance des condamnés est soumise à la censure ».
L’article 50 du code des prisons habilite un détenu à adresser à toute autorité de l’Etat des recommandations, requêtes et plaintes concernant ses conditions de détention. Conformément à l’article 70 § 9 dudit code, un détenu peut se plaindre d’une sanction disciplinaire auprès des autorités de la prison. Pareille plainte n’a pas d’incidence sur l’exécution de la peine. Aux termes de l’article 71 du code, la liste des responsables de la prison habilités à infliger des sanctions disciplinaires ainsi que leur compétence s’agissant d’établir s’il y a eu infraction au régime carcéral doivent figurer dans le règlement pénitentiaire provisoire.
Ce règlement a été adopté le 23 décembre 1992 sur ordonnance du ministre de l’Intérieur. Il régit toutes les questions ayant trait aux conditions générales de détention et au régime disciplinaire dans les prisons lituaniennes. Il a été amendé à diverses reprises par des ordonnances ministérielles. Il a été publié pour la première fois au Journal officiel en septembre 2000, après que la tutelle des prisons eut été transférée du ministère de l’Intérieur à celui de la Justice.
En vertu de l’article 1 de la loi sur les médiateurs parlementaires, le médiateur peut examiner les plaintes soumises par des individus quant à des fautes ou abus d’autorité commis par des responsables. Selon l’article 14 de ladite loi, il ne peut examiner les allégations relevant de la compétence des tribunaux en matière d’enquête. Aux termes de l’article 23 § 2, le médiateur ne peut amender ou annuler une décision ou un acte émanant d’un responsable. Les alinéas 1 à 3 de l’article 23 § 1 prévoient que le médiateur ne peut que transmettre le résultat de son enquête aux autorités de poursuite qui engageront une procédure pénale, intenter une action en justice, ou recommander la mesure qui convient quant au méfait établi. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant allègue que, alors qu'il se trouvait en Syrie, il fut accusé d'avoir commis des infractions à la sécurité nationale, notamment d'avoir divulgué des informations pendant son service militaire. Le requérant quitta ce pays. Il soutient qu'il fut ensuite reconnu coupable desdites infractions et condamné à mort.
Le Gouvernement affirme que le requérant est entré clandestinement en Grèce, probablement en juillet 1983. Le requérant, quant à lui, affirme y être entré légalement.
En 1987, les autorités grecques arrêtèrent le requérant pour infractions à la législation sur les stupéfiants. En 1988, la cour d'appel d'Athènes, siégeant en première instance en un collège de trois juges, déclara le requérant coupable. Considérant que l'intéressé était lui-même toxicomane, elle le condamna à une peine d'emprisonnement de deux ans, qui fut confirmée en 1989 par la cour d'appel d'Athènes siégeant en formation de cinq juges.
Toujours en 1989, le requérant sollicita auprès du bureau d'Athènes du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) le statut de réfugié, qui lui fut accordé en vertu du mandat du HCR. A cette occasion, les autorités grecques lui délivrèrent une carte de résident étranger.
Selon le Gouvernement, le permis de séjour du requérant en Grèce expirait le 8 janvier 1991 ; après cette date, l'intéressé demeura illégalement dans le pays.
Arrêté au cours de l'année 1991 pour vol et port d'armes sans permis, le requérant fut placé en détention provisoire. En 1993, la cour d'appel de Nauplie, composée de juges et de jurés, le reconnut coupable de ces infractions et le condamna à une peine d'emprisonnement de cinq ans et demi.
Le 6 juin 1994, le requérant fut libéré sous condition. Le même jour, le directeur de la police ordonna son expulsion de Grèce dans l'intérêt public.
Le 23 juin 1994, l'intéressé sollicita le statut de réfugié auprès des autorités grecques. Le 4 août 1994, le ministre de l'Ordre public rejeta la demande, qu'il jugea abusive, au motif que le requérant « l'avait soumise dix ans après son arrivée en Grèce, dans l'intention manifeste d'éviter d'être expulsé, comme le prévoyait la loi, à sa libération de prison, après avoir purgé de longues peines pour infractions très graves ».
Le Gouvernement allègue qu'à la suite de cette décision, le requérant demanda à être expulsé vers « l'ex-République yougoslave de Macédoine », où il fut effectivement envoyé le 19 septembre 1994, mais il retourna ensuite illégalement en Grèce. Le requérant soutient toutefois qu'il n'a jamais fait l'objet « d'une expulsion légale » vers « l'ex-République yougoslave de Macédoine ». Il n'a jamais demandé à s'y rendre et n'a jamais été accepté par ce pays.
Le 9 juillet 1995, le requérant fut arrêté en Grèce pour infractions à la législation sur les stupéfiants. Le 26 novembre 1996, la cour d'appel d'Athènes, siégeant en formation de trois juges, le reconnut coupable et le condamna à trois ans d'emprisonnement et à une amende. En 1998, sa condamnation et sa peine furent confirmées par la cour d'appel d'Athènes siégeant en formation de cinq juges.
Le 25 juin 1997, le requérant sollicita sa libération conditionnelle, en faisant notamment valoir qu'il pouvait retourner en Syrie, puisqu'il avait bénéficié d'une commutation de la peine capitale. La demande du requérant fut examinée le 16 juillet 1997 par la chambre d'accusation du tribunal pénal de première instance du Pirée, siégeant à huis clos. Le requérant n'eut pas l'autorisation d'assister à l'audience, mais le procureur fut présent et fut entendu. Le tribunal se prononça en faveur de la libération conditionnelle du requérant et de son expulsion hors de Grèce ; de l'avis du tribunal, le comportement de l'intéressé en détention laissait à penser qu'il ne risquait pas de commettre d'autres infractions une fois libéré et qu'il n'y avait donc pas lieu de le maintenir en détention.
A la suite de cette décision, le requérant fut libéré le 10 juillet 1997 et placé sous écrou extraditionnel sur la base de l'avis émis par le procureur général adjoint près la Cour de cassation, selon lequel la décision no 4803/13/7A des 18-26 juin 1992 s'appliquait par analogie aux cas d'expulsions ordonnées par les tribunaux (paragraphe 39 ci-dessous). Le requérant fut tout d'abord détenu au centre de détention de Drapetsona. Il se vit délivrer un passeport temporaire par les autorités grecques, et le 12 septembre 1997, l'ambassade de Syrie à Athènes lui donna l'autorisation d'entrer en Syrie.
Selon le requérant, le centre de détention de Drapetsona comptait vingt cellules. Or il arrivait qu'une centaine de personnes y fussent détenues. La cellule du requérant était surpeuplée. Le nombre d'occupants pouvait être multiplié par dix en fonction de la population carcérale de chaque nuit. Il n'y avait pas de lits et les détenus n'avaient ni matelas, ni draps, ni couvertures. Certains d'entre eux étaient contraints de dormir dans le couloir. Les cellules étaient sales, et les installations sanitaires insuffisantes, puisqu'elles avaient été conçues pour un nombre moins important de personnes. L'eau chaude n'était disponible qu'en petite quantité, lorsqu'elle n'était pas totalement coupée, souvent pour de longues périodes. Il n'y avait aucune ouverture sur l'extérieur permettant de laisser entrer l'air frais et la lumière du jour ; de même, il n'y avait pas d'endroit où prendre de l'exercice, à l'exception du couloir conduisant aux toilettes.
D'après le requérant, le centre de détention de Drapetsona ne proposait aucune activité récréative ou autre. Le requérant ne pouvait pas même lire, tant sa cellule était surpeuplée. Les détenus recevaient une « assiette de nourriture médiocre » deux fois pas jour. On ne leur servait jamais de lait, et les fruits, les légumes et le fromage figuraient rarement au menu. De plus, les détenus n'avaient pas le droit de recevoir de la nourriture de l'extérieur. Le requérant ne put consulter ni médecin ni pharmacien. Seule la famille avait un droit de visite ; les détenus étrangers ne recevaient donc aucune visite. Le requérant ne pouvait pas prendre contact directement avec les services sociaux ni saisir le procureur. Il y avait des cabines de téléphone payantes, mais en nombre nettement insuffisant. Les mauvais traitements infligés par les surveillants étaient monnaie courante.
Le Gouvernement soutient qu'il y avait toujours de l'eau chaude au centre de détention de Drapetsona et que les détenus recevaient de la nourriture en quantité suffisante et de très grande qualité. Les policiers avaient le même menu. La lumière du jour était suffisante là où le requérant était détenu. Il était libre de circuler à intervalles réguliers dans un large couloir pendant la journée. Le secteur de détention était nettoyé chaque jour par le personnel du centre et régulièrement désinfecté. Des soins médicaux étaient dispensés.
Au cours de l'automne 1997, une grève de la faim fut observée au centre de détention de Drapetsona.
Le 28 novembre 1997, le requérant sollicita auprès du ministre de l'Ordre public l'autorisation de se rendre dans un pays autre que la Syrie, où il disait encourir la peine de mort.
Le 2 février 1998, le requérant demanda la levée de l'ordre d'expulsion, en invoquant notamment la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants et le fait que le statut de réfugié lui avait été reconnu par le HCR. Il argua aussi que son maintien en détention emportait violation de l'article 5 de la Convention et que l'ordre d'expulsion avait été donné en violation du droit national.
En mars 1998, de quarante à cinquante personnes étaient détenues au centre de Drapetsona.
En avril 1998, le requérant fut transféré à la direction générale de la police, avenue Alexandras, où les conditions étaient, selon lui, similaires à celles qui régnaient au centre de Drapetsona, si ce n'est que des ouvertures laissaient entrer de l'air et la lumière du jour dans les cellules, et qu'il y avait de l'eau chaude en quantité suffisante. Le Gouvernement estime que les conditions de détention dans les locaux de l'avenue Alexandras étaient similaires à celles de Drapetsona.
Le 28 avril 1998, le représentant du HCR à Athènes demanda au ministère de l'Ordre public de ne pas expulser le requérant vers la Syrie tant que l'examen de son affaire ne serait pas terminé.
Le 11 mai 1998, la chambre d'accusation du tribunal de première instance du Pirée, siégeant à huis clos, refusa de lever l'ordre d'expulsion ; elle rappela notamment que dans sa demande du 25 juin 1997, le requérant avait affirmé ne plus faire l'objet de persécutions en Syrie. La décision du tribunal ne contenait aucune disposition expresse sur le grief que le requérant tirait de sa détention.
Les 26 et 28 juillet 1998, le requérant demanda aux ministres de la Justice et de l'Ordre public de lever l'ordre d'expulsion et, en tout cas, de le libérer.
Le 3 décembre 1998, le requérant fut expulsé vers la Syrie. Le Gouvernement affirme avoir été informé par Interpol que la Syrie n'avait pas demandé l'extradition de l'intéressé.
Le requérant se plaint d'avoir été placé en détention à son arrivée en Syrie.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
Aux termes de l'article 74 § 1 du code pénal,
« Le tribunal peut ordonner l'expulsion d'un étranger qui s'est vu condamné en vertu des articles 52 et 53 du code pénal, pour autant que les obligations internationales du pays soient respectées. Un étranger qui séjourne légalement en Grèce ne peut être expulsé que s'il a été condamné à une peine d'emprisonnement d'au moins trois mois. L'expulsion a lieu dès que l'étranger a fini de purger sa peine ou est relâché. Les mêmes conditions s'appliquent lorsque l'expulsion est ordonnée à titre de peine accessoire. »
L'article 105 du code pénal fixe les modalités de la libération des détenus sous condition.
Aux termes de l'article 106, le tribunal peut imposer au détenu bénéficiant d'une libération conditionnelle certaines obligations concernant, notamment, son lieu de résidence.
Le 15 janvier 1981, le procureur près la Cour de cassation exprima l'avis selon lequel, même si les personnes libérées sous condition ne peuvent pas quitter le pays, leur expulsion peut être ordonnée par un tribunal en vertu de l'article 74 du code pénal.
L'article 27 § 6 de la loi no 1975/1991 dispose que le ministre de l'Ordre public peut, dans l'intérêt public et si la personne à expulser est dangereuse ou risque de se soustraire à la justice, ordonner son maintien en détention jusqu'à ce que son expulsion devienne possible.
L'article 27 § 7 de la loi no 1975/1991 précise que les modalités d'exécution des ordres d'expulsion donnés conformément aux dispositions de ladite loi et de ceux donnés par les juridictions pénales conformément à l'article 74 du code pénal, sont fixées par une décision commune des ministres des Affaires étrangères, de la Justice et de l'Ordre public.
La décision no 4803/13/7A des 18-26 juin 1992 prise par les ministres des Affaires étrangères, de la Justice et de l'Ordre public comporte un certain nombre de dispositions concernant l'expulsion des étrangers en vertu d'une décision administrative. Aux termes de l'article 6 de ladite décision, « les étrangers frappés d'expulsion sont détenus dans des centres de détention de la police ou d'autres lieux appropriés déterminés par le ministre de l'Ordre public ». Le 1er avril 1993, le procureur adjoint près la Cour de cassation a estimé que la décision no 4803/13/7A des 18-26 juin 1992 s'appliquait par analogie aux cas d'expulsions ordonnées par les tribunaux.
Le 29 novembre 1994, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a publié, après la visite qu'il avait effectuée en Grèce en mars 1993, un rapport qui renferme les conclusions et recommandations suivantes concernant la direction de la police d'Athènes, avenue Alexandras :
« 54. Les principaux locaux de détention à la Direction de la police d'Athènes étaient situés au 7e étage de l'immeuble de la Direction. Ils se composaient de 20 cellules divisées en deux sections. Les cellules mesuraient un peu plus de 12 m2 et étaient munies de bancs fixes permettant de se reposer/dormir ; l'éclairage était satisfaisant, et il en serait de même pour la ventilation si les cellules [n'étaient] pas surpeuplées. De manière générale, les cellules pouvaient être considérées comme offrant des conditions de séjour acceptables pour des personnes obligées de rester en détention pendant une période relativement brève, à condition de faire en sorte que les locaux restent propres et que l'on fournisse aux personnes obligées de passer la nuit en détention des matelas et des couvertures.
Toutefois, la délégation a constaté qu'en plus des personnes soupçonnées d'avoir commis des crimes ou des délits (pouvant rester quatre à six jours au maximum...), la Direction de la police était utilisée pour l'hébergement pendant de longues périodes de personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers. Un grand nombre de ces personnes rencontrées par la délégation se trouvaient dans les locaux de détention de la Direction depuis plus d'un mois, quelques-unes y étant depuis plus de trois mois. Une telle situation est inadmissible. L'environnement matériel et le régime de détention ne conviennent absolument pas à des séjours aussi longs. Il n'est même pas possible d'avoir accès à l'air libre : la promenade en dehors des cellules se déroule dans un couloir adjacent à celles-ci.
Il y avait au moment de la visite de la délégation de 50 à 60 personnes détenues à la Direction, dont près de 60 % en vertu de la législation relative aux étrangers. Il était cependant clair que peu avant la visite de la délégation, le nombre de personnes détenues était bien plus élevé. Au moins 50 personnes avaient été transférées quelques jours plus tôt de la Direction à un nouveau centre de détention pour étrangers situé près de l'aéroport (...)
La majeure partie des personnes détenues étaient deux ou trois par cellule, mais dans une cellule réservée aux femmes se trouvaient cinq personnes. Des personnes détenues ont dit à la délégation que, très peu de temps auparavant, il y avait au moins dix personnes par cellule. Etant donné les dimensions des cellules, de tels taux d'occupation sont absolument excessifs.
Des fonctionnaires de police ont dit à la délégation que l'une des deux sections de cellules était réservée aux personnes soupçonnées d'avoir commis des crimes ou des délits et l'autre aux personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers ; on a cependant observé qu'en pratique la séparation entre ces deux catégories très différentes de personnes n'était pas assurée.
En outre, certaines personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers ont affirmé n'avoir reçu aucune information concernant la procédure qui leur était applicable (du moins pas dans une langue qu'elles comprenaient). Toutefois, ces personnes avaient accès au téléphone.
Les personnes détenues disposaient de couvertures (bien que la délégation se soit laissé dire qu'elles n'avaient été mises à leur disposition que la veille de la première visite de la délégation), mais pas de matelas.
Des toilettes et des douches étaient situées à côté des cellules et aucune plainte n'a été formulée quant à l'accès à ces locaux ; des détenus se sont cependant plaints de n'avoir pas reçu de serviette ni de savon. La propreté et l'état d'entretien général des toilettes et des douches étaient déplorables, bien que des tentatives d'amélioration de la situation aient été faites entre les différentes visites de la délégation.
En ce qui concerne les locaux de détention au 7e étage de la Direction de la police d'Athènes, le CPT souhaite formuler les recommandations suivantes :
– que nul ne soit détenu dans ces locaux au-delà du délai absolument nécessaire ;
– qu'il y ait un taux maximum d'occupation de quatre personnes par cellule (avec une exception éventuelle concernant les personnes qui ne restent que quelques heures en détention) ;
– que les personnes qui passent la nuit en détention reçoivent à la fois des couvertures et un matelas ;
– que les toilettes et les douches soient rénovées et entretenues de façon à respecter les conditions d'hygiène et que l'on fournisse aux personnes détenues le nécessaire pour se tenir propres ;
– que l'on recherche des moyens pour permettre aux personnes détenues pendant plus de 24 heures de bénéficier quotidiennement d'un exercice de plein air ;
– que les personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers soient tenues strictement à l'écart des personnes soupçonnées de crimes ou de délits ;
– qu'une brochure d'information soit remise aux personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers pour leur expliquer la procédure qui leur est applicable et leurs droits en la matière ; cette brochure devrait être disponible dans les langues les plus couramment parlées par ces personnes et, si nécessaire, les services d'un interprète devraient être procurés. »
En mai 1997 et en octobre 1999 le CPT effectua deux autres visites à la direction de la police, avenue Alexandras, et au centre de détention de Drapetsona. Les rapports établis à la suite de ces visites n'ont pas encore été rendus publics. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le 6 novembre 1991, le quotidien luxembourgeois Tageblatt publia un article en allemand du journaliste Josy Braun concernant les diverses méthodes de reboisement employées à la suite des tempêtes qui, au début de l'année 1990, avaient dévasté une partie des forêts luxembourgeoises. Sous le titre « Wiederaufforstung... das ganze noch einmal » (« Reboisement... la totale encore une fois »), on pouvait notamment lire ce qui suit :
[Traduction française communiquée par le requérant]
« On ne manque vraiment pas de cynisme, car il ne faut pas oublier que ces jardiniers de la forêt déboisent, achètent, plantent, « soignent » avec des fonds publics, des millions de francs. (Tendez l'oreille, Messieurs les Ministres !)
Qu'est-ce qui pourrait se cacher derrière tout cela ? Bien sûr, tout le monde niera tout, mais la conclusion à retenir après de nombreux entretiens dans le milieu ad hoc devrait être la suivante : mieux vaut reboiser deux à trois fois avec des plantes dont le vendeur est généreux en ce qui concerne le pourcentage au lieu de reboiser une seule fois avec les plantes d'une firme qui a le culot de ne pas vouloir payer des pots de vin. (Commentaire d'un connaisseur du milieu : « Je connais un seul qui est incorruptible. » Il indiquait le nom du garde forestier du « Bambësch »).
« Naturellement » c'est la presse à scandales qui publie à nouveau des « monstruosités non prouvées » ; « naturellement » rien de tout cela n'est vrai, mais les propriétaires des forêts, que ce soit l'Etat, les communes ou les particuliers devraient savoir une chose : ce sont eux qui doivent payer les reboisements répétés et douteux ; et ce sont eux qui devraient exiger des responsables politiques l'enlèvement du fumier dans diverses étables à Augias ; au lieu d'essayer sans cesse, avec ou sans progrès, de museler ceux qui ont le culot de vouloir faire passer le salut public avant l'intérêt privé de quelques « poux au scrotum de l'Etat social » (Degenhard dixit). »
Le requérant était à l'époque journaliste auprès d'une radio émettant sur l'ensemble du pays, RTL 92,5 ; il y animait une émission hebdomadaire en langue luxembourgeoise intitulée « Oekomagazin », qui traitait de sujets relatifs à la nature et à l'environnement. Dans le cadre de cette émission, il avait plusieurs fois abordé des problèmes liés au reboisement à la suite des tempêtes de 1990 et fait allusion, comme d'autres organes de presse luxembourgeois, à certains dysfonctionnements.
Le requérant avait choisi le reboisement comme thème de son émission « Oekomagazin » du 6 novembre 1991. Il débuta celle-ci par une introduction dans laquelle il rappela que la semaine précédente, il avait parlé de « la tentation de gens de la forêt de profiter de l'occasion » et évoqua « une série d'appels téléphoniques de gens de tous les coins du pays qui savent raconter des choses intéressantes ». Il soutint ensuite qu'« en tout cas, une chose est claire : le chapitre de l'exploitation forestière est beaucoup plus épineux que l'on ne pourrait l'imaginer ». Il rapporta encore, en précisant qu'il s'agissait d'un exemple, qu'un propriétaire ayant fait exécuter des travaux dans son bois par une entreprise privée « ne savait plus à quel saint se vouer » après avoir reçu pour ces travaux une facture établie non pas par ladite société privée, mais par le préposé forestier responsable du secteur. Après cette introduction, le requérant cita certains passages de l'article précité, qu'il qualifia de « pimenté ». Il s'exprima notamment en ces termes :
[Traduction française communiquée par le requérant]
« Mais pas seulement avec le bois mais aussi avec le découpage on peut gagner du fric. Il en est de même concernant des plantations, parce qu'elles peuvent se chiffrer à des millions. Dans un article de 2 pages le Tageblatt, dans son édition de ce jour, sous la plume de Josy Braun, n'y va pas par quatre chemins en ce qui concerne diverses pratiques de plantation de l'administration des Eaux et Forêts et ceci sans faire des concessions. Le journaliste écrit, nous citons : « Il faut déjà avoir une certaine dose de cynisme si on ne veut pas oublier que ces jardiniers de la forêt ne font pas le défrichement, l'achat, la plantation et entre guillemets les soins des forêts publiques avec leurs propres sous, mais avec les moyens publics et ceci toujours avec des millions publics. » Josy Braun fait alors le (fazit) la démonstration avec les mots suivants : « Il vaut mieux reboiser deux, trois fois avec des plantes dont le vendeur paie des pourcentages que de faire le reboisement en une seule fois par une firme qui a le culot de refuser de verser des pourcentages. » Le journaliste du Tageblatt mentionne alors une voix compétente du milieu avec la citation suivante : « Je ne connais qu'un seul qui est incorruptible. » Dans ce contexte le nom du préposé forestier du Baumbusch est cité. Les propriétaires de nos forêts, que ce soient l'Etat, les communes ou des gens privés devraient être conscients d'un fait ; ce sont eux qui doivent payer des n'ième reboisements douteux, et ce sont eux », pour citer toujours le journaliste du Tageblatt, « ce sont eux qui doivent exiger des responsables politiques le nettoyage définitif de diverses étables d'Augias. (...) »
Le requérant précisa que, par cet article « pimenté », Josy Braun avait implicitement mis en jeu la disposition du code pénal relative à l'immixtion, qui interdit aux fonctionnaires de l'Etat ou de la commune de tirer de leur fonction officielle des gains personnels. Il indiqua encore que les fonctionnaires de l'administration des Eaux et Forêts « ont un salaire raisonnable et ne peuvent en aucun cas tendre la main et s'enrichir aux dépens des forêts publiques, d'un propriétaire privé, d'un acheteur de bois ou d'un pépiniériste ».
Il continua ensuite à développer le thème de l'émission. Il posa des questions à W., ingénieur des Eaux et Forêts. Puis il interrogea R., un particulier propriétaire de forêts, en ces termes :
[Traduction française communiquée par le requérant]
« Dans un article pimenté de ce matin de la plume du journaliste Josy Braun il est dit : « qu'il vaut mieux reboiser deux, trois fois avec des plantes dont le vendeur est généreux du point de vue pots-de-vin que de reboiser une seule fois avec des plantes d'une firme qui a le culot de refuser de verser des pots-de-vin ». Monsieur R., qu'en pensez-vous de cette phrase pimentée. Quelles sont vos expériences dans ce domaine, vous qui travaillez également un peu dans cette branche. Est-ce que ce que Josy Braun a écrit est exact ? »
Après la prise de position de R. sur ce point, le requérant l'interrogea encore au sujet de l'importation de plantes, sujet qu'il avait abordé auparavant avec l'ingénieur W. Il posa les questions suivantes à R. :
[Traduction française communiquée par le requérant]
« Et quel est votre avis au sujet de la livraison de plantes de l'étranger qui peut-être sont livrées par l'intermédiaire de commerçants luxembourgeois ? Est-ce que la possibilité existe que des plantes, qui proviennent par exemple de la Hongrie ou de l'Espagne, sont livrées sans devoir passer par un contrôle ? »
Après la réponse de R., le requérant termina son émission par un long débat sur le thème des soumissions publiques.
Dans un communiqué de presse du 19 novembre 1991, l'Association des forestiers luxembourgeois annonça son intention de porter plainte pour diffamation contre le requérant. Cependant, elle n'en fit rien.
Entre novembre 1991 et février 1992, cinquante-quatre gardes forestiers et neuf ingénieurs forestiers introduisirent contre le requérant des actions civiles en dommages-intérêts pour atteinte à l'honneur. Réclamant chacun 1 000 000 de francs luxembourgeois (LUF) à titre de réparation, ils lui reprochaient d'avoir cité certaines accusations de l'article paru dans le Tageblatt du 6 novembre 1991 sans nullement les nuancer, les corriger ou les commenter « de manière un tant soit peu critique », les faisant passer pour siennes et suggérant ainsi au public que tous les gardes forestiers du Luxembourg (qui en comptait à l'époque quatre-vingts) et tous les ingénieurs forestiers luxembourgeois étaient corruptibles et corrompus, à l'exception d'un seul. Dans leurs assignations, ils citèrent un arrêt luxembourgeois de 1989, qui énonce ce qui suit :
« La Constitution, en consacrant la liberté de la presse, n'apporte aucune restriction au principe fondamental inscrit dans les articles 1382 et 1383 du code civil ; la liberté de la presse n'est pas sans borne et elle s'arrête là où elle heurte les droits et intérêts légitimes d'autrui ; il n'existe en faveur du journaliste aucune immunité le soustrayant à l'obligation de prudence s'imposant à tous les individus et même à l'Etat et à ses institutions, tout manquement même léger à cette obligation étant sanctionné par les articles précités du code civil qui obligent celui qui, par sa faute ou par sa négligence ou son imprudence a causé un dommage à autrui, à les réparer ;
Le journaliste peut engager sa responsabilité civile en cas de manquement à l'obligation de véracité et d'objectivité qui est la sienne » (arrêt 9.637 du 13 novembre 1989, Cepal contre Bever).
Le texte des soixante-trois actes introductifs d'instance était, à peu de chose près, identique.
Le requérant sollicita la jonction des diverses actions dirigées contre lui et demanda qu'elles soient déclarées irrecevables, faisant valoir qu'il s'était contenté de citer des affirmations dont l'auteur était parfaitement identifié. Il présenta une offre de preuve par témoins pour démontrer que ses recherches avaient abouti au constat de nombreuses infractions dans le domaine concerné. Il déposa également une demande reconventionnelle aux fins de voir condamner chacun des demandeurs à lui payer, outre les frais et dépens, une somme de 25 000 LUF au titre des frais de procédure et un montant de 100 000 LUF pour procédure abusive et vexatoire.
Le tribunal d'arrondissement de Luxembourg examina les soixante-trois affaires lors d'une même audience et prononça, en date du 14 juillet 1993, soixante-trois jugements dont le texte d'instance était quasi identique. Il accorda à chacun des demandeurs originels le franc symbolique, rejeta la demande reconventionnelle et condamna en outre le requérant au versement des frais et dépens.
Après avoir repris le passage ci-dessus de l'article du Tageblatt et les citations précitées du compte rendu de l'émission radiophonique du requérant, le tribunal considéra notamment :
« Le journaliste Thoma s'empare de l'article de Josy Braun, et plus particulièrement du passage incriminé, pour faire croire que la législation en vigueur n'a pas été respectée et pour reprendre la conclusion « Fazit » de Josy Braun.
Le tribunal estime qu'en délimitant le cercle des personnes visées par son émission par les termes « Forstleit, Forstverwaltung », qu'en étayant ses affirmations par la conclusion de Braun, citant une personne qui est censée connaître ledit cercle (Berufener Stemm aus dem Milieu), qu'en affirmant que cette personne ne connaîtrait qu'une seule – de ce milieu – qui soit incorruptible, ceux auxquels le reproche s'adresse sont définis à suffisance.
Le demandeur, eu égard à sa qualité (préposé forestier), a établi à suffisance de droit qu'il fut visé par les propos de Thoma.
Il échet d'analyser si le défendeur a commis, en agissant de la sorte, un fait qui doit être sanctionné par les dispositions des articles 1382 et 1383 du Code civil.
Il est exact que la presse a le droit, voire même le devoir, de critiquer les abus qui se manifestent dans la vie publique (CSJ 23 mars 1912 P. 8 p. 346).
Il appartient aux journalistes professionnels de publier aussi rapidement que cela leur est possible les nouvelles d'actualité, les faits divers et, d'une manière générale, tous les faits qui leur semblent présenter quelque intérêt (Tri. Lux. 14 février 1990 no. 100/90). La presse doit conserver son droit de critique sur l'activité sociale des individus, c'est-à-dire tous ceux dont les entreprises intéressent directement les collectivités. La presse a le droit de dire ce qu'elle pense de leurs activités, à condition de ne pas les attaquer dans leur honneur et de rester de bonne foi (Tri. Lux. 27 octobre 1986 − Feuille de liaison de la conférence St. Yves no. 69 p. 43).
Marc Thoma avait dès lors parfaitement le droit de porter ses investigations sur les problèmes que posait le reboisement de nos forêts à la suite des tempêtes et de signaler et critiquer des pratiques jugées par lui non conformes aux lois et règlements.
Suivant un jeu d'articles de presse, les journalistes luxembourgeois ne se sont d'ailleurs pas privés d'attirer l'attention du public et des pouvoirs publics sur des faits qu'ils estimaient devoir critiquer.
S'il est vrai qu'on ne saurait exiger du journaliste une objectivité absolue compte tenu de la précarité relative de ses moyens d'investigation, il n'empêche que celui-ci a l'obligation d'agir sur des données contrôlées dans la mesure raisonnable de ses moyens. La loi exige, dans son chef, une intention loyale et ne veut pas couvrir d'une immunité la méchanceté, la malignité ou la sottise qui cherchent par la publication à déconsidérer une personne. L'intention déloyale peut précisément apparaître lorsque le journaliste avait des raisons de douter de la vérité des faits ou de la possibilité d'en rapporter la preuve (Civ. Bruxelles 29 juin 1987 J.T. 1987).
En l'espèce, il appartient à Thoma de rapporter la preuve qu'il avait recueilli un nombre suffisant d'éléments pour faire sienne la thèse de Braun et d'affirmer que le demandeur s'était rendu coupable des faits de corruption dans le cadre du reboisement des forêts. »
Après avoir rejeté l'offre de preuve du requérant comme étant trop vague, le tribunal conclut que :
« Marc Thoma ne rapporte dès lors pas la preuve de ce qu'il dispose d'éléments suffisants pour imputer au demandeur des faits de corruption dans le cadre du reboisement des forêts.
Il n'appartient pas au tribunal, par des mesures d'instruction, à ordonner ou à parfaire d'office, d'aider le journaliste à effectuer ex post un travail d'investigation et de recherche qu'il aurait dû accomplir avant de publier l'article incriminé.
En laissant croire sans preuve et sans nuance que toutes les personnes de l'Administration des Eaux et Forêts concernées par les travaux de reboisement étaient, à l'exception d'une seule, corruptibles, Thoma a dépassé les limites de son droit d'information loyale et a dès lors commis une faute. »
Le requérant interjeta appel de chacun des soixante-trois jugements. Dans ses conclusions d'appel, il demanda la jonction des cinquante-quatre affaires introduites par les gardes forestiers et celle des neuf actions engagées par les ingénieurs forestiers. Les parties adverses conclurent au rejet de cette demande. Le requérant ne réitéra pas l'offre de preuve qu'il avait présentée en première instance.
La cour d'appel du Grand-Duché de Luxembourg (7e chambre) se prononça par deux arrêts quasi identiques du 30 janvier 1996. Elle fit droit à la demande de jonction faite par le requérant et confirma les jugements entrepris. A l'appui de sa décision d'accorder à chacun des demandeurs originels le franc symbolique, la cour d'appel ajouta aux considérations déjà émises par le tribunal d'arrondissement les motifs suivants :
« Attendu qu'en effet le texte de l'article de Braun cité par l'appelant, en ne plaçant pas dans la bouche d'une personne quelconque les phrases : « Ich kenne nur einen der unbestechlich ist. Sie nannte den Namen des Baumbusch-Försters », mais en faisant dire ces phrases à une « berufene Stimme aus dem Milieu », c'est-à-dire à un initié, un introduit qui est au courant des choses secrètes et dont on n'a pas à redouter une fausse information, suggère de la sorte au public et lui fait croire que, mis à part le garde forestier en charge du Baumbusch, il n'y a parmi tous les autres fonctionnaires de l'Administration des Eaux et Forêts, qu'ils [se] rangent par leur grade parmi les préposés forestiers ou qu'ils composent même la direction de ladite Administration, personne d'autre qui soit incorruptible ;
Attendu qu'il s'ensuit que contrairement à l'assertion de l'appelant, le texte cité par l'appelant impute le fait d'être corruptible à un « groupe défini de personnes identifiées », puisqu'il impute ce fait par voie de suggestion à l'ensemble des fonctionnaires de l'Administration des Eaux et Forêts et que cet ensemble constitue un groupe défini de personnes identifiées ;
Attendu qu'il suit de ce qui précède que les demandeurs originaires et intimés actuels – lesquels ont la charge de la preuve du bien-fondé de leurs demandes – ont, eu égard à leur qualité (préposé forestier), établi qu'ils furent visés par le texte de Josy Braun cité par l'appelant ;
Attendu que par ailleurs c'est en vain que pour décliner sa responsabilité, l'appelant fait valoir que ses propos ne constituent que la citation du texte incriminé de Josy Braun ;
Attendu en effet qu'un journaliste ne saurait décliner sa responsabilité en soutenant que le texte incriminé qu'il a publié n'est que la reproduction d'un libellé déjà publié par autrui, car en procédant à cette reproduction qui est son fait personnel, il s'approprie l'imputation contenue dans le libellé reproduit, si bien qu'il engage sa propre responsabilité ;
Attendu qu'il n'en est autrement, et la responsabilité du journaliste citant simplement un article déjà paru ne cesse d'être engagée, que s'il se distancie formellement de cet article et de son contenu et que si sur le plan de l'information, il existe un intérêt de communiquer au public le contenu de l'article déjà paru ;
Or attendu qu'en l'espèce force est de constater que l'appelant en reprenant en langue luxembourgeoise dans l'émission « Oekomagazin » du 6 novembre 1991 le passage incriminé de l'article de Josy Braun paru le même jour au Tageblatt ne s'est point distancié du texte cité et notamment de l'imputation susmentionnée qu'il contient ;
Attendu qu'il s'ensuit que même s'il y avait lieu d'admettre avec l'appelant qu'il a simplement cité le passage incriminé de l'article de Josy Braun, il n'en reste pas moins que cette citation engage sa responsabilité ;
Attendu finalement qu'il sera retenu ci-après que l'appelant est en défaut d'établir le bien-fondé de l'imputation d'être corruptible contenue dans le passage incriminé de l'article de Josy Braun et cité par lui mais sans s'en être formellement distancié ; or attendu que dans ces conditions cette imputation établit par elle-même qu'au moment où dans « l'Oekomagazin » du 6 novembre 1991, l'appelant reprenait
s aucunes le passage de l'article de Braun qui la contenait, il n'y avait, contrairement à son assertion, pas « absence d'intention malveillante » dans son chef ; (...)
Attendu qu'il s'ensuit qu'en faisant croire sans preuves à l'opinion publique que toute la hiérarchie de l'Administration des Eaux et Forêts, du garde forestier au directeur, serait corruptible, le seul fonctionnaire intègre étant le garde forestier du Baumbusch, l'appelant a manqué à son obligation d'information loyale et a partant commis une faute engageant sa responsabilité sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil ; (...) »
Le requérant saisit la Cour de cassation qui rejeta les pourvois par deux arrêts du 20 mars 1997. La haute juridiction précisa notamment que les articles 1382 et 1383 du code civil forment un système de réparation et que, sous réserve de l'article 24, dernière phrase, de la Constitution et de l'article 16, alinéa 2, de la loi du 20 juillet 1869 sur la presse, la portée de ces articles n'est pas limitée en matière de presse, la qualification de la faute tenant compte, comme dans tous les autres domaines, des spécificités de l'activité du journaliste. Elle souligna encore que les juges du fond avaient légalement justifié leur décision quant à la condition de la faute.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions pertinentes du code civil luxembourgeois en matière de responsabilité de droit commun se lisent ainsi :
Article 1382
« Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer. »
Article 1383
« Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »
Une faute au sens des articles 1382 et 1383 peut résulter de la violation d'une norme pénale. Dans cette hypothèse, la victime peut soit intenter une action civile, soit, en tant que partie civile, engager une action pénale ou s'y joindre.
Les atteintes à l'honneur sont prévues par l'article 443 du code pénal qui est ainsi libellé :
« Celui qui, dans les cas ci-après indiqués, a méchamment imputé à une personne un fait précis qui est de nature à porter atteinte à l'honneur de cette personne ou à l'exposer au mépris public est coupable de calomnie, si dans les cas où la loi admet la preuve légale du fait, cette preuve n'est pas rapportée. Il est coupable de diffamation, si la loi n'admet pas cette preuve. »
L'article 16 de la loi sur la presse dispose :
« La responsabilité pénale et civile des délits de presse incombe à tous ceux qui y auront concouru, soit comme auteur, soit comme coauteur, soit comme complice.
Néanmoins, si l'auteur est connu, luxembourgeois et domicilié dans le Grand-Duché, l'imprimeur, l'éditeur ainsi que tout complice, sont à l'abri de toute poursuite. »
Cette disposition introduit, en matière de presse, la « responsabilité en cascade ». Selon la doctrine, ce système permet d'éviter que l'auteur ne soit soumis à la censure préalable des éditeur, imprimeur et distributeur. Il ne s'agit pas d'une responsabilité diluée mais d'une responsabilité centrée sur une personne : l'auteur d'abord, s'il est connu et domicilié dans le pays ; l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ensuite.
Aux termes de l'article 18 de cette même loi :
« Nul ne pourra alléguer comme moyen d'excuse ou de justification que les écrits, imprimés, images ou emblèmes ne sont que la reproduction de publications faites dans le Grand-Duché ou en pays étranger. » | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant est un ressortissant allemand né en 1953 et domicilié à Essen.
En 1992, le parquet (Staatsanwaltschaft) d'Essen ouvrit une instruction au sujet du requérant et d'autres personnes soupçonnées d'escroquerie.
Le 11 mars 1993, le tribunal de district (Amtsgericht) d'Essen délivra un mandat d'arrêt à l'encontre du requérant et de deux femmes, Mmes S. et L., pour association de malfaiteurs, trafic de drogue et plusieurs chefs d'escroquerie.
Dans sa décision, le tribunal de district indiquait qu'il était reproché aux suspects d'avoir créé, vers la fin de décembre 1988, une association visant à tirer des gains substantiels du commerce frauduleux d'options. De plus, à partir du milieu de l'année 1990, les intéressés avaient accepté d'importer et de vendre en Allemagne de la cocaïne provenant de Majorque. Plusieurs complices avaient été recrutés pour faire partie du groupement de malfaiteurs et avaient pris part aux nombreuses infractions pénales. Concernant le commerce frauduleux d'options, près d'un millier de victimes avaient été escroquées par l'association entre le début de l'année 1989 et mars 1993, et avaient perdu un total de soixante millions de marks allemands. De plus, entre octobre 1990 et août 1992, environ cent kilogrammes de cocaïne avaient été importés et vendus en Allemagne. Le tribunal de district estimait que les dépositions de certains témoins et des suspects, le résultat des écoutes téléphoniques et les conclusions de l'enquête donnaient fortement à penser que le requérant ainsi que Mmes S. et L. avaient commis les infractions pénales en question.
Le tribunal de district considérait par ailleurs que les suspects risquaient de se soustraire à la justice au sens de l'article 112 § 2.2 du code de procédure pénale (Strafprozeßordnung). A cet égard, le tribunal indiquait qu'eu égard à la gravité des infractions en question et à l'ampleur des préjudices causés par les intéressés, ceux-ci devaient s'attendre à se voir infliger une longue peine d'emprisonnement. De plus, ils avaient de toute évidence suffisamment de moyens pour prendre la fuite. D'après le tribunal de district, il y avait également un danger de destruction de preuves au sens de l'article 112 § 2.3 du code de procédure pénale : en effet, dans le cadre de leur association de malfaiteurs, les suspects avaient l'habitude de camoufler la portée de leurs activités en recourant à des « hommes de paille » et à des contrats fictifs, et étaient donc susceptibles de faire disparaître certains éléments ou de faire pression sur des témoins.
Le requérant fut arrêté le 19 mars 1993. En présence de son avocat, Me Hütsch, le juge de la détention (Haftrichter) l'informa des accusations portées contre lui et du mandat d'arrêt du 11 mars 1993. Le requérant ne fit aucune déclaration. Il sollicita une audience sur la régularité de sa détention (Haftprüfung) mais retira cette requête par la suite.
Selon le requérant, son avocat a, dès le mois de mars 1993, demandé au parquet d'Essen l'autorisation de consulter le dossier d'instruction, mais sa requête a été rejetée au motif que l'accès aux documents en question compromettrait la bonne marche des investigations. Toutefois, ni la demande susmentionnée ni son rejet ne se trouvent consignés dans les dossiers du parquet.
Durant la procédure qui s'ensuivit, l'avocat du requérant fut rejoint par un confrère, Me Küpper-Fahrenberg.
Le 3 mai 1993, la police interrogea le requérant en présence de son avocat au sujet des faits qui lui étaient reprochés. L'intéressé indiqua qu'il avait dans l'intervalle consulté son avocat à plusieurs reprises. Au cours de nouveaux interrogatoires menés le 5 et le 6 mai, puis le 13 et le 20 juillet 1993, la plupart du temps en présence de son avocat, le requérant fut questionné de manière précise sur les faits qui lui étaient reprochés, et notamment sur le contenu de conversations téléphoniques enregistrées lors d'écoutes effectuées en vertu d'un mandat délivré en mai 1992.
Le 8 septembre 1993, le tribunal de district d'Essen modifia le mandat d'arrêt, pour y ajouter notamment d'autres infractions, à savoir la fraude fiscale, la corruption, l'incitation à faire une fausse inscription sur des registres officiels et l'émission d'une fausse déclaration écrite sous serment. Le tribunal de district confirma que le requérant et les autres personnes en cause risquaient toujours de tenter de se soustraire à la justice et que des mesures moins rigoureuses ne pouvaient être prises que dans le cas de Mme S. En conséquence, l'exécution du mandat d'arrêt concernant Mme S. pouvait être suspendue, tandis que le requérant et Mme L. devaient être maintenus en détention provisoire.
Le 14 septembre 1993, le requérant fut informé de la modification du mandat d'arrêt. Son avocat demanda alors à accéder au dossier. Aucune suite ne fut donnée à cette demande, car la copie du dossier avait déjà été transmise à la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Düsseldorf aux fins de la procédure de contrôle, et les originaux étaient nécessaires à la poursuite des investigations.
Le 14 septembre 1993, le parquet général (Generalstaatsanwalt-schaft) de Hamm demanda que la détention provisoire du requérant et de Mme L. fût prolongée. Dans sa demande, à laquelle il joignait vingt-quatre dossiers d'instruction, le procureur retraçait les étapes de la procédure relative à la détention et résumait les infractions reprochées aux personnes concernées. Quant aux faits précis, il renvoyait au mandat d'arrêt et à un rapport de police de juillet 1993, documents qui figuraient parmi les dossiers annexés. Le procureur estimait que les soupçons qui pesaient fortement sur les intéressés résultaient de leurs propres déclarations et de celles de témoins, de l'avis d'un spécialiste de la bourse, des retranscriptions d'écoutes téléphoniques et des documents commerciaux saisis, pièces qui se trouvaient toutes dans le dossier d'instruction. Par ailleurs, il confirmait qu'il y avait un risque de fuite.
Dans sa réponse du 21 octobre 1993, l'avocat du requérant demanda à la cour d'appel de Düsseldorf l'accès aux dossiers, une audience sur la question du maintien en détention du requérant et la remise en liberté de celui-ci. Il expliquait qu'il n'était pas en mesure de faire des commentaires précis sur les conclusions du procureur, car, en dépit de promesses réitérées, il n'avait pas encore obtenu l'accès au dossier d'instruction ; de plus, les arguments du procureur étaient parcellaires et ne constituaient donc pas une base suffisante.
D'après une note manuscrite du rapporteur près la cour d'appel, l'avocat du requérant, interrogé par téléphone, aurait accepté qu'une décision sur la question du maintien en détention provisoire de son client fût prise sans qu'il pût consulter les dossiers au préalable. Toutefois, d'après le requérant – et ainsi que l'ont confirmé son avocat, Me Hütsch, puis le confrère de celui-ci, Me Pott –, le rapporteur et l'avocat auraient jugé d'un commun accord que ce dernier ne pourrait faire de commentaires sur la question du maintien en détention provisoire tant qu'il n'aurait pas eu accès aux dossiers ; ils seraient alors convenus que le juge de la cour d'appel prendrait les dispositions nécessaires pour lui en permettre la consultation.
Le 3 novembre 1993, la cour d'appel de Düsseldorf ordonna le maintien du requérant en détention provisoire.
Eu égard aux résultats déjà obtenus grâce à l'enquête, et en particulier aux dépositions du requérant et des autres suspects, aux déclarations des victimes, aux retranscriptions d'écoutes téléphoniques, aux documents commerciaux saisis et à l'avis provisoire d'un spécialiste de la bourse, la cour d'appel confirma que des soupçons pesaient fortement sur le requérant relativement à la commission des infractions en question. Concernant le risque que le requérant cherchât à se soustraire à la justice, la cour d'appel observa qu'il possédait d'importants moyens financiers et biens immobiliers à Majorque. De plus, il avait eu avant son arrestation des contacts avec les Etats-Unis d'Amérique, la Suisse et l'Espagne.
Par ailleurs, la cour d'appel estima que le maintien du requérant en détention provisoire n'était pas une mesure excessive. Concernant le déroulement des investigations, la cour fit remarquer qu'en raison de leur complexité et de leur étendue elles n'avaient pas encore permis de déboucher sur une décision judiciaire. A cet égard, la juridiction d'appel relevait que les dossiers d'instruction comptaient déjà vingt-quatre volumes et que la mise en accusation était envisagée pour novembre 1993. Enfin, la cour d'appel indiqua qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience relativement au contrôle juridictionnel.
Le 22 novembre 1993, le parquet d'Essen autorisa l'avocat du requérant à consulter le dossier d'instruction. Selon le requérant, seuls vingt-deux volumes sur vingt-quatre furent mis à disposition. Ils furent restitués en janvier 1994. Le requérant affirme que son avocat demanda à consulter le dossier une nouvelle fois début 1994.
Le 7 février 1994, à la suite d'une réforme concernant la compétence des tribunaux, le parquet de Hamm pria la cour d'appel de cette ville d'ordonner le maintien du requérant en détention provisoire. Le parquet joignit le dossier pénal, qui comprenait soixante-neuf volumes et trois dossiers accessoires (Beiakten).
Dans ses observations écrites du 28 février 1994, l'avocat du requérant indiqua qu'il n'avait pu jusqu'alors consulter que vingt-deux volumes parmi ceux qui constituaient le dossier pénal et qu'il ne pouvait donc rien ajouter à ses précédentes observations.
Le 1er mars 1994, la cour d'appel de Hamm fit droit à la demande du parquet du 7 février 1994 et ordonna le maintien du requérant en détention provisoire.
Ladite juridiction estimait que les motifs exposés dans la précédente décision de la cour d'appel de Düsseldorf demeuraient valables. De plus, les investigations avaient suivi leur cours. La police avait établi un rapport provisoire en janvier 1994 et avait indiqué que l'audition d'environ un millier de témoins était quasiment achevée. Le rapport final de la police et celui de l'administration fiscale étaient annoncés pour la fin du mois de février 1994. Le parquet prévoyait de dresser l'acte d'accusation immédiatement après. Il n'y avait donc eu aucun manquement à l'obligation de conduire la procédure avec célérité.
La cour d'appel estima par ailleurs que le grief du requérant tiré de l'article 5 § 4 de la Convention concernant le défaut d'accès au dossier d'instruction n'avait aucune incidence sur la validité du mandat d'arrêt.
Le 25 mars 1994, le requérant forma un recours constitutionnel (Verfassungsbeschwerde) contre les décisions du 3 novembre 1993 et du 1er mars 1994, se plaignant en particulier d'un accès insuffisant au dossier d'instruction. A ce sujet, il soulignait qu'il n'avait pu consulter que vingtdeux des volumes constituant le dossier d'instruction, qui en comprenait alors cent trente-deux au total. Le requérant et son avocat n'avaient donc pas été en mesure de commenter convenablement les accusations portées contre le premier et d'exercer efficacement les droits de la défense.
Le 2 mai 1994, la Cour constitutionnelle fédérale (Bundes-verfassungsgericht) décida de ne pas retenir le recours du requérant.
Le 25 mars 1994, le parquet d'Essen dressa l'acte d'accusation (Anklageschrift) du requérant et de quatre autres personnes à qui étaient reprochées diverses infractions pénales. En ce qui concerne le requérant, l'acte mentionnait quatre-vingt-onze chefs d'escroquerie, de corruption, d'incitation à faire une fausse inscription sur un registre officiel et d'émission d'une fausse déclaration écrite sous serment. L'action publique relative aux actes de fraude fiscale fut dissociée de la procédure principale. Il fut décidé de clore les poursuites concernant l'association de malfaiteurs en raison de la gravité des autres charges. L'acte d'accusation, qui exposait en détail les motifs d'inculpation du requérant ainsi que les faits pertinents et les éléments de preuve, fut notifié à son avocat à la date du 9 juin 1994.
Le 9 juin 1994, le parquet d'Essen adressa à l'avocat du requérant, pour consultation, la copie du dossier d'instruction, soit cent trente-deux volumes principaux et deux volumes complémentaires (environ seize mille pages au total). Le dossier devait être renvoyé dans le délai d'une semaine pour permettre aux autres avocats de la défense de le consulter. Le 23 juin 1994, le parquet envoya une note de rappel concernant la restitution du dossier. La date de retour n'a pas été consignée. Selon le requérant, les copies mises à la disposition de son avocat étaient incomplètes.
Le 30 juin 1994, la cour d'appel de Hamm ordonna le maintien du requérant en détention provisoire. A la demande de l'avocat de l'une des autres personnes mises en cause, il fallut reporter la décision d'une semaine pour assurer une possibilité réelle de déposer des observations.
La cour d'appel confirma les conclusions formulées dans les précédentes décisions du 3 novembre 1993 et du 1er mars 1994. Au sujet des faits reprochés au requérant, elle prit note des modifications résultant de l'acte d'accusation, qui ne mentionnait pas les chefs de création d'une association de malfaiteurs et de fraude fiscale. Il avait été décidé de clore les poursuites relatives au premier de ces chefs conformément aux dispositions pertinentes du code de procédure pénale, compte tenu de la moindre gravité de l'infraction en question en regard de celles que retenait l'acte d'accusation. S'agissant de la fraude fiscale, un complément d'instruction était en cours.
La cour d'appel estima par ailleurs que les investigations avaient progressé. Dans l'intervalle, l'acte d'accusation avait été dressé et transmis à la chambre des infractions économiques du tribunal régional (Landgericht) d'Essen, lequel avait entrepris l'examen de cette affaire complexe et envisageait, si toutefois la procédure principale était lancée, d'ouvrir les débats en septembre 1994.
Le 19 octobre 1994, la cour d'appel de Hamm ordonna la remise en liberté du requérant. La cour confirma qu'il y avait toujours de lourds éléments à charge contre l'intéressé et indiqua que les motifs justifiant sa détention provisoire demeuraient valables mais que son maintien en détention avait cessé d'être une mesure proportionnée. La juridiction d'appel considérait en particulier que, depuis mai 1994, le tribunal régional d'Essen n'avait guère fait avancer la procédure. Le requérant fut libéré le jour même.
Le 15 décembre 1998, le tribunal régional d'Essen déclara le requérant coupable d'escroquerie, de corruption et d'émission d'une fausse déclaration écrite sous serment, et le condamna à une peine globale de cinq ans et six mois d'emprisonnement.
II. LE DROIT et la pratique INTERNEs PERTINENTs
Les articles 112 et suivants du code de procédure pénale (Strafprozeßordnung) portent sur l'arrestation et la détention de toute personne dont on peut raisonnablement présumer qu'elle a commis une infraction. Selon l'article 112, la détention provisoire peut être ordonnée contre une personne, si elle est fortement soupçonnée d'avoir commis une infraction et s'il existe un motif d'arrestation, par exemple un risque de fuite ou de destruction de preuves. L'article 116 prévoit les cas de sursis à l'exécution du mandat d'arrêt.
Selon l'article 117 du code de procédure pénale, une personne en détention provisoire peut demander à tout moment qu'il soit procédé à un contrôle juridictionnel du mandat d'arrêt. Une audience est tenue à la demande de la personne en détention provisoire ou à l'initiative du juge (article 118 § 1). Si le mandat d'arrêt est déclaré valable à l'issue de l'audience, la personne en détention provisoire ne pourra demander une nouvelle audience que si la durée globale de la détention provisoire a atteint trois mois minimum et si deux mois au moins se sont écoulés depuis la dernière audience (article 118 § 3). L'article 120 dispose que le mandat d'arrêt doit être levé dès lors que les raisons justifiant la détention provisoire ne sont plus réunies ou si le maintien en détention apparaît disproportionné. Toute prorogation de la détention provisoire au-delà de la période initiale de six mois doit être décidée par la cour d'appel (articles 121-122).
Les articles 137 et suivants du code de procédure pénale traitent de la défense d'une personne inculpée d'une infraction, notamment du choix de l'avocat de la défense ou de la désignation d'un avocat commis d'office. D'après l'article 147 § 1, l'avocat de la défense est en droit de consulter les dossiers remis au tribunal chargé de l'affaire ou qui lui seraient remis si un acte d'accusation devait être élaboré, et d'examiner les pièces qui y sont jointes. Le paragraphe 2 de cette disposition permet de refuser à la défense d'accéder à tout ou partie des dossiers ou pièces tant que l'instruction préparatoire n'est pas achevée, si le but des investigations s'en trouverait compromis. En attendant l'issue de l'instruction, c'est le ministère public qui décide ou non d'accorder l'accès au dossier ; c'est ensuite au président du tribunal de prendre la décision (article 147 § 5). Par une loi portant modification du code de procédure pénale (Strafverfahrens-änderungsgesetz, Bundesgesetzblatt, 2000, vol. I, p. 1253), entrée en vigueur le 1er novembre 2000, cette dernière disposition a été modifiée de sorte que, notamment, un inculpé qui se trouve en détention est à présent en droit de demander un contrôle juridictionnel de la décision du ministère public lui refusant l'accès au dossier.
Les articles 151 et suivants du code de procédure pénale exposent les principes régissant les poursuites pénales et l'élaboration de l'acte d'accusation. L'article 151 indique que tout procès doit être amorcé par un acte d'accusation. Aux termes de l'article 152, l'action publique est mise en œuvre par le ministère public qui, sauf dispositions contraires de la loi, doit poursuivre toute infraction dès lors qu'il existe des motifs suffisants de soupçonner la personne concernée.
L'instruction préparatoire doit être conduite par le parquet en vertu des articles 160 et 161 du code de procédure pénale. Sur la base de ces investigations, le parquet décide conformément à l'article 170 s'il met en œuvre l'action publique ou s'il classe l'affaire sans suite.
Aux termes de l'article 103 § 1 de la Loi fondamentale (Grundgesetz), devant les tribunaux, chacun a le droit d'être entendu (Anspruch auf rechtliches Gehör).
Selon la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht), cette règle commande que toute décision judiciaire soit fondée uniquement sur les faits et les éléments de preuve qui ont pu faire l'objet d'observations par les parties. Dans des affaires où les personnes concernées sont arrêtées et mises en détention provisoire, le mandat d'arrêt et les décisions judiciaires qui le confirment doivent se fonder uniquement sur les faits et les preuves dont l'inculpé avait connaissance au préalable et sur lesquels il a pu formuler des observations (Cour constitutionnelle fédérale, arrêt du 11 juillet 1994 (Neue juristische Wochenschrift 1994, p. 3219), avec d'autres références).
Dans l'arrêt susmentionné, la Cour constitutionnelle fédérale dit qu'après son arrestation une personne accusée d'une infraction doit être mise au courant de la teneur du mandat d'arrêt et être traduite à bref délai devant un juge qui, en l'entendant, doit l'informer de tout élément de preuve à charge ou à décharge. En outre, au cours de la procédure de contrôle ultérieure, l'intéressé doit être entendu et, dans la mesure où l'instruction n'en est pas compromise, les résultats pertinents des investigations doivent lui être communiqués. Dans certains cas, il se peut que ces informations orales ne suffisent pas. Si les faits et les preuves à la base d'une décision en matière de détention ne peuvent pas ou ne peuvent plus être communiqués oralement, il convient d'utiliser d'autres moyens d'informer l'inculpé, tels que le droit de consulter les dossiers (Akteneinsicht). En revanche, il y a lieu d'admettre l'existence de restrictions légales à l'accès de l'accusé aux dossiers en attendant l'issue de l'instruction préparatoire, si la conduite efficace des investigations pénales l'impose. Toutefois, même en attendant le terme de l'instruction, un accusé en détention provisoire a un droit d'accès aux dossiers par l'intermédiaire de son avocat, si et dans la mesure où les renseignements qu'ils contiennent sont susceptibles d'affecter sa position pendant la procédure de contrôle et que les informations orales ne suffisent pas. Si, en pareil cas, le parquet refuse l'accès aux passages pertinents des dossiers en vertu de l'article 147 § 2 du code de procédure pénale, le tribunal procédant au contrôle ne peut fonder sa décision sur ces faits et preuves et doit, si nécessaire, annuler le mandat d'arrêt (Cour constitutionnelle fédérale, op. cit.).
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
M. Schöps a saisi la Commission le 4 juillet 1994. Invoquant l'article 5 § 4 de la Convention, il se plaignait de ne pas avoir eu accès au dossier d'instruction dans le cadre du contrôle juridictionnel de sa détention provisoire. Par ailleurs, il se prétendait victime d'une violation des articles 5 § 3 et 6 § 3 a) et b) de la Convention.
Le 10 avril 1997, la Commission a retenu le grief tiré de l'article 5 § 4 et a déclaré la requête (no 25116/94) irrecevable pour le surplus. Dans son rapport du 17 septembre 1998 (ancien article 31 de la Convention) [Note du greffe : le rapport est disponible au greffe.], elle conclut, par vingt-sept voix contre cinq, à la violation de l'article 5 § 4.
conclusions présentées à la cour par le gouvernement
Dans son mémoire, le Gouvernement invite la Cour à dire que la République fédérale d'Allemagne n'a pas violé les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La situation de chacun des requérants
Les niveaux de bruit auxquels les différents requérants sont exposés ainsi que leurs effets sur chacun d'eux peuvent se résumer comme suit.
Mme Ruth Hatton, née en 1963, vécut jusqu'en 1997 à East Sheen avec son époux et ses deux enfants. A partir de 1993, le niveau de bruit nocturne augmenta au point que Mme Hatton le jugea « insupportable ». C'était quand les avions atterrissaient à Heathrow par l'est que les niveaux de bruit étaient plus élevés. L'intéressée ne pouvait alors pas dormir sans protections auditives et ses enfants étaient souvent réveillés avant 6 heures, voire 5 heures du matin. Lorsque Mme Hatton ne portait pas de protections auditives, le trafic aérien la réveillait vers 4 heures. Elle réussissait parfois à se rendormir, mais cela lui était impossible lorsque le « bombardement du petit matin » commençait – entre 5 heures et 5 h 30 durant l'hiver 1996/1997. Lorsqu'elle était ainsi réveillée, Mme Hatton souffrait généralement de maux de tête jusqu'au soir. Quand les avions atterrissaient par l'ouest, le niveau de bruit était plus faible, et les enfants de l'intéressée dormaient beaucoup mieux, ne se réveillant en général pas avant 6 h 30. Au cours de l'hiver 1993/1994, Mme Hatton fut si éreintée et déprimée en raison des perturbations de son sommeil qu'un médecin lui prescrivit des antidépresseurs. En octobre 1997, la famille déménagea à Kingston upon Thames pour échapper au bruit nocturne des avions.
Peter Thake est né en 1965. De 1990 à 1998, il vécut avec sa compagne à Hounslow, dans une maison sise à quatre kilomètres environ de l'aéroport de Heathrow et légèrement au nord de la trajectoire de vol sud. Vers 1993, les nuisances sonores nocturnes provoquées par les aéronefs augmentèrent sensiblement, réveillant M. Thake ou l'empêchant de dormir. L'intéressé éprouvait surtout des difficultés à trouver le sommeil par temps chaud : s'il ouvrait les fenêtres, il s'exposait davantage au bruit des avions, et s'il les tenait fermées, la chaleur était trop forte pour qu'il pût s'endormir. M. Thake avait par ailleurs du mal à se rendormir après avoir été réveillé par le bruit des avions au petit matin. Les vols d'avions l'empêchaient parfois de dormir jusqu'à minuit ou 1 heure, puis le réveillaient entre 4 et 5 heures. Il lui arrivait quelquefois d'être réveillé par des vols à des heures anormales en pleine nuit, par exemple lorsque des avions étaient déroutés d'un autre aéroport. En 1997, M. Thake apprit que l'aéroport de Heathrow avait ouvert une ligne téléphonique (Heathrow Noise Line) où il pouvait se plaindre du bruit généré par un vol s'il notait l'heure de celui-ci. Au 30 avril 1997, il avait été suffisamment dérangé pour relever l'heure d'un vol, et il se plaignit au service téléphonique en question à dix-neuf reprises. Il resta à Hounslow jusqu'en février 1998 car sa famille, ses amis et son lieu de travail se trouvaient dans les environs de Heathrow. Lorsqu'une offre d'emploi satisfaisante se présenta, M. Thake déménagea à Winchester, dans le Hampshire, pour échapper au bruit des avions, qui le « rendait dingue », bien que cela impliquât de quitter sa famille et ses amis.
John Hartley, né en 1948, vit avec son épouse à son adresse actuelle à Richmond depuis 1989. Sa maison est sise à quelque treize kilomètres de l'aéroport de Heathrow, presque directement dans l'axe d'approche de la piste sud. Les fenêtres en sont équipées d'un double vitrage. A partir de 1993, M. Hartley constata une « très forte » augmentation de la gêne provoquée par les vols entre 6 heures et 6 h 30 du matin (et 8 heures le dimanche). La British Airports Authority ne pratiquait pas durant cette période l'alternance des pistes (utilisation d'une seule piste pour les atterrissages pendant une moitié de la journée, puis utilisation de l'autre piste) comme elle le faisait pendant la journée, et des avions atterrissaient régulièrement par l'est sur les deux pistes. Lorsque les appareils atterrissaient par l'est par vent d'ouest – environ 70 % des cas –, le bruit qu'ils généraient ne cessait pas avant minuit environ, si bien que M. Hartley ne pouvait s'endormir avant cette heure. Il lui était ensuite impossible, quel que fût le jour de la semaine, de dormir au-delà de 6 heures du matin, et il était généralement gêné par le bruit des avions vers 5 heures du matin, après quoi il ne parvenait pas à se rendormir. Quand les avions atterrissaient par l'ouest, M. Hartley arrivait à dormir.
Philippa Edmunds, née en 1954, vit avec son époux et ses deux enfants à East Twickenham depuis 1992. Sa maison se trouve à environ un kilomètre de la trajectoire de vol de Heathrow. Avant 1993, Mme Edmunds était souvent réveillée par le bruit des avions vers 6 heures du matin. A partir de 1993, elle fut généralement réveillée vers 4 heures. En 1996, Mme Edmunds et son mari équipèrent les fenêtres de leur chambre à coucher d'un double vitrage pour tenter d'atténuer le bruit. L'amélioration ne fut toutefois pas suffisante, et l'intéressée continua à être réveillée par les aéronefs. En 1996 et 1997, elle eut des infections aux oreilles dues au port de protections auditives pendant la nuit mais, contrairement aux recommandations de son médecin, elle continua à en porter pour pouvoir dormir. Mme Edmunds s'inquiéta également des effets à long terme éventuels du port de protections auditives, notamment d'un accroissement du risque d'acouphènes. Ses deux enfants souffraient de la gêne causée par le bruit des avions.
John Cavalla est né en 1925. De 1970 à 1996, il vécut avec son épouse à Isleworth, dans une maison sise directement dans l'axe de la trajectoire de vol de la piste nord de l'aéroport de Heathrow. Au début des années 90, le niveau général de bruit empira considérablement, en partie à cause d'une augmentation notable du trafic, mais surtout en raison du bruit généré par les avions tôt le matin. M. Cavalla constata une très forte augmentation du trafic aérien entre 6 et 7 heures à la suite du raccourcissement de la période soumise aux quotas nocturnes. Lorsque M. Cavalla était réveillé par un avion arrivant à Heathrow à une heure matinale, il lui était impossible de se rendormir. En 1996, l'intéressé et son épouse déménagèrent à Sunbury pour échapper au bruit des aéronefs. Leur nouvelle maison ne se situait plus sous les trajectoires d'atterrissage des avions et la trajectoire d'envol au-dessus de leur nouveau domicile n'était utilisée que très rarement durant la nuit. Après son déménagement, M. Cavalla ne fut donc plus que très exceptionnellement exposé au bruit des avions pendant la nuit.
Jeffray Thomas, né en 1928, vit à Kew avec son épouse, ses deux fils, une belle-fille et un petit-fils. Il réside à son adresse actuelle depuis 1975. Sa maison est sise entre les trajectoires de vol nord et sud de Heathrow. Les avions survolent sa maison sept ou huit jours sur dix, en cas de vent d'ouest dominant. M. Thomas releva une augmentation soudaine des nuisances nocturnes en 1993. Il affirme qu'il se réveillait à 4 h 30 du matin, lorsque trois ou quatre gros aéronefs se succédaient à l'atterrissage, en général à quelques minutes d'intervalle. Après cela, il suffisait qu'un gros-porteur arrivât toutes les demi-heures pour le maintenir réveillé jusqu'à 6 heures ou 6 h 30, puis d'autres avions commençaient à arriver au rythme d'un toutes les minutes jusqu'à 11 heures.
Richard Bird, né en 1933, vécut à Windsor pendant trente ans, jusqu'à sa retraite, en décembre 1998. Sa maison était sise directement sous la trajectoire de vol ouest de l'aéroport de Heathrow. Ces dernières années, et en particulier à partir de 1993, lui-même et son épouse souffrirent des nuisances sonores occasionnées par les avions durant la nuit. M. Bird constatait que des aéronefs décollaient et atterrissaient de plus en plus tard le soir, mais le principal problème pour lui résultait du bruit causé par les atterrissages au petit matin. Il affirme qu'à de très nombreuses reprises il fut réveillé à 4 h 30 ou 5 heures du matin par des avions arrivant à Heathrow ; lorsque cela se produisait, il ne parvenait pas à se rendormir et se sentait extrêmement fatigué pendant la journée. M. Bird prit sa retraite en décembre 1998 et déménagea avec son épouse à Wokingham, dans le Surrey, en particulier pour échapper au bruit des avions, qui « lui tapait réellement sur les nerfs ».
Tony Anderson, né en 1932, réside depuis 1963 à Touchen End, localité située sous la trajectoire d'approche de la piste 09L de l'aéroport de Heathrow et à quelque neuf ou dix miles nautiques de la piste. En 1994, il commença à constater que son sommeil était perturbé par le bruit des avions et qu'il était réveillé à 4 h 15 du matin, voire plus tôt, par des avions qui atterrissaient par l'ouest à Heathrow.
Le cadre réglementaire de l'aéroport de Heathrow
L'aéroport international de Heathrow est le plus fréquenté d'Europe et du monde. Il accueille plus de 90 compagnies aériennes, qui desservent plus de 180 destinations dans le monde entier. Il arrive en tête au Royaume-Uni pour les échanges visibles.
Introduites en 1962, les restrictions applicables aux vols de nuit à Heathrow font l'objet de réexamens périodiques, les derniers ayant été effectués en 1988, 1993 et 1998.
Entre 1978 et 1987, un certain nombre de rapports sur le bruit occasionné par les aéronefs et les troubles du sommeil furent publiés par la direction de l'aviation civile (Civil Aviation Authority) ou en son nom.
En novembre 1987, le gouvernement britannique publia un document de consultation dans le cadre d'un réexamen de la politique de limitation des vols de nuit à Heathrow. D'après ce document, les recherches relatives aux effets du bruit des avions sur le sommeil indiquaient que les mouvements nocturnes pouvaient être accrus de peut-être 25 % sans aggraver la gêne, à condition de ne pas augmenter le niveau Leq (l'indice dBA Leq étant une mesure d'exposition au bruit).
Selon le document de consultation, deux raisons justifiaient de ne pas envisager une interdiction des vols de nuit : d'une part, une telle mesure empêcherait les compagnies aériennes de prévoir des vols réguliers de nuit et de gérer les perturbations du trafic et les retards, et, d'autre part, une interdiction compromettrait la position de Heathrow en tant qu'aéroport international en activité 24 heures sur 24 (avec des incidences sur la sécurité et la maintenance, ainsi que sur les besoins des passagers) et sa compétitivité par rapport à d'autres aéroports européens.
Entre 1988 et 1993, le trafic aérien nocturne nuit était régulé uniquement au travers d'une limitation du nombre de décollages et d'atterrissages autorisés la nuit. Cette limitation s'appliquait pendant les plages horaires suivantes :
Été 23 h 30 à 6 heures en semaine
23 h 30 à 6 heures le dimanche – atterrissages
23 h 30 à 8 heures le dimanche – décollages
Hiver 23 h 30 à 6 h 30 en semaine
23 h 30 à 8 heures le dimanche – décollages et atterrissages
En juillet 1990, le ministère des Transports entreprit un examen interne des restrictions aux vols de nuit, aux fins principalement d'élaborer une nouvelle classification des aéronefs et un système de quotas de bruit. Dans ce cadre, le ministère des Transports chargea la direction de l'aviation civile de mener une autre étude objective sur le bruit généré par les avions et les troubles du sommeil.
Les enquêtes sur le terrain furent conduites au cours de l'été 1991. Des données relatives à la gêne subie furent recueillies auprès de 400 riverains des aéroports de Heathrow, Gatwick, Stansted et Manchester. Les résultats furent publiés en décembre 1992 dans un document intitulé « Rapport d'une étude de terrain relative au bruit occasionné par les aéronefs et les troubles du sommeil » (ci-après : « l'étude de 1992 sur le sommeil »). Il s'en dégageait que très peu de personnes vivant dans le voisinage d'un aéroport risquaient, une fois endormies, de voir leur sommeil gravement perturbé par le bruit des avions, et que, par comparaison avec la moyenne globale d'environ dix-huit réveils nocturnes non causés par le bruit d'aéronefs, même un grand nombre de mouvements nocturnes bruyants n'entraîneraient qu'une augmentation très minime des réveils nocturnes chez un individu moyen. Le rapport concluait que les résultats de l'étude sur le terrain ne mettaient en évidence aucun élément indiquant que le bruit généré par les aéronefs fût susceptible de laisser des séquelles. En revanche, il soulignait que ses conclusions se fondaient sur des effets moyens, et que certains sujets de l'étude (2 à 3 %) étaient plus de 60 % plus sensibles que la moyenne.
En janvier 1993, le Gouvernement publia un document de consultation concernant le nouveau plan de réglementation des vols de nuit envisagé pour les trois principaux aéroports desservant Londres : Heathrow, Gatwick et Stansted. Quant à la demande de vols de nuit, le document indiquait que la limitation des vols de nuit au Royaume-Uni aurait pour conséquence que certains vols seraient moins commodes ou plus coûteux que ceux des concurrents des autres pays, et que les passagers choisiraient d'autres solutions répondant mieux à leurs besoins.
En outre, selon le document, diverses compagnies aériennes étrangères opéraient à partir d'aéroports n'imposant aucune restriction nocturne, ce qui signifiait qu'elles pouvaient maintenir des prix bas par une exploitation intensive des aéronefs, facteur crucial pour attirer les clients sur un marché hautement concurrentiel et à forte élasticité-prix.
Le document de consultation précisait également que les compagnies de transport aérien régulier comme les compagnies charter estimaient qu'elles pourraient notablement développer leurs activités si elles étaient autorisées à effectuer davantage de mouvements la nuit, en particulier des atterrissages.
Il ajoutait que les compagnies charter avaient besoin de pouvoir fonctionner pendant la nuit car elles se situaient sur un marché hautement concurrentiel et à forte élasticité-prix où la maîtrise des coûts était primordiale. La viabilité commerciale de ces compagnies reposait sur une exploitation intensive des aéronefs, ce qui exigeait normalement trois rotations par jour vers les destinations proches, possibles uniquement si les avions pouvaient aussi voler la nuit.
Enfin, s'agissant des vols de nuit, le document de consultation mentionnait la demande permanente de vols tout-cargo de nuit transportant du courrier ou d'autres marchandises pour lesquels le facteur temps est déterminant (journaux et denrées périssables par exemple), et soulignait le fait que les mouvements d'appareils tout-cargo étaient interdits, tant à l'arrivée qu'au départ, pendant la majeure partie de la journée à l'aéroport de Heathrow.
Le document de consultation évoquait l'étude de 1992 sur le sommeil, précisant qu'il y était constaté que le nombre des perturbations causées par le bruit des avions était si minime qu'il avait une incidence négligeable sur la quantité normale globale des perturbations, et que la quantité des perturbations résultant de l'ensemble des causes n'atteignait pas un niveau susceptible de nuire à la santé ou au bien-être des personnes.
Le document indiquait en outre que, conformément à l'engagement pris en 1988 de ne pas permettre une hausse des niveaux de bruit pendant la nuit et, dans l'idéal, de les réduire, il était proposé, pour les cinq années à venir, de fixer le quota basé sur le nouveau système de manière à maintenir les niveaux globaux de bruit en-deça de ceux de 1988.
De nombreuses organisations du commerce et de l'industrie ayant un intérêt dans le transport aérien (notamment l'Association internationale du transport aérien (« AITA »), la Confédération de l'industrie britannique (Confederation of British Industry) et les chambres de commerce de Londres et de la vallée de la Tamise (London and Thames Valley Chambers of Commerce)) ainsi que des compagnies aériennes répondirent au document de consultation, toutes soulignant l'importance économique des vols de nuit. Les organisations et les compagnies aériennes soumirent des informations et des chiffres détaillés à l'appui de leurs observations.
Le 6 juillet 1993, le ministre des Transports annonça son intention d'organiser, à compter d'octobre 1993, les restrictions aux vols de nuit autour d'un système de quotas, dans le but déclaré de réduire les émissions sonores dans les trois principaux aéroports londoniens, au nombre desquels figurait Heathrow (« le plan de 1993 »).
Le plan de 1993 instituait un système de quotas de bruit (Noise quota scheme) pour la période soumise aux quotas nocturnes. En vertu de ce système, chaque type d'aéronef se voyait attribuer un « chiffre de quota » (« quota count » – QC) se situant entre 0,5 (pour les plus silencieux) et 16 (pour les plus bruyants). Un certain nombre de points de quota étaient alors alloués à chaque aéroport, qui devait gérer les mouvements d'aéronefs de manière à rester dans les limites de ce quota. Plutôt que de fixer un nombre maximum de mouvements par appareil, le plan permettait ainsi aux compagnies aériennes de choisir quels avions – silencieux ou bruyants – faire voler, dans les limites du quota de bruit. D'après le document de consultation de 1993, le système visait à encourager l'utilisation d'aéronefs plus silencieux en prévoyant que plus un type d'appareil était bruyant et plus importante était la part du quota qu'il absorbait à chaque mouvement.
Le plan de 1993 précisait qu'il fallait entendre par « nuit » la période allant de 23 heures à 7 heures, et par « période soumise aux quotas nocturnes » la période – au cours de laquelle les contrôles étaient stricts – comprise entre 23 h 30 et 6 heures tous les jours de la semaine et tout au long de l'année. Durant la nuit, les compagnies n'étaient autorisées à prévoir ni le décollage des aéronefs les plus bruyants (8 QC ou 16 QC) ni leur atterrissage (16 QC). Pendant la période soumise aux quotas nocturnes s'appliquait un nombre maximum de mouvements d'appareils et un quota de bruit, fixés pour chaque saison (été et hiver).
Le document de consultation de 1993 proposait d'attribuer un QC de zéro aux avions les plus silencieux. Comme cela aurait permis un nombre illimité de vols de ces avions durant la nuit, le gouvernement tint compte des objections formulées à l'encontre de la proposition et décida d'imputer un QC de 0,5 aux appareils en question. Pour le reste, le plan de 1993 était dans ses grandes lignes conforme aux propositions contenues dans le document de consultation de 1993.
Les collectivités locales situées autour des trois principaux aéroports londoniens sollicitèrent un contrôle juridictionnel de la décision du ministre de faire appliquer le plan de 1993 ; elles introduisirent quatre demandes consécutives et saisirent par deux fois la Cour d'appel (Court of Appeal) (paragraphes 70-73 ci-dessous). A la suite des arrêts rendus par la High Court et la Cour d'appel, le gouvernement procéda en octobre et novembre 1993 à des consultations sur des propositions modifiées, chargea en mai 1994 l'ANMAC (Aircraft Noise Monitoring Advisory Committee – le Comité consultatif de surveillance du bruit généré par les aéronefs, organe relevant du ministère de l'Environnement, des Transports et des Régions [anciennement le ministère des Transports – ci-après le « DETR »]) d'une étude sur le bruit au sol pendant la nuit au voisinage des aéroports de Heathrow, Gatwick et Stansted, assortit le système des chiffres de quota d'un nombre total maximum de mouvements, et publia un autre document de consultation en mars 1995 ainsi qu'un additif à ce document en juin 1995.
Le document additif de juin 1995 précisait que, contrairement à la politique du gouvernement, telle qu'énoncée dans le document de consultation de 1993, les orientations du ministre et les propositions qui en découlaient permettaient de générer plus de bruit que les mouvements d'aéronefs n'en avaient réellement causé durant l'été 1988. Dans le cadre de l'examen du plan de 1993 effectué en 1995, le gouvernement étudia les rapports de la direction de l'aviation civile sur le bruit des aéronefs et les troubles du sommeil, y compris l'étude de 1992 sur le sommeil. Le DETR élabora une série de documents sur les statistiques relatives aux arrivées et aux départs de nuit à Heathrow, Gatwick et Stansted, les horaires et les couvre-feux pour les mouvements nocturnes, la capacité des pistes entre 6 heures et 7 heures du matin, les arrivées de nuit dénombrées à Heathrow pendant une période d'observation de quatre semaines en 1994 et les départs de nuit constatés à Heathrow pendant une période d'observation de quatre semaines en 1994. Le DETR tint également compte d'un document établi par Heathrow Airport Limited sur les conséquences d'une interdiction des vols entre minuit et 5 h 30.
Le 16 août 1995, le ministre des Transports annonça que les quotas de bruit et l'ensemble des autres aspects du régime des restrictions nocturnes demeureraient inchangés. En juillet 1996, la Cour d'appel estima que le ministre avait fourni des motifs adéquats et des justifications suffisantes à l'appui de sa conclusion selon laquelle il était raisonnable, tout bien pesé, de courir le risque de restreindre dans une certaine mesure la capacité des riverains à dormir pendant la nuit, compte tenu des éléments compensatoires qu'il s'était dit enclin à juger prépondérants en 1993 ; elle considéra par ailleurs qu'en juin 1995 les erreurs relevées dans les documents de consultation avaient été corrigées et que la nouvelle politique ne pouvait passer pour irrationnelle. Le 12 novembre 1996, la Chambre des lords refusa aux collectivités locales l'autorisation de se pourvoir devant elle contre la décision de la Cour d'appel.
Les recours formés devant les juridictions internes amenèrent les autorités à modifier le plan de 1993 et à y limiter le nombre de mouvements d'avions à Heathrow : 2 550 mouvements au maximum par saison d'hiver de 1994/1995 à 1997/1998 et 3 250 mouvements au maximum par saison d'été de 1995 à 1998 (les saisons étant réputées changer lors du passage de l'heure de Greenwich (GMT) à l'heure d'été britannique (BST)). Les quotas de bruit pour Heathrow jusqu'à l'été 1998 furent fixés à 5 000 par saison d'hiver et à 7 000 par saison d'été. Les restrictions ne s'appliquaient pas aux vols effectués en cas d'urgence. Le nombre des mouvements autorisés durant la période soumise aux quotas nocturnes (c'est-à-dire de 23 h 30 à 6 heures) demeura à peu près le même qu'entre 1988 et 1993. En même temps, dans le cadre du plan de 1993, le nombre de mouvements autorisés pendant la nuit (c'est-à-dire de 23 heures à 7 heures) augmenta en raison du raccourcissement de la période soumise aux quotas nocturnes.
En septembre 1995 furent testées à l'aéroport de Heathrow des procédures modifiées pour les atterrissages au petit matin (entre 4 et 6 heures). Le but de ces essais, qui furent conduits par National Air Traffic Services Limited pour le compte du DETR, était de permettre d'atténuer le bruit dans certaines parties du centre de Londres tôt le matin. Un rapport intermédiaire, intitulé « Evaluation des essais de procédures modifiées d'approche au petit matin à Heathrow », fut publié en novembre 1998.
En décembre 1997, une étude commandée par le DETR et menée par le laboratoire national de physique (National Physical Laboratory) déboucha sur le rapport « Carte du bruit nocturne : étude de faisabilité » qui fut publié le même mois. Ce rapport examinait de près les causes et les conséquences du bruit nocturne et mettait en évidence des domaines où des recherches supplémentaires pouvaient être utiles. Il concluait que celles effectuées n'avaient pas permis de recueillir des éléments suffisants pour produire une « carte scientifiquement solide indiquant les niveaux de gêne nocturne ».
En 1998, le Gouvernement mena une consultation en deux phases sur les restrictions nocturnes à Heathrow, Gatwick et Stansted. En février 1998 fut publié un document de consultation préliminaire sur cette question. Il précisait que la plupart des mouvements nocturnes répondaient principalement à d'autres besoins que les mouvements effectués de jour et justifiaient les vols de nuit pour des motifs qui étaient essentiellement les mêmes que ceux donnés dans le document de consultation de 1993.
En outre, ce document préliminaire indiquait que le transport aérien – domaine dans lequel évoluaient quelques-unes des sociétés britanniques les plus prospères – était l'un des secteurs de l'économie mondiale où la croissance était la plus forte. Le transport aérien facilitait la croissance économique, le commerce mondial, le tourisme et les investissements internationaux, et il revêtait une importance particulière pour le Royaume-Uni en raison de son économie ouverte et de sa situation géographique. Enfin, selon le document, l'autorisation des vols de nuit dans les principaux aéroports britanniques, bien que soumise à des restrictions, avait contribué à ce succès.
Pour l'hiver 1998/1999, le gouvernement fixa les mêmes nombres maximums de mouvements et quotas de bruit que pour l'hiver précédent, afin de disposer de suffisamment de temps pour la consultation.
L'association britannique du transport aérien (British Air Transport Association – la « BATA ») commanda à Coopers & Lybrand un rapport sur les coûts économiques du maintien des restrictions aux vols de nuit. Intitulé « Les coûts économiques des restrictions aux vols de nuit dans les aéroports londoniens », le rapport fut publié en juillet 1997. Il concluait que le coût économique du maintien pendant la période allant de 1997/1998 à 2002/2003 des restrictions alors en vigueur s'élevait à 850 millions de livres sterling (GBP). La BATA soumit le rapport au gouvernement dans le cadre de sa réponse au document de consultation préliminaire.
Le 10 septembre 1998, le gouvernement annonça que le nombre maximum de mouvements et les quotas de bruit pour l'été 1999 seraient les mêmes que pendant l'été 1998.
En novembre 1998, il publia la seconde partie du document de consultation sur les restrictions nocturnes à Heathrow, Gatwick et Stansted. Le document précisait que les gouvernements successifs avaient émis l'avis que la politique en matière d'émissions sonores nocturnes devait résolument s'inspirer des recherches sur le lien entre le bruit généré par les aéronefs et les troubles du sommeil et que, pour préserver l'équilibre entre les divers intérêts en jeu, toute décision devait s'appuyer sur ces recherches. Il indiquait que la notion de « troubles du sommeil » s'étendait à la fois aux perturbations du sommeil (interruptions, aussi courtes soient-elles, du sommeil) et aux insomnies (difficultés à s'endormir, puis réveil tôt le matin suivi de difficultés à se rendormir). Il était précisé que des recherches supplémentaires relatives aux effets sur le sommeil du bruit généré par les avions avaient été commandées ; elles devaient comporter un bilan des recherches déjà menées au Royaume-Uni et à l'étranger et s'attacher à définir une méthodologie et des techniques d'analyse pour déterminer la nécessité de procéder à une étude de grande envergure sur les insomnies ou la perte totale du sommeil.
Le document de consultation réitérait la conclusion de l'étude de 1992 sur le sommeil selon laquelle, pour les événements sonores se situant entre 90 et 100 dBA SEL (80-95 dBA Lmax), la probabilité qu'un individu moyen fût réveillé par un événement sonore généré par un aéronef était d'environ 1 sur 75. Il reconnaissait que cette proportion concernait les simples perturbations du sommeil et non les insomnies et que si l'on disposait de nombreux éléments de recherche sur les perturbations du sommeil, on connaissait moins bien les insomnies ou la perte totale de sommeil.
Selon le document de consultation, l'examen en cours avait pour but, s'agissant de Heathrow, de ménager un équilibre entre la nécessité de protéger les communautés locales contre des niveaux de bruit excessifs générés par les aéronefs pendant la nuit et la nécessité d'assurer les services aériens nocturnes servant les intérêts de l'économie locale, régionale et nationale ; de veiller à ce que fussent prises en compte les exigences en matière de concurrence auxquelles devaient répondre les aéroports et compagnies aériennes britanniques ainsi que les incidences plus larges sur l'emploi et l'économie ; de prendre en considération les recherches relatives aux effets du bruit des aéronefs sur le sommeil et la santé ; d'encourager l'utilisation d'avions plus silencieux pendant la nuit ; de mettre en place à Heathrow, pour la période soumise aux quotas nocturnes (23 h 30 à 6 heures), des mesures permettant d'améliorer progressivement la situation concernant le niveau général de bruit autour de l'aéroport et d'adapter ces mesures au fur et à mesure des nécessités.
Le document de consultation notait que, depuis l'introduction du plan de 1993, le niveau général de bruit autour de Heathrow durant la période soumise aux quotas nocturnes avait décru si l'on rapportait le total des chiffres de quota des avions utilisés au quota de bruit, mais qu'il y avait probablement eu une détérioration de la situation si l'on considérait la période nocturne complète (entre 23 heures et 7 heures), compte tenu d'une augmentation du trafic entre 6 et 7 heures.
Le document faisait état d'une forte préférence des clients de la région Asie-Pacifique pour les vols long-courriers de nuit.
Il indiquait que le gouvernement n'avait pas tenté de chiffrer les avantages financiers des vols de nuit pour l'aviation et l'économie, en raison des difficultés à obtenir des données fiables et impartiales à cet égard (certaines d'entre elles étant commercialement confidentielles) et à modéliser les interactions complexes impliquées. La BATA avait joint à sa réponse au document de consultation préliminaire une copie du rapport établi en 1997 par Coopers & Lybrand ; le document de consultation définitif relevait que, selon les estimations de ce rapport, un vol long-courrier régulier supplémentaire par jour en période nocturne à Heathrow représentait entre 20 et 30 millions GBP par an, plus de la moitié de cette somme revenant aux compagnies aériennes. Le document de consultation précisait que les incidences financières pour les compagnies aériennes avaient apparemment été établies à partir des estimations effectuées par une grande compagnie aérienne britannique. D'autres parties du calcul intégraient des hypothèses relatives aux incidences sur les passagers et aux répercussions sur d'autres services, les unes et les autres exprimées en pourcentages des recettes supposées de ces services. Le document soulignait que le coût d'un durcissement des restrictions aux vols de nuit existantes pourrait être différent, et que les chiffres de la BATA ne tenaient aucun compte des retombées sur l'économie en général, non comptabilisées dans les estimations concernant l'impact des restrictions sur les compagnies aériennes et les passagers.
D'après le document de consultation, le gouvernement, en formulant ses propositions, avait pris en compte à la fois les chiffres fournis par la BATA et le fait qu'il lui était impossible de vérifier les estimations ou les hypothèses retenues par celle-ci. Toute valeur attachée à un vol nocturne « marginal » devait être mise en regard des nuisances en matière d'environnement. Celles-ci ne pouvaient être chiffrées en termes financiers, mais il était possible, à partir de l'étude de 1992 sur le sommeil, d'estimer le nombre de personnes susceptibles d'être réveillées. Le document concluait qu'en élaborant ses propositions le gouvernement devait tenir compte de l'importance des intérêts en jeu pour le secteur de l'aviation et des aspects économiques plus larges : il paraissait évident que les compagnies aériennes et aéroports britanniques risquaient de perdre des clients, y compris pendant la journée, si des restrictions par trop sévères les empêchaient d'offrir des services limités pendant la nuit, que les usagers risquaient également de pâtir des restrictions, et que les services offerts par les aéroports et compagnies aériennes britanniques diminueraient, tout comme, par contrecoup, l'attrait de Londres et du Royaume-Uni de façon plus générale. Le gouvernement devait mettre ces aspects en balance avec les nuisances sonores engendrées par les vols de nuit. Les propositions formulées dans le document de consultation visaient à ménager un équilibre entre les intérêts en jeu et étaient, de l'avis du gouvernement, de nature à protéger la population locale contre des nuisances sonores excessives résultant des vols de nuit.
Concernant Heathrow, les propositions étaient principalement les suivantes : ne pas introduire une interdiction des vols de nuit ou une période de couvre-feu ; maintenir les quotas de bruit et les nombres maximums de mouvements par saison ; réexaminer la classification QC de chaque aéronef et, en cas d'évolution majeure à cet égard, revoir le niveau des quotas ; conserver le système des QC ; se repencher sur le système des QC avant la saison d'été 2002 (lorsque la composition des flottes aurait été modifiée à la suite de l'achèvement du retrait progressif obligatoire en Europe, débuté en avril 1995, des avions Chapitre 2, à l'exception du Concorde), conformément à la politique consistant à encourager l'utilisation d'avions plus silencieux ; réduire les quotas de bruit applicables en été et en hiver ; maintenir la période nocturne de 23 heures à 7 heures et la période soumise aux quotas nocturnes de 23 h 30 à 6 heures ; élargir les restrictions imposées aux aéronefs classés QC 8 à l'arrivée ou au départ pour les aligner sur celles applicables aux avions classés QC 16 et interdire l'atterrissage et le décollage des avions classés QC 4 durant la période soumise aux quotas nocturnes à partir de l'été 2002 (c'est-à-dire après la fin du retrait progressif obligatoire des avions Chapitre 2).
Le document de consultation relevait que, depuis l'introduction du plan de 1993, une partie des quotas demeurait régulièrement non consommée, ce qui n'incitait guère les compagnies aériennes à utiliser des aéronefs plus silencieux. Pour rétablir leur motivation, il était envisagé, dans un premier temps, de rapprocher les quotas de bruit applicables en été et en hiver de leur taux d'épuisement réel. Dans le cadre du plan de 1993, le quota de bruit pour l'hiver était de 5 000 points de QC, et son utilisation moyenne au cours des deux dernières saisons avait été de 3 879 points. Une baisse à 4 000 points était proposée. Le quota de bruit pour l'été s'élevait à 7 000 points, et sa consommation moyenne au cours des deux dernières saisons avait été provisoirement estimée à 4 472 points. Il était proposé de le ramener à 5 400 points. Les nouveaux quotas devaient demeurer en vigueur jusqu'à la fin de l'été 2004, sous réserve du résultat du réexamen des QC.
La deuxième partie du document de consultation invitait à formuler des observations sur le point de savoir s'il y avait lieu d'introduire l'alternance des pistes à Heathrow pendant la nuit ainsi que sur l'utilisation préférentielle des pistes de l'aéroport durant la nuit.
Le 10 juin 1999, le gouvernement annonça que les propositions formulées dans le document de consultation de novembre 1998 seraient mises en œuvre à partir du 31 octobre 1999, avec quelques modifications mineures. Concernant Heathrow, les modifications se limitaient à une réduction moins importante des quotas de bruit – ils étaient fixés à 4 140 points de QC pour l'hiver et à 5 610 pour l'été – que celle qui avait été proposée. Le quota hivernal se trouvait ainsi ramené à un niveau inférieur à celui de son utilisation réelle constatée au cours de l'hiver 1998/1999.
Le plan de 1999 entra en vigueur le 31 octobre 1999.
Le 10 novembre 1999 fut publié un rapport intitulé « La contribution de l'industrie aérienne à l'économie britannique », qui avait été réalisé par Oxford Economic Forecasting à la demande d'un certain nombre de compagnies aériennes, d'exploitants d'aéroports et de la BATA, ainsi que du gouvernement.
Le 23 novembre 1999, le gouvernement annonça que l'alternance des pistes à Heathrow serait étendue à la période nocturne « dès que possible » et publia un nouveau document de consultation comportant des propositions relatives à un réaménagement de l'utilisation préférentielle des pistes à Heathrow durant la nuit.
En décembre 1999, le DETR et National Air Traffic Services Limited publièrent le rapport final du groupe de travail technique de l'ANMAC sur « Le bruit généré par les aéronefs à l'arrivée ». Le rapport avait pour objet de décrire objectivement les sources du bruit de fonctionnement des aéronefs à l'arrivée, d'examiner les moyens possibles d'atténuer ce bruit et de formuler des recommandations à l'intention du DETR.
En mars 2000, la DORA (Directorate of Operational Research and Analysis) publia un rapport, élaboré pour le compte du DETR et intitulé « Les effets nocifs du bruit généré par les aéronefs pendant la nuit ». Ce rapport dégageait un certain nombre de questions au sujet desquelles des recherches supplémentaires pourraient être utiles et était censé constituer un document de référence pour toute étude qui serait menée ultérieurement au Royaume-Uni sur le bruit des aéronefs pendant la période nocturne. Il indiquait que des déficits de connaissances avaient été constatés et que le DETR, après avoir considéré l'opportunité de procéder à une autre étude complète sur les effets nocifs du bruit résultant des vols de nuit, avait décidé de commander deux autres études, d'ampleur limitée, pour examiner les diverses options. Ces études furent commandées en automne 1999, avant la publication du rapport de la DORA. Il s'agit, d'une part, d'une étude expérimentale visant à définir une méthodologie de recherche et, d'autre part, d'une étude sociale ayant notamment pour objet d'analyser la différence entre les nuisances objectivement mesurées dues au bruit nocturne généré par les avions et celles ressenties par la population. Toutes deux sont menées par des chercheurs universitaires.
Outre les restrictions imposées aux vols de nuit, une série de mesures d'atténuation et de réduction du bruit sont mises en œuvre à l'aéroport de Heathrow : certification acoustique des aéronefs en vue de réduire le bruit à la source, retrait progressif obligatoire des avions à réaction les plus anciens et les plus bruyants, itinéraires préférentiels de bruit et pentes minimales de montée au décollage, procédures d'approche plus silencieuses (descente continue et bas régime/traînée réduite), limitation des mouvements aériens, modulation des taxes d'aéroport en fonction du bruit, programmes de subventions à l'isolation phonique et indemnités pour nuisances sonores dans le cadre de la loi de 1973 sur l'indemnisation des propriétaires fonciers (Land Compensation Act 1973).
Le DETR et la direction de l'aéroport de Heathrow contrôlent de façon permanente et minutieuse le respect des restrictions frappant les vols de nuit. Des rapports sont soumis tous les trimestres aux membres du comité consultatif de l'aéroport de Heathrow, au sein duquel sont représentées les collectivités locales situées à proximité de l'aéroport ainsi que des associations de riverains.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La loi de 1982 sur l'aviation civile (Civil Aviation Act 1982 – « la loi de 1982 »)
L'article 76 § 1 de la loi de 1982 énonce en son passage pertinent :
« Nul ne peut fonder une action pour troubles de la jouissance ou nuisances sur le seul motif qu'un avion survole sa propriété à une altitude raisonnable eu égard au vent, au temps et à toute autre circonstance pertinente, y compris les incidents habituels aux vols d'aéronefs, pour autant qu'il n'y ait [pas] eu violation (...) d'une ordonnance sur la navigation aérienne (...) »
Les ordonnances sur la navigation aérienne édictées en vertu de la loi de 1982 prévoient la prise de décrets (Orders in Council) visant à réglementer l'aviation. De tels décrets ont été pris notamment en ce qui concerne les émissions de moteur, la certification acoustique et les indemnisations pour nuisances sonores.
Le passage pertinent de l'article 78 § 3 de la loi de 1982 est ainsi libellé :
« Si, aux fins d'éviter, de réduire ou d'atténuer les effets du bruit et des vibrations liés au décollage ou à l'atterrissage des aéronefs dans un aérodrome donné, le ministre juge approprié d'interdire le décollage ou l'atterrissage de certains aéronefs, ou de limiter le nombre de décollages ou d'atterrissages dans l'aérodrome durant certaines périodes, il peut, par la voie d'un arrêté publié dans les formes prescrites, prendre l'ensemble ou certaines des mesures suivantes :
a) interdire durant des périodes bien définies le décollage ou l'atterrissage dans l'aérodrome des aéronefs présentant les caractéristiques décrites dans l'arrêté (exception faite des cas d'urgence explicitement énumérés par lui) ;
b) fixer pour des périodes bien définies un nombre maximum de décollages et d'atterrissages autorisés dans l'aérodrome pour les aéronefs présentant les caractéristiques décrites (...) »
Les restrictions aux vols de nuit à l'aéroport de Heathrow sont imposées par voie d'arrêtés publiés par le ministre en vertu de l'article 78 § 3 de la loi de 1982.
B. Les recours contre le plan de 1993
Les collectivités locales situées autour des trois principaux aéroports londoniens sollicitèrent un contrôle juridictionnel de la décision du ministre de faire appliquer le plan de 1993. Elles présentèrent quatre demandes consécutives de contrôle juridictionnel et saisirent par deux fois la Cour d'appel (Court of Appeal). La High Court déclara que le plan de 1993 était contraire au libellé de l'article 78 § 3 b) de la loi de 1982 et donc non valable, puisqu'il ne fixait pas des « nombre[s] maximum[s] de décollages et d'atterrissages autorisés (...) pour les aéronefs présentant les caractéristiques décrites » mais imposait des contrôles par rapport aux niveaux d'exposition au bruit (R. v. Secretary of State for Transport, ex parte Richmond upon Thames Borough Council and Others, 1994, Weekly Law Reports, vol. 1, p. 74).
Le ministre décida de maintenir le système des chiffres de quota, mais en y ajoutant un nombre maximum global de mouvements d'appareils. La High Court jugea cette décision conforme à l'article 78 § 3 b) de la loi de 1982. En revanche, elle considéra que le document de consultation de 1993 était « trompeur sur des points importants » en ce qu'il ne précisait pas que la mise en œuvre des propositions pour l'aéroport de Heathrow permettrait une augmentation des niveaux de bruit par rapport à 1988 (R. v. Secretary of State for Transport, ex parte Richmond upon Thames Borough Council and Others, 1995, Environmental Law Reports, p. 390).
A la suite de la publication d'un autre document de consultation en mars 1995 et d'un additif à ce document en juin 1995, les collectivités locales introduisirent une nouvelle demande de contrôle juridictionnel. En juillet 1996, la Cour d'appel estima que le ministre avait fourni des motifs adéquats et des justifications suffisantes à l'appui de sa conclusion selon laquelle il était raisonnable, tout bien pesé, de courir le risque de restreindre dans une certaine mesure la capacité des riverains à dormir la nuit, compte tenu des éléments compensatoires qu'il s'était dit enclin à juger prépondérants en 1993 ; elle considéra par ailleurs qu'en juin 1995 les erreurs relevées dans les documents de consultation avaient été corrigées et que la nouvelle politique ne pouvait passer pour irrationnelle (R. v. Secretary of State for Transport, ex parte Richmond LBC, 1996, Weekly Law Reports, p. 1460).
Le 12 novembre 1996, la Chambre des lords refusa aux collectivités locales l'autorisation de se pourvoir devant elle contre la décision de la Cour d'appel. | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
En 1986, le requérant acquit la propriété d’un terrain de 5 090 m2 dans la région de Aghios Serafeim Molou. Afin de pouvoir y installer une serre et l’exploiter, le requérant conclut trois contrats de prêt d’un montant de 7 458 000 drachmes auprès de la Banque agricole de Grèce, qui est entièrement contrôlée par l’Etat.
Le 18 septembre 1989, ladite banque demanda au requérant de lui payer une somme de 968 393 drachmes qui était due pour le remboursement du prêt et des intérêts dus d’un montant de 1 684 491 drachmes. Elle l’informait aussi qu’elle allait saisir sa propriété. Cette notification fut livrée par huissier de justice au domicile du requérant à Lamia (39 rue Finikos) et en main propre, le 21 septembre 1989.
Suite à cette notification, le requérant conclut un accord avec la banque pour régler le restant de la dette, ce qui fut confirmé par une attestation de celle-ci en date du 31 janvier 1991.
Toutefois, le 24 mai 1991, et en dépit de l’accord, la banque ordonna à son notaire de procéder à la mise aux enchères du terrain et de la serre du requérant. L’acte par lequel le notaire annonçait la vente aux enchères, et rédigé par le notaire le 25 juin 1991, devait être notifié au requérant par huissier de justice. Toutefois, comme le requérant avait entre-temps changé d’adresse, l’huissier de justice, considérant que le requérant n’avait pas de domicile connu, déposa ledit acte au procureur près du tribunal de grande instance de Lamia le 4 juillet 1991.
Selon le Gouvernement, il résulterait des contrats de prêts que le requérant avait conclu avec la banque et produits devant le tribunal de grande instance de Lamia que, lors de la conclusion des contrats (pour les deux premiers contrats en 1987 et pour le troisième en 1989), le requérant avait déclaré qu’il était domicilié à Aghios Serafim-Lokrida. Par la suite, lors de la notification du 21 septembre 1989, le requérant n’aurait pas été trouvé au domicile indiqué et ce serait seulement après plusieurs recherches menées par l’huissier de justice qu’il aurait été trouvé à l’adresse du 39 rue Finikos. Dans le recours en annulation qu’il exerça par la suite, le requérant aurait déclaré cette dernière adresse mais se serait plaint de ce que la notification n’avait pas eu lieu à son domicile connu, au 11 rue Karagiannopoulou. Plus tard, il aurait affirmé que ce n’était pas lui-même qui habitait à cette dernière adresse mais son ex-épouse tandis que lui résidait, pendant la procédure de la vente aux enchères, au 44-45 rue Diakou. Lors de la procédure en appel, le requérant déclara comme adresse le 60 rue Diakou et lors du pourvoi en cassation le 44-45 rue Diakou.
Le requérant affirme que la vente aux enchères eut lieu le 18 septembre 1991 sans que celui-ci le sache. Capitaine de la marine marchande, il voyageait à cette époque, et depuis le 15 avril 1991, sur un des bateaux de la société Fomentos Armadora, fait connu, d’après le requérant, de la banque et de l’huissier de justice. Le requérant précise aussi que sa nouvelle adresse était connue des autorités car, au moment de son déménagement, il avait soumis à la police les pièces justificatives nécessaires pour la délivrance d’une nouvelle carte d’identité, qui mentionnait sa nouvelle adresse et qui lui fut remise le 2 mai 1991.
La transcription du procès verbal d’adjudication eut lieu le 25 octobre 1991 au bureau des hypothèques de Thermopiles.
Revenant en Grèce, le requérant apprit que sa propriété avait été vendu aux enchères. Il introduisit alors, le 13 décembre 1991, un recours en annulation de la vente aux enchères devant le tribunal de grande instance de Lamia. Il soutenait que la notification qui lui avait été faite comme à une personne de domicile inconnu était nulle car, au moment de la notification, il résidait à une adresse connue à Lamia, au 11 rue Karagianopoulou. Par un jugement du 30 juin 1992 (n° 315/1992), ledit tribunal rejeta le recours. Le tribunal estima que le grief relatif à la nullité de la notification aurait dû être soulevé dans le délai prévu à l’article 934 § 1 b) du code de procédure civile, soit jusqu’à la veille du déroulement de la vente aux enchères ; passé ce délai, les éventuels vices de forme de la vente aux enchères cessent d’exister et l’acte ne peut plus faire l’objet d’un recours.
Le 30 janvier 1993, le requérant interjeta appel contre ce jugement devant la cour d’appel d’Athènes. D’après lui, si le tribunal de grande instance avait interprété et appliqué correctement les dispositions des articles 992, 999 et 934 du code de procédure civile, il aurait dû juger que la notification illégale de l’acte équivalait à un défaut de notification de celuici, entraînant une nullité de la vente aux enchères et pouvant être attaquée par un recours en annulation dans un délai de quatre-vingt dix jours suivant la transcription du procès verbal de l’adjudication. De plus, il soutenait que la notification était illégale, car il était marin travaillant sur un bateau qui ne se trouvait pas dans un port grec au moment des faits et que la notification aurait dû avoir lieu aux bureaux de la compagnie maritime, conformément à l’article 132 § 2 du code de procédure civile.
Le 20 mai 1993, la cour d’appel confirma le jugement du tribunal de grande instance de Lamia (arrêt n° 3123/1993).
Le 11 mai 1998, la Cour de cassation confirma l’arrêt de la cour d’appel. Plus précisément, elle s’exprima ainsi :
« (...)
Il ressort de la combinaison des dispositions susmentionnées [articles 934 § 1 b) et c), 933 et 999 §§ 3 et 4 du code de procédure civile] que seules une notification inexistante ou hors délai (...) de l’acte décidant la vente aux enchères entraîne la nullité de celle-ci et non la nullité de la notification, puisque la notification d’un tel acte, à la supposer même nulle, continue à produire ses effets conformément aux articles 159-161 du code de procédure civile jusqu’à son annulation par décision judiciaire et suite à un recours à cet effet. Dans ce cas, l’annulation s’apparente rétroactivement à une notification nulle ab initio et la vente aux enchères peut être mis en cause en vertu de l’article 999 § 4 du code de procédure civile. Lorsque le délai prévu par l’article 934 § 1 b) pour se prévaloir de la nullité de l’acte décidant la vente aux enchères - lequel délai expire le jour même de cette vente - est dépassé, la nullité cesse d’exister et ne peut plus faire l’objet d’un recours ; le recours exercé hors délai est rejeté d’office par le tribunal comme irrecevable (...). De plus, conformément à l’article 135 du code de procédure civile, le domicile d’une personne est réputé inconnu lorsque son domicile ou sa résidence ne sont pas connus et n’ont pas pu être découverts en dépit des efforts déployés à cet effet. Autrement, c’est-à-dire si celui qui a demandé la notification ou l’organe qui l’a effectuée (...) connaissait le domicile ou la résidence de l’intéressé ou pouvait s’en renseigner en faisant preuve de la diligence requise, la notification est nulle lorsqu’il s’ajoute un préjudice au sens de l’article 159 § 3 du code de procédure civile. En l’espèce (...), la cour d’appel après avoir apprécié souverainement les éléments de preuve a admis ce qui suit : la Banque agricole de Grèce a voulu saisir l’immeuble du requérant pour une dette s’élevant à 2 652 886 drachmes ; le 25 juin 1991, le notaire (...) rédigea l’acte décidant la vente aux enchères qui fixait la vente au 18 septembre 1991 ; cet acte fut notifié au requérant, considéré comme étant de domicile inconnu. (...) La cour d’appel a rejeté comme irrecevable la première branche du recours du requérant par laquelle celui-ci prétendait que la notification de l’acte susmentionné était inexistante car à cette époque il avait un domicile connu (...) et exerçait la profession de marin sur des bateaux bâtant pavillon grec et appartenant à une compagnie maritime grecque et à laquelle l’acte devait aussi être notifié conformément à la loi. En rejetant l’appel du requérant, la cour d’appel a précisé que la notification de l’acte n’est pas inexistante mais nulle et que le recours pour la reconnaissance de cette nullité aurait dû être introduit jusqu’à la veille de la vente aux enchères conformément à l’article 934 § 1 b) du code de procédure civile, c’est-à-dire jusqu’au 17 septembre 1991 et non le 13 décembre 1991. En statuant ainsi, la cour d’appel n’a pas enfreint l’article 559 du code de procédure civile (...) »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions pertinentes du code de procédure civile se lisent ainsi :
Article 128
(absence du destinataire de la notification de sa résidence)
« 1. Si le destinataire ne se trouve pas à sa résidence, le document est délivré à un de ses parents qui habite avec lui ; s’ils sont eux aussi absents ou s’ils n’existent pas, la notification se fait à un autre habitant de l’immeuble (...).
(...)
Si aucune des personnes mentionnées au paragraphe 1 ne se trouve à la résidence
a) le document doit être collé sur la porte de la résidence devant témoin ;
b) le jour ouvrable suivant, une copie du document doit être délivré entre les mains du chef hiérarchique du poste de police du quartier de la résidence (...) »
Article 132
(Notification à un bateau de la marine marchande)
« 1. (...)
Si le destinataire de la notification travaille sur un bateau de la marine marchande qui ne se trouve pas dans un port grec, la notification a lieu à sa résidence, conformément à l’article 128 ; s’il n’a pas de résidence, la notification a lieu suivant les dispositions concernant les personnes de résidence inconnue. Dans tous les cas, la notification a lieu également aux bureaux de la compagnie maritime en Grèce ou à ceux de l’agent du bateau dans un port grec, lorsque de tels bureaux existent. »
Article 135
(Notification à une personne de résidence inconnue)
« 1. Si l’endroit ou l’adresse exacte du destinataire de la résidence sont inconnus, les dispositions de l’article 134 s’appliquent et, en même temps, il est procédé à la publication dans deux journaux quotidiens - l’un publié à Athènes et l’autre à l’endroit où le tribunal a son siège - d’un résumé du document (...) »
Article 933
(Recours contre l’exécution)
« 1. Les objections de celui visé par l’exécution ou de tout créancier de celui-ci ayant un intérêt pour agir et qui concernent la validité du titre exécutoire, la procédure de l’exécution forcée ou la créance, sont contenues dans un recours en annulation introduite devant le tribunal d’instance, si le titre exécutoire sur lequel se fonde l’exécution est une décision du tribunal d’instance, ou devant le tribunal de grande instance dans tous les autres cas. »
Article 934
(Délais de recours)
« 1. Le recours prévu à l’article 933 [recours en annulation de l’exécution] est recevable
a) s’il concerne la validité du titre ou la procédure de l’exécution forcée, dans les quinze jours qui suivent le premier acte d’exécution après la décision de vendre aux enchères.
b) s’il concerne la validité des actes d’exécution qui ont eu lieu depuis le premier acte après la décision de vendre aux enchères ou la créance et jusqu’au début du dernier acte d’exécution.
c) s’il concerne la validité du dernier acte d’exécution, dans les six mois qui suivent la mise en oeuvre de l’acte ; s’il s’agit d’exécution pour satisfaction de créances pécuniaires, dans les trente jours depuis le jour de la vente aux enchères ou de la revente aux enchères, s’agissant de biens meubles et de quatre-vingt-dix jours après la transcription du résumé du procès verbal d’adjudication, s’agissant de biens immeubles.
S’il s’agit d’exécution pour satisfaction de créances pécuniaires, le premier acte d’exécution après la décision de vendre aux enchères est la rédaction de la saisie et le dernier acte est la rédaction du procès verbal de vente aux enchères et d’adjudication.
(...) »
Article 999 § 3
« L’acte décidant la vente aux enchères, tel qu’il est mentionné au paragraphe premier, est notifié au débiteur, au tiers détenteur ou possesseur et aux créanciers hypothécaires dans les vingt jours qui suivent la saisie tandis qu’il est déposé pendant le même délai auprès du ministère public chargé de la vente aux enchères avec rédaction d’un acte afférent. Un résumé de l’acte décidant de la vente aux enchères est publié sur une page principale d’un quotidien qui paraît dans la municipalité ou la commune où se trouve le lieu de vente aux enchères et, si un tel journal n’y paraît pas, ce résumé est publié sur une page principale d’un quotidien qui paraît dans la capitale de la sous-préfecture à laquelle appartiennent la municipalité ou la commune, quinze jours au moins avant le jour de la vente aux enchères(...). Si un quotidien n’est pas publié, l’acte annonçant la vente aux enchères est communiqué par affichage, quinze jours au moins avant la vente aux enchères, au bureau de la commune ou de la municipalité dans la circonscription de laquelle se trouve le bien immeuble. »
Article 1002
(Achèvement de la vente aux enchères)
« 1. La vente aux enchères s’achève par l’adjudication. (...)
Celui contre qui l’exécution est dirigée a le droit, jusqu’à l’adjudication, de régler les créances de celui au profit de qui l’exécution a lieu et des créanciers qui se sont manifestés, ainsi que les frais. Dans ce cas, la vente aux enchères est annulée et la saisie est levée. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le contexte général
Les griefs exposés dans la requête à l’étude se rapportent aux opérations militaires menées par la Turquie dans le nord de Chypre en juillet et août 1974 ainsi qu’à la division toujours actuelle du territoire de Chypre. Lorsque la Cour a statué au fond en l’affaire Loizidou c. Turquie en 1996, elle a décrit la présence militaire turque à l’époque des faits en ces termes (arrêt Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 (fond), Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2223, §§ 16-17) :
« 16. Les forces armées turques, comptant plus de 30 000 hommes, sont stationnées à travers la zone occupée du nord de Chypre, qui fait constamment l’objet de patrouilles et renferme des postes de contrôle sur tous les grands axes de communication. L’état-major de l’armée se trouve à Kyrenia. Le 28e régiment d’infanterie est basé à Asha (Assia) ; il couvre le secteur allant de Famagouste à Mia Milia, banlieue de Nicosie, et est fort de 14 500 hommes. Le 39e régiment d’infanterie, avec 15 500 hommes environ, est basé au village de Myrtou et couvre le secteur allant du village de Yerolakkos à Lefka. Les TOURDYK (Forces turques à Chypre en vertu du Traité de garantie (Turkish Forces in Cyprus under the Treaty of Guarantee)) sont stationnées au village de Orta Keuy près de Nicosie ; elles couvrent un secteur allant de l’aéroport international de cette ville à la rivière Pedhieos. Un bataillon naval turc et un avant-poste sont basés respectivement à Famagouste et Kyrenia. Des membres de l’armée de l’air turque sont basés à Lefkoniko, Krini et d’autres terrains d’aviation. Les forces aériennes turques sont stationnées en métropole, à Adana.
Les forces turques et tous les civils qui pénètrent dans les zones militaires sont passibles des tribunaux militaires turcs, ainsi que le prévoient pour les « citoyens de la RTCN » le décret de 1979 sur les zones militaires interdites (article 9) et l’article 156 de la Constitution de la « RTCN ». »
Dans le contexte de la division de Chypre en deux parties, il s’est produit en novembre 1983 un événement notable : la proclamation de la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »), suivie de l’adoption de la « Constitution de la RTCN » le 7 mai 1985.
La communauté internationale a condamné cette évolution. Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté le 18 novembre 1983 la Résolution 541 (1983) déclarant la proclamation de la « RTCN » juridiquement nulle et demandant à tous les Etats de ne pas reconnaître d’autre Etat chypriote que la République de Chypre. Le Conseil de sécurité a réitéré cet appel dans sa
Résolution 550 (1984) du 11 mai 1984. En novembre 1983, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a décidé qu’il continuait à considérer le gouvernement de la République de Chypre comme le seul gouvernement légitime de Chypre et a appelé à respecter la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale et l’unité de la République de Chypre.
Selon le gouvernement défendeur, la « RTCN » est un Etat démocratique et constitutionnel politiquement indépendant de tout autre Etat souverain, y compris la Turquie ; c’est le peuple chypriote turc, dans l’exercice de son droit à l’autodétermination, qui a mis en place une administration dans le nord de Chypre, et non la Turquie. Malgré cela, seul le gouvernement chypriote est reconnu au plan international comme le gouvernement de la République de Chypre dans le cadre des relations diplomatiques et contractuelles et dans le fonctionnement des organisations internationales.
La Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (« UNFICYP ») tient une zone tampon. Un certain nombre d’initiatives politiques ont été prises par les Nations unies en vue de régler la question chypriote sur la base de solutions institutionnelles acceptables par les deux parties. A cette fin, des pourparlers intercommunautaires se sont déroulés sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies et sur les instructions du Conseil de sécurité. Sur ce point, le gouvernement défendeur a fait valoir que les autorités chypriotes turques de Chypre du Nord menaient les pourparlers en se fondant sur les principes de « bizonalité » et de « bicommunautarisme » (partition de l’île en deux zones et deux communautés), qu’elles considéraient comme acquis dans le cadre d’une constitution fédérale. On trouve confirmation de cette base de négociation dans l’Ensemble d’idées émis par le Secrétaire général des Nations unies le 15 juillet 1992 et les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies des 26 août et 25 novembre 1992, qui prévoient que la solution fédérale recherchée par les deux parties sera « bicommunautaire » et « bizonale ».
Par ailleurs – fait qui présente un intérêt pour la requête à l’étude –, le Comité des personnes disparues des Nations unies (le « CMP ») a été créé en 1981 afin d’examiner « les cas des personnes portées disparues au cours des combats intercommunautaires et des événements de juillet 1974, ou par la suite » et de « dresser des listes exhaustives des personnes portées disparues appartenant aux deux communautés, précisant selon le cas si elles sont en vie ou décédées et, dans ce dernier cas, la date approximative de leur décès ». Le CMP n’a pas encore terminé ses recherches.
B. Les précédentes requêtes interétatiques
Le gouvernement requérant a précédemment dirigé trois requêtes contre l’Etat défendeur en vertu de l’ancien article 24 de la Convention pour dénoncer les événements de juillet et août 1974 et leurs conséquences. La Commission a joint la première (n° 6780/74) et la deuxième (n° 6950/75) et adopté à leur sujet le 10 juillet 1976 un rapport au titre de l’ancien article 31 de la Convention (« le rapport de 1976 »), où elle exprime l’avis que l’Etat défendeur a commis des violations des articles 2, 3, 5, 8, 13 et 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1. Le 20 janvier 1979, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a à son tour adopté la Résolution DH (79) 1 en s’appuyant sur une décision antérieure du 21 octobre 1977. Il y exprime notamment la conviction que « la protection durable des droits de l’homme à Chypre ne peut être réalisée que par le rétablissement de la paix et de la confiance entre les deux communautés, et que des pourparlers intercommunautaires constituent le cadre adéquat pour parvenir à une solution du différend ». En outre, le Comité des Ministres y invite fermement les parties à reprendre les pourparlers intercommunautaires sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies, de façon à se mettre d’accord sur les moyens de résoudre tous les aspects du différend (paragraphe 16 ci-dessus). Le Comité des Ministres a considéré que cette décision mettait un terme à son examen de l’affaire.
La troisième requête (n° 8007/77) émanant du gouvernement requérant a fait l’objet d’un autre rapport de la Commission au titre de l’ancien article 31 en date du 4 octobre 1983 (« le rapport de 1983 »). La Commission y formule l’avis que l’Etat défendeur a manqué aux obligations lui incombant en vertu des articles 5 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1. Le 2 avril 1992, le Comité des Ministres a adopté la Résolution DH (92) 12 relative au rapport de 1983, où il s’est borné à décider de rendre public ledit rapport et à considérer que cette décision mettait un terme à son examen de l’affaire.
C. La requête à l’étude
La requête à l’étude est la première à être déférée à la Cour. Dans son mémoire, le gouvernement requérant prie celle-ci de « dire que l’Etat défendeur est responsable de violations continues et autres violations des articles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 17 et 18 de la Convention et des articles 1 et 2 du Protocole n° 1 ».
Ces griefs se repartissent en quatre grandes catégories : les violations alléguées des droits des Chypriotes grecs portés disparus et de leur famille, les violations alléguées du domicile et du droit de propriété des personnes déplacées, les violations alléguées des droits des Chypriotes grecs enclavés dans le nord de Chypre et, enfin, les violations alléguées des droits des Chypriotes turcs et de la communauté tsigane installés dans le nord de Chypre.
D. Les faits établis par la Commission concernant la requête à l’étude
La Cour estime qu’il convient à ce stade de résumer les faits établis par la Commission quant aux différents chefs de violation de la Convention allégués par le gouvernement requérant ainsi que les principaux arguments avancés par les deux parties et les documents et autres éléments de preuve sur lesquels la Commission s’est appuyée.
Violations alléguées des droits des Chypriotes grecs portés disparus et de leur famille
Le gouvernement requérant soutient en substance que 1 491 Chypriotes grecs environ sont toujours portés disparus vingt ans après la fin des hostilités. Ces personnes ont été vues en vie pour la dernière fois alors qu’elles se trouvaient détenues sous l’autorité de la Turquie et l’Etat défendeur n’a jamais donné d’explication quant à leur sort.
Le gouvernement défendeur a affirmé pour sa part qu’il n’existait aucune preuve de ce que l’un quelconque des disparus fût encore en vie ou en détention. A titre principal, il a déclaré que les questions soulevées par le gouvernement requérant devaient continuer d’être examinées par le Comité des personnes disparues des Nations unies (paragraphe 16 ci-dessus) plutôt que sous l’angle de la Convention.
La Commission a considéré qu’elle avait pour tâche, non d’établir ce qui était réellement arrivé aux Chypriotes grecs portés disparus à la suite des opérations militaires menées par la Turquie dans le nord de Chypre en juillet et août 1974, mais de déterminer si le fait que l’Etat défendeur n’ait pas éclairci les circonstances entourant les disparitions, comme cela était allégué, s’analysait en une violation continue de la Convention.
A cette fin, la Commission a tenu compte en particulier de ses précédents constats, exposés dans ses rapports de 1976 et 1983. Elle a rappelé avoir déclaré dans son rapport de 1976 qu’il était communément admis qu’un nombre considérable de Chypriotes étaient toujours portés
disparus à la suite du conflit armé ayant sévi à Chypre et qu’un certain nombre d’entre eux étaient des Chypriotes grecs faits prisonniers par l’armée turque. A l’époque, la Commission avait considéré que ce constat impliquait une présomption de responsabilité de la Turquie quant au sort des personnes dont on savait qu’elles étaient en détention sous l’autorité de cet Etat. Tout en notant que les meurtres de civils chypriotes grecs avaient été commis sur une grande échelle, la Commission avait également estimé à l’époque où elle avait rédigé son rapport de 1976 qu’elle n’était pas en mesure de déterminer si des prisonniers chypriotes grecs portés disparus avaient été tués, ni dans quelles circonstances.
Dans le cadre de la requête à l’étude, la Commission a rappelé en outre que, dans son rapport de 1983, elle avait tenu pour établi que, dans un nombre indéfini de cas, il existait suffisamment d’éléments donnant à penser que les Chypriotes grecs disparus avaient été détenus sous l’autorité de la Turquie en 1974, et considéré que ce constat entraînait là encore une présomption de responsabilité de la Turquie quant au sort de ces personnes.
Pour la Commission, les éléments qui lui ont été soumis en l’espèce confirmaient ses précédents constats selon lesquels certains disparus avaient été vus pour la dernière fois alors qu’ils étaient détenus sous autorité turque ou chypriote turque. A cet égard, elle a pris en compte ce qui suit : une déclaration de M. Denktaş, « président de la RTCN », diffusée le 1er mars 1996, dans laquelle celui-ci reconnaissait que quarante-deux prisonniers chypriotes grecs avaient été remis à des combattants chypriotes turcs qui les avaient tués et que, pour éviter d’autres incidents tragiques, les prisonniers avaient par la suite été transférés en Turquie ; la déclaration radiodiffusée de M. Yalçin Küçük, ancien officier de l’armée turque en activité à l’époque des faits ayant participé à l’opération militaire à Chypre en 1974, qui laissait entendre que l’armée turque s’était livrée à de nombreux meurtres, notamment de civils, à l’occasion de prétendues opérations de nettoyage ; le rapport Dillon, remis au Congrès américain en mai 1998, indiquant, entre autres, que des soldats turcs et chypriotes turcs avaient rassemblé des civils chypriotes grecs dans le village d’Asha le 18 août 1974 et emmené les hommes de plus de quinze ans, qui pour la plupart auraient été tués par des combattants chypriotes turcs ; les déclarations écrites de témoins tendant à confirmer les précédents constats de la Commission, à savoir que de nombreuses personnes toujours portées disparues auraient été arrêtées par des soldats turcs ou des membres des forces paramilitaires chypriotes turques.
La Commission a conclu que, indépendamment des preuves relatives au meurtre de prisonniers et civils chypriotes grecs, rien ne montrait que l’une quelconque des personnes disparues eût été tuée dans des circonstances dont l’Etat défendeur pût être tenu pour responsable. Elle n’a pas non plus trouvé d’éléments prouvant que l’une quelconque des personnes arrêtées fût toujours détenue ou tenue en servitude par ce dernier. En revanche, elle a tenu pour établi que les autorités n’avaient pas éclairci le sort des disparus ni donné d’informations à ce sujet aux familles des victimes.
La Commission a conclu en outre que ce n’était pas parce que le CMP poursuivait ses travaux qu’elle-même ne pouvait examiner les griefs soulevés par le gouvernement requérant en l’espèce. Elle a relevé à cet égard que l’enquête du CMP se limitait à rechercher si les personnes figurant sur sa liste étaient vivantes ou décédées, et que ce comité n’était pas habilité à procéder à des constats quant à la cause de la mort et quant aux responsabilités en cas de décès. De plus, la compétence territoriale du CMP était confinée à l’île de Chypre, ce qui lui interdisait d’enquêter en Turquie, où seraient survenues certaines disparitions. La Commission a observé également que des personnes susceptibles d’être responsables de violations de la Convention s’étaient vu promettre l’impunité et qu’il était douteux que l’enquête du CMP pût porter sur des actes commis par l’armée turque ou des agents de l’Etat turc sur le territoire chypriote.
Violations alléguées des droits des personnes déplacées au respect de leur domicile et au respect de leurs biens
La Commission a établi les faits à cet égard en gardant à l’esprit l’argument principal du gouvernement requérant selon lequel plus de 211 000 Chypriotes grecs déplacés et leurs enfants continuaient de faire l’objet d’une politique consistant à les empêcher de rentrer chez eux dans le nord de Chypre et d’accéder, pour quelque motif que ce soit, à leurs biens qui s’y trouvaient. Le gouvernement requérant soutient qu’en raison de la présence de l’armée turque et des restrictions aux frontières imposées par la « RTCN », le retour des personnes déplacées est physiquement impossible et, par voie de conséquence, les personnes qui ont des proches de l’autre côté de la frontière ont beaucoup de difficultés à leur rendre visite. Ce qui était au début un processus illégal progressif et continu a abouti au fil des années au transfert sans dédommagement des biens abandonnés par les personnes déplacées au profit des autorités de la « RTCN » et à leur attribution, « titres de propriété » à l’appui, à des organismes d’Etat, des Chypriotes turcs et des colons venus de Turquie.
Le gouvernement défendeur a affirmé devant la Commission que la question du quartier de Varosha à Famagouste, tout comme celles de la liberté de circulation, de la liberté d’installation et du droit de propriété, ne pouvait se résoudre que dans le cadre des pourparlers intercommunautaires (paragraphe 16 ci-dessus) et sur la base des principes convenus par les deux parties quant à la façon de les mener. Jusqu’à ce que soit trouvée une solution globale au problème chypriote acceptable par les deux parties, et pour des raisons de sécurité, il ne saurait être question d’un
droit pour les personnes déplacées de rentrer chez elles. Le gouvernement défendeur a en outre soutenu que le régime des biens abandonnés par les personnes déplacées, de même que les restrictions aux déplacements transfrontaliers, relevaient exclusivement de la compétence des autorités de la « RTCN ».
La Commission a constaté qu’il était communément admis qu’à l’exception de quelques centaines de maronites vivant dans la région de Kormakiti et des Chypriotes grecs résidant dans la péninsule du Karpas, la totalité de la population chypriote grecque qui était établie avant 1974 dans la partie nord de Chypre avait quitté cette région. Ces personnes étaient désormais pour la plupart installées dans le sud de Chypre. Le gouvernement défendeur n’a pas nié cette réalité.
La Commission a noté qu’à la date d’introduction de la requête à l’étude, la situation n’avait pas fondamentalement changé par rapport à ce qu’elle avait constaté dans ses rapports de 1976 et 1983. Dès lors, et le gouvernement défendeur ne l’a pas non plus contesté, les Chypriotes grecs déplacés étaient dans l’impossibilité de regagner leur foyer dans le nord de Chypre et, d’ailleurs, ne pouvaient même pas se rendre dans la partie nord, étant donné qu’elle était bouclée par l’armée turque. Les dispositions introduites par les autorités de la « RTCN » en 1998 afin de permettre aux Chypriotes grecs et aux maronites d’aller dans le nord de Chypre voir leur famille ou, en ce qui concerne les Chypriotes grecs, de se rendre au monastère Apostolos Andreas, ne modifiaient en rien cette conclusion.
Le gouvernement défendeur n’a pas non plus démenti le fait que les Chypriotes grecs possédant des biens dans le nord de Chypre ne pouvaient toujours pas y avoir accès, ni en avoir la maîtrise, l’usage et la jouissance. Quant au sort de ces biens, la Commission a considéré comme établie l’existence jusqu’en 1989 d’une pratique administrative de la part des autorités chypriotes turques consistant à ne pas modifier le cadastre officiel et à enregistrer séparément les biens « abandonnés » et leur attribution. Les personnes auxquelles des biens étaient attribués se voyaient remettre des « certificats de possession », mais non des « titres de propriété » sur les biens concernés. Toutefois, la pratique a changé en juin 1989 : à compter de cette date, des « titres de propriété » ont été émis et les changements de propriétaires ont été inscrits au cadastre. La Commission a estimé qu’il était établi qu’à partir de juin 1989 au moins, les autorités chypriotes turques avaient cessé de reconnaître les droits de propriété des Chypriotes grecs sur leurs biens situés dans le nord de Chypre. Selon elle, cela se trouvait confirmé par les dispositions de « l’article 159 § 1 b) de la Constitution de la RTCN » du 7 mai 1985 et la « loi n° 52/1995 » tendant à donner effet à cette disposition.
33. Bien que le gouvernement défendeur ait fait remarquer dans ses observations à la Commission que la question du droit des Chypriotes grecs déplacés à rentrer chez eux devait être résolue dans le cadre des pourparlers intercommunautaires organisés sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies (paragraphe 16 ci-dessus), la Commission a estimé qu’aucun progrès significatif n’avait été réalisé au cours des dernières années dans la discussion de questions telles que la liberté d’installation, l’indemnisation des Chypriotes grecs pour les atteintes à leur droit de propriété ou la restitution aux Chypriotes grecs de leurs biens sis dans le quartier de Varosha.
Violations alléguées découlant des conditions de vie des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre
Le gouvernement requérant a fourni des éléments à l’appui de son grief selon lequel les Chypriotes grecs, de moins en moins nombreux, vivant dans la péninsule du Karpas, dans le nord de Chypre, sont soumis à une oppression constante qui s’analyse en un déni total de leurs droits et une négation de leur dignité humaine. Outre les mesures de harcèlement et d’intimidation que leur font subir les colons turcs en toute impunité, les Chypriotes grecs enclavés souffrent de restrictions portant atteinte à nombre des droits matériels énoncés dans la Convention. Les ingérences quotidiennes dans ces droits n’ont pu être redressées sur le plan local en raison de l’absence de recours effectifs devant les tribunaux de la « RTCN ». Des restrictions du même ordre mais moins fortes touchent la population maronite installée dans la région de Kormakiti, dans le nord de Chypre.
Le gouvernement défendeur a affirmé devant la Commission que tous les Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre avaient accès à des recours judiciaires effectifs. Il a cependant soutenu que le gouvernement requérant décourageait activement ces personnes d’engager des procédures en « RTCN » et que les éléments dont la Commission disposait n’étayaient nullement les allégations formulées.
La Commission a établi les faits se rapportant aux violations en cause en se fondant sur des éléments fournis par les deux gouvernements. Il s’agit notamment de déclarations écrites émanant de personnes frappées par les restrictions dont fait état le gouvernement requérant, d’articles de presse traitant de la situation dans le nord de Chypre, de la jurisprudence des tribunaux de la « RTCN » quant à la disponibilité de recours en « RTCN », de la « législation de la RTCN » et de décisions du « Conseil des Ministres de la RTCN » relatives à l’entrée et à la sortie des personnes par le poste de contrôle de Ledra Palace. Elle a également pris en compte les documents des Nations unies concernant les conditions de vie des Chypriotes grecs enclavés, en particulier les rapports d’activité du Secrétaire général de
l’ONU datés des 10 décembre 1995 et 9 mars 1998 relatifs à l’étude humanitaire conduite par l’UNFICYP en 1994 et 1995 sur les conditions de vie des Chypriotes grecs du Karpas, dénommée « rapport Karpas ».
De surcroît, les délégués de la Commission ont entendu quatorze témoins au sujet de la situation des Chypriotes grecs et maronites vivant dans le nord de Chypre. Parmi eux figuraient deux personnes étroitement associées à la préparation du « rapport Karpas » ainsi que des personnes citées par les deux gouvernements. Les délégués se sont par ailleurs rendus, les 23 et 24 février 1998, dans un certain nombre de localités du nord de Chypre, notamment des villages chypriotes grecs du Karpas, où ils ont recueilli les déclarations de fonctionnaires et d’autres personnes rencontrées au cours de leur visite.
La Commission a considéré que le « rapport Karpas » décrivait fidèlement la situation des populations chypriote grecque et maronite enclavées à peu près à l’époque de l’introduction de la présente requête et que les mesures correctives recommandées par l’UNFICYP à la suite de l’étude humanitaire reflétaient les besoins réels de ces groupes face à des pratiques administratives réellement en vigueur au moment des faits. Bien que la Commission ait constaté une amélioration notable de la situation des populations enclavées, comme le montraient les rapports d’activité du Secrétaire général des Nations unies relatifs aux recommandations du « rapport Karpas », un certain nombre de fortes restrictions demeure. Celles-ci n’étaient pas consignées dans la « législation de la RTCN », mais participaient de pratiques administratives.
La Commission a relevé en outre que la « RTCN » était dotée d’un système judiciaire opérationnel accessible en principe aux Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre. Il apparaissait que, dans quelques affaires de trouble de la possession ou de dommages corporels, des Chypriotes grecs avaient obtenu gain de cause devant les juridictions civiles et pénales. Toutefois, vu le peu d’affaires portées en justice par des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre, la Commission a conclu que le caractère effectif du système judiciaire en ce qui les concerne n’avait pas été réellement mis à l’épreuve.
La Commission a conclu également que rien n’indiquait que l’attribution irrégulière à autrui de biens appartenant à des Chypriotes grecs vivant dans le Nord se fût poursuivie pendant la période en cause. En revanche, elle a estimé établie l’existence d’une pratique continue de la part des autorités de la « RTCN » consistant à attribuer à des Chypriotes turcs ou à des immigrants les biens de Chypriotes grecs décédés ou ayant quitté le nord de Chypre.
En l’absence de procédure devant les tribunaux de la « RTCN », la Commission a noté que l’on ne pouvait pas savoir si les Chypriotes grecs ou
maronites vivant dans le nord de Chypre étaient en fait considérés comme des citoyens bénéficiant de la protection de la « Constitution de la RTCN ». Cependant, il était selon elle établi que, dans la mesure où les groupes concernés se plaignaient de pratiques administratives telles que des restrictions portant sur leur liberté de circulation et les visites à leur famille, et qui étaient fondées sur des décisions du « Conseil des Ministres de la RTCN », toute contestation de ces restrictions devant les tribunaux serait vaine puisque ces décisions ne se prêtaient pas à un contrôle judiciaire.
Bien que n’ayant trouvé aucun élément attestant de cas réels de détention de membres de la population enclavée, la Commission était convaincue qu’il était clairement prouvé que des restrictions continuaient de s’appliquer aux Chypriotes grecs et aux maronites, en dépit d’améliorations récentes, en ce qui concerne leur liberté de circulation et leurs visites à leur famille. En outre, elle a noté qu’une autorisation de sortie restait nécessaire pour le transfert vers des centres médicaux dans le Sud, même si aucune taxe n’était perçue dans les cas d’urgence. Aucune preuve ne venait étayer l’allégation selon laquelle le traitement des demandes de déplacement serait dans certains cas retardé au point de mettre la santé ou la vie des patients en danger ; il n’existait pas non plus d’indices allant dans le sens d’une pratique délibérée consistant à différer le traitement de ces demandes.
La Commission a tenu pour établie l’existence de restrictions à la liberté de circulation des enfants chypriotes grecs et maronites fréquentant des écoles dans le Sud. Avant l’entrée en vigueur de la décision du « Conseil des Ministres de la RTCN » du 11 février 1998, ces enfants n’avaient pas le droit de rentrer définitivement dans le Nord au-delà de l’âge de seize ans pour les garçons et dix-huit ans pour les filles. L’âge limite de seize ans était maintenu pour les Chypriotes grecs de sexe masculin. Jusqu’à cet âge limite, certaines restrictions, qui se sont progressivement assouplies, s’appliquaient aux visites des étudiants à leurs parents dans le Nord. Ces visites sont toutefois encore aujourd’hui soumises à un visa et à un « droit d’entrée » réduit.
En matière d’enseignement, la Commission a constaté que, s’il existait une école primaire pour les enfants des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre, les établissements secondaires faisaient défaut. La grande majorité des écoliers suivait l’enseignement secondaire dans le Sud et les mesures limitant le retour des enfants chypriotes grecs et maronites dans le Nord après la fin de leurs études avaient entraîné la séparation de nombreuses familles. De plus, les manuels scolaires en usage dans l’école primaire chypriote grecque faisaient l’objet d’une procédure d’agrément dans le cadre des mesures d’instauration de la confiance suggérées par l’UNFICYP. Cette procédure était lourde et un nombre assez élevé d’ouvrages scolaires était refusé par l’administration chypriote turque.
45. Hormis les manuels scolaires, la Commission n’a pas constaté d’autres restrictions frappant l’importation, la diffusion ou la détention d’autres types de livres pendant la période considérée, ni la diffusion des journaux publiés dans la partie sud. Toutefois, la distribution de la presse chypriote grecque n’était pas assurée régulièrement dans la région du Karpas et il n’existait pas de liaisons postales et téléphoniques directes entre les deux parties de l’île. La Commission a noté en outre que la population enclavée captait la radio et la télévision chypriotes grecques.
La Commission n’a trouvé de preuve concluante ni de l’ouverture par la police de la « RTCN » de lettres destinées à des Chypriotes grecs ni de la mise sur écoute de leurs téléphones.
Quant aux restrictions alléguées à la liberté de culte, la Commission a noté que, pour les Chypriotes grecs, le principal problème à cet égard provenait de ce qu’un seul prêtre officiait dans toute la région du Karpas et que les autorités chypriotes turques n’étaient pas favorables à la nomination d’autres prêtres venant du Sud. Les délégués de la Commission n’ont pu déterminer, lors de leur visite dans le Karpas, si les Chypriotes grecs de cette zone étaient libres de se rendre quand ils le voulaient au monastère Apostolos Andreas. Il semblerait qu’au moment des grandes fêtes religieuses (c’est-à-dire trois fois par an), le monastère soit également ouvert aux Chypriotes grecs du Sud.
En ce qui concerne les restrictions alléguées à la liberté d’association de la population enclavée, la Commission a relevé que la loi pertinente de la « RTCN » sur les associations ne traitait que de la fondation d’associations par des Chypriotes turcs.
Violations alléguées des droits des Chypriotes turcs et de la communauté tsigane chypriote turque installés dans le nord de Chypre
Le gouvernement requérant a soutenu devant la Commission que les Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre, notamment les dissidents politiques et la communauté tsigane, étaient victimes d’une pratique administrative de violation des droits énoncés dans la Convention. Il a affirmé, preuves à l’appui, que ces groupes faisaient l’objet d’arrestations et de détentions arbitraires, de fautes policières, de discrimination et de mauvais traitements et de diverses ingérences dans d’autres droits garantis par la Convention, comme les droits à un procès équitable, au respect de la vie privée et familiale, à la liberté d’expression, à la liberté d’association, au respect des biens et à l’instruction.
Le gouvernement défendeur a soutenu en substance que les allégations précitées n’étaient corroborées par aucune preuve et que la « RTCN » offrait des recours effectifs aux personnes lésées.
51. La Commission a enquêté sur les allégations du gouvernement requérant en se fondant principalement sur les dépositions orales de treize témoins interrogés par ses délégués au sujet de la situation des Chypriotes turcs et des Tsiganes vivant dans le nord de Chypre. Ces témoins avaient été cités par les deux parties. Les délégués ont recueilli leur témoignage à Strasbourg, Chypre et Londres entre novembre 1997 et avril 1998.
La Commission a observé des rivalités et conflits sociaux entre les Chypriotes turcs d’origine et les immigrants turcs qui continuaient d’affluer en grand nombre. Certains des Chypriotes turcs d’origine, ainsi que les groupes politiques et médias qui les représentaient, n’acceptaient pas la politique d’intégration totale des colons prônée par la « RTCN ».
En outre, alors que l’émigration à partir de la « RTCN » tenait pour une bonne part à des raisons économiques, on ne saurait exclure que des Chypriotes turcs aient fui cette région par crainte de persécutions politiques. La Commission n’a aperçu aucune raison de mettre en doute les affirmations des témoins selon lesquelles, dans un petit nombre de cas, la police de la « RTCN » n’avait pas examiné les plaintes d’opposants politiques pour harcèlement ou discrimination de la part de groupes de particuliers. Toutefois, elle a conclu qu’il n’avait pas été établi au-delà de tout doute raisonnable qu’il existait en fait une pratique administrative systématique de la part des autorités de la « RTCN », dont les tribunaux, consistant à refuser toute protection aux opposants politiques aux partis au pouvoir. Pour ce qui est de l’allégation du gouvernement requérant selon laquelle les autorités elles-mêmes participaient au harcèlement d’opposants politiques, la Commission n’a pas disposé de suffisamment de précisions sur les incidents dénoncés (par exemple la dispersion de manifestations, des détentions de courte durée) pour lui permettre d’apprécier le caractère justifié ou non des actes critiqués. La Commission a noté qu’en tout état de cause il n’apparaissait pas que les personnes se prétendant victimes d’une arrestation ou d’une détention arbitraires aient eu recours à l’habeas corpus.
Concernant les allégations de discrimination et de traitements arbitraires à l’égard de membres de la communauté tsigane chypriote turque, la Commission a constaté que les recours judiciaires n’avaient apparemment pas été exercés à la suite d’incidents particulièrement graves comme la destruction de cabanes près de Morphou et le refus de compagnies aériennes d’acheminer au Royaume-Uni des Tsiganes sans visa.
Enfin, la Commission a conclu qu’elle ne disposait d’aucune preuve montrant que des civils chypriotes turcs avaient été traduits devant des tribunaux militaires pendant la période en cause. Par ailleurs, s’appuyant sur
les éléments en sa possession, la Commission a considéré qu’il n’était pas établi qu’il y avait eu pendant la période examinée une interdiction officielle frappant la diffusion de journaux en langue grecque dans le nord de Chypre ou des mesures empêchant la création d’associations bicommunautaires. S’agissant du refus allégué des autorités de la « RTCN » d’autoriser les Chypriotes turcs à rentrer chez eux dans le sud de Chypre, la Commission a noté qu’aucun cas de ce genre ne lui avait été signalé pour la période à l’étude. | 1 | 0 | 1 | 0 | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
L’Organisation macédonienne unie Ilinden (« l’association requérante » ou « Ilinden ») est une association sise dans le Sud-Ouest de la Bulgarie (dans la région dite « du Pirin » ou région géographique de la Macédoine du Pirin).
M. Boris Stankov, ressortissant bulgare né en 1926, réside à Petrich. A l’époque des faits, il présidait l’une des sections locales de l’association requérante.
A. Contexte de l’affaire
La création et la dissolution de l’association requérante
L’Organisation macédonienne unie Ilinden fut créée le 14 avril 1990. Selon ses statuts et son programme, elle avait pour but d’« unir tous les Macédoniens de Bulgarie d’un point de vue régional et culturel » et d’imposer « la reconnaissance de la minorité macédonienne en Bulgarie ». Les articles 8 et 9 des statuts interdisaient à l’organisation de porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Bulgarie et « d’utiliser des moyens violents, brutaux, inhumains ou illégaux ».
Selon les observations présentées par les requérants devant la Cour, l’association requérante avait pour activité principale l’organisation de manifestations commémorant des événements historiques importants pour les Macédoniens vivant en Bulgarie. Pendant une période indéterminée, elle publia un journal.
En 1990, Ilinden demanda à être enregistrée, mais se vit opposer un refus. Dans le cadre de la procédure d’enregistrement, le tribunal régional de Blagoevgrad et la Cour suprême examinèrent les statuts de l’association, son programme et d’autres documents écrits.
Dans leurs décisions de juillet et novembre 1990 et de mars 1991, les juridictions estimèrent que les objectifs de l’association requérante étaient contraires à l’unité de la nation, qu’elle préconisait la haine fondée sur l’origine nationale et ethnique et qu’elle présentait un danger pour l’intégrité territoriale de la Bulgarie. Dès lors, son enregistrement serait contraire aux articles 3, 8 et 52 § 3 de la Constitution de 1971, telle qu’en vigueur à l’époque des faits. En particulier, l’association tendait, entre autres, au « développement politique de la Macédoine » et à l’instauration d’un « Etat macédonien uni et indépendant ». En outre, dans son recours à la Cour suprême, l’association avait déclaré que « le peuple macédonien n’accepte[rait] aucun régime bulgare, grec ou serbe ». La déclaration formelle figurant dans les statuts de l’association requérante selon laquelle celle-ci ne porterait pas atteinte à l’intégrité territoriale de la Bulgarie apparaissait en contradiction avec les autres pièces versées au dossier.
La décision rendue par la Cour suprême le 11 mars 1991 énonçait notamment :
« C’est à bon droit que les juridictions inférieures ont estimé que les buts de [l’association requérante] énoncés dans ses statuts et son programme étaient dirigés contre l’unité de la nation (...) [les éléments versés au dossier] démontrent que [l’association requérante] cherche à diffuser des thèses « macédonianistes » parmi la population bulgare, notamment dans une région géographique particulière. [Ces idées] présupposent la « dénationalisation » de la population bulgare et sa conversion en une population macédonienne (...) Il s’ensuit que [l’association requérante] est hostile à l’unité de la nation et doit donc être interdite en vertu de l’article 35 § 3 de la Constitution [de 1971] (...) »
Les parties ne contestent pas, semble-t-il, que pendant la période à considérer l’association requérante changea plusieurs fois de direction et connut des conflits internes. Des divergences existent entre les thèses et activités de ses sections locales ou ses différentes factions.
Réunions publiques antérieures à la période à considérer
L’association requérante tint une réunion pour la première fois le 22 avril 1990 au monastère de Rozhen, sur la tombe de Yane Sandanski.
Le 20 avril 1991, l’association requérante organisa une réunion commémorative au monastère de Rozhen. Les participants adoptèrent une déclaration adressée au président bulgare et au parlement, qui se lisait notamment ainsi :
« 1. Nos droits en tant que minorité, dont nous avons été privés, devraient nous être garantis conformément aux accords internationaux sur les minorités.
[Nous demandons :]
L’introduction de [l’étude de] la langue, l’histoire et la culture macédoniennes dans tous les établissements scolaires de la région de la Macédoine du Pirin.
Le droit de diffuser des émissions de radio et de télévision en langue macédonienne (...)
(...)
La fin du processus d’assimilation et de destruction de la culture macédonienne.
Le droit de publication en langue macédonienne (...)
L’indépendance de l’Eglise macédonienne (...)
La dissolution de tous les partis politiques bulgares sur le territoire de la Macédoine du Pirin ou l’introduction de l’adjectif macédonien dans leur intitulé, et l’obligation pour eux de défendre les droits nationaux du peuple macédonien.
(...)
Une complète autonomie de la Macédoine du Pirin sur les plans culturel, économique et politique et le retrait des armées d’occupation bulgare de la Macédoine du Pirin (...)
(...)
Si le gouvernement bulgare ne répond pas positivement à nos demandes, Ilinden en appellera à l’Organisation des Nations unies, à la [Conférence sur] la Sécurité et la Coopération en Europe, au Parlement européen, aux grandes puissances, dans l’intérêt de la paix dans les Balkans et en Europe et pour éviter des conflits militaires dus au nationalisme émergent en Bulgarie, Serbie, Grèce et Albanie, et présentera les exigences suivantes : annulation de l’union militaire séparatiste du 20 février 1912 entre la Bulgarie, la Serbie et la Grèce, retrait des envahisseurs des territoires occupés, (...) unification de la Macédoine sous les auspices des Nations unies et sous la protection des grandes puissances (...)
Selon un rapport de police, rédigé en 1998 par le directeur régional de la police et soumis à la Cour par le Gouvernement, « de virulentes déclarations antibulgares » avaient été formulées lors des réunions du 22 avril 1990 et du 20 avril 1991. En particulier, le 22 avril 1990, une déclaration demandant la reconnaissance d’une minorité macédonienne et de l’autonomie culturelle avait été lue à voix haute. Il n’était fait mention d’aucun accident lors de cette réunion.
Le rapport expliquait que le 20 avril 1991, 300 à 350 partisans d’Ilinden s’étaient réunis à l’occasion de la commémoration officielle de la mort de Yane Sandanski, à laquelle avaient assisté 4 000 participants. Les membres d’Ilinden, rassemblés sur une scène séparée, avaient prétendument hué et sifflé les policiers, traité les Bulgares de « barbares », de « conquérants » et d’« esclavagistes » et les avaient exhortés à quitter et à « libérer » la région de leur présence. Le rapport ajoutait qu’un incident « choquant » s’était produit : M. B., un homme politique de premier plan, avait reçu de la bière en plein visage. Selon le rapport, la police avait réussi à empêcher tout autre affrontement.
Le rapport concluait :
« (...) les événements organisés par Ilinden ont un caractère provocateur. Ils entraînent un risque réel d’incidents. Pour cette raison, depuis 1992, les municipalités de la région refusent normalement d’autoriser la tenue de tels événements. Afin de faire respecter la loi, l’assistance des autorités de poursuite et des forces de police est généralement recherchée. »
Les requérants ont soumis des copies de photographies, de dépositions écrites et d’attestations selon lesquelles il y aurait eu entre 1990 et 1994, en plusieurs occasions, des opérations de police et des actes de particuliers visant à entraver les activités de l’association requérante.
Ils ont également présenté des copies d’articles de journaux accusant Ilinden de dénaturer les symboles nationaux bulgares, qualifiant ses dirigeants d’illettrés, de malades mentaux ou de traîtres, et niant l’existence d’une minorité macédonienne en Bulgarie. Selon les requérants, ces articles reflètent l’opinion publique en Bulgarie, qui est manipulée par les autorités.
B. Interdictions de la tenue de réunions pendant la période à considérer
Evénements de juillet 1994
En juillet 1994, M. Stankov, en qualité de président de la section de Petrich de l’association requérante, demanda au maire de Petrich d’autoriser la tenue d’une réunion sur le site de Samuilova krepost, le 31 juillet 1994, en commémoration d’un événement historique. Le 13 juillet 1994, le maire refusa l’autorisation sans motiver sa décision. L’association requérante saisit le tribunal de district de Petrich, qui la débouta le 16 juillet 1994. Le tribunal estima que, puisque l’association requérante était interdite, il existait des craintes bien fondées que la manifestation ne nuise à l’ordre public et aux droits et libertés d’autrui.
Le 28 juillet 1994, M. Ivanov, représentant de l’association requérante, et une autre personne reçurent des avertissements écrits de la police les invitant à ne pas se rendre à la foire traditionnelle officielle de Samuilova krepost. Les avertissements indiquaient qu’ils se fondaient sur le droit applicable.
Malgré le refus des autorités, le 31 juillet 1994, certains membres de l’association requérante (120 à 150 selon l’estimation des requérants) tentèrent de s’approcher du site historique de Samuilova krepost mais la police, qui, d’après les requérants, était puissamment armée, leur barra le chemin.
Au dire du Gouvernement, l’allégation selon laquelle la zone avait été bouclée est « manifestement mal fondée ».
Evénements d’avril 1995
Le 10 avril 1995, l’association requérante demanda au maire de Sandanski d’autoriser la tenue d’une réunion le 22 avril 1995 au monastère de Rozhen, sur la tombe de Yane Sandanski, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de sa mort.
L’autorisation fut refusée le 14 avril 1995, au motif que l’association requérante n’était pas dûment enregistrée auprès des tribunaux. Le 15 avril 1995, l’association requérante saisit le tribunal de district de Sandanski, déclarant notamment que le peuple macédonien avait été privé de son droit à développer sa propre vie culturelle, en violation du droit international. Le tribunal de district n’examina jamais ce grief.
Le 22 avril 1995, la municipalité de Sandanski organisa une cérémonie officielle pour marquer la date anniversaire de la mort de Yane Sandanski. L’événement se déroula sur sa tombe, au monastère de Rozhen. La cérémonie débuta vers 10 heures.
Selon les requérants, plusieurs de leurs partisans qui s’étaient rendus au monastère de Rozhen le 22 avril 1995 se virent ordonner par la police de laisser leur voiture dans la ville voisine de Melnik et furent conduits au monastère par les bus locaux. Là-bas, on leur permit de se rendre sur la tombe, d’y déposer une couronne et d’allumer des cierges. Toutefois, ils ne furent pas autorisés à apporter sur le site les pancartes, bannières et instruments de musique qu’ils avaient amenés ou à prononcer des allocutions sur la tombe. La police aurait enlevé le ruban attaché à la couronne. Les participants avaient alors célébré l’événement, sans musique, près du monastère mais non sur la tombe.
Evénements de juillet 1995
En juillet 1995, comme les années précédentes, l’association requérante sollicita de nouveau l’autorisation de tenir une réunion commémorative le 30 juillet 1995 sur le site historique de Samuilova krepost, près de Petrich. Le 14 juillet 1995, le maire de Petrich refusa la demande sans donner de motif. Sur recours de l’association requérante, cette décision fut confirmée par un jugement du tribunal de district de Petrich le 18 juillet 1995. Le tribunal de district estima que « la tenue par Ilinden d’une réunion commémorative le 30 juillet 1995 sur le site de Samuilova krepost nuirait à l’ordre public ».
Evénements d’avril 1997
Le 8 avril 1997, l’association requérante informa le maire de Sandanski et la police locale qu’elle avait l’intention d’organiser une réunion le 20 avril 1997 au monastère de Rozhen pour commémorer la mort de Yane Sandanski. L’association déclara dans une lettre au maire que Yane Sandanski, considéré en Bulgarie comme un héros national bulgare, était en fait un « combattant macédonien qui avait lutté pour l’indépendance nationale de la Macédoine vis-à-vis de la domination turque et contre les oppresseurs bulgares ».
Le 11 avril 1997, le maire refusa de donner son autorisation. Il déclara que la permission de commémorer le même événement historique avait été demandée le 4 avril 1997 par le directeur du lycée local. Le maire expliqua en outre que la commémoration serait organisée conjointement par l’établissement scolaire et la municipalité et que « toute [personne] pouvait s’y rendre individuellement ».
Le 15 avril 1997, Ilinden saisit le tribunal de district de Sandanski pour contester le refus du maire, déclarant notamment que celui-ci n’avait pas autorisé ses membres, « en tant que communauté ethnique distincte », à organiser une réunion sur la tombe de leur héros national.
Le 17 avril 1997, le président du tribunal de Sandanski émit une ordonnance par laquelle il refusait d’examiner le grief au fond, celui-ci ayant été présenté au nom d’une organisation non enregistrée.
La date à laquelle cette ordonnance fut notifiée à l’association requérante est imprécise. A l’origine, les requérants ont nié avoir reçu une réponse à leur grief, mais ont déclaré dans leurs observations ultérieures à la Commission qu’ils avaient eu connaissance le 5 mai 1997 de l’ordonnance du 17 avril 1997.
Etant donné qu’il ne fut pas remédié aux vices de la demande dans le délai légal de sept jours, le président du tribunal de district de Sandanski ordonna le 5 mai 1997 de clore la procédure. L’ordonnance de clôture fut notifiée à l’association requérante le 13 août 1997.
Les requérants soutiennent que, le 20 avril 1997, la police empêcha un groupe de leurs partisans d’approcher le monastère de Rozhen et que deux personnes furent maltraitées. Selon eux, le 20 avril 1997, seuls treize élèves et deux professeurs du lycée local s’étaient rendus au monastère de Rozhen. Les élèves avaient déposé une couronne en présence de la police et étaient partis après deux minutes.
Evénements de juillet et août 1997
Le 14 juillet 1997, M. Stankov, en tant que président de la section de Petrich de l’association requérante, demanda l’autorisation de tenir une réunion commémorative le 2 août 1997 sur le site de Samuilova krepost, dans les environs de Petrich. Le 17 juillet 1997, le maire refusa la demande, déclarant que l’association requérante n’était pas « une organisation légitime ».
Le 20 juillet 1997, l’association requérante contesta le refus du maire devant le tribunal de district de Petrich, déclarant notamment qu’aucune disposition légale n’interdisait aux organisations qui n’étaient pas « légitimes » de se réunir et que l’événement public prévu serait pacifique et ne mettrait pas en danger l’ordre public.
Par une décision du 1er août 1997, le tribunal de district de Petrich rejeta la demande sur le fond, estimant que l’association requérante n’était pas dûment enregistrée « conformément aux lois nationales » et qu’il n’avait pas été démontré que les personnes qui agissaient en son nom la représentaient réellement. En conséquence, on ne savait pas clairement qui avait organisé la manifestation et qui serait responsable du maintien de l’ordre pendant la réunion, au regard des articles 9 et 10 de la loi sur les réunions et manifestations. Le tribunal de district conclut que le manque de clarté quant à l’identité des organisateurs d’un événement public mettait en danger l’ordre public et les droits et libertés d’autrui.
Les requérants soutiennent que, le 2 août 1997, la police refusa d’autoriser un groupe de partisans de l’association requérante à se rendre sur le site historique dans le voisinage de Petrich.
C. Autres éléments concernant les buts et activités de l’association requérante et de ses partisans
Les parties ont formulé des observations et présenté des copies de documents concernant les activités de l’association requérante.
Il en ressort que certains des documents sur lesquels se fonde le Gouvernement ont trait à des déclarations de personnes qui sont membres d’une faction ou d’une section locale de l’association requérante. Il existe apparemment des divergences entre les thèses et activités de ces groupes.
Le Gouvernement invoque la déclaration du 20 avril 1991 (paragraphe 16 ci-dessus), le rapport de police concernant les réunions de 1990 et 1991 (paragraphe 17 ci-dessus) et d’autres documents. D’après le Gouvernement, certaines personnes ayant des liens avec l’association requérante et ses partisans ont fait des déclarations pendant des réunions, dans des lettres à des administrations ou lors d’interviews données aux médias, dans lesquelles elles exprimaient le souhait que les Bulgares quittent la région de la Macédoine du Pirin et affirmaient que « la paix sera[it] impossible dans les Balkans tant que les Bulgares, les Grecs et tous les autres n’auront pas reconnu les droits nationaux du peuple macédonien et [qu’]aucun pays des Balkans ne parviendra[it] à la démocratie sans une telle reconnaissance ».
Le Gouvernement a présenté des copies de plusieurs numéros de Vestnik za Makedonzite v Balgaria i Po Sveta et de Makedonska poshta, des brochures publiées par l’une des factions liées à l’association requérante, ainsi que des copies d’articles de presse. Ces documents donnent des informations notamment sur une réunion privée « secrète » d’une faction de l’association requérante, tenue le 28 septembre 1997. Il aurait été déclaré à cette réunion que, le 10 août 1998, la région de la Macédoine du Pirin deviendrait « politiquement, économiquement et culturellement autonome » ou indépendante ; en effet, ce jour-là, quatre-vingt-cinq ans après la signature du traité de Bucarest de 1913, les Etats parties à cet accord étaient prétendument dans l’obligation de se retirer des territoires macédoniens « réduits en esclavage ».
Makedonska poshta invitait en outre tous les Macédoniens à défiler dans les rues de Sofia le 3 août 1998. L’invitation soulignait que les participants ne devaient pas porter d’armes.
Une affiche rédigée à la main, qui serait l’œuvre de partisans de l’association requérante à Petrich, appelait à boycotter les élections législatives de 1994 « pour empêcher l’établissement d’autorités bulgares légitimes dans la région » de la Macédoine du Pirin. Le document appelait en outre à un Etat macédonien unifié et à une « intervention internationale » du Conseil de sécurité des Nations unies « sur le modèle de celle de Grenade, du Koweït et d’Haïti ».
Un appel au boycott des élections de 1997 déclarait que les Macédoniens devaient s’abstenir de voter pour protester contre la non-reconnaissance de leurs droits en tant que minorité.
Dans une déclaration publiée dans la presse de l’ex-République yougoslave de Macédoine, les dirigeants d’une faction liée à l’association requérante critiquèrent les autorités bulgares pour leur refus de reconnaître la langue macédonienne et la minorité macédonienne en Bulgarie, et invitèrent diverses organisations internationales à exercer des pressions sur les autorités bulgares à cet égard.
Le Gouvernement a présenté une copie d’un « mémorandum » adressé aux Nations unies, daté du 1er juillet 1997 et signé par des activistes de l’association requérante ou d’une de ses factions. Il contient un bref aperçu d’événements historiques, des griefs relatifs à l’attitude des autorités bulgares et les principales exigences suivantes : droits collectifs en tant que minorité, accès aux archives de l’Etat bulgare, restitution de documents confisqués, révision de la perception de l’histoire bulgare, révision des traités internationaux de 1912 et 1913, dissolution de la « police politique », dissolution de partis et organisations nationalistes et violentes, enregistrement d’Ilinden en tant qu’organisation légitime des Macédoniens en Bulgarie, diffusion d’émissions radiophoniques en langue macédonienne, enquête sur les violations commises contre des Macédoniens et aide économique.
Il était ajouté dans ce document que :
« (...) conscients des réalités économiques et politiques contemporaines qui ont cours dans les Balkans, l’Europe et le monde, nous n’agissons pas par la confrontation, les tensions ou la violence. Pour parvenir à jouir de nos droits en tant que minorité ethnique macédonienne en Bulgarie et dans la Macédoine du Pirin, où se trouvent nos racines ethniques et historiques, nous emploierons des moyens pacifiques et la négociation (...)
Ces moyens pacifiques et légaux (...) sont à l’avantage des autorités qui (...) nient l’existence d’une minorité macédonienne. Les voies de la démocratie ne nous sont pas favorables : les autorités peuvent se permettre d’employer des pressions politiques, économiques et psychologiques, ainsi que des armes. »
Devant la Cour, le Gouvernement invoque un arrêt de la Cour constitutionnelle bulgare du 29 février 2000 dans une affaire concernant la constitutionnalité d’un parti politique, l’Organisation macédonienne unie Ilinden-PIRIN : Parti pour le développement économique et l’intégration de la population (« UMOIPIRIN »), qui fut enregistré par les tribunaux compétents en 1999. La Cour constitutionnelle estima que les objectifs de ce parti étaient dirigés contre l’intégrité territoriale du pays et qu’il était donc contraire à la Constitution.
La Cour constitutionnelle releva que UMOIPIRIN pouvait être considéré comme le successeur ou une émanation de l’association requérante. Sur cette base, elle se fonda pour une large part sur des observations concernant l’histoire et les activités de l’association requérante pour apprécier la constitutionnalité de UMOIPIRIN.
En particulier, elle prit note des exigences formulées par l’association requérante dans sa déclaration du 20 avril 1991 (paragraphe 16 ci-dessus). Elle observa également que des cartes de la région, sur lesquelles celle-ci était décrite comme une partie macédonienne des territoires grecs et bulgares, avaient été publiées par l’association et qu’il y avait eu des appels répétés à l’autonomie et même à la sécession. La Cour constitutionnelle releva en outre que des représentants de l’association requérante avaient proféré des remarques insultantes contre la nation bulgare.
La Cour constitutionnelle estima donc que l’association requérante et UMOIPIRIN considéraient la région du Pirin comme un territoire qui n’était que provisoirement sous contrôle bulgare et deviendrait bientôt indépendant. Leurs activités étaient donc dirigées contre l’intégrité territoriale du pays et, en tant que telles, étaient prohibées par l’article 44 § 2 de la Constitution de 1991. L’interdiction était en conformité avec l’article 11 § 2 de la Convention, puisque, sans aucun doute, une activité hostile à l’intégrité territoriale d’un pays compromettait sa sécurité nationale.
L’arrêt fut adopté par neuf voix contre trois. Les juges dissidents émirent des opinions séparées qui ne furent pas publiées.
D. Eléments de preuve soumis par le Gouvernement à l’appui de son allégation selon laquelle certains membres de l’association requérante possédaient des armes
Pour fonder cette affirmation, le Gouvernement a présenté des copies de deux documents.
Il s’agit tout d’abord d’une copie d’un article du quotidien Kontinent, daté des 1er et 2 mars 1997. Le journal indique qu’un certain M. D.P.K. a été arrêté à Petrich pour avoir menacé des policiers de faire sauter leurs maisons, car ils avaient entravé ses activités. Lors de l’arrestation, la police aurait découvert des explosifs au domicile de M. D.P.K.. Le bref article rappelle ensuite que M. D.P.K. serait un dirigeant d’Ilinden et un « activiste macédonien ».
Le deuxième document est, semble-t-il, une photocopie d’un tract annonçant la création d’une organisation et invitant les personnes intéressées à y adhérer. Le document ne porte aucune signature. Il remonterait à 1995 et paraît avoir été dactylographié sur une machine à écrire.
Le tract explique que l’Organisation macédonienne unie Nova, nouvellement créée, ne souhaite pas remplacer Ilinden. Il critique certains dirigeants de l’association requérante.
Le tract ajoute que la nouvelle organisation va mettre sur pied des groupes armés dans le but « d’aider la République de Macédoine à survivre ».
Le Gouvernement n’a pas formulé de commentaires ou donné d’informations supplémentaires sur la teneur des deux documents qu’il a présentés.
Au cours de l’audience devant la Cour, l’agente du Gouvernement a précisé, en réponse à une question, qu’aucune procédure pénale en rapport avec la présente affaire n’avait jamais été engagée contre des membres de l’association requérante.
E. Résumé du contexte historique selon le Gouvernement
Le Gouvernement souligne qu’il est essentiel de connaître le contexte historique et la situation actuelle en Bulgarie et dans les Balkans pour comprendre les questions soulevées en l’espèce. Son explication peut se résumer comme suit :
« Historiquement, la nation bulgare s’est peu à peu constituée au sein de plusieurs régions géographiques, l’une d’entre elles étant la région géographique de Macédoine. En 1878, lorsque la Bulgarie s’est libérée en partie de la domination turque, le Traité de paix de Berlin a intégré la région de Macédoine au sein des frontières de la Turquie. Entre 1878 et 1913, la population bulgare de Macédoine a organisé cinq soulèvements visant à se libérer de l’emprise turque et à faire l’union avec la Bulgarie, sans succès. Des migrations massives de réfugiés de cette région vers la patrie bulgare s’en sont ensuivies. Des centaines de milliers de Bulgares macédoniens se sont installés en Bulgarie.
En 1934, la soi-disant « nation macédonienne » a été proclamée pour la première fois dans une résolution de l’Internationale communiste. Avant cela, aucune source historique fiable n’avait jamais mentionné l’existence d’une population slave dans la région autre que la population bulgare. Après la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir communiste en Yougoslavie proclama le concept d’une nation macédonienne distincte. Une langue et un alphabet séparés furent créés et imposés par décret du 2 août 1944. Une campagne d’assimilation massive, accompagnée de brutalités, fut lancée en Yougoslavie. Pendant une courte période, le Parti communiste bulgare – inspiré par l’idée de créer une fédération bulgaro-yougoslave – lança également une campagne visant à imposer de façon contraignante une identité « macédonienne » à la population de la région de la Macédoine du Pirin. Dans les manifestes de 1946 et 1956, les individus résidant dans cette région furent contraints de se déclarer « macédoniens ». La campagne fut abandonnée en 1963, en partie en raison du refus de la population de changer d’identité.
Dans les parties de la région géographique de Macédoine qui se trouvaient en Yougoslavie, les réalités du monde bipolaire à l’époque de la guerre froide – où les relations entre la Yougoslavie et le bloc socialiste dominé par l’URSS étaient tendues – ont exacerbé les sentiments de pessimisme et d’exaspération de la population, et sa crainte que l’unification avec la Bulgarie elle-même ne soit jamais possible. L’imposition forcée d’une identité macédonienne par le régime de Tito a également joué un rôle déterminant.
En conséquence, même si le processus de formation d’une nouvelle nation a bien eu lieu, il s’est limité au territoire de l’ex-République yougoslave de Macédoine.
Au recensement de 1992, seuls 3 019 citoyens bulgares se sont déclarés Macédoniens et ont indiqué le macédonien comme langue maternelle. 7 784 autres personnes se sont déclarées Macédoniens au sens géographique du terme, en faisant état de leur conscience nationale bulgare et en indiquant le bulgare comme langue maternelle.
Les individus qui se considèrent comme Macédoniens sont loin de subir une discrimination en Bulgarie. Ils ont leur propre organisation culturelle et éducative, Svetlina. Il existe des livres et des journaux en « langue macédonienne ». »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions de la Constitution de juillet 1991 concernant la liberté de réunion se lisent ainsi :
Article 43
« 1. Toute personne a le droit de participer pacifiquement et sans armes à des réunions et manifestations.
La procédure pour organiser et tenir des réunions et manifestations est prévue par la loi.
Aucune autorisation n’est exigée pour tenir des réunions à l’intérieur d’un local. »
Article 44 § 2
« Sont interdites les organisations dont les activités sont dirigées contre la souveraineté ou l’intégrité territoriale du pays ou contre l’unité de la nation, ou qui visent à attiser la haine à caractère racial, national, ethnique ou religieux, ou à porter atteinte aux droits et libertés d’autrui, ainsi que les organisations qui créent des structures secrètes ou paramilitaires ou qui cherchent à parvenir à leur but par la violence. »
Les conditions légales à respecter pour l’organisation de réunions sont exposées dans la loi de 1990 sur les réunions et manifestations. Ses dispositions pertinentes se lisent ainsi :
Article 2
« Les réunions et manifestations peuvent être organisées par des particuliers, des associations, des partis politiques ou toute autre organisation publique. »
Article 6 § 2
« Tout organisateur [d’une manifestation ou d’une réunion] ou participant [à un tel événement] est responsable des dommages causés par sa faute pendant [cet événement]. »
Article 8 § 1
« Lorsqu’une réunion se tient à l’extérieur, les organisateurs préviennent par écrit la mairie ou le conseil du peuple compétent au moins quarante-huit heures avant le début [de la réunion] et indiquent le [nom de] l’organisateur, le but [de la réunion], et le lieu et la date où elle se tient. »
Article 9 § 1
« Les organisateurs d’une réunion prennent les mesures nécessaires pour assurer l’ordre pendant l’événement. »
Article 10
« 1. La réunion est dirigée par un président.
Les participants obéissent aux instructions du président quant à la préservation de l’ordre [public] (...) »
Les interdictions frappant certaines réunions sont également régies par la loi sur les réunions et manifestations :
Article 12
« 1) Lorsque la date et le lieu d’une réunion, ou l’itinéraire d’une manifestation conduiraient à une situation compromettant l’ordre public ou la sécurité de la circulation routière, le président du comité exécutif du conseil du peuple, ou le maire, selon le cas, propose des modifications en conséquence.
2) Le président du comité exécutif du conseil du peuple, ou le maire, a compétence pour interdire la tenue d’une réunion, d’une manifestation ou d’un défilé lorsque des informations fiables démontrent que :
l’événement vise à heurter violemment l’ordre public constitutionnel ou est dirigé contre l’intégrité territoriale du pays ;
l’événement compromettrait l’ordre public au niveau local ;
(...)
l’événement porterait atteinte aux droits et libertés d’autrui.
3) L’interdiction est appliquée par un acte écrit et motivé dans les vingt-quatre heures suivant la notification.
4) L’organisateur de la réunion, de la manifestation ou du défilé peut former un recours devant le comité exécutif du conseil du peuple contre l’interdiction visée au paragraphe précédent. Le comité exécutif prend une décision dans les vingt-quatre heures.
5) Si le comité exécutif du conseil du peuple n’a pas pris de décision dans ce délai, le défilé, la manifestation ou la réunion peut se dérouler.
6) Si le recours est rejeté, le litige est renvoyé devant le tribunal de district compétent qui prend une décision dans les cinq jours. La décision de ce tribunal est insusceptible de recours. »
La loi sur les réunions et manifestations fut adoptée en 1990, alors que la Constitution de 1971 était toujours en vigueur. En vertu de cette Constitution, les organes étatiques et exécutifs au niveau local étaient les comités exécutifs des conseils du peuple organisés dans chaque district. Les maires visés dans certaines des dispositions de la loi étaient les représentants des comités exécutifs qui agissaient dans les villages et villes sous la juridiction des conseils du peuple compétents.
La Constitution de 1991 a aboli les comités exécutifs et établi le poste de maire, élu au suffrage universel direct, comme « l’organe du pouvoir exécutif dans la municipalité » (article 139). | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les faits entourant la disparition du frère du requérant sont controversés. Conformément à l’ancien article 28 § 1 a) de la Convention, la Commission a mené une enquête, avec l’assistance des parties, et a recueilli des documents écrits ainsi que des dépositions orales.
Les délégués de la Commission ont entendu des témoins le 17 septembre 1999 à Strasbourg, et du 20 au 22 septembre 1999 à Ankara. Ils ont également visité les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara le 20 septembre 1999. Les délégués ont entendu le requérant ; onze personnes qui avaient été détenues à l’époque des faits à la direction de la sûreté d’Ankara, et qui alléguaient y avoir rencontré Kenan Bilgin et avoir été témoins des mauvais traitements que celui-ci avait subis ; deux procureurs de la République qui avaient enquêté sur l’affaire ; un directeur adjoint de la direction de la sûreté d’Ankara ; et un policier de la section antiterroriste de cette même direction.
A. La version des faits donnée par le requérant
Le 12 septembre 1994, à 10 heures, le frère du requérant, Kenan Bilgin, fut arrêté par des policiers en civil à une station de taxi à Dikmen (Ankara). Sa famille ne fut pas informée de cette arrestation.
Le requérant reçut trois coups de téléphone anonymes de la part d’une personne qui lui confirma que son frère se trouvait bien à Gölbaşı (Ankara) avec trois autres détenus, que l’état de santé de celui-ci s’avérait grave et qu’on lui administrait du sérum. Lors de la dernière conversation téléphonique qui eut lieu le 15 novembre 1994, la même personne indiqua que le frère du requérant avait été emmené ailleurs.
Le 3 octobre 1994, l’avocate de Kenan Bilgin, Me Hatipoğlu, s’adressa à la commission des droits de l’homme de l’Assemblée nationale turque. Elle fit également, avec deux autres avocats, une déclaration écrite à la presse.
Par une lettre non datée, le requérant demanda au procureur général de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara à être informé de l’état de santé de son frère, lequel, affirma-t-il, avait été arrêté le 11 septembre 1994. Le 4 octobre 1994, une demande similaire fut présentée au parquet près la même juridiction par Me Hatipoğlu, qui indiqua que l’arrestation en cause avait eu lieu le 13 septembre 1994.
Dans ses lettres en réponse du 10 octobre 1994, le procureur indiqua qu’aucune personne du nom de Kenan Bilgin n’avait été entendue, et qu’aucun mandat d’arrêt n’avait été délivré à l’encontre de celui-ci.
Le 10 octobre 1994, le requérant fit une déclaration écrite à la presse. Le même jour, ses représentants s’adressèrent à l’association des droits de l’homme d’Ankara concernant la situation de Kenan Bilgin. Le 11 octobre 1994, cette association en appela à la préfecture d’Ankara pour que l’intéressé fût traduit devant le procureur de la République. Le même jour, le requérant parvint à obtenir des déclarations écrites signées de dix personnes détenues qui avaient été en garde à vue entre les 12 et 27 septembre 1994 dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara. Dans leurs déclarations, ces dix personnes confirmèrent que Kenan Bilgin avait été détenu entre ces deux dates dans les locaux de la police et y avait subi des mauvais traitements.
Le 12 octobre 1994, Me Hatipoğlu adressa une lettre au procureur de la République près la cour de sûreté d’Ankara, demandant à être informée du sort de Kenan Bilgin. Elle précisa que plusieurs témoins affirmaient avoir vu ce dernier pendant leur garde à vue, mais que la police indiquait que Kenan Bilgin n’avait jamais été placé en garde à vue.
Le 9 novembre 1994, le requérant porta plainte auprès du procureur de la République d’Ankara contre les responsables de la garde à vue de son frère, à savoir les policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara. Il cita notamment le nom des personnes qui avaient témoigné du fait que Kenan Bilgin avait été maintenu en garde à vue dans les mêmes locaux qu’elles.
Par ailleurs, lors d’une audience tenue le 21 novembre 1994 devant la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara dans le cadre d’une procédure pénale, un prévenu dénommé Yılmaz indiqua avoir rencontré Kenan Bilgin dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara. Un autre prévenu, Çoban, affirma devant la cour que les policiers l’avaient menacé, au cas où il ne passerait pas aux aveux, de lui faire subir le même sort que Kenan Bilgin.
Dans la demande de mise en liberté provisoire qu’il présenta à la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara le 1er février 1995, un juriste, M. Demir, qui avait été détenu pendant la même période que le frère du requérant, exposa qu’il s’était entretenu avec Kenan Bilgin lors de sa garde à vue et que celui-ci lui avait affirmé qu’il était en garde à vue depuis vingt-deux jours et que la police avait l’intention de le faire disparaître. Kenan Bilgin avait également demandé à M. Demir de prévenir sa famille.
B. Les observations du Gouvernement sur les faits
Il est exact que Kenan Bilgin était membre du Parti communiste révolutionnaire de Turquie (TDKP), mais il n’était pas recherché par la police et n’a pas été arrêté par les forces de l’ordre. Comme en faisait état la lettre du 23 décembre 1994, adressée par le procureur de la République d’Ankara au ministère de la Justice, l’intéressé, selon les registres de la garde à vue, n’avait jamais été appréhendé ni incarcéré.
C. Les éléments de preuve devant la Cour
Les éléments de preuve écrits
a) Les déclarations écrites signées le 11 octobre 1994 par dix détenus
Murat Demir, avocat de son état, déclara que, le 3 ou le 4 octobre 1994, il avait parlé avec Kenan Bilgin et que celui-ci lui avait affirmé qu’il était en garde à vue depuis vingt-deux jours et que sa détention n’était consignée dans aucun registre.
Ercan Aktaş affirma que, lors de sa garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara entre les 13 et 27 août 1994, les détenus avaient été systématiquement soumis à des mauvais traitements et que, pendant cette période, il avait vu Kenan Bilgin par l’interstice du judas de sa cellule.
Talat Abay déclara avoir été maintenu en garde à vue entre les 8 et 23 septembre 1994 dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara, période pendant laquelle lui-même et les autres détenus étaient constamment soumis à des mauvais traitements. Le 18 ou le 19 septembre, il avait rencontré Kenan Bilgin, qu’il connaissait déjà, aux toilettes.
Bülent Kat indiqua qu’il avait été en garde à vue entre les 8 et 23 septembre 1994 dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara. Le 18 ou le 19 septembre, il avait pu distinguer par la fente du judas de sa cellule un groupe de policiers qui emmenait un détenu vers la salle de bains en le traînant sur le sol. Environ deux heures plus tard, il avait vu sortir de la salle de bains, qui servait aussi de salle de torture, une personne portant une mallette de médecin. Il avait appris plus tard que le détenu en question se nommait Kenan Bilgin.
Cavit Nacitarhan déclara qu’il avait été maintenu en garde à vue dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara entre les 12 septembre et 6 octobre 1994 et qu’il avait à maintes reprises vu les policiers emmener Kenan Bilgin dévêtu.
Müjdat Yılmaz affirma qu’il avait été en garde à vue entre les 12 et 26 septembre 1994 dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara. Il avait entendu les cris des détenus qui subissaient des mauvais traitements. Il avait vu par le judas de sa cellule les policiers qui traînaient un détenu à terre puis, plus tard, entendu les cris de détresse de l’intéressé et les questions que lui posaient les policiers, notamment : « Quel est ton nom ? Si tu ne nous dis pas ton nom, nous allons te tuer. » Plus tard, il avait vu la même personne alors qu’on la conduisait aux toilettes et l’avait entendu crier : « Mon nom est Kenan Bilgin. Je suis inscrit au registre d’état civil de Tunceli, les policiers veulent me tuer, dénoncez ce fait à l’opinion publique. »
Salman Mazı déclara qu’il avait été en garde à vue entre les 12 et 26 septembre 1994, période durant laquelle les policiers infligeaient des mauvais traitements aux détenus. Un jour, aux toilettes, il avait vu un détenu en mauvais état de santé ; celui-ci s’était présenté à lui comme étant Kenan Bilgin et lui avait indiqué qu’il avait été placé en garde à vue le 12 septembre 1994, qu’il n’était pas inscrit sur les registres et qu’il craignait d’être exécuté.
Emine Yılmaz affirma qu’elle avait été maintenue en garde à vue entre les 12 et 25 septembre 1994 et qu’elle avait entendu quelqu’un crier : « Je m’appelle Kenan Bilgin. J’ai été placé en garde à vue le 12 septembre mais mon nom ne figure pas sur les registres. »
Ayşe Nur İkiz Akdemir déclara qu’au cours de sa garde à vue entre les 13 et 25 septembre 1994 elle avait entendu un détenu crier : « Je m’appelle Kenan Bilgin. J’ai été placé en garde à vue le 12 septembre et ils veulent me faire disparaître. » Selon elle, la personne qu’elle avait vue par le judas de sa cellule était le dénommé Kenan Bilgin ; il se déplaçait avec difficulté et portait des traces de torture.
Özer Akdemir indiqua qu’il avait été en garde à vue entre les 12 et 25 septembre 1994 dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara, période durant laquelle tous les détenus avaient systématiquement été soumis à la torture. Il se trouvait dans la cellule no 6. Le détenu de la cellule no 8 subissait de graves sévices tous les jours ; on l’emmenait nu à la torture et on le ramenait en le traînant. Il le voyait par l’interstice du judas. Quatre personnes conduisaient l’intéressé à l’interrogatoire ; étant donné que ces mêmes personnes participaient aussi à son interrogatoire, il lui était facile de les reconnaître. Un jour, alors qu’on l’emmenait aux toilettes, le détenu de la cellule no 8 avait crié : « Je m’appelle Kenan Bilgin, ils veulent me faire disparaître, je ne suis pas inscrit sur le registre. » Plus tard, cette personne avait été emmenée de la cellule no 8.
b) Plaintes déposées par le requérant auprès du procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara les 4 et 12 octobre 1994, et pétition adressée par l’association des droits de l’homme d’Ankara à la préfecture et à la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara le 11 octobre 1994
Le requérant allégua que son frère avait été arrêté le 11 septembre 1994 et précisa que des témoins oculaires avaient affirmé l’avoir vu pendant sa garde à vue. Il demanda à être informé du sort de son frère. L’avocat de Kenan Bilgin présenta une demande similaire, affirmant que celui-ci avait été placé en garde à vue par les policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara le 13 septembre 1994.
Dans sa demande, l’association des droits de l’homme d’Ankara nomma des témoins oculaires ayant indiqué la présence de Kenan Bilgin dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara.
c) Documents relatifs à l’enquête menée par le parquet d’Ankara
Par une lettre du 21 novembre 1994, le procureur de la République d’Ankara, Selahattin Kemaloğlu, se référant aux plaintes déposées par les représentants du requérant, demanda au parquet de Pendik (Istanbul) de procéder à l’audition du requérant sur les faits allégués. A la même date, il demanda également à la direction de la sûreté d’Ankara de mener une enquête sur les allégations du requérant.
Le 24 novembre 1994, le ministère de l’Intérieur informa le ministère des Affaires étrangères que la direction de la sûreté avait indiqué que Kenan Bilgin n’avait jamais été placé en garde à vue, que son nom ne figurait pas sur les registres et qu’il n’était pas recherché par la police.
Le 9 décembre 1994, le directeur adjoint de la direction de la sûreté, Ülkü Met, adressa au parquet d’Ankara une lettre, dont les passages pertinents sont ainsi libellés :
« (...) Entre les 12 septembre et 21 novembre 1994, la section antiterroriste a procédé à l’arrestation de 249 personnes, dont 115 ont été traduites devant le procureur général près la cour de sûreté de l’Etat et 134 autres relâchées. En outre, les 16 et 17 octobre 1994, le Comité pour la prévention de la torture a effectué deux visites ad hoc dans les locaux de la direction de la sûreté et n’a formulé aucune constatation quant à une détention illégale. (...) Dans l’intérêt de l’enquête, les personnes placées en garde à vue ne se voient jamais, sauf besoin d’une confrontation, qu’il s’agisse des membres d’une même organisation ou d’organisations différentes. Même lorsqu’ils doivent satisfaire leurs besoins naturels, les détenus sont emmenés un par un et sont accompagnés par un surveillant. En outre, les membres d’une même organisation sont placés dans des cellules éloignées les unes des autres (...) l’unique but des personnes dont les noms sont mentionnés dans la plainte et qui prétendent avoir vu le dénommé Kenan Bilgin est d’induire en erreur les autorités judiciaires, de blâmer la police et d’entraver les opérations menées contre les organisations illégales (...) La police turque s’enorgueillit de son passé de 149 ans ; certaines personnes veulent détruire la République démocratique et laïque, commettent des crimes en prétendant que ces actes illégaux sont légitimes, et avancent de telles allégations pour discréditer la police ainsi que l’Etat. »
Le 23 décembre 1994, le procureur de la République d’Ankara, Nazmi Şarvan, informa le ministère de la Justice qu’il était exact qu’une instruction avait été menée à l’encontre des membres du TDKP, mais que le nom de Kenan Bilgin ne figurait pas parmi ceux-ci.
Le 13 janvier 1995, le procureur général d’Ankara, Özden Tönük, envoya une lettre au parquet d’Ankara, responsable de l’enquête sur l’affaire ; les passages pertinents en sont ainsi libellés :
« Le Comité pour la prévention de la torture (CPT) s’est entretenu à la maison d’arrêt d’Ankara avec des détenus qui avaient été emmenés de la section antiterroriste de la direction de la sûreté et qui ont déclaré avoir vu Kenan Bilgin dans les locaux de garde à vue en septembre 1994. Lors de notre rencontre avec ces mêmes détenus, ceux-ci ont affirmé avoir vu Kenan Bilgin entre les 13 et 25 septembre 1994, par l’interstice du judas de leur cellule, lorsque celui-ci avait été conduit aux toilettes et à la salle de torture, et lorsqu’il avait été emmené pour être photographié. Il ressort des investigations que les locaux de garde à vue comportent des cellules individuelles et que les judas permettant aux policiers de communiquer avec les détenus ou de leur passer leur gamelle ne peuvent être ouverts que de l’extérieur par les gardiens. L’aération des cellules se fait par des ventilateurs fixés au plafond, et il n’est pas possible pour un détenu de voir ce qui se passe à l’extérieur. Les interrogatoires ont lieu à l’étage supérieur, dans une salle conforme aux normes européennes. Les cellules ne sont pas numérotées, mais une petite feuille de papier portant le nom du détenu est accrochée sur chaque porte. Les photographies et les empreintes digitales des personnes arrêtées sont prises par le bureau technique de la direction de la sûreté. Entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, 771 personnes ont été placées en garde à vue par la section antiterroriste de la direction de la sûreté, 160 ont été libérées par la direction de la sûreté, 574 traduites devant un juge, et les 37 autres transférées à d’autres directions de la sûreté. Ainsi, hormis le cas de Kenan Bilgin, nul n’avait fait état d’une disparition au cours de la garde à vue. Il ressort de l’enquête menée par le CPT les 16 et 17 octobre 1994, lors d’une visite surprise à la direction de la sûreté, qu’aucune constatation n’a été formulée quant à l’éventualité d’une détention illégale dans lesdits locaux. Etant donné que les prétendus témoins ne connaissaient ni Kenan Bilgin ni sa famille et compte tenu des informations de la direction de la sûreté selon lesquelles le nom de Kenan Bilgin ne figurait pas sur les registres, on peut déduire que les allégations des détenus sur la disparition du dénommé Kenan Bilgin au cours de sa garde à vue dans les locaux de la direction de la sûreté ne viseraient qu’à induire en erreur l’opinion publique et à nuire à la police dans les opérations qu’elle tente de mener contre les organisations illégales. »
Le 17 mars 1995, le procureur, Selahattin Kemaloğlu, entendit en qualité de témoins Cavit Nacitarhan, Özer Akdemir, Salman Mazı, Murat Demir et Müjdat Yılmaz, tous accusés d’appartenance à une organisation illégale d’extrême gauche, le TDKP. Leurs déclarations furent transcrites dans les termes suivants :
« a) Cavit Nacitarhan : « J’ai été placé en garde à vue le 12 septembre 1994 et j’y suis resté pendant vingt-quatre jours. Je ne connaissais pas Kenan Bilgin. Toutefois, après le deuxième jour de ma garde à vue, je l’ai vu tous les jours. Il criait : « Mon nom est Kenan Bilgin, je suis en garde à vue depuis le 12 septembre et on n’a pas inscrit mon nom sur les registres, je demande à toute personne qui serait mise en liberté d’informer la presse, les avocats, les [associations] des droits de l’homme de mon cas. » Je ne connais pas les motifs de l’arrestation de Kenan Bilgin mais je l’ai vu durant vingt et un jours. Il était soutenu par deux personnes, ne portait qu’un slip, et n’avait pas la force de se tenir debout. Lorsque j’ai été libéré, j’ai vu sa photo dans les journaux qui rendaient compte de sa disparition et je l’ai ainsi reconnu. »
b) Özer Akdemir : « J’ai été placé en garde à vue le 26 septembre 1994. Je ne connaissais pas Kenan Bilgin, je l’ai vu trois fois dans les locaux de la direction de la sûreté ; il ne portait qu’un slip ; j’étais dans la cellule no 6, et lui dans la no 8. Lorsqu’on l’emmenait aux toilettes, il criait : « Je m’appelle Kenan Bilgin, ils veulent me faire disparaître, je ne suis pas inscrit sur les registres de garde à vue. » Plus tard, il avait été emmené de sa cellule. C’est tout ce dont j’ai été témoin. [J’]atteste avoir apposé ma signature sur la déclaration écrite faite le 16 ou le 17 septembre 1994. »
c) Salman Mazı : « J’atteste avoir signé la déclaration écrite datée du 11 octobre 1994. Lorsque j’étais en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté, entre les 12 et 25 septembre 1994, j’ai vu plusieurs fois Kenan Bilgin ; à un moment, j’ai remarqué qu’on l’emmenait aux toilettes ; il était vêtu d’un slip, et on le traînait par le bras. On l’emmenait souvent pour l’interroger et il était sévèrement torturé. Il se trouvait dans la cellule no 8. Le huitième jour, je l’ai croisé dans les toilettes ; d’une voix faible, il m’a dit : « Mon nom est Kenan Bilgin, j’ai été arrêté le 12 septembre à Dikmen, je ne suis toujours pas inscrit sur les registres, ils vont probablement me faire disparaître ; si vous sortez d’ici, contactez le parquet, informez la presse. » Le gardien est venu ; il l’a réprimandé pour m’avoir adressé la parole et l’a emmené. Plus tard j’ai vu sa photo dans les journaux et je l’ai reconnu. »
d) Murat Demir : « J’ai été placé en garde à vue le 10 septembre 1994 et je me trouvais dans la cellule no 11. Kenan Bilgin se trouvait au no 13 ou 14. Je ne le connaissais pas ; nous étions sévèrement torturés. Le détenu du no 13 m’a interpellé et comme on m’appelait « avocat », il m’a demandé si j’étais effectivement avocat. Après m’avoir dit son nom, il a continué ainsi : « Je suis ici depuis vingt-deux jours ; je ne suis pas inscrit sur les registres, ils veulent probablement me faire disparaître, je suis ouvrier d’imprimerie, si vous êtes traduit devant le juge, informez les avocats de ma présence. » Lui aussi, il était torturé ; j’entendais des bruits de torture et des gémissements. [J’]atteste avoir signé la déclaration écrite et [je] certifie son contenu. J’ai vu plus tard sa photo dans les journaux ; toutefois, il paraissait beaucoup plus accablé et fatigué [lors de sa garde à vue]. »
e) Müjdat Yılmaz : « Je confirme le contenu de la déclaration écrite du 11 octobre 1994. Je ne connais pas Kenan Bilgin ; toutefois, je l’ai vu deux ou trois fois. J’étais dans la cellule no 2. Je l’ai vu lorsque ses tortionnaires le conduisaient aux toilettes et il criait : « Mon nom est Kenan Bilgin, ils veulent me faire disparaître » ; je l’ai vu ainsi trois fois. Je peux reconnaître ces hommes [les policiers] car ils ont aussi dévêtu ma femme devant mes yeux, l’un était plus petit que moi, mesurait environ un mètre quatre-vingts, avait le front dégarni, et les autres l’appelaient « chef » ; c’était l’un de ceux qui avaient emmené Kenan Bilgin, je le reconnaîtrais sans hésitation. J’ai fait une déposition au procureur qui est venu à la maison d’arrêt. »
Se référant aux dépositions de ces témoins, le procureur, Selahattin Kemaloğlu, demanda au procureur général d’Ankara si des investigations avaient été menées quant aux allégations selon lesquelles Kenan Bilgin avait été torturé et avait disparu au cours de sa garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara.
Faisant suite à la demande du procureur, Selahattin Kemaloğlu, deux policiers de la direction de la sûreté d’Üsküdar (Istanbul) recueillirent la déposition du requérant le 5 avril 1994. Celui-ci déclara qu’il avait été informé par un cousin de l’arrestation de son frère le 12 septembre 1994 à Ankara. Lui-même et ses frères s’étaient rendus à l’association des droits de l’homme d’Ankara, s’étaient entretenus avec des avocats et avaient appris que certains détenus avaient affirmé qu’ils avaient été maintenus en garde à vue dans les mêmes locaux que Kenan Bilgin et que ce dernier n’avait pas été traduit devant un juge aux fins de son placement en détention provisoire.
Le 16 septembre 1995, une déclaration du requérant fut recueillie au commissariat de Kısıklı (Istanbul). L’intéressé indiqua qu’il avait déposé une plainte au parquet d’Ankara et cita le nom des personnes qui avaient affirmé avoir vu Kenan Bilgin dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté. Il réitéra ses allégations et demanda à être informé du sort de son frère.
Par une lettre du 27 décembre 1995, se référant à la plainte du requérant ainsi qu’à sa déclaration, le procureur, Selahattin Kemaloğlu, demanda au parquet de Pertek (Tunceli) dans quelle ville la naissance des membres de la famille Bilgin avait été déclarée, et l’invita à mener une enquête sur la prétendue disparition de Kenan Bilgin, tout en tenant compte d’une éventuelle participation de celui-ci aux activités du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Il indiqua en outre que, selon la direction de la sûreté, les allégations du requérant et de ses avocats relatives à la prétendue disparition de Kenan Bilgin, alors que celui-ci se trouvait aux mains de la police, viseraient à noircir la réputation de cette dernière.
Par des lettres des 9 octobre et 27 novembre 1996, le procureur de la République de Pertek demanda à la gendarmerie de la sous-préfecture d’effectuer des recherches auprès des proches de Kenan Bilgin afin de déterminer si ce dernier avait rejoint les rangs du PKK.
Le 3 décembre 1996, les gendarmes recueillirent la déposition d’un habitant du village natal de Kenan Bilgin. Celui-là déclara que la famille Bilgin avait quitté le village depuis quarante ans et qu’il ignorait si Kenan Bilgin militait au sein du PKK.
Par une lettre du 9 juillet 1997, le procureur, Selahattin Kemaloğlu, demanda à la direction de la sûreté d’Ankara d’effectuer des recherches sur Kenan Bilgin ; le passage pertinent de la lettre se lit ainsi :
« Une enquête a été menée à la suite des allégations d’İrfan Bilgin selon lesquelles son frère, arrêté le 12 septembre 1994 à Dikimevi (Ankara), avait été placé en garde à vue et interrogé dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara, avait été vu par d’autres détenus et, depuis ce jour, n’avait plus donné signe de vie. Une autre enquête a été effectuée sur l’appartenance éventuelle de Kenan Bilgin à l’organisation PKK et sur le fait qu’on chercherait à noircir la réputation de la police, et des recherches ont été menées auprès des autorités du village natal de l’intéressé ainsi que du lieu de son domicile. Toutefois, on n’a pu aboutir à aucune conclusion en la matière.
Je souhaiterais demander à votre direction d’ouvrir une enquête sur toutes les éventualités, à savoir si Kenan Bilgin a été porté disparu lors de sa garde à vue, ou si, en utilisant Kenan Bilgin, qui aurait rejoint les rangs du PKK ou vivrait dans la clandestinité en Turquie, ses proches visent en réalité à porter atteinte à la réputation de la police ; puis de m’informer des résultats de vos investigations. »
d) Les constatations faites par la délégation de la Commission lors de sa visite à la direction de la sûreté d’Ankara le 20 septembre 1999
La délégation a visité les locaux de détention de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara. Elle a été informée du réaménagement, fin 1994, des cellules situées au rez-de-chaussée, qui sont actuellement au nombre de treize (trois cellules ont été transformées en une seule cellule) et alignées d’un côté d’un long couloir étroit. La délégation a constaté, au bout de ce couloir, une pièce vide à côté de laquelle, dans un petit corridor, se trouvaient les toilettes. Les noms et les numéros étaient inscrits sur des cartes glissées à l’envers dans des étuis placés sur les portes. Le policier responsable des locaux a déclaré : « Les détenus n’ont aucune possibilité de se voir et de se parler et leurs déplacements dans les locaux sont effectués selon un règlement intérieur officiel. Les portes des cellules sont ouvertes pour remettre les gamelles aux détenus, ceux-ci se tenant bien à l’écart. Le policier responsable des locaux de garde à vue tient la liste des personnes détenues ainsi que des numéros des cellules. Les détenus ne changent pas de cellule au cours de leur garde à vue. » La délégation a procédé à deux expériences dans les locaux :
– un des délégués s’est enfermé dans une cellule et un autre dans la cellule mitoyenne ; le premier a dit son nom à haute voix et a été entendu par l’autre délégué ainsi que par le groupe se trouvant dans le couloir ;
– un des délégués s’est enfermé dans une cellule et une juriste de la délégation s’est enfermée deux cellules plus loin ; il leur a été demandé de parler dans leurs cellules pour vérifier s’ils pouvaient s’entendre. La juriste a entendu la voix du délégué, mais a indiqué que le bruit provenant de l’aération l’empêchait de comprendre ce que disait le délégué.
Puis la délégation a visité la salle d’interrogatoire située au premier étage.
e) Les registres de garde à vue
Le nom de Kenan Bilgin ne figure pas sur les registres de garde à vue de la direction de la sûreté d’Ankara. Il ressort de l’examen de ces registres que plusieurs personnes ont été appréhendées et maintenues en garde à vue dans les locaux de cette direction entre les 8 et 29 septembre 1994, notamment Bülent Kat et Talat Abay le 8 septembre, Salman Mazı, Müjdat Yılmaz et Emine Öğün le 12 septembre, Sahir Çoban, Ayşe Nur İkiz Akdemir, Özer Akdemir et Ercan Aktaş le 13 septembre, Murat Demir le 27 septembre, ainsi que Cavit Nacitarhan le 25 septembre.
Les dépositions orales
Trois délégués de la Commission ont recueilli les dépositions suivantes le 17 septembre à Strasbourg et entre les 20 et 22 septembre 1999 à Ankara.
a) İrfan Bilgin
Le témoin est le requérant et le frère de Kenan Bilgin. Il déclara que son frère avait été appréhendé le 12 septembre 1994, à Dikmen (Ankara) et que lui-même avait été informé de cette arrestation environ vingt jours plus tard.
Selon l’intéressé, son frère aurait été arrêté lors d’une opération menée par les forces de l’ordre à l’encontre des membres d’un mouvement révolutionnaire le même jour, mais à des endroits différents.
Le témoin affirma que Kenan Bilgin avait déjà été placé en garde à vue en 1977 et avait passé trois ans en prison. Kenan faisait partie du mouvement révolutionnaire depuis 1976 et était recherché par la police. En 1993, il avait été appréhendé, muni d’une fausse pièce d’identité, à Gaziantep (ville du Sud-Est de la Turquie), avait été maintenu en garde à vue pendant environ vingt-cinq jours et sévèrement torturé. Kenan avait rapporté à sa famille les menaces proférées par les policiers lors de sa libération : « Cette fois-ci, tu es sauvé, tu t’en sors vivant, mais la prochaine fois, si on te prend, tu ne t’en sortiras pas vivant. »
Après la disparition de son frère, le témoin avait reçu deux ou trois coups de téléphone d’un dénommé Coşkun qui lui avait indiqué que son frère était détenu à Gölbaşı (Ankara), qu’il était torturé, se trouvait dans un très mauvais état de santé et était sous perfusion.
Le témoin déclara qu’il avait pris contact avec des personnes ayant affirmé avoir été détenues dans les mêmes locaux que Kenan Bilgin. A la suite de ces entretiens, il avait présenté des requêtes au ministère de l’Intérieur, à la cour de sûreté de l’Etat, au ministre d’Etat chargé des Droits de l’Homme ainsi qu’à la direction de la sûreté. Il indiqua que malgré les témoignages de plusieurs détenus, ces autorités avaient affirmé que son frère n’avait jamais été placé en garde à vue.
Le témoin déclara avoir porté plainte auprès du parquet. Toutefois, il n’avait connaissance d’aucune enquête ; il avait été convoqué à une ou deux reprises par la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Istanbul et avait réitéré ses allégations.
b) Murat Demir
Le témoin, avocat de son état, se trouve actuellement en Allemagne en tant que réfugié politique. Il avait été arrêté par la police de la direction de la sûreté d’Ankara dans son cabinet, le 27 septembre 1994, et placé en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste pendant treize jours. Il avait été détenu dans une petite cellule et avait changé de cellule à trois ou quatre reprises.
Le témoin fit la description suivante des lieux de détention : les cellules ne portaient pas de numéro et étaient alignées d’un côté du couloir, de l’autre côté se trouvaient une pièce servant de salle de torture, des toilettes, une salle de bains utilisée pour la torture, le bureau des gardiens, ainsi que deux autres cellules plus grandes et mieux aménagées que les autres. Sur les portes se trouvaient des petits judas d’environ 20 à 30 cm par lesquels on surveillait les détenus. Les gardiens ouvraient les judas de temps à autre, tout comme les portes. En appuyant bien la tête contre l’interstice du judas, le témoin pouvait suivre les mouvements à l’extérieur et c’est ainsi qu’il voyait les autres détenus alors qu’on les emmenait pour des séances de torture.
Le témoin indiqua qu’au début de sa garde à vue il avait été détenu dans une cellule située entre les toilettes et la salle de bains/« salle de torture » ; dans la cellule voisine se trouvait une enseignante de l’université et il entendait des gémissements provenant de la cellule mitoyenne à celle-ci. Il expliqua que les détenus étaient systématiquement soumis à des actes de torture et qu’un soir, à la fin d’une séance de torture, lorsqu’il avait été reconduit dans sa cellule, un détenu qui gémissait et était très mal en point lui avait dit : « Je suis détenu depuis vingt-deux jours, mon nom est Kenan Bilgin, tu es l’avocat d’un de mes proches, Hüseyin Özaslan, qui est actuellement détenu à la maison d’arrêt d’Ankara, mon nom ne figure pas sur les registres. Ils vont me faire disparaître. Pourrais-tu informer ma famille et les avocats de ma détention ? » Sur ce, le témoin avait essayé de réconforter l’intéressé en lui disant qu’il avait désormais un témoin oculaire de sa détention et qu’il ne pourrait pas être porté disparu. Quelques jours plus tard, lorsqu’il était revenu d’une autre séance de torture qui avait duré toute la nuit, il avait remarqué que tous les détenus avaient changé de cellule et il n’avait plus revu Kenan Bilgin.
Le témoin indiqua que la détention dans les locaux de la police n’était pas toujours consignée dans le registre et que les policiers utilisaient ce fait comme élément de torture. Lors de sa garde à vue, il avait entendu les policiers dire à certains détenus : « Nous n’avons pas inscrit votre nom sur le registre. Nous pouvons agir à notre gré. »
Le témoin affirma qu’il ne connaissait pas personnellement Kenan Bilgin. L’avocate de ce dernier, Me Hatipoğlu, lui avait demandé lors de sa visite à la maison d’arrêt s’il avait rencontré Kenan Bilgin dans les locaux de la police et il lui avait rapporté sa conversation avec lui.
c) Cavit Nacitarhan
Le témoin déclara qu’il avait été appréhendé par la police le 12 septembre 1994 pour appartenance à une organisation illégale, le TDKP, et placé en garde à vue durant vingt-quatre jours. Pendant dix-huit ou dix-neuf jours, il avait été emmené pour des interrogatoires deux fois par jour, à 10 heures et à 22 heures, séances au cours desquelles il avait été systématiquement torturé. Pendant le restant de sa garde à vue, on l’avait soigné pour faire disparaître les traces de lésions sur son corps.
Le témoin exposa les faits postérieurs à son arrestation comme suit : il avait d’abord été emmené dans un endroit nommé Gölbaşı où les policiers l’avaient menacé de mort s’il ne collaborait pas avec eux ; il y avait subi un interrogatoire, puis avait été conduit à la direction de la sûreté d’Ankara.
Le témoin cita les noms d’autres personnes qui avaient été détenues à la même période. Il indiqua qu’il avait appris leur nom à la suite d’une confrontation avec elles ou après en avoir rencontré certaines à la maison d’arrêt. Quant à Kenan Bilgin, il avait entendu son nom dans les locaux de garde à vue.
Le témoin relata que les détenus étaient en général emmenés aux toilettes par groupes de quatre ou cinq. Toutefois, pour certains, dont lui-même et un autre détenu, ce n’était pas le cas. Eux ne pouvaient sortir de leur cellule pour se rendre aux toilettes qu’une fois les portes des autres cellules fermées. Les noms des détenus étaient inscrits sur un petit carton accroché à la porte, sauf le sien et celui de l’autre détenu dont il avait appris plus tard qu’il se nommait Kenan Bilgin. Quand il avait vu les photos de ce dernier dans la presse, il avait de suite constaté qu’il s’agissait de la même personne. Un jour, alors que les portes de toutes les cellules avaient été fermées, il avait essayé de voir ce qui se passait dans le couloir en regardant par un petit interstice au niveau du judas. Bien que son angle visuel ait été très restreint, il avait pu discerner deux policiers qui emmenaient un détenu presque nu et les yeux bandés ; celui-ci avait été ramené dans sa cellule après de longues heures. Il l’avait vu maintes fois quand on l’emmenait et le ramenait en le traînant par terre.
Quelques jours plus tard, il avait entendu la voix d’un détenu qui disait : « Mon nom est Kenan Bilgin. Mon nom n’est pas inscrit sur le registre. Je voudrais que vous informiez ma famille et l’opinion publique de mon cas. » Le témoin déclara qu’à plusieurs reprises il avait entendu des cris émis par la même personne et qui provenaient de la salle de bains aménagée en salle de torture. On avait demandé à plusieurs reprises à cette personne : « Quel est ton nom ? Dis-nous ton nom. Ne crie pas. »
Le témoin indiqua qu’une confrontation avait eu lieu le 26 septembre avec d’autres personnes appréhendées lors de la même opération ; Kenan Bilgin ne se trouvait pas parmi ces détenus. Le 3 octobre 1994, il avait à nouveau vu Kenan Bilgin alors que des policiers l’emmenaient ; son état général était très mauvais. Le même soir, il y avait eu une atmosphère de panique, les portes étaient restées fermées durant toute la soirée et les policiers couraient dans tous les sens. Depuis ce jour, il n’avait plus revu Kenan Bilgin. Selon lui, celui-ci avait été exécuté le 3 octobre.
Le témoin affirma que le requérant lui avait rendu visite à la maison d’arrêt en 1996 et qu’il l’avait ainsi informé de la date de sa garde à vue ; ils avaient eu un très court entretien au sujet de Kenan Bilgin. Il précisa avoir envoyé, par l’intermédiaire de ses représentants, une déclaration écrite attestant de la présence de Kenan Bilgin dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara.
Le témoin affirma qu’il avait été placé en garde à vue le 12 septembre 1994, mais que sa détention n’avait été enregistrée que le 26 septembre 1994, à la suite de son hospitalisation. Il avait informé le procureur de ce fait ; celui-ci s’était toutefois contenté des affirmations des policiers.
d) Bülent Kat
Le témoin, qui avait été arrêté le 8 septembre 1994 avec deux autres personnes, était resté en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara pendant quinze jours. Au début de sa garde à vue, ils étaient trois ou quatre détenus dans les mêmes locaux, une semaine après, ils étaient environ une cinquantaine.
Le premier détenu qu’il avait remarqué était Cavit Nacitarhan, le neveu d’un député, qui se trouvait dans une cellule près de la sienne. Les policiers avaient commencé leurs séances de torture avec Cavit, dont le corps, couvert d’ecchymoses, avait enflé ; en outre, celui-ci marchait avec difficulté. La salle de torture se trouvait en diagonale par rapport à la cellule du témoin et celui-ci pouvait ainsi facilement voir les détenus qui y étaient emmenés.
Le témoin rapporta qu’après les interrogatoires de Cavit Nacitarhan, un autre détenu avait à son tour subi les mêmes traitements. La question qu’il entendait le plus souvent était : « Quel est ton nom ? » Le détenu poussait des cris qui se transformaient en grognements et gémissements. La dernière fois qu’il avait vu un groupe de policiers emmener le détenu concerné pour une séance de torture, c’est-à-dire le 18 ou le 19 septembre, cela avait été identique aux autres fois : il avait entendu les mêmes gémissements, la même question, des injures et des cris. Le témoin déclara : « Soudain, il y eut un silence total, les policiers sont sortis de la salle de torture, puis un homme tenant une mallette noire à la main y est entré, il avait l’air d’un médecin mais était probablement de la police. Ils ont fait sortir le détenu en le traînant. »
Le témoin indiqua que les gardiens ouvraient de temps à autre les judas de leurs cellules pour leur donner du pain ou de l’eau, mais ne le faisaient pas pour Cavit Nacitarhan ni pour l’autre détenu.
Le témoin déclara qu’il ne connaissait pas Kenan Bilgin avant son arrestation et qu’il l’avait identifié lorsqu’il avait vu ses photos dans la presse.
Le témoin expliqua qu’en pratique la détention d’une personne à la section antiterroriste n’était pas inscrite sur les registres le jour même du placement en garde à vue et que l’enregistrement dépendait du déroulement de l’interrogatoire.
Le témoin répéta que Kenan Bilgin s’était trouvé dans les mêmes locaux que lui pendant au moins quinze jours et qu’il avait été torturé tout au long de cette période.
Il affirma avoir signé, le 11 octobre 1994, une déclaration se voulant un témoignage à l’intention de l’opinion publique, et avoir fait une déposition devant le procureur.
e) Talat Abay
Le témoin avait été arrêté le 8 septembre 1994 pour appartenance à une organisation illégale, Rizgari, et maintenu en garde à vue pendant quinze jours dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara. Le 12 septembre, plusieurs personnes avaient été placées en garde à vue et toutes les cellules étaient occupées. Lors de leur garde à vue, les détenus étaient systématiquement soumis à la torture.
Il avait déjà connu Kenan Bilgin avant le mois de septembre 1994, celui-ci ayant été hébergé dans sa famille pendant presque deux ans en 1985-1986.
Il affirma avoir vu Kenan Bilgin pendant la nuit du 18 ou 19 septembre 1994, lorsqu’il avait été emmené aux toilettes. Leurs regards s’étaient croisés mais ils ne s’étaient pas parlés.
Le témoin indiqua qu’il avait fait une déclaration écrite confirmant que Kenan Bilgin avait été détenu. En outre, lors de l’audience tenue devant la cour de sûreté de l’Etat dans le cadre de la procédure pénale diligentée à son encontre, il avait déclaré avoir rencontré Kenan Bilgin dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara.
f) Ercan Aktaş
Le témoin, qui était étudiant à l’époque des faits, avait été en garde à vue entre les 13 et 27 septembre 1994, pour appartenance au PKK.
Réitérant sa déclaration écrite, le témoin déclara que lui-même et les autres détenus étaient systématiquement emmenés pour des séances de torture et que la salle de torture se trouvait près de sa cellule. Pendant plusieurs nuits, un autre détenu lui avait succédé dans la salle de torture ; on lui posait toujours la même question : « Quel est ton nom ? » et il avait entendu des cris et des gémissements. Il l’avait vu une fois, par une fente du judas de sa cellule, durant cinq à six secondes, de face et distinctement, soutenu par deux policiers. Le détenu concerné ne pouvait pas marcher seul et traînait les pieds. Plus tard, quand il avait été transféré à la maison d’arrêt, il avait appris que ce détenu se nommait Kenan Bilgin.
Le témoin indiqua qu’il n’était pas difficile d’avoir la certitude que le détenu qui gémissait et poussait des cris de souffrance n’était autre que Kenan Bilgin, étant donné qu’il avait retrouvé presque tous les autres détenus à la maison d’arrêt.
Le témoin affirma que les policiers les accompagnaient aux toilettes et que lorsqu’ils se lavaient les mains et le visage aux lavabos, ils avaient la possibilité de rencontrer d’autres détenus.
g) Sahir Çoban
Le témoin accompagna les délégués lors de leur visite des locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara.
A l’époque des faits, il était enseignant. Il avait été arrêté par la police le 12 septembre 1994 dans le village où il enseignait pour assistance à une organisation illégale, et placé en garde à vue dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara le 13 septembre 1994.
Le témoin formula ses constats concernant les locaux visités par la délégation de la Commission. Les lieux avaient subi des transformations. L’aération se faisait par l’ouverture des judas et il n’y avait pas de ventilation au plafond. La pièce servant à l’enregistrement des détentions se trouvait à l’entrée actuelle et les cellules étaient plus petites, plus près les unes des autres, et il y en avait également le long d’un autre couloir. Le témoin avait été détenu dans l’une de ces cellules pendant sept jours environ. Le deuxième ou le troisième jour de sa détention, par le judas ouvert de sa cellule, il avait pu distinguer deux autres détenus dont les cellules se trouvaient en diagonale par rapport à la sienne, environ à trois mètres de distance. Il ne connaissait pas Kenan Bilgin avant son arrestation. Il avait vu sa photo dans les locaux de l’Association des droits de l’homme ; il avait déclaré avoir vu cette personne lors de sa garde à vue à la direction de la sûreté et avait accepté de témoigner en ce sens.
L’intéressé déclara qu’après avoir témoigné il avait été intimidé, en présence de sa femme, par un policier qui était venu le voir à l’école où il enseignait ; ce dernier lui avait adressé des menaces telles que : « Tu manges dans l’assiette de l’Etat. Je ne te laisserai pas salir cette assiette. Tu subiras le même sort que Kenan Bilgin. » Il précisa que, malgré ces menaces, il avait fait une déposition devant la cour de sûreté de l’Etat en novembre 1994.
h) Müjdat Yılmaz
Le témoin, accusé d’appartenance au TDKP, avait été arrêté le 12 septembre 1994 et était resté en garde à vue jusqu’au 26 septembre 1994.
Le témoin déclara qu’étant donné que deux de ses proches parents étaient détenus dans les mêmes locaux, il essayait toujours de regarder par l’interstice du judas de sa cellule pour voir ce qui se passait dans le couloir. Le 16 ou le 17 septembre, il avait vu un détenu, adossé au mur des toilettes, épuisé et n’ayant pas la force de rester debout. On lui lançait des injures et on le tirait en arrière par les cheveux. Il avait vu le même détenu à une autre reprise, toujours dans les mêmes conditions, traîné par les policiers. La troisième fois qu’il l’avait vu, celui-ci était en très mauvais état, incapable de rester debout et avait crié : « Mon nom est Kenan Bilgin. Je suis inscrit à l’état civil de Tunceli. La police veut me tuer, lorsque vous sortirez d’ici, informez l’opinion publique de mon cas. » Les responsables des locaux l’empêchaient de parler en l’agrippant par les cheveux et en le frappant. Lorsque le témoin avait été transféré à la maison d’arrêt, il avait appris que cette personne se nommait Kenan Bilgin.
Le témoin affirma qu’on pouvait se faire entendre d’une cellule à l’autre en élevant la voix et qu’il avait ainsi pu dialoguer de temps à autre avec sa nièce.
Hormis sa déclaration écrite, le témoin avait fait une déposition à la maison d’arrêt, dans laquelle il avait précisé qu’il pourrait identifier les policiers qui traînaient Kenan Bilgin pour le ramener dans sa cellule. Les mêmes policiers avaient dévêtu sa femme devant ses yeux et il était certain de les reconnaître.
i) Salman Mazı
Le témoin, arrêté pour aide et assistance au TDKP, avait été maintenu en garde à vue entre les 12 et 26 septembre 1994.
Il avait vu Kenan Bilgin en personne à trois reprises et avait entendu ses gémissements pendant presque quinze jours lorsqu’on l’emmenait pour l’interroger.
Le témoin indiqua que deux des détenus, dont l’un était Cavit Nacitarhan, étaient traités différemment des autres ; ils étaient conduits séparément aux toilettes, deux policiers les traînant par les bras. Le huitième jour de sa détention, alors qu’il se lavait les mains aux lavabos, l’un de ces deux détenus, qui avait l’air épuisé, y avait été emmené et lui avait chuchoté : « Je m’appelle Kenan Bilgin. J’ai été placé en garde à vue le 12 septembre et mon nom n’est toujours pas inscrit sur le registre. Je pense qu’ils veulent me tuer ou me faire disparaître. Informez l’opinion publique de mon cas. » Le gardien était intervenu et avait ramené le détenu dans sa cellule, toujours en le traînant. Il avait vu Kenan Bilgin une deuxième fois, dans sa cellule en face des toilettes, couché sur son lit et vêtu d’un slip. Un ou deux jours plus tard, il avait vu par le judas de sa cellule qu’on l’emmenait en le traînant.
Le témoin affirma avoir entendu Kenan Bilgin crier depuis sa cellule son nom et son prénom ainsi que le nom de sa région.
j) Emine Öğün
Le témoin avait été arrêté, avec son mari, le 12 septembre 1994, pour appartenance à une organisation illégale, et était resté en garde à vue jusqu’au 25 septembre 1994.
Deux jours avant sa mise en liberté, au moment où elle avait demandé de l’eau par le judas de sa cellule, elle avait vu un détenu en mauvais état qui lui avait dit : « Je m’appelle Kenan Bilgin, j’ai été placé en garde à vue le 12 septembre. »
k) Ayşe Nur İkiz Akdemir
Le témoin, arrêté le 12 septembre 1994 à Çanakkale, avait été maintenu en garde à vue entre le 13 et le 25 septembre dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara.
Elle affirma avoir entendu quelqu’un crier : « Mon nom est Kenan Bilgin » et avoir entrevu à travers le judas de sa cellule une personne moustachue, brune et chauve qu’elle avait plus tard identifiée comme étant Kenan Bilgin.
Le témoin indiqua que le procureur de la République avait recueilli sa déposition à la maison d’arrêt et lui avait demandé dans quelles circonstances elle avait vu Kenan Bilgin.
l) Özer Akdemir
Le témoin avait été arrêté le 12 septembre 1994 pour appartenance à une organisation illégale et était resté en garde à vue jusqu’au 25 septembre.
Lors de sa détention, il avait systématiquement été soumis à la torture. Il avait pu apercevoir par l’interstice du judas que le détenu de la cellule no 8 était torturé d’une façon plus intensive que lui-même. Il l’avait vu entre quatre policiers qui l’emmenaient en le traînant, deux d’entre eux le soutenant par les bras. Le même jour, il avait remarqué une personne portant une mallette entrer dans la cellule no 8 et avait entendu dire : « Il ne prend pas de lait, il ne boit pas de lait. » Une autre fois, toujours par le judas de sa cellule, le témoin avait vu le même détenu alors qu’on le conduisait aux toilettes ; celui-ci avait crié : « Je m’appelle Kenan Bilgin. Ils veulent me faire disparaître. »
Le témoin précisa qu’il était en principe interdit aux détenus de communiquer entre eux ; toutefois, soit ils se parlaient en chuchotant devant les lavabos, soit ils essayaient de se faire entendre d’une cellule à l’autre.
Le témoin affirma avoir rédigé sa déclaration écrite dans la maison d’arrêt où il était détenu. Il avait été entendu par le procureur de la République au sujet du contenu de cette déclaration.
m) Özden Tönük
Le témoin était procureur général à Ankara à l’époque des faits ; il exerce toujours cette fonction. Il déclara qu’il n’était pas directement responsable de l’enquête menée sur les allégations relatives à la disparition de Kenan Bilgin. Sa lettre du 13 janvier 1995 au parquet d’Ankara contenait une description des conditions matérielles de détention ainsi que des locaux de garde à vue de la direction de la sûreté d’Ankara.
Le témoin s’était rendu sur les lieux, avait visité les locaux et avait entendu certaines personnes qui affirmaient avoir vu Kenan Bilgin en détention. Sans donner de précision, le témoin indiqua que les déclarations de ces personnes n’étaient pas concordantes et ne put commenter sa conclusion ainsi rédigée : « Dès lors, il a été conclu que les déclarations des personnes en garde à vue ne correspondaient pas à la vérité. »
Le témoin précisa qu’il avait rédigé son rapport à la demande du ministère de la Justice et qu’il n’avait pas procédé à une confrontation des détenus qui affirmaient avoir vu Kenan Bilgin avec les policiers présents dans les locaux à l’époque des faits.
n) Selahattin Kemaloğlu
A l’époque des faits, le témoin était procureur de la République à Ankara ; actuellement, il est procureur dans le district d’Elmadağ (Ankara).
Le témoin indiqua que c’était un autre procureur, Özden Tönük, qui avait ouvert l’enquête sur la disparition de Kenan Bilgin. Lui-même avait été saisi de l’affaire à la suite de la plainte déposée par le frère du disparu.
Le témoin résuma ses investigations comme suit. Il avait envoyé un courrier à la direction de la sûreté d’Ankara pour s’enquérir si Kenan Bilgin y avait été détenu. La police lui avait répondu que cette personne n’avait à aucun moment été placée en garde à vue. Il avait entendu les témoins dont les noms avaient été cités par İrfan Bilgin et ceux-ci avaient réitéré leurs dépositions écrites et précisé qu’ils avaient vu Kenan Bilgin, en très mauvais état, dans les locaux de détention de la direction de la sûreté d’Ankara. Après avoir recueilli ces témoignages, lui-même était convaincu que Kenan Bilgin avait disparu comme bien d’autres personnes.
Le témoin continua ainsi : « A l’époque des faits, il y avait eu plusieurs cas de disparition et, en tant que procureur, j’en étais très affecté. Après avoir entendu les témoignages, j’ai compris que les informations de la police ne reflétaient pas la vérité et les courriers que j’ai adressés à d’autres directions de la sûreté sont restés sans réponse. J’ai transmis les documents de l’enquête au procureur général, Özden Tönük, en demandant la jonction des dossiers ; toutefois, le dossier m’a été renvoyé. J’ai demandé au procureur général d’engager des poursuites à l’encontre du chef de la direction de la sûreté en application de la législation en vigueur, au motif que celui-ci refusait de collaborer avec le parquet compétent en ne produisant pas la liste des policiers en fonction lors des faits incriminés. Les autorités n’ayant pas réagi, je n’ai pas pu entendre les policiers ni procéder à une confrontation avec les témoins oculaires. A l’époque des faits, la police bénéficiait d’une sorte d’impunité ; je n’ai pas pu visiter les lieux de détention. »
Le témoin affirma que le 12 septembre était une date assez délicate en Turquie et qu’à cette période de l’année, quelques milliers de personnes avaient été placées en garde à vue, dont certaines avaient ultérieurement été portées disparues. Le témoin déclara : « A l’époque des faits, nous, les procureurs, ne pouvions pas contrôler les prisons et les locaux de la police. Lors d’une visite à la direction de la sûreté, j’ai entendu certains bruits et demandé aux policiers d’où ils provenaient ; ils m’ont répondu qu’ils avaient enregistré des hurlements de souffrance en vue d’intimider les détenus. Quant au cas d’espèce, j’ai essayé d’enquêter de mon mieux ; j’avais de forts soupçons, toutefois je n’ai pas réussi à aller très loin ; je suis d’origine kurde, ma ligne téléphonique était sur écoute. J’ai été muté à Elmadağ (Ankara), le district où j’ai exercé il y a trente ans. »
o) Mehmet Karataş
100. A l’époque des faits, le témoin était fonctionnaire de police à la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Ankara. Il était responsable des registres de garde à vue.
101. Le témoin décrivit la manière dont étaient tenus les registres de garde à vue. Les informations suivantes y étaient notées : le nom et le prénom du prévenu ainsi que ceux de son père et de sa mère, sa date de naissance, et la date et l’heure du placement en garde à vue. Selon lui, il était impossible d’omettre d’inscrire le nom d’une personne placée en garde à vue sur le registre et, à cet égard, il suivait des instructions assez strictes. Il précisa qu’un rapport de garde à vue était envoyé quotidiennement au chef de section et au procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat.
102. Le témoin indiqua que des étiquettes accrochées aux poignées des portes portaient des numéros et que les noms des détenus étaient inscrits sur d’autres étiquettes apposées sur la porte des cellules.
103. Quant à la plainte relative à la disparition de Kenan Bilgin, il n’avait pas été entendu par les autorités et n’avait fait l’objet d’aucune enquête. Le témoin ne put préciser si un procureur s’était rendu sur les lieux dans le cadre des investigations sur l’affaire. Selon lui, toutes les allégations de torture étaient des inventions de certains mouvements hostiles au gouvernement et totalement dépourvues de fondement.
104. Le témoin déclara qu’avant les faits, Kenan Bilgin avait été appréhendé pour appartenance au TDKP ; il avait été inculpé et avait purgé sa peine. Kenan Bilgin avait également été placé en garde à vue pour d’autres activités au sein de cette organisation illégale ; il était fiché et la section antiterroriste avait son dossier mentionnant ses antécédents judiciaires et son appartenance à une organisation illégale.
p) Ülkü Met
105. A l’époque des faits, le témoin était directeur adjoint de la direction de la sûreté d’Ankara.
106. Il affirma qu’à la suite de la plainte déposée par le frère de Kenan Bilgin le procureur de la République avait ouvert une enquête et demandé par écrit, à quatre ou cinq reprises, des informations à la direction de la sûreté, mais ne s’était pas déplacé sur les lieux.
107. Le témoin déclara que l’opération menée par la police contre le TDKP entre les 12 septembre et 21 novembre 1994 était une opération de routine, entreprise sur la base de renseignements et des dépositions recueillies. La police disposait d’archives assez importantes concernant des personnes placées en garde à vue ou condamnées pour appartenance à une organisation illégale. Le témoin indiqua que Kenan Bilgin n’avait pas été arrêté lors de ladite opération, que son nom ne figurait pas sur les registres et que, selon lui, les affirmations des autres détenus quant à la détention de Kenan Bilgin dans les locaux de la direction de la sûreté n’étaient qu’un scénario préparé par des militants.
108. Le témoin expliqua que deux policiers au moins étaient en permanence chargés de procéder à la fouille corporelle des personnes arrêtées, de recueillir leurs objets personnels et de leur faire signer la liste de ces objets. Ils étaient également chargés d’inscrire le nom de ces personnes sur le registre de garde à vue.
109. Le témoin rejeta toute allégation relative à de mauvais traitements ou des actes de torture infligés au cours des gardes à vue et affirma que, pendant la durée de ses fonctions, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) avait effectué deux visites ad hoc à la direction de la sûreté. Il ne put toutefois commenter les deux déclarations publiques émises par le CPT dans lesquelles celui-ci avait constaté que « la torture et d’autres formes de mauvais traitements graves constituaient toujours des caractéristiques importantes de la garde à vue ».
110. Le témoin réfuta les déclarations du procureur, Selahattin Kemaloğlu, selon lesquelles la direction de la sûreté ne se serait pas montrée coopérante avec lui et indiqua que tout procureur chargé d’une enquête pouvait à tout moment effectuer un contrôle sur les lieux.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
111. Les principes et procédures relatifs à la responsabilité pour des actes contraires à la loi peuvent se résumer comme suit.
A. Les poursuites pénales
112. Le code pénal turc réprime toutes formes d’homicide (articles 448 à 455) et de tentative d’homicide (articles 61 et 62). Il érige aussi en infraction le fait pour un agent public de soumettre un individu à la torture ou à des mauvais traitements (articles 243 pour la torture et 245 pour les mauvais traitements). Les articles 151 à 153 du code de procédure pénale régissent les obligations incombant aux autorités quant à la conduite d’une enquête préliminaire au sujet des faits et omissions susceptibles de constituer pareilles infractions que l’on porte à leur connaissance. Les infractions peuvent être dénoncées non seulement aux parquets ou aux forces de sécurité, mais également aux autorités administratives locales. Les plaintes peuvent être déposées par écrit ou oralement. Dans ce dernier cas, l’autorité est tenue d’en dresser procès-verbal (article 151).
S’il existe des indices qui mettent en doute le caractère naturel d’un décès, les agents des forces de l’ordre qui en ont été avisés sont tenus d’en faire part au procureur de la République ou au juge du tribunal correctionnel (article 152). En vertu de l’article 235 du code pénal, tout agent public qui omet de dénoncer à la police ou au parquet une infraction dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions est passible d’une peine d’emprisonnement.
Le procureur qui, de quelque manière que ce soit, est avisé d’une situation permettant de soupçonner qu’une infraction a été commise est obligé d’instruire les faits afin de décider s’il y a lieu ou non de lancer l’action publique (article 153 du code de procédure pénale).
113. Lorsque les allégations visent des infractions terroristes, le procureur est privé de sa compétence au profit d’un système distinct de procureurs et de cours de sûreté de l’Etat répartis sur tout le territoire de la Turquie.
114. Si l’auteur présumé d’une infraction est un agent de la fonction publique et si l’infraction a été commise dans l’exercice de ses fonctions, l’enquête préliminaire obéit à la loi de 1914 sur les poursuites contre les fonctionnaires, qui limite la compétence ratione personae du procureur de la République quant à cette phase de la procédure. En pareil cas, l’enquête préliminaire et, par conséquent, la décision de poursuivre ou non sont du ressort du comité administratif local compétent (celui du district ou du département, selon le statut du suspect). Une fois prise la décision de poursuivre, c’est au procureur qu’il incombe d’instruire l’affaire.
Les décisions des comités administratifs locaux sont susceptibles de recours devant le Conseil d’Etat, dont la saisine est d’office en cas de classement sans suite.
B. Les responsabilités civile et administrative du fait des infractions pénales
115. En vertu de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.
116. Aux termes des paragraphes 1 et 7 de l’article 125 de la Constitution,
« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel (...)
L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »
Ces dispositions consacrent une responsabilité objective de l’Etat, qui entre en jeu dès lors qu’il a été établi que dans les circonstances d’un cas donné l’Etat a manqué à son obligation de maintenir l’ordre et la sécurité publics ou de protéger la vie et les biens des personnes, et ce sans qu’il faille établir l’existence d’une faute délictuelle imputable à l’administration. Sous ce régime, l’administration peut donc se voir contrainte d’indemniser quiconque est victime d’un préjudice résultant d’un acte commis par des personnes non identifiées.
C. Les enquêtes du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
117. Le CPT a organisé sept visites en Turquie. Les deux premières visites, effectuées en 1990 et 1991, étaient des visites ad hoc, jugées nécessaires en raison du nombre considérable de rapports émanant de sources diverses et comportant des allégations de torture ou d’autres formes de mauvais traitements de personnes privées de liberté, en particulier celles qui étaient détenues par la police. Une troisième visite s’est déroulée fin 1992. D’autres visites ont été effectuées en octobre 1994, août et septembre 1996 et octobre 1997. Les rapports du CPT sur ces visites, hormis celle d’octobre 1997, n’ont pas été rendus publics, la publication étant subordonnée au consentement de l’Etat concerné, qui n’en a pas fait état.
118. Le CPT a émis deux déclarations publiques.
119. Dans sa déclaration publique adoptée le 15 décembre 1992, le CPT conclut à la suite de sa première visite en Turquie que la torture et d’autres formes de mauvais traitements graves constituaient des caractéristiques importantes de la détention policière. A sa première visite en 1990, les formes suivantes de mauvais traitements ont notamment été à maintes et maintes reprises alléguées : suspension par les poignets attachés dans le dos de la victime (dite Palestinian hanging) ; chocs électriques ; coups assénés sur la plante des pieds (falaka) ; arrosage à l’eau froide sous pression et détention dans des cellules très étroites, obscures et non aérées. Les données médicales rassemblées par le CPT montraient des signes médicaux évidents compatibles avec des actes très récents de torture ou d’autres mauvais traitements graves, de nature tant physique que psychologique. Les observations faites sur le terrain dans les établissements de police visités ont révélé des conditions matérielles de détention extrêmement médiocres.
Lors de sa deuxième visite, en 1991, le CPT a constaté qu’aucun progrès n’avait été réalisé dans l’élimination de la torture et des mauvais traitements par la police. De nombreuses personnes alléguaient avoir subi de tels traitements – un nombre croissant d’allégations concernaient l’introduction par la force d’un bâton ou d’une matraque dans les orifices naturels. Une fois de plus, un certain nombre de personnes qui déclaraient avoir été maltraitées présentaient à l’examen médical des lésions ou d’autres signes médicaux compatibles avec leurs allégations. A sa troisième visite, qui s’est déroulée du 22 novembre au 3 décembre 1992, la délégation du CPT a été submergée d’allégations de torture et de mauvais traitements. De nombreuses personnes examinées par les médecins de la délégation présentaient des lésions ou des signes médicaux compatibles avec leurs allégations. Le CPT a dressé une liste de ces cas. Dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara et de Diyarbakır, le CPT a trouvé un équipement pouvant servir à des actes de torture, pour la présence duquel aucune explication crédible n’a été donnée. Le CPT conclut dans sa déclaration que « la pratique de la torture et d’autres formes de mauvais traitements graves de personnes détenues par la police rest[ait] largement répandue en Turquie ».
120. Dans sa deuxième déclaration publique, émise le 6 décembre 1996, le CPT relève que quelques progrès ont été accomplis au cours des quatre années précédentes. Toutefois, les faits qu’il a constatés lors d’une visite effectuée en 1994 ont démontré que la torture et d’autres formes de mauvais traitements graves constituaient toujours des caractéristiques importantes de la garde à vue dans ce pays. Au cours des visites effectuées en 1996, des délégations du CPT ont, une fois de plus, trouvé des preuves manifestes que la police turque pratiquait la torture et d’autres formes de mauvais traitements graves. | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
En janvier 1967, le requérant fut reconnu coupable de meurtre. Il fut libéré sous condition en avril 1979. Les modalités de sa libération conditionnelle lui imposaient de coopérer avec son agent de probation et de demeurer au Royaume-Uni, sauf si son agent de probation l'autorisait à se rendre à l'étranger.
Peu après sa libération, au mépris des exigences dont elle était assortie, le requérant quitta le Royaume-Uni pour aller vivre en Afrique du Sud. En septembre 1980, sa libération conditionnelle fut révoquée et il fut donc par la suite réputé être de façon continue « irrégulièrement en liberté ».
En avril 1989, le requérant, de retour d'Afrique du Sud, fut arrêté au Royaume-Uni en possession d'un faux passeport, ce qui lui valut une amende. Or il fut maintenu en détention du fait de la révocation de sa libération conditionnelle. Il présenta à la commission de libération conditionnelle (Parole Board) des observations écrites contestant la décision de 1980 de le réincarcérer, mais la commission rejeta ses observations et préconisa un deuxième contrôle en juillet 1990.
En novembre 1990, elle recommanda l'élargissement du requérant sous réserve de parvenir à mettre en place des modalités de libération satisfaisantes. Cette recommandation fut acceptée par le ministre. En mars 1991, le requérant fut libéré sous condition.
En juillet 1993, il fut arrêté pour faux et usage de faux et mis en détention provisoire. Le 19 juillet 1994, il fut condamné à six ans de prison sur deux chefs de complicité dans la fabrication de faux chèques de voyage et de faux passeports.
En septembre 1994, la commission de libération conditionnelle recommanda de révoquer la libération du requérant et de procéder à un nouveau contrôle à la date à laquelle l'intéressé pouvait y prétendre dans le cadre de sa peine de six ans. Le ministre accepta la recommandation de la commission et révoqua la libération conditionnelle en vertu de l'article 39 § 1 de la loi de 1991 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1991 – « la loi de 1991 »). Le requérant présenta des observations écrites mais la commission maintint sa décision.
En 1996, la commission de libération conditionnelle procéda à un examen formel de l'affaire du requérant et préconisa de l'élargir sous condition. Elle déclara :
« Cette affaire est exceptionnelle en ce qu'il s'agit d'un cas de réincarcération alors que l'intéressé avait précédemment réussi à se réinsérer dans la société, à sa sortie de prison, sans commettre de nouvelles infractions à caractère violent (...) Le risque de récidive grave à l'avenir est considéré comme très faible. Les rapports récents sur le comportement de l'intéressé en prison ont été favorables et aucun incident fâcheux n'a été rapporté ; des liens constructifs avec sa famille ont été maintenus. Compte tenu de ces éléments, l'on pense à présent que M. Stafford pourrait être relâché en toute sécurité et dans de bonnes conditions dans la société. Le collège de la commission a conclu après un examen minutieux qu'un séjour dans une prison à régime ouvert n'apporterait rien de mieux et qu'un retour direct de l'intéressé au sein de sa famille, compte tenu de l'ensemble des facteurs de risque, constituerait la solution la plus favorable à sa réinsertion sociale. »
Par une lettre du 27 février 1997 au requérant, le ministre rejeta la recommandation de la commission. Il s'exprima ainsi :
« (...) [Le ministre] prend note avec préoccupation des circonstances entourant vos deux rappels en prison (...) Ces deux occasions représentent des manquements sérieux et graves à la confiance qui avait été placée en vous lorsqu'il a été décidé de vous libérer sous condition, et dénotent une absence de considération pour les exigences de la surveillance à laquelle vous étiez soumis. A la lumière de ces éléments, le ministre n'est pas encore convaincu que si vous étiez admis pour la troisième fois au bénéfice de la libération conditionnelle vous en respecteriez complètement les modalités. Il relève que vous avez passé les trois dernières années et demie dans une prison à régime strict, ce qui ne vous a donc pas donné l'occasion de suivre la progression normale des détenus condamnés à des peines perpétuelles. Cette progression implique une période de détention dans un établissement à régime ouvert où l'intéressé a la possibilité de démontrer qu'il peut durablement bien se conduire et faire preuve de responsabilité dans un environnement moins sûr, et d'expérimenter toute la gamme des activités de réinsertion en vue de sa libération.
Pour ces raisons, le ministre estime qu'il convient de vous transférer dans une prison à régime ouvert pour une phase finale de mise à l'épreuve et de préparation. Le prochain contrôle formel par la commission de libération conditionnelle débutera deux ans après votre arrivée là-bas. »
Le 10 juin 1997, le requérant fut autorisé à demander le contrôle juridictionnel des décisions du ministre de rejeter la recommandation de la commission tendant à une libération immédiate et de le contraindre à passer deux années de plus dans une prison à régime ouvert avant le contrôle suivant.
Si sa libération conditionnelle n'avait pas été révoquée, le requérant aurait été remis en liberté le 1er juillet 1997 au terme de la peine qu'il s'était vu infliger pour escroquerie, conformément aux dispositions selon lesquelles les détenus condamnés à des peines à durée déterminée de plus de quatre ans sont libérés après en avoir purgé les deux tiers (article 33 de la loi de 1991).
Le ministre reconnut au cours de la procédure qu'il n'y avait pas de risque notable que le requérant commît d'autres infractions de nature violente, mais affirma qu'il pouvait en toute légalité maintenir en détention une personne frappée d'une peine perpétuelle obligatoire une fois la période punitive purgée, au seul motif que cette personne risquait de commettre d'autres infractions non violentes passibles d'une peine de prison.
Le 5 septembre 1997, le juge Collins annula la décision prise en février 1997 par le ministre, déclarant que celui-ci n'avait pas le pouvoir de détenir une personne condamnée à une peine perpétuelle obligatoire après la période punitive en l'absence de risque inacceptable que l'intéressé ne commît une infraction mettant en danger la vie ou l'intégrité physique d'autrui.
Le 26 novembre 1997, la Cour d'appel (Court of Appeal) accueillit le recours du ministre, déclarant que l'article 35 § 2 de la loi de 1991 conférait à celui-ci un large pouvoir discrétionnaire s'agissant de décider de la libération des détenus frappés d'une peine perpétuelle obligatoire, et que son refus d'élargir le requérant était conforme à sa politique déclarée de prendre en compte le risque de récidive, pareil risque n'ayant pas été défini comme se limitant à des infractions à caractère violent ou sexuel. Lord Chief Justice Bingham déclara toutefois :
« Le détenu purge à présent l'équivalent d'une peine à durée déterminée d'environ cinq ans, quoique dans une prison à régime ouvert. Cette période de détention ne lui est pas imposée à titre de sanction, puisqu'il a déjà purgé la phase punitive que les graves infractions qu'il a précédemment commises lui ont value. Elle ne lui est pas infligée parce que l'on pense qu'il présente un risque pour autrui, puisque cela n'est pas suggéré. Nul ne prétend que cette phase de détention a un rapport avec la gravité d'une infraction passible de prison que le détenu pourrait commettre à l'avenir ou qu'elle est nécessaire pour garantir que l'intéressé respectera à l'avenir les modalités de sa libération. Si l'on peut avancer de solides arguments en faveur de la mise à l'épreuve, dans le cadre d'un régime ouvert, d'un détenu frappé d'une peine perpétuelle obligatoire et marqué par de longues années d'incarcération dans des conditions strictes, pareils arguments perdent beaucoup de leur force dans le cas d'un homme qui, après avoir purgé la partie punitive de sa peine perpétuelle, a démontré qu'il était capable de vivre de façon indépendante et apparemment en toute légalité pendant plusieurs années. Imposer à un individu, dans l'exercice d'un pouvoir exécutif et sans procès, ce qui constitue en fait une longue période d'emprisonnement cadre mal avec les concepts ordinaires de la prééminence du droit. J'espère que le ministre, encore maintenant, jugera bon de reconsidérer cette affaire. »
Lord Justice Buxton, exprimant son accord avec ces dernières observations, ajouta :
« La catégorie des infractions passibles de prison est extrêmement large, et peut couvrir de nombreux cas n'ayant aucun lien, de par leur nature ou leur gravité, avec les raisons pour lesquelles une personne condamnée à une peine perpétuelle s'est retrouvée à l'origine dans les mains de l'Etat. L'utilisation de ce critère pour justifier un maintien en prison me met également mal à l'aise. On a fait valoir au cours des débats qu'il était préférable d'utiliser le critère de l'infraction passible de prison plutôt que celui de la faute de nature purement morale ou sociale parce qu'une telle faute n'aurait aucun rapport avec les raisons ayant initialement justifié l'incarcération du sujet ; mais en réalité, ce rapport fait tout autant défaut ou, du moins, risque de faire tout autant défaut lorsqu'on utilise le critère de l'infraction passible de prison. (...) »
Le 16 décembre 1997, le requérant fut transféré dans un établissement à régime ouvert.
Par une lettre en date du 21 janvier 1998, le ministre décida de ramener à six mois la période que le requérant devrait passer dans ces conditions de régime ouvert avant le contrôle suivant.
Le 23 juillet 1998, la Chambre des lords rejeta le recours du requérant contestant la décision de la Cour d'appel. Dans sa décision, à laquelle tous les autres juges se rallièrent, Lord Steyn déclara que l'article 35 § 2 de la loi de 1991 conférait au ministre un large pouvoir discrétionnaire pour décider de la libération conditionnelle des détenus frappés d'une peine perpétuelle obligatoire, et qu'il n'existait au regard de la common law aucun principe fondamental de proportionnalité à la gravité du délit qui l'empêcherait de maintenir en détention un détenu frappé d'une peine perpétuelle obligatoire en invoquant le risque que l'intéressé ne commette à l'avenir une infraction grave mais sans violences. Il souscrivit expressément à la préoccupation de Lord Bingham selon laquelle le fait d'imposer à un individu une longue période de détention dans le cadre d'un pouvoir discrétionnaire du ministre s'accordait mal avec les concepts ordinaires de la prééminence du droit.
Le 22 décembre 1998, le requérant fut libéré sous condition par le ministre.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les peines perpétuelles
La loi de 1965 sur la suppression de la peine de mort pour homicide volontaire – Murder (Abolition of Death Penalty) Act 1965 – punit le meurtre d'une peine perpétuelle obligatoire. Les personnes reconnues coupables d'autres infractions graves (par exemple d'homicide involontaire ou de viol) peuvent également être condamnées à une peine perpétuelle sur décision souveraine du tribunal, lorsqu'il existe des circonstances exceptionnelles démontrant que le délinquant est dangereux pour autrui et qu'il est impossible de dire quand ce danger s'éloignera. Les mineurs de dix-huit ans convaincus de meurtre sont condamnés à une peine d'emprisonnement pour la durée qu'il plaira à Sa Majesté (detention during Her Majesty's pleasure) en vertu de l'article 53 § 1 de la loi de 1933 sur les enfants et adolescents (Children and Young Persons Act 1933).
Au 31 décembre 2001, 3 171 hommes et 114 femmes purgeaient une peine perpétuelle obligatoire, 228 hommes et 11 femmes étaient frappés d'une peine de prison pour la durée qu'il plairait à Sa Majesté, tandis que 1 424 hommes et 25 femmes se trouvaient sous le coup d'une peine perpétuelle discrétionnaire.
B. La période punitive (tariff)
Dans l'exercice de son pouvoir d'apprécier s'il y a lieu de libérer ou non des délinquants frappés d'une peine perpétuelle, le ministre a peu à peu mis en place une politique consistant à fixer une période punitive (tariff). M. Leon Brittan fut le premier à l'annoncer publiquement, au Parlement, le 30 novembre 1983 (Hansard (House of Commons Debates), colonnes 505507). Cette manière de procéder revient en substance à décomposer la peine perpétuelle en trois parties : répression, dissuasion et protection du public. La période punitive est la période minimale à purger pour répondre aux impératifs de répression et de dissuasion. Le ministre peut communiquer le dossier à la commission de libération conditionnelle au plus tôt trois ans avant l'expiration de cette période, et ne pourra user de son pouvoir discrétionnaire de libérer un détenu sous condition qu'une fois cette même période purgée (Lord Browne-Wilkinson, R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte V. and T., Appeal Cases 1998, pp. 492G-493A).
En vertu de l'article 34 de la loi de 1991 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1991 – « la loi de 1991 »), le tribunal prononçant une peine perpétuelle discrétionnaire précise, en audience publique, la durée de la période punitive. Au terme de cette période, le détenu peut exiger du ministre qu'il saisisse la commission de libération conditionnelle compétente pour prescrire son élargissement si elle a la conviction que le maintien en détention n'est plus nécessaire à la protection du public.
Toutefois, la loi de 1991 (désormais remplacée par la loi de 1997 sur les peines en matière criminelle (Crime (Sentences) Act 1997 – « la loi de 1997 », articles 28 à 34)) prévoyait un régime différent pour les détenus purgeant une peine perpétuelle obligatoire. S'agissant de ces détenus, le ministre décide de la durée de la période punitive. Le point de vue du juge auteur de la sentence est communiqué au détenu après son procès, de même que l'avis du Lord Chief Justice. Le détenu peut adresser des observations au ministre qui fixe alors la durée de la période punitive et est habilité à s'écarter du point de vue des juges (voir R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody, Appeal Cases 1994, vol. 1, p. 531, et la déclaration de politique générale du ministre de l'Intérieur, M. Michael Howard, au Parlement, le 27 juillet 1993, Hansard (House of Commons Debates), colonnes 861-864).
Dans le cadre des procédures de contrôle juridictionnel dans les affaires Ex parte V. and T. (précitées), la Chambre des lords examina notamment la nature du pouvoir de fixer la période punitive.
Lord Steyn déclara :
« Il faut tout d'abord se pencher sur la nature du pouvoir, exercé par le ministre de l'Intérieur, de fixer la durée de la période punitive. Au nom de celui-ci, le ministère de l'Intérieur a expliqué par écrit que : « Le ministre de l'Intérieur doit à tout moment veiller à agir avec la même équité et impartialité que le juge dont émane la sentence. » La comparaison entre l'attitude à adopter par le ministre de l'Intérieur lorsqu'il précise la durée de la période représentant l'élément punitif de la peine, et celle du juge qui rend la sentence est juste. Lorsqu'il fixe la durée de la période punitive, le ministre de l'Intérieur exerce une fonction judiciaire classique, ce qui est contraire au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs entre l'exécutif et le judiciaire. Le Parlement a confié au ministre de l'Intérieur cette prérogative légale qui implique un pouvoir discrétionnaire d'adopter une politique et de déterminer la durée d'une période punitive. Mais le pouvoir de fixer cette durée est néanmoins équivalent au pouvoir de condamnation du juge. »
Lord Hope s'exprima ainsi :
« Toutefois, imposer une période punitive, destinée à préciser la durée minimale de détention, équivaut en soi à infliger une forme de peine. Cet exercice revêt, comme l'a fait observer Lord Mustill dans R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody (p. 557A-B), les caractéristiques d'une fonction judiciaire traditionnelle, qui est axée sur les circonstances de l'infraction et la situation de son auteur, et sur ce qui est, eu égard aux impératifs de la répression et de la dissuasion, la période minimale adéquate à purger en prison. Lorsque le ministre le consulte au sujet de la période punitive, le juge se concentre sur ces éléments comme il en a l'obligation (...)
Si le ministre souhaite fixer une période punitive dans le cas d'espèce – afin de substituer son propre point de vue à celui du juge sur la durée de la période minimale – il doit veiller à respecter les mêmes règles (...) »
Dans l'affaire Ex parte Pierson (Appeal Cases 1998, p. 539), qui concernait des détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire, Lord Steyn déclara :
« En droit public, l'accent devrait être mis sur le fond plutôt que sur la forme. L'affaire ne devrait pas être tranchée en fonction d'une querelle sémantique sur la question de savoir si la fonction du ministère de l'Intérieur consiste à proprement parler à « prononcer une peine ». Indéniablement, en fixant une période punitive dans une affaire donnée, le ministre de l'Intérieur prend une décision quant à la sanction à infliger à un condamné. Quoi qu'il en soit, ce point a fait l'objet d'une conclusion à la majorité dans Ex parte V. (...) La question est donc réglée par une décision contraignante rendue par la présente Chambre. »
Une période punitive à perpétuité peut en fait être imposée le cas échéant. Dans l'affaire R. v. the Home Secretary, ex parte Hindley (Appeal Cases 2001, vol. 1), dans laquelle une période punitive fixée provisoirement à trente ans fut remplacée par un tariff à perpétuité, Lord Steyn déclara que « l'incarcération à vie à des fins punitives s'impose lorsque le crime ou les crimes ont un caractère suffisamment odieux ». La décision du ministre d'appliquer à la coupable une période punitive à perpétuité fut jugée légitime dans les circonstances. Le ministre était en droit de réviser son opinion quant à cette question, puisqu'il avait lors de la fixation du premier tariff une connaissance lacunaire du rôle de l'intéressée dans les trois meurtres pour lesquels elle avait été jugée, et qu'il ignorait son implication
dans deux autres meurtres, qui fut révélée par la suite. Selon les informations fournies par le Gouvernement, au 31 décembre 2001, vingtdeux personnes purgeant une peine perpétuelle obligatoire avaient été condamnées à une période punitive à perpétuité.
C. La libération conditionnelle des détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire
A l'époque des faits, l'article 35 § 2 de la loi de 1991 sur la justice pénale se lisait ainsi :
« Le ministre peut, sur recommandation de la commission [de libération conditionnelle] et après consultation du Lord Chief Justice ainsi que, le cas échéant, du juge dont émane la sentence, libérer sous condition une personne subissant une peine perpétuelle qui n'est pas discrétionnaire. »
Il y a là une différence avec la situation des autres détenus condamnés à des peines perpétuelles, pour lesquels le pouvoir de décision appartient à présent à la commission de libération conditionnelle, en application des dispositions de la loi de 1991 pour les détenus purgeant une peine perpétuelle discrétionnaire, et en vertu de la loi de 1997 s'agissant des personnes détenues pour la durée qu'il plaira à Sa Majesté. Cependant, lorsqu'une personne condamnée à une peine perpétuelle obligatoire était réincarcérée, la commission de libération conditionnelle avait le pouvoir d'ordonner au ministre de libérer immédiatement le prisonnier (article 39 § 5 de la loi de 1991, remplacé à présent par l'article 32 § 5 de la loi de 1997).
Le 27 juillet 1993, le ministre expliqua devant le Parlement sa pratique relative aux détenus frappés d'une peine perpétuelle obligatoire. Il souligna notamment qu'avant d'admettre pareils détenus au bénéfice de la libération conditionnelle, le ministre
« doit rechercher, non seulement a) si la période purgée par le détenu suffit pour satisfaire aux impératifs de répression et de dissuasion et b) s'il n'y a pas de risque à libérer l'intéressé, mais encore c) si une libération anticipée sera acceptable pour le public. En d'autres termes, [il] n'exercer[a] [s]on pouvoir discrétionnaire d'élargir que [s'il a] la conviction que semblable décision ne va pas compromettre la confiance du public dans la justice pénale ».
Pour définir les principes d'équité applicables aux procédures régissant le contrôle des peines perpétuelles obligatoires, les juridictions anglaises reconnaissent que celles-ci, comme les peines discrétionnaires, comportent une période rétributive (le tariff) et une période de sécurité. Quant à cette dernière, la détention traduit l'appréciation du danger que le détenu représente pour le public une fois le tariff purgé (voir, par exemple, R. v. Parole Board, ex parte Bradley (Divisional Court), Weekly Law Reports 1991, vol. 1, p. 135 ; R. v. Parole Board, ex parte Wilson (Court of Appeal), All England Law Reports 1992, vol. 2, p. 576).
En l'affaire R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody (All England Law Reports 1993, vol. 3, p. 92), la Chambre des lords releva que, si elles concordaient pour les peines perpétuelles discrétionnaires, la théorie et la pratique divergeaient en matière de peines perpétuelles obligatoires. Lord Mustill, rejoint par les autres juges, expliqua que le principe selon lequel un meurtre passait pour un crime si grave que le juste élément répressif de la peine consistait en la réclusion perpétuelle ne se conciliait pas avec la pratique des ministres successifs, pour lesquels une peine perpétuelle obligatoire comprenait une période « tarifée » satisfaisant aux impératifs de répression et de dissuasion. Il ajouta :
« Les peines perpétuelles discrétionnaires et obligatoires, qui ont évolué séparément par le passé, peuvent désormais se rapprocher. Néanmoins, il subsiste entre elles un fossé notable, tenant au cadre légal, à la théorie qui les sous-tend et à la pratique en vigueur. Il se peut – je n'exprime aucune opinion – que vienne bientôt le moment d'assimiler davantage l'effet des deux types de peine perpétuelle. Mais cette tâche relève du Parlement et il est à mon sens impossible que les cours et tribunaux modifient radicalement les rapports entre l'assassin condamné et l'Etat par le biais du contrôle juridictionnel. »
Le 10 novembre 1997, le ministre fit devant le Parlement notamment les déclarations suivantes :
« Je profite de cette occasion pour confirmer que mon point de vue sur la libération d'adultes convaincus de meurtre à l'expiration de leur période punitive traduira la politique exposée dans la réponse du 27 juillet 1993. En particulier, la libération de ces personnes continuera à dépendre non seulement du fait que la période punitive est purgée et de ma conviction que le risque que l'intéressé commette d'autres infractions passibles de prison à la suite de sa libération est raisonnablement faible, mais également de la nécessité de maintenir la confiance du public dans la justice pénale. La situation d'un détenu frappé d'une peine perpétuelle obligatoire continue d'être différente de celle d'un détenu purgeant une peine perpétuelle discrétionnaire, pour lequel la décision de libération définitive appartient exclusivement à la commission de libération conditionnelle. »
La Cour d'appel a souligné dans l'affaire R. (Lichniak and Pyrah) v. Secretary of State for the Home Department (Weekly Law Reports 2001, vol. 3, arrêt du 2 mai 2001) que le critère du caractère acceptable pour le public dégagé par le ministre de l'Intérieur (point c) du paragraphe 39 ci-dessus) n'a jamais constitué un facteur déterminant, même si le ministre actuel suit la politique de ses prédécesseurs.
D. Les évolutions jurisprudentielles et législatives récentes au niveau interne
Le 2 octobre 2000, la loi de 1998 sur les droits de l'homme (Human Rights Act 1998) entra en vigueur, permettant ainsi aux justiciables d'invoquer les dispositions de la Convention dans le cadre des procédures internes.
Dans l'affaire Lichniak and Pyrah (précitée), les deux détenus concernés contestaient le fait qu'on leur ait infligé une peine perpétuelle obligatoire pour meurtre, alléguant que cette peine était disproportionnée et arbitraire, et contraire aux articles 3 et 5 de la Convention. La Cour d'appel les débouta, estimant que la peine perpétuelle obligatoire était en réalité une peine à durée indéterminée, qui entraînait rarement l'emprisonnement à vie, et qui, en soi, ne pouvait être qualifiée d'inhumaine et dégradante. Une telle peine ne revêtait pas non plus un caractère arbitraire puisque, dans chaque cas, la sentence était individualisée dès qu'elle était infligée. Selon le représentant du Gouvernement, le but de la peine perpétuelle obligatoire était :
« de sanctionner le délinquant en lui infligeant une peine à durée indéterminée en vertu de laquelle il ne sera libéré qu'une fois purgée la partie « tarifée » de la sentence et que sa libération sera considérée comme ne comportant plus aucun risque (...) Ce n'est pas simplement l'effet de la peine, c'est la peine elle-même ».
Lord Justice Kennedy cita également dans sa décision les conclusions rendues en 1993 par la commission sur la peine pour homicide (Committee on the Penalty for Homicide), présidée par Lord Lane :
« 1) La peine perpétuelle obligatoire infligée pour homicide volontaire se fonde sur le principe que le meurtre est un crime présentant un caractère tellement odieux que l'auteur perd pour le restant de ses jours son droit à être libéré. 2) Cette affirmation est une fiction. Elle est le fruit de la divergence entre la définition juridique du meurtre et ce que les profanes pensent être un meurtre. 3) La définition du meurtre en common law s'applique à un large éventail d'infractions, dont certaines ont un caractère véritablement odieux, et d'autres non. 4) La majorité des affaires de meurtre relèvent de cette dernière catégorie, mais ce ne sont pas celles qui génèrent le plus de publicité. 5) Il est absurde, du point de vue de la logique et de celui de la jurisprudence, d'exiger des juges qu'ils sanctionnent toutes les catégories de meurtriers de la même façon, quelles que soient les circonstances particulières de l'affaire dont ils sont saisis. 6) Il est absurde, d'un point de vue logique et constitutionnel, d'en arriver à ce que ce soit le pouvoir exécutif qui se prononce, dans l'ombre de surcroît, sur la différence entre les divers types de meurtre, comme c'est généralement le cas à l'heure actuelle (...) »
Dans l'affaire R. (Anderson and Taylor) v. Secretary of State for the Home Department, deux détenus condamnés pour meurtre se plaignaient que le ministre de l'Intérieur leur avait imposé à chacun une période punitive plus longue que celle qui avait été recommandée par les juges, à savoir vingt ans au lieu de quinze ans et trente ans au lieu de seize ans. Ils invoquaient l'article 6 § 1 de la Convention, alléguant que cette disposition interdisait au pouvoir exécutif de s'acquitter d'une fonction consistant en fait à prononcer une peine. La Divisional Court rejeta leurs griefs. La Cour d'appel les débouta le 13 novembre 2001. A cette occasion, les magistrats de la Cour d'appel examinèrent la nature de la fonction de fixation de la période punitive pour les détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire ainsi que les incidences de la jurisprudence des organes de Strasbourg.
Lord Justice Simon Brown déclara notamment :
« (...) J'admets bien entendu l'unicité de la peine perpétuelle obligatoire. Toutefois, on ne saurait considérer que les infractions pour lesquelles elle est infligée revêtent un seul et même degré de gravité. Bien au contraire, ces infractions couvrent un large spectre : on y trouve à une extrémité les meurtres en série à caractère sadique et à l'autre les affaires d'euthanasie. Une détention à perpétuité à des fins punitives ne sera appropriée que dans des cas exceptionnels. Quant aux « considérations plus larges d'intérêt général », il est difficile de comprendre exactement ce que cette expression recouvre. Il ne faut pas tenir compte des « revendications publiques » – voir [l'affaire V.]. Il y a bien sûr « la nécessité de maintenir la confiance du public dans la justice pénale » (déclaration faite le 10 novembre 1997 par le ministre de l'Intérieur devant le Parlement). A mon sens, cela peut et doit être pris en compte dans la fixation de la période punitive. L'élément répressif de cette période doit refléter l'indignation que suscite l'infraction dans le grand public. Certainement, le maintien de la confiance du public dans la justice pénale ne saurait exiger une incarcération plus longue qu'une détention qui traduit de manière adéquate le droit de la société à la vengeance. Quelquefois, je reconnais qu'une période punitive à perpétuité s'imposera. Mais pourquoi cette décision ne reviendrait-elle pas aux juges ? (...) Quant à la prolongation rétroactive de la période punitive (...) [l]e même problème aurait probablement pu surgir dans une affaire de peine perpétuelle discrétionnaire. En vérité, toutefois, cela élude plutôt que résout la question de savoir si la fixation initiale de la période punitive doit passer pour un exercice consistant à infliger une peine.
En bref, j'estime qu'aucun des arguments de Me Pannick n'est convaincant. Qu'ils soient considérés isolément ou cumulativement, ils ne me semblent pas former une base solide permettant de traiter la fixation des périodes punitives dans les cas de peines obligatoires différemment que les exercices similaires concernant des personnes condamnées à une peine perpétuelle discrétionnaire ou des détenus pour la durée qu'il plaira à Sa Majesté. Dans les trois cas, la fonction consiste en substance à déterminer une peine, à fixer la durée de la première phase d'une peine de durée indéterminée – cette partie qui (sous réserve uniquement de la nécessité d'un contrôle continu de la détention dans les affaires de détenus pour la durée qu'il plaira à Sa Majesté) doit être purgée en prison avant que ne puisse se poser la question d'une éventuelle libération (...) »
Bien qu'il fût d'avis que le régime existant pour les peines perpétuelles obligatoires enfreignait les articles 6 § 1 et 5 § 4, il estima, de même que les deux autres juges, qu'il fallait trancher les questions relevant de la Convention soulevées par l'affaire conformément à la jurisprudence de Strasbourg (notamment l'arrêt Wynne c. Royaume-Uni du 18 juillet 1994, série A no 294-A). Il nota que la Cour européenne des Droits de l'Homme était sur le point de réexaminer la question dans l'affaire Stafford et, tout en considérant que la décision finale revenait à la Cour, déclara qu'il serait surpris que le régime actuel d'application des peines perpétuelles obligatoires survécût à ce réexamen.
En Ecosse, la loi de 2001 sur le respect des droits consacrés par la Convention (Convention Rights (Compliance) (Scotland) Act 2001) dispose à présent que, pour les peines perpétuelles obligatoires, le juge dont émane la sentence fixe la « partie punitive » de la sentence, au terme de laquelle la commission de libération conditionnelle décide d'un éventuel élargissement sous condition. Le critère retenu pour déterminer si un détenu peut ou non être libéré est identique à celui qui est appliqué aux personnes frappées d'une peine perpétuelle discrétionnaire en Angleterre et au pays de Galles, à savoir la conviction de la commission de libération conditionnelle que le détenu ne présente plus un risque important de commettre des délits impliquant un danger pour la vie ou l'intégrité physique d'autrui, ou de graves infractions à caractère sexuel.
En Irlande du Nord, l'ordonnance SI no 2564 applicable en Irlande du Nord sur les peines perpétuelles (Life Sentences (Northern Ireland) Order SI no. 2564) dispose que le juge du fond décide du tariff à appliquer aux détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire, et que la libération au terme de la période punitive est décidée par les commissaires au contrôle des peines perpétuelles (Life Sentence Review Commissioners) qui ont un statut et des fonctions très similaires à ceux de la commission de libération conditionnelle opérant en Angleterre et au pays de Galles. Le critère appliqué par les commissaires est celui de la protection du public contre tout « grave préjudice », c'est-à-dire tout dommage susceptible de découler de délits à caractère violent ou sexuel.
III. TIERCE INTERVENTION
L'organisation Justice, fondée en 1957, qui exerce ses activités dans le domaine des droits de l'homme et des réformes du droit, a présenté des observations écrites sur le droit et la pratique internes, après que le président de la Cour l'eut autorisée à intervenir dans la procédure écrite en qualité d'amicus curiae (paragraphe 7 ci-dessus). Ses observations peuvent se résumer comme suit.
La peine perpétuelle obligatoire prévue par la loi de 1965 (paragraphe 28 ci-dessus) s'applique à l'ensemble des condamnations pour meurtre, ce qui recouvre toute une gamme d'infractions impliquant des degrés extrêmement différents de culpabilité, allant des meurtres en série brutaux jusqu'aux cas d'euthanasie d'une compagne ou d'un compagnon aimés. On ne saurait affirmer que le meurtre présente un degré d'atrocité unique. L'application obligatoire des peines perpétuelles rend les modalités de libération des détenus d'autant plus difficiles du point de vue de l'équité et du juste châtiment. L'accès à un contrôle juridictionnel régulier après l'expiration de la période punitive a été accordé aux détenus frappés d'une peine discrétionnaire et aux enfants convaincus de meurtre, et le ministre ne peut plus fixer les périodes punitives pour ces personnes. Des dispositions similaires sont maintenant étendues aux détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire en Ecosse et en Irlande du Nord en vertu de la législation destinée à assurer le respect des droits de l'homme.
52. Le système actuel a été abondamment critiqué. En 1989, une commission restreinte de la Chambre des lords, chargée d'établir un rapport sur l'infraction de meurtre et l'emprisonnement à perpétuité, recommanda l'abolition de la peine perpétuelle obligatoire. En 1996, la commission restreinte de la Chambre des communes chargée des affaires intérieures recueillit des éléments et délibéra sur les mêmes questions. Son rapport (intitulé : « Le meurtre et la peine perpétuelle obligatoire ») recommandait que le pouvoir de décision quant à la période punitive et à la libération des détenus fût retiré au ministre et confié au juge dont émanait la sentence et à la commission de libération conditionnelle. Lord Lane, ancien Lord Chief Justice, présida une commission sur la peine pour homicide (Committee on the Penalty for Homicide), qui produisit également un rapport très critique en 1993.
Eu égard à la diversité des circonstances pouvant déboucher sur une condamnation pour meurtre, les meurtriers, considérés en tant que catégorie de délinquants, ne posent pas de problèmes spécifiques de dangerosité. Ils ont un taux de récidive plus faible que les détenus condamnés à des peines discrétionnaires et que la population carcérale en général. Les détenus concernés ont du mal à comprendre le système de fixation de la période punitive, qui entraîne retards et incertitude, facteurs qui compromettent la qualité du travail avec des personnes condamnées à perpétuité dans les phases initiales décisives de leurs peines.
Il y a plus de détenus purgeant des peines de prison à perpétuité au Royaume-Uni que dans l'ensemble des autres pays européens, ce qui est imputable essentiellement à la peine perpétuelle obligatoire infligée pour meurtre. Si certains pays, comme l'Allemagne, la France et l'Italie, prévoient des peines obligatoires, celles-ci ne sont appliquées qu'en cas de circonstances aggravantes ou pour un type particulier de meurtre. L'article 77 du Statut de la Cour pénale internationale dispose qu'une peine d'emprisonnement à perpétuité ne peut être infligée que « si l'extrême gravité du crime et la situation personnelle du condamné le justifient ». | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Ressortissante britannique née en 1937, la requérante est une transsexuelle opérée passée du sexe masculin au sexe féminin.
Dès sa petite enfance, elle a eu tendance à s'habiller en fille et, en 1963-1964, elle subit une thérapie d'aversion. Vers le milieu des années 60, les médecins conclurent qu'elle était transsexuelle. Cela ne l'empêcha pas d'épouser une femme et d'avoir avec elle quatre enfants, mais elle avait la conviction que son « sexe cérébral » ne correspondait pas à son physique. A partir de cette époque et jusqu'en 1984, elle s'habilla en homme dans sa vie professionnelle mais en femme durant ses loisirs. En janvier 1985, elle entama réellement un traitement, se rendant une fois tous les trois mois pour des consultations dans un service de Charing Cross Hospital spécialisé dans les problèmes d'identité sexuelle, où elle eut régulièrement des entretiens avec un psychiatre et, parfois, avec un psychologue. On lui prescrivit un traitement hormonal et elle commença à suivre des cours dans le but de travailler son apparence et sa voix. Depuis lors, elle vit totalement comme une femme. En octobre 1986, elle subit une intervention chirurgicale de raccourcissement des cordes vocales. En août 1987, elle fut admise sur une liste d'attente en vue d'une opération de conversion sexuelle. En octobre 1990, elle subit cette opération dans un hôpital du service national de santé (National Health Service). Son traitement et l'intervention chirurgicale furent assurés et payés par le service national de santé.
La requérante divorça d'avec celle qui avait été son épouse à une date non précisée, mais ses enfants continuèrent à lui témoigner amour et soutien.
La requérante prétend avoir été victime de harcèlement sexuel de la part de collègues de travail entre 1990 et 1992. Désireuse d'engager une action pour harcèlement sexuel devant le tribunal du travail (Industrial Tribunal), elle ne put le faire au motif, selon elle, qu'elle était considérée comme un homme sur le plan juridique. Elle ne cona pas cette décision devant la Cour du travail (Employment Appeal Tribunal). Licenciée ultérieurement pour raisons de santé, elle affirme que le véritable motif de sa mise à pied réside dans sa transsexualité.
En 1996, elle commença à travailler pour un nouvel employeur et fut invitée à fournir son numéro d'assurance nationale. Craignant que l'employeur ne fût en mesure de retrouver les données la concernant (une fois en possession du numéro, celui-ci aurait en effet pu découvrir ses employeurs antérieurs et leur demander des renseignements), elle sollicita, mais en vain, l'attribution d'un nouveau numéro d'assurance nationale auprès du ministère des Affaires sociales (Department of Social Security – le « DSS »). Elle communiqua finalement à son nouvel employeur celui qu'elle possédait. Elle affirme que son employeur connaît désormais son identité, car elle a commencé à avoir des problèmes au travail. Ses collègues ont cessé de lui adresser la parole et on lui a rapporté que tout le monde parle d'elle en catimini.
Le service des cotisations du DSS informa la requérante qu'elle ne pourrait pas bénéficier d'une pension de retraite de l'Etat à soixante ans, âge d'ouverture des droits à pension pour les femmes au Royaume-Uni. En avril 1997, ce même service l'avisa qu'elle devait continuer à cotiser jusqu'à la date anniversaire de ses soixante-cinq ans, âge d'admission à la retraite des hommes, c'est-à-dire jusqu'en avril 2002. Le 23 avril 1997, elle s'engagea donc auprès du DSS à payer directement ses cotisations sociales, qui normalement auraient été déduites par son employeur, comme pour tous les employés de sexe masculin. En foi de quoi, le 2 mai 1997, le service des cotisations du DSS lui délivra une atation de dérogation d'âge (formulaire CF384 – voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous).
Les dossiers de la requérante au DSS furent classés « confidentiels » de façon à ce que seuls les employés d'un certain grade y aient accès. Concrètement, cela signifiait que la requérante devait toujours prendre rendez-vous, même pour les questions les plus insignifiantes, et ne pouvait s'adresser directement au bureau local ou régler des questions par téléphone. Dans son dossier, il est toujours précisé qu'elle est de sexe masculin et, malgré les « procédures spéciales », elle a reçu des lettres du DSS portant le prénom masculin qui lui avait été donné à la naissance.
La requérante affirme qu'à plusieurs reprises elle a dû choisir entre divulguer son acte de naissance et renoncer à certains avantages subordonnés à la présentation de ce document. En particulier, elle a préféré ne pas contracter un emprunt pour lequel elle devait souscrire une assurance décès, s'est abstenue de donner suite à une offre de prêt hypothécaire complémentaire et a renoncé à bénéficier pendant l'hiver d'une allocation de chauffage du DSS à laquelle elle pouvait prétendre. De même, elle continue de devoir payer les primes d'assurance automobile
– plus élevées – applicables aux hommes. Enfin, elle s'est sentie incapable de signaler à la police un vol de deux cents livres sterling, craignant que l'enquête ne l'obligeât à révéler son identité.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les nom et prénoms
En droit anglais, toute personne peut adopter les nom et prénoms de son choix. Ceux-ci sont valables aux fins d'identification et peuvent être utilisés dans les passeports, permis de conduire, cartes de sécurité sociale, cartes d'assurance, etc. Les nouveaux nom et prénoms sont également inscrits sur les listes électorales.
B. Le mariage et la définition du sexe en droit interne
En droit anglais, le mariage se définit comme l'union volontaire d'un homme et d'une femme. Dans l'affaire Corbett v. Corbett (Law Reports: Probate, 1971, p. 83), le juge Ormrod déclara qu'à cet effet le sexe doit se déterminer au moyen des critères chromosomique, gonadique et génital lorsque ceux-ci concordent entre eux, une intervention chirurgicale n'entrant pas en ligne de compte. Cette utilisation des critères biologiques pour déterminer le sexe fut approuvée par la Cour d'appel (Court of Appeal) dans l'affaire R. v. Tan (Law Reports: Queen's Bench Division, 1983, p. 1053), où elle se vit conférer une application plus générale, ladite juridiction ayant estimé qu'une personne née de sexe masculin avait à bon droit été condamnée sur le fondement d'une loi punissant les hommes vivant du produit de la prostitution, nonobstant le fait que l'accusée avait suivi une thérapie de conversion sexuelle.
L'article 11 b) de la loi de 1973 sur les affaires matrimoniales (Matrimonial Causes Act 1973) répute nul tout mariage où les parties ne sont pas respectivement de sexe masculin et de sexe féminin. Le critère appliqué pour la détermination du sexe des partenaires à un mariage est celui qui fut fixé dans la décision Corbett v. Corbett précitée. D'après celle-ci, un mariage entre une personne passée du sexe masculin au sexe féminin et un homme pourrait également être annulé pour cause d'incapacité de la personne transsexuelle de consommer le mariage dans le cadre de rapports sexuels normaux et complets (obiter du juge Ormrod).
Cette décision se trouve étayée par l'article 12 a) de la loi de 1973 sur les affaires matrimoniales qui permet d'annuler un mariage non consommé en raison de l'incapacité de l'une ou l'autre partie. L'article 13 § 1 de la loi énonce que le tribunal ne doit pas rendre un jugement de nullité lorsqu'il est convaincu que la partie demanderesse savait que le mariage pouvait être annulé mais a amené la partie défenderesse à croire qu'elle ne demanderait pas un jugement de nullité, et qu'il serait injuste de rendre pareil jugement.
C. Les actes de naissance
L'enregistrement des naissances obéit à la loi de 1953 sur l'enregistrement des naissances et des décès (Births and Deaths Registration Act 1953 – « la loi de 1953 »). L'article 1 § 1 de celle-ci requiert l'enregistrement de toute naissance par l'officier compétent de l'état civil de la circonscription où l'enfant a vu le jour. Une inscription dans le registre est considérée comme relatant des événements contemporains de la naissance. Ainsi, l'acte de naissance n'ate pas l'identité au moment présent, mais des faits historiques.
Le sexe de l'enfant doit être précisé dans l'acte de naissance. La loi n'énonce pas les critères devant servir à le déterminer. La pratique du conservateur des actes de l'état civil consiste à n'utiliser que les critères biologiques (chromosomique, gonadique et génital) dégagés par le juge Ormrod dans l'affaire Corbett v. Corbett.
La loi de 1953 autorise le conservateur à corriger les erreurs de plume ainsi que les erreurs matérielles. En principe, une rectification ne peut être faite que si l'erreur a eu lieu lors de l'inscription de la naissance. Que le « sexe psychologique » de quelqu'un apparaisse plus tard en contraste avec les critères biologiques précités ne passe pas pour révéler une erreur matérielle dans la mention initiale. Seules une mauvaise identification du sexe apparent et génital de l'enfant ou la non-concordance des critères biologiques entre eux peuvent amener à changer ladite mention ; encore doit-on produire des preuves médicales qui en montrent l'inexactitude. L'erreur ne se trouve pas constituée si l'intéressé subit un traitement médical et chirurgical pour pouvoir assumer le rôle du sexe opposé.
Le Gouvernement fait observer que l'utilisation de l'acte de naissance à des fins d'identification est découragée par le conservateur en chef et que, depuis un certain nombre d'années, ce document comporte une mention aux termes de laquelle il ne vaut pas preuve de l'identité de la personne qui le présente. Toutefois, les individus sont libres de suivre ou non cette recommandation.
D. La sécurité sociale, l'emploi et les pensions
En matière de sécurité sociale et d'emploi, les transsexuels continuent d'être considérés comme des personnes du sexe sous lequel on les a enregistrés à la naissance.
L'assurance nationale
Le DSS enregistre tout citoyen britannique aux fins de l'assurance nationale d'après les informations figurant sur l'acte de naissance de l'intéressé. Les étrangers souhaitant s'inscrire à l'assurance nationale au Royaume-Uni peuvent, à défaut d'un extrait de l'acte de naissance, présenter leur passeport ou carte d'identité comme preuve de leur identité.
Le DSS attribue à chaque personne affiliée à l'assurance nationale un numéro unique d'assurance nationale. Ce numéro revêt un format standard : deux lettres suivies de trois paires de chiffres puis d'une autre lettre. En soi, il ne renferme aucune indication du sexe de son titulaire ni de quelque autre donnée personnelle que ce soit. Il sert à identifier chaque personne titulaire d'un compte d'assurance nationale (actuellement, on dénombre environ 60 millions de comptes individuels). Le DSS est donc en mesure de retracer l'ensemble des cotisations à l'assurance nationale versées sur un compte pendant la vie de son titulaire et de contrôler les obligations, cotisations et droits à prestations de chacun. Un nouveau numéro peut être attribué dans des cas exceptionnels, par exemple dans le cadre des programmes de protection de témoins ou pour préserver l'anonymat de mineurs délinquants.
Conformément à l'article 44 du règlement de 1979 sur les cotisations de sécurité sociale (Social Security (Contributions) Regulations 1979), pris en vertu des pouvoirs conférés par le paragraphe 8, alinéa 1 p), de l'annexe 1 à la loi de 1992 sur les cotisations et prestations de sécurité sociale (Social Security Contributions and Benefits Act 1992), certaines personnes expressément désignées sont tenues de demander un numéro d'assurance nationale, à moins qu'elles ne s'en soient déjà vu attribuer un.
D'après l'article 45 du règlement de 1979, un employé est tenu de fournir son numéro d'assurance nationale lorsque son employeur le lui demande.
L'article 112 § 1 de la loi de 1992 sur l'administration de la sécurité sociale (Social Security Administration Act 1992) dispose :
« 1) Se rend coupable d'une infraction quiconque, aux fins d'obtenir une prestation ou un autre paiement prévu par la loi (...) [tel que défini à l'article 110 de la loi] (...), que ce soit pour lui-même ou pour autrui, ou à toute autre fin en rapport avec la loi –
a) formule des déclarations ou observations qu'il sait être fausses ; ou
b) produit ou fournit, ou bien provoque ou autorise délibérément la production ou la fourniture de tout document ou renseignement qu'il sait être faux sur un point essentiel. »
Par conséquent, se rend coupable d'une infraction en vertu de cette disposition quiconque fait une fausse déclaration en vue d'obtenir un numéro d'assurance nationale.
Chacun peut adopter les prénoms, nom et titre (par exemple monsieur, madame ou mademoiselle) de son choix aux fins de son immatriculation par l'assurance nationale. Le DSS consigne toute modification à cet égard dans les fichiers informatiques et manuscrits concernant l'intéressé ainsi que sur sa carte d'assurance nationale. En revanche, le DSS a pour politique de ne délivrer qu'un seul numéro d'assurance nationale à une même personne, y compris lorsqu'il y a eu un changement d'identité sexuelle à la suite d'une opération de conversion sexuelle par exemple. La Cour d'appel débouta de sa demande dans l'affaire R. v. Secretary of State for Social Services, ex parte Hooker (1993, non publiée) une transsexuelle qui, après avoir essuyé un premier refus, cherchait une nouvelle fois à obtenir l'autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel de la légalité de cette politique. En rendant l'arrêt de la Cour, le juge McCowan déclara (page 3 du procès-verbal) :
« (...) puisqu'il n'en résultera pas la moindre différence du point de vue pratique, j'estime que la décision du ministre, loin d'être irrationnelle, était parfaitement rationnelle. Je rejette par ailleurs l'affirmation selon laquelle l'appelante pouvait légitimement s'attendre à se voir attribuer un nouveau numéro pour des motifs psychologiques, puisque les effets de pareille décision seraient nuls en pratique. »
Les renseignements figurant dans les fichiers de l'assurance nationale tenus par le DSS sont confidentiels et ne sont normalement pas divulgués à des tiers sans le consentement de la personne concernée. Des exceptions sont possibles lorsque l'intérêt public se trouve en jeu ou lorsque la divulgation s'impose pour protéger les fonds publics. En vertu de l'article 123 de la loi de 1992 sur l'administration de la sécurité sociale, se rend coupable d'une infraction tout employé des services de sécurité sociale qui divulgue sans autorisation légale des informations acquises dans l'exercice de ses fonctions.
Le DSS a pour pratique de traiter comme confidentiels au niveau national les dossiers des personnes connues pour être transsexuelles. L'accès à ces dossiers est contrôlé par la direction du DSS. Toute impression de ces fichiers informatiques est normalement soumise à un service spécial du ministère, qui s'assure que les données relatives à l'identité sont conformes aux demandes de la personne concernée.
Les cotisations à l'assurance nationale sont déduites par l'employeur du salaire de l'employé, puis versées à l'administration fiscale (pour transmission au DSS). Actuellement, les employeurs procèdent à ces déductions jusqu'à l'âge de la retraite de l'employé, c'est-à-dire jusqu'à soixante ans pour les femmes et soixante-cinq ans pour les hommes. En ce qui concerne les transsexuelles, le DSS applique une politique leur permettant de s'engager à lui payer directement les cotisations dues après l'âge de soixante ans, qui ne sont plus déduites par l'employeur, puisque celui-ci pense que l'employée est une femme. Quant aux personnes passées
du sexe féminin au sexe masculin, elles peuvent demander directement au DSS le remboursement des déductions effectuées par leur employeur après qu'elles ont atteint l'âge de soixante ans.
Dans certains cas, les employeurs exigent qu'une employée apparemment de sexe féminin prouve qu'elle a atteint ou est sur le point d'atteindre l'âge de soixante ans et est ainsi en droit de ne plus voir les cotisations à l'assurance nationale déduites de son salaire. Pareille preuve peut être fournie au moyen d'une atation de dérogation d'âge (formulaire CA4180 ou CF384). Le DSS peut délivrer une telle atation à une transsexuelle lorsque celle-ci s'engage à lui payer directement ses cotisations.
Les pensions de l'Etat
Une personne passée du sexe masculin au sexe féminin bénéficie actuellement d'une pension de l'Etat à l'âge de soixante-cinq ans, et non à celui de soixante ans applicable aux femmes. La pension à taux plein n'est versée que si l'intéressée a cotisé pendant quarante-quatre ans, alors que trente-neuf ans de cotisation sont requis pour les femmes.
Aux fins de l'âge d'admission à la retraite, le sexe d'une personne est déterminé selon son sexe biologique à la naissance. Cette démarche a été approuvée par le commissaire à la sécurité sociale (Social Security Commissioner – un magistrat spécialisé en droit de la sécurité sociale) dans un certain nombre d'affaires.
Dans l'affaire R(P) 2/80, une transsexuelle revendiquait le droit à une pension de retraite à soixante ans. Le commissaire rejeta le recours de l'intéressée, déclarant au paragraphe 9 de sa décision :
« a) A mon sens, le mot « femme » figurant à l'article 27 de la loi vise une personne biologiquement de sexe féminin. Les nombreuses références à la « femme » que renferment les articles 28 et 29 sont exprimées en des termes indiquant que ce mot désigne une personne capable de contracter valablement mariage avec un homme. Il ne peut s'agir que d'une personne biologiquement de sexe féminin.
b) Je doute qu'en adoptant les textes pertinents les législateurs aient songé à la distinction entre une personne biologiquement de sexe féminin et une personne socialement de sexe féminin. Quoi qu'il en soit, il est certain que le Parlement n'a jamais conféré à quiconque le droit ou le privilège de modifier le fondement de ses droits à l'assurance nationale pour substituer aux droits ouverts aux hommes ceux réservés aux femmes. A mon sens, un tel droit ou privilège fondamental ne peut être octroyé que de façon explicite. (...)
d) Je suis pleinement conscient des fâcheuses difficultés que connaît l'intéressée, mais tout ne plaide pas en sa faveur. Elle a vécu comme un homme depuis sa naissance jusqu'en 1975 et, durant la partie de cette période où elle était adulte, ses droits à l'assurance étaient ceux d'un homme. Ces droits sont à certains égards plus larges que ceux d'une femme. En conséquence, autoriser le versement d'une pension à l'intéressée à l'âge d'admission des femmes à la retraite impliquerait de tolérer un certain manque d'équité à l'égard de la société. »
Le gouvernement a lancé un programme visant à supprimer la différence entre hommes et femmes quant à l'âge d'ouverture des droits à pension. L'égalisation de l'âge de la retraite doit débuter en 2010 et devrait être achevée en 2020. Le gouvernement a également annoncé une réforme visant à uniformiser l'âge, actuellement différent pour les hommes et pour les femmes (soixante-cinq et soixante ans respectivement), à partir duquel on peut bénéficier d'un abonnement d'autobus gratuit à Londres.
L'emploi
En vertu de l'article 16 § 1 de la loi de 1968 sur le vol, constitue une infraction passible d'une peine d'emprisonnement le fait de se procurer un avantage pécuniaire par la fraude. Selon l'article 16 § 2 c), les avantages pécuniaires incluent la rémunération d'un emploi. Si une personne transsexuelle ayant subi une opération est invitée par un employeur éventuel à révéler tous ses prénoms antérieurs mais omet de les divulguer tous avant de conclure un contrat de travail, elle risque de se rendre coupable d'une infraction. En outre, elle court le risque d'être licenciée ou poursuivie en dommages-intérêts si l'employeur découvre qu'elle ne lui a pas communiqué tous les renseignements demandés.
Dans l'arrêt rendu par elle le 30 avril 1996 dans l'affaire P. v. S. and Cornwall County Council, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a considéré qu'une discrimination fondée sur le changement de sexe équivalait à une discrimination fondée sur le sexe et a conclu, en conséquence, que l'article 5 § 1 de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail s'opposait au licenciement d'un transsexuel pour un motif lié à sa conversion sexuelle. Rejetant l'argument du gouvernement britannique selon lequel l'employeur aurait également licencié P. si cette dernière avait été antérieurement une femme et avait subi une opération pour devenir un homme, la CJCE a estimé :
« (...) Lorsqu'une personne est licenciée au motif qu'elle a l'intention de subir ou qu'elle a subi une conversion sexuelle, elle fait l'objet d'un traitement défavorable par rapport aux personnes du sexe auquel elle était réputée appartenir avant cette opération.
Tolérer une telle discrimination reviendrait à méconnaître, à l'égard d'une telle personne, le respect de la dignité et de la liberté auquel elle a droit et que la Cour doit protéger. » (paragraphes 21-22)
La décision de la CJCE a été appliquée par la Cour du travail (Employment Appeal Tribunal) dans une décision du 27 juin 1997 (Chessington World of Adventures Ltd v. Reed, Industrial Law Reports, 1997, vol. 1).
Le règlement de 1999 sur la discrimination sexuelle en cas de conversion sexuelle a été pris à la suite de l'arrêt rendu par la CJCE dans l'affaire P. v. S. and Cornwall County Council précitée. Il énonce de manière générale qu'une personne transsexuelle ne doit pas faire l'objet d'un traitement moins favorable dans le domaine de l'emploi à raison de sa transsexualité (que ce soit avant ou après une opération de conversion sexuelle).
E. Le viol
En matière de viol, une personne passée du sexe masculin au sexe féminin était, avant 1994, considérée comme un homme. En vertu de l'article 142 de la loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994), il doit y avoir « pénétration vaginale ou anale d'une personne » pour que le viol soit établi. Dans une décision du 28 octobre 1996, la Crown Court de Reading a estimé que la pénétration d'un pénis dans le vagin artificiel d'une transsexuelle s'analysait en un viol (R. v. Matthews – non publiée).
F. L'emprisonnement
Le règlement pénitentiaire (Prison Rules) de 1999 prévoit que les hommes et les femmes doivent normalement être incarcérés séparément et qu'aucun détenu ne doit être dévêtu et fouillé en présence d'une personne du sexe opposé (articles 12 § 1 et 41 § 3 respectivement).
Selon le rapport élaboré par le groupe de travail sur les transsexuels (ministère de l'Intérieur, avril 2000, paragraphes 49-50 ci-dessous), qui s'est livré à un examen du droit et de la pratique en vigueur, les transsexuels opérés sont détenus, dans la mesure du possible, dans un établissement pour les prisonniers de leur nouveau sexe. Des directives détaillées sur la fouille des détenus transsexuels sont à l'étude ; elles prévoient de traiter les transsexuelles opérées comme des femmes pour ce qui concerne les fouilles, qui ne devront dans ce cas être effectuées que par des femmes
(§§ 2.75-2.76 du rapport).
G. L'évolution actuelle
Examen de la situation des transsexuels au Royaume-Uni
Le 14 avril 1999, le ministre de l'Intérieur annonça la création d'un groupe de travail interministériel sur les transsexuels, dont le mandat était le suivant :
« examiner, notamment en ce qui concerne les actes de naissance, la nécessité de prendre des mesures juridiques appropriées pour résoudre les problèmes que connaissent les transsexuels, en tenant dûment compte de l'évolution de la science et de la société, ainsi que des mesures mises en œuvre dans d'autres pays en la matière. »
En avril 2000, le groupe de travail produisit un rapport dans lequel il examinait la situation actuelle des transsexuels au Royaume-Uni, en particulier leur statut en droit interne et les changements qui pourraient y être apportés. Il concluait :
« 5.1. Les transsexuels font face à leur condition de différentes façons. Certains vivent dans la peau du sexe opposé sans suivre de traitement pour en acquérir les attributs physiques. Il en est qui prennent des hormones pour développer certaines des caractéristiques secondaires du sexe choisi. D'autres, moins nombreux, subissent une intervention chirurgicale pour faire correspondre autant que possible leur corps à celui du sexe acquis. L'ampleur du traitement tient au choix de l'individu ou à d'autres facteurs, tels que la santé ou les ressources financières. De nombreuses personnes reviennent à leur sexe biologique après avoir vécu pendant un temps dans la peau du sexe opposé, et certaines alternent entre les deux sexes tout au long de leur vie. Lorsque l'on cherche à déterminer la voie à suivre, il faut donc prendre en compte les besoins de ces personnes à ces différents stades de leur transformation.
2. Des mesures ont déjà été prises dans un certain nombre de domaines pour aider les transsexuels. A titre d'exemple, la discrimination en matière d'emploi à l'égard d'une personne pour un motif lié à sa transsexualité est interdite par le règlement de 1999 sur la discrimination sexuelle en cas de conversion sexuelle, lequel, sous réserve de quelques exceptions, énonce qu'une personne transsexuelle (que ce soit avant ou après une opération) ne doit pas faire l'objet d'un traitement moins favorable à raison de sa transsexualité. Le système de la justice pénale (police, établissements pénitentiaires, tribunaux, etc.) tente dans la mesure du possible, eu égard aux contraintes pratiques, de tenir compte des besoins des transsexuels. Un délinquant transsexuel est généralement inculpé sous son nouveau sexe et un détenu ayant subi une opération de conversion sexuelle est normalement incarcéré dans un établissement adapté à sa nouvelle condition. Les victimes et témoins transsexuels sont eux aussi dans la plupart des cas traités selon leur nouveau sexe.
3. En outre, les documents officiels sont souvent émis en tenant compte du sexe acquis lorsqu'ils visent à identifier l'individu et non son statut juridique. Ainsi, une personne transsexuelle peut se voir délivrer un passeport, un permis de conduire ou une carte médicale indiquant son nouveau sexe. Il semble que de nombreux organismes non gouvernementaux, tels que les instances chargées des diplômes, délivrent souvent de nouvelles atations de diplôme, etc. (ou fournissent une autre preuve des titres) indiquant le sexe revendiqué par l'intéressé. Nous avons également identifié au moins une compagnie d'assurances qui propose aux personnes transsexuelles des polices d'assurance tenant compte du sexe acquis.
4. Nonobstant ces dispositions, les transsexuels connaissent des problèmes auxquels la majorité de la population n'a pas à faire face. Les observations adressées au groupe de travail indiquent que la communauté transsexuelle revendique des changements principalement en ce qui concerne les actes de naissance, le droit de se marier et la pleine reconnaissance de la nouvelle identité sexuelle à toutes fins juridiques.
5. Nous avons défini trois options pour l'avenir :
– maintenir la situation actuelle en l'état ;
– délivrer des extraits de l'acte de naissance indiquant le nouveau prénom et, éventuellement, le nouveau sexe ;
– reconnaître pleinement la nouvelle identité sexuelle sur le plan juridique, sous réserve de certains critères et procédures.
Avant de prendre position, le gouvernement pourrait souhaiter soumettre ces questions à un débat public. »
Le rapport fut présenté au Parlement en juillet 2000. Des exemplaires en furent déposés dans les bibliothèques des deux chambres du Parlement, d'autres en étant adressés à 280 destinataires (membres du groupe de travail, fonctionnaires, députés, particuliers et organisations diverses). Le document fut porté à la connaissance du public par la voie d'un communiqué de presse du ministère de l'Intérieur et chacun pouvait se le procurer en le demandant au ministère de l'Intérieur par courrier postal ou électronique, par téléphone ou sur le site internet du ministère.
La jurisprudence interne récente
Dans l'affaire Bellinger v. Bellinger (Court of Appeal, Civil Division (England and Wales) 2001, p. 1140, Family Court Reporter, vol. 3, p. 1), l'appelante, qui avait été enregistrée à la naissance comme étant de sexe masculin, avait subi une opération de conversion sexuelle puis, en 1981, avait contracté mariage avec un homme qui était au courant de ses antécédents. Elle demanda une déclaration de validité du mariage en vertu de la loi de 1986 sur le droit de la famille (Family Law Act 1986). La Cour d'appel estima, à la majorité, que le mariage de l'appelante n'était pas valable dès lors que les parties n'étaient pas un homme et une femme respectivement, ces termes devant se déterminer au moyen des critères biologiques dégagés dans l'affaire Corbett v. Corbett (1971). Elle nota que si l'on accordait une importance grandissante à l'influence des facteurs psychologiques sur le sexe, le moment auquel ces facteurs pouvaient passer pour avoir entraîné un changement de sexe ne pouvait être déterminé avec précision. Elle considéra qu'une personne correctement déclarée de sexe masculin à la naissance et qui avait subi une opération de conversion sexuelle et menait désormais une vie de femme était biologiquement un homme et ne pouvait être définie comme étant de sexe féminin aux fins du mariage. D'après elle, c'était au Parlement, et non aux tribunaux, qu'il appartenait de décider à quel moment il convenait de reconnaître que quelqu'un avait changé de sexe aux fins du mariage. Dame Elizabeth Butler-Sloss, présidente de la Family Division, releva les avertissements de la Cour européenne des Droits de l'Homme quant à l'absence persistante de mesures destinées à prendre en compte la situation des transsexuels et fit observer que c'étaient en grande partie ces critiques qui avaient motivé la création du groupe de travail interministériel, lequel avait publié en avril 2000 un rapport renfermant un examen approfondi et exhaustif des données médicales, de la pratique actuelle dans d'autres pays et de l'état du droit anglais concernant les aspects pertinents de la vie des personnes transsexuelles :
« [95.] (...) Nous nous sommes informés auprès de M. Moylan, qui s'exprimait au nom de l'Attorney-General, des mesures prises par les ministères pour donner suite aux recommandations du rapport ou pour rédiger un document de consultation en vue d'un débat public.
[96.] A notre grande consternation, nous avons appris qu'absolument aucune mesure n'avait été prise ni, à la connaissance de M. Moylan, envisagée pour faire avancer la question. Il apparaît donc que la commande et l'élaboration du rapport représentent la totalité de ce qui a été fait au sujet des problèmes qui ont été cernés, tant par le ministre de l'Intérieur dans son mandat que par le groupe de travail dans ses conclusions. Il s'agit là, nous semble-t-il, d'un manque de prise de conscience des préoccupations grandissantes et de l'évolution des mentalités en Europe occidentale qui ont été si clairement et fortement mises en évidence dans les arrêts de la Cour européenne de Strasbourg et dont, à notre avis, le Royaume-Uni doit tenir compte (...)
[109.] Nous tenons toutefois à ajouter, en gardant à l'esprit les critiques de la Cour européenne des Droits de l'Homme, qu'il ne fait aucun doute que le caractère profondément insatisfaisant de la situation actuelle et les difficultés des transsexuels doivent être examinés avec soin. La proposition du groupe de travail interministériel tendant à une consultation du public appelle des mesures de la part des ministères concernés. Les problèmes ne disparaîtront pas, ils resurgiront vraisemblablement devant la Cour européenne à bref délai. »
Auteur d'une opinion dissidente dans laquelle il affirmait qu'une démarche fondée uniquement sur les critères biologiques n'était plus acceptable eu égard à l'évolution de la science, de la médecine et de la société, Lord Justice Thorpe estima que les fondements de la décision Corbett v. Corbett n'étaient plus indiscutables.
« [155.] Tenir le facteur chromosomique pour déterminant, voire seulement dominant, me semble particulièrement conable dans le cadre du mariage. En effet, il s'agit d'un aspect invisible de l'individu, qui ne peut être perçu ou déterminé que par des s scientifiques. Il ne contribue en rien à l'individualité physiologique ou psychologique. En fait, dans le contexte actuel de l'institution du mariage, il me semble juste, sur le plan des principes, et logique de donner la prééminence aux facteurs psychologiques, tout comme il me paraît préférable de procéder à la détermination indispensable du sexe au moment du mariage ou peu avant, plutôt qu'à la naissance (...)
[160.] La présente demande se situe de toute évidence dans la sphère du droit de la famille. Celui-ci se doit d'être toujours suffisamment flexible pour accompagner l'évolution de la société. Il doit également être humain et prompt à reconnaître à chacun le droit à la dignité humaine et à la liberté de choix dans sa vie privée. La réforme législative dans ce domaine doit notamment tendre à ce que la loi tienne compte de l'évolution de la société et la reflète. C'est aussi un objectif que les juges doivent avoir en vue lorsqu'ils interprètent les dispositions législatives en vigueur dans ce domaine. Je suis fermement convaincu qu'il n'existe pas de raisons suffisamment impérieuses, eu égard aux intérêts des autres personnes concernées ou, plus pertinemment, à ceux de la société dans son ensemble, justifiant de ne pas reconnaître juridiquement le mariage de l'appelante. J'aurais accueilli ce recours. »
Lord Justice Thorpe constata par ailleurs le peu de progrès accomplis dans les réformes internes :
« [151.] (...) Si le rapport [interministériel] a bien été publié, M. Moylan a déclaré qu'il n'y avait pas eu de consultation du public depuis lors. En outre, à la question de savoir si le gouvernement entendait engager un débat public ou tout autre processus en vue de l'élaboration d'une proposition de loi, M. Moylan a répondu qu'il n'avait reçu aucune instruction. Il n'a pas davantage pu dire si le gouvernement envisageait le dépôt d'un projet de loi. Au cours de ces dix dernières années, j'ai pu constater combien il est difficile pour un ministère quel qu'il soit d'arriver à faire inscrire dans le programme de travail du Parlement l'examen d'un projet de réforme du droit de la famille. Cet état de choses renforce mon point de vue selon lequel notre juridiction a non seulement la faculté mais le devoir d'interpréter l'article 11 c) soit de façon étroite, soit de façon libérale lorsque, comme en l'espèce, les éléments de preuve et arguments produits le justifient. »
Propositions de réforme du système d'enregistrement des naissances, mariages et décès
En janvier 2002, le gouvernement a présenté au Parlement le document intitulé « Etat civil : changement fondamental dans l'enregistrement des naissances, mariages et décès au XXIe siècle ». Ce document expose les projets de création d'une base de données centrale renfermant les registres de l'état civil, le but étant d'abandonner le système traditionnel d'enregistrement figé des événements de la vie au profit d'un registre vivant ou registre unique ayant vocation à être mis à jour tout au long de la vie :
« Par la suite, la mise à jour des informations contenues dans un registre de naissance permettra de consigner les changements de prénoms et, éventuellement, de sexe d'une personne. » (paragraphe 5.1)
« 5.5 Amendements
L'assouplissement des règles régissant les rectifications des inscriptions aux registres recueille une forte adhésion. Actuellement, une fois une inscription créée, les seules corrections possibles sont celles pour lesquelles il peut être démontré, preuves à l'appui, qu'une erreur a été commise au moment de l'enregistrement. Une rectification, même de la plus simple faute d'orthographe, exige l'accomplissement de formalités et la production d'éléments de preuve appropriés. L'inscription finale renferme le texte original intégral et l'information corrigée, qui apparaîtra sur les extraits délivrés ultérieurement. Le gouvernement reconnaît que cela peut constituer
un obstacle. A l'avenir, les modifications (reflétant des changements survenus après l'inscription initiale) seront apportées et officiellement enregistrées. Les documents délivrés à partir des inscriptions aux registres ne feront état que des informations telles qu'amendées, mais l'ensemble des données seront conservées. (...) »
H. Tierce intervention de l'organisation Liberty
Liberty a mis à jour les observations écrites concernant la reconnaissance juridique des transsexuels en droit comparé qu'elle avait soumises dans l'affaire Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni (arrêt du 30 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-V, p. 2021, § 35). Dans son étude de 1998, Liberty affirmait qu'au cours de la dernière décennie on avait pu constater, dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, une tendance parfaitement claire vers la pleine reconnaissance juridique des changements de sexe. Elle notait en particulier que des trente-sept pays étudiés, quatre seulement (parmi lesquels le Royaume-Uni) n'autorisaient pas la modification de l'acte de naissance d'une manière ou d'une autre afin qu'il reflète le nouveau sexe de la personne concernée. Dans les pays où la conversion sexuelle était légale et prise en charge par la sécurité sociale, seuls le Royaume-Uni et l'Irlande ne reconnaissaient pas pleinement sur le plan juridique la nouvelle identité sexuelle.
Dans l'étude mise à jour qu'elle a présentée le 17 janvier 2002, Liberty relève que si le nombre d'Etats européens reconnaissant pleinement la conversion sexuelle sur le plan juridique n'a statistiquement pas augmenté, des informations provenant de pays extra-européens indiquent une évolution vers la pleine reconnaissance juridique. A titre d'exemple, Singapour a consacré législativement la conversion sexuelle, et il existe une tendance analogue au Canada, en Afrique du Sud, en Israël, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans tous les Etats des Etats-Unis d'Amérique sauf deux. Liberty cite en particulier les affaires Attorney-General v. Otahuhu Family Court, New Zealand Law Reports, 1995, vol. 1, p. 60 et Re Kevin, Family Court of Australia, 2001, p. 1074, dans lesquelles la nouvelle identité sexuelle de transsexuels a été reconnue en Nouvelle-Zélande et en Australie respectivement, aux fins de validation de leur mariage. Dans la seconde affaire, le juge Chisholm s'est ainsi exprimé :
« Je ne vois aucune raison tenant à une règle de droit ou à un principe justifiant que le droit australien suive la décision Corbett. Si tel était le cas, il en résulterait, à mon sens, des discordances indéfendables entre la législation australienne relative au mariage et d'autres législations australiennes. Le droit se verrait imprimer une orientation généralement contraire à l'évolution dans d'autres pays. Cela perpétuerait un point de vue que démentent les connaissances et la pratique médicales actuelles. Surtout, il en résulterait des souffrances indéfendables pour des personnes qui ont déjà eu leur lot de difficultés, sans aucun avantage pour la société (...)
(...) Les termes « homme » et « femme » possédant leur sens contemporain ordinaire, il n'existe pas de solution stéréotypée pour déterminer le sexe d'un individu au regard du droit du mariage. Cela signifie qu'on ne peut dire en droit que la question dans une affaire donnée sera tranchée par l'application d'un seul critère, ou d'une liste restreinte de critères. Il est donc erroné d'affirmer que le sexe d'une personne dépend d'un facteur unique, tel que le sexe chromosomique ou le sexe génital, ou d'un nombre limité de facteurs, tels que l'état des gonades, chromosomes ou organes génitaux d'une personne (que ce soit à la naissance ou à un autre moment). De même, il serait juridiquement erroné de prétendre qu'il est possible de résoudre la question en tenant uniquement compte de l'état psychologique de la personne, ou en identifiant son « sexe cérébral ».
Pour déterminer le sexe d'une personne au regard du droit du mariage, il faut considérer l'ensemble des aspects pertinents. Sans chercher à énoncer une liste exhaustive ou à insinuer que certains facteurs sont forcément plus importants que d'autres, je dirai qu'à mon sens les éléments à prendre en compte incluent les caractéristiques biologiques et physiques de la personne à la naissance (y compris les gonades, organes génitaux et chromosomes), son vécu, notamment le sexe dans lequel elle a été élevée et son attitude par rapport à son sexe, la perception qu'elle a elle-même de son appartenance à un sexe, le rôle – masculin ou féminin – adopté par elle dans la société, tout traitement de conversion sexuelle (hormonal, chirurgical ou médical) subi par elle et les conséquences d'un tel traitement, ainsi que les caractéristiques biologiques, psychologiques et physiques qui sont les siennes au moment du mariage (...)
Aux fins d'établissement de la validité d'un mariage en droit australien, c'est à la date du mariage qu'il faut se placer pour trancher la question de savoir si une personne est un homme ou une femme (...) »
Quant au droit pour les transsexuels opérés d'épouser une personne du sexe opposé à leur nouveau sexe, l'étude de Liberty indique que 54 % des Etats contractants autorisent un tel mariage (l'annexe 6 en fournit l'énumération : l'Autriche, la Belgique, le Danemark, l'Estonie, la Finlande, la France, l'Allemagne, la Grèce, l'Islande, l'Italie, la Lettonie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège, la Slovaquie, l'Espagne, la Suède, la Suisse, la Turquie et l'Ukraine), contre 14 % qui ne le permettent pas (l'Irlande et le Royaume-Uni n'autorisent pas le mariage, et il n'existe aucune législation en Moldova, Pologne, Roumanie et Russie). La situation juridique dans les 32 % d'Etats restants n'est pas claire.
III. TEXTES INTERNATIONAUX
L'article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, signée le 7 décembre 2000, énonce :
« Le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l'exercice. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
En 1972, le requérant devint militaire de carrière. En 1982, il fut désigné juge militaire. Le 22 juin 1992, le président de la République signa sa nomination officielle.
Le 1er janvier 1993, la Constitution de la République tchèque (Ústava České republiky) entra en vigueur. L’article 110 mettait fin à l’existence des tribunaux militaires à compter du 31 décembre 1993. Le 1er janvier 1993, la loi constitutionnelle no 29/1993 sur certaines autres mesures liées à la scission de la République fédérative tchèque et slovaque (ústavní zákon o některých dalších opatřeních souvisejících se zánikem České a Slovenské Federativní Republiky) entra en vigueur. Selon son article 2-1, les juges auprès des tribunaux militaires de la République fédérative tchèque et slovaque devenaient, avec leur consentement, juges auprès des tribunaux militaires de la République tchèque. L’article 3 disposait qu’ils étaient considérés comme des juges désignés en vertu de la Constitution de la République tchèque. Le 30 décembre 1992, le requérant accepta son affectation au tribunal militaire supérieur de Olomouc (Vyšší vojenský soud) à compter du 1er janvier 1993.
Par l’arrêté no 205 du ministre de la Défense daté du 28 septembre 1993, le requérant fut révoqué de ses fonctions de militaire de carrière avec effet au 31 décembre 1993, en application de l’article 26-1 c) de la loi sur certains rapports de service des militaires no 76/1959 (zákon o některých služebních poměrech vojáků), devenant ainsi officier de réserve à compter du 1er janvier 1994. Le 30 septembre 1993, il attesta avoir été informé de sa révocation. Selon les articles 33 et 33 a) de ladite loi, le requérant avait droit à l’allocation de retraite militaire (výsluhový příspěvek) (« l’allocation de retraite ») et à la prime de fin de carrière (odchodné).
Le 8 décembre 1993, le requérant consentit à son affectation à la cour régionale d’Ostrava (krajský soud), en application de l’article 34-1 de la loi no 335/1991 sur les tribunaux et les juges. Le 21 décembre 1993, le ministre de la Justice l’affecta à cette juridiction à compter du 1er janvier 1994.
Le 1er janvier 1994, la loi no 304/1993 portant modification de la loi no 391/1991 sur les conditions de rémunération des juges, notaires d’Etat, postulants à la fonction de juge et de notaire (zákon o platových poměrech soudců, státních notářů, justičních a notářských čekatelů) entra en vigueur. Selon l’article II-2 de cette loi, le paiement de l’allocation de retraite aux anciens juges militaires qui avaient accepté d’être affectés à des tribunaux de droit commun était suspendu jusqu’à la fin de l’exercice de leurs fonctions de juge.
Le 27 janvier 1994, conformément à l’article 33 de la loi no 76/1959, l’office militaire de sécurité sociale de Prague (vojenský úřad sociálního zabezpečení) reconnut le droit du requérant à l’allocation de retraite pour la période du 1er janvier 1994 au 16 avril 2011. En même temps, il décida qu’en vertu de l’article II-2 de la loi no 304/1993, le paiement de cette allocation au requérant serait suspendu jusqu’au terme de sa fonction de juge de droit commun.
Le 28 avril 1994, le directeur du département de sécurité sociale du ministère de la Défense (ředitel odboru zabezpečení osob ministerstva obrany) rejeta le recours du requérant interjeté contre la décision du 27 janvier 1994, considérant notamment que l’article II de la loi no 304/1993, limitant les droits acquis pour le futur, n’avait pas d’effet rétroactif. Concernant l’argument du requérant tiré de l’inégalité des personnes devant la loi, le ministère de la Défense se déclara incompétent pour juger de la compatibilité de la loi no 304/1993 avec la Charte des droits et libertés fondamentaux (Listina základních práv a svobod).
Le 7 juin 1994, le requérant et neuf autres anciens juges militaires se trouvant dans la même situation saisirent le tribunal municipal de Prague (městský soud) d’une action tendant à obtenir l’annulation des décisions du ministère de la Défense les concernant. Ils alléguaient que ces décisions avaient violé les principes de la sécurité juridique et de la protection des droits acquis, soutenant que la suspension du paiement de l’allocation de retraite en vertu de la loi no 304/1993 reposait sur une rétroactivité apparente (nepravá retroaktivita) qui n’est admissible en droit qu’au profit des personnes concernées. A leurs yeux, l’application de la loi no 304/1993 à l’espèce constituait une atteinte illégitime à leur droit acquis en vertu d’une loi, car aucun texte n’avait prévu de restriction au paiement de l’allocation de retraite avant que leurs fonctions de militaire de carrière ne prennent fin. A la date d’entrée en vigueur de la loi no 304/1993, ils étaient déjà officiers de réserve et juges de droit commun et ne pouvaient donc être concernés par la loi contestée, qui visait uniquement les juges militaires.
Le 11 août 1994, la cour supérieure (vrchní soud), à laquelle l’action susmentionnée avait été transférée, disjoignit le cas du requérant de l’examen commun de l’affaire.
Le 26 mai 1995, la même juridiction rejeta l’action de K.F. relative au même problème. Par la suite, K.F. introduisit un recours constitutionnel (ústavní stížnost), arguant que la cour supérieure avait violé son droit à la protection judiciaire des droits garanti par l’article 36 de la Charte des droits et libertés fondamentaux, le principe de l’interdiction de la discrimination consacré par l’article 3-1 de la Charte et celui de l’égalité des citoyens devant la loi au sens de l’article 1 de la Charte. Invoquant l’article 11-4 de la Charte, K.F. fit valoir que l’arrêt de la cour supérieure avait opéré une expropriation. Le requérant ainsi que les neuf autres anciens juges militaires demandèrent à être admis en tant que partie intervenante à la procédure concernant K.F., mais leur demande fut rejetée par la Cour constitutionnelle le 7 février 1996.
Le 7 mars 1996, la troisième chambre de la Cour constitutionnelle (třetí senát Ústavního soudu) suspendit l’examen de l’affaire K.F., proposant à l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle (plénum Ústavního soudu) d’annuler l’article II de la loi no 304/1993. La chambre estima que cet article avait un caractère discriminatoire et que la suspension du paiement de l’allocation de retraite n’était pas justifiée par l’intérêt public. Elle releva également que certains juges et autres administrateurs des juridictions militaires bénéficiaient de l’allocation de retraite et que la loi no 304/1993 n’était entrée en vigueur que le 1er janvier 1994, soit après que les juges militaires eurent quitté l’armée et accepté leur affectation à des tribunaux de droit commun, ce qui les empêchait de changer de position.
Le 25 avril 1996, la cour supérieure suspendit l’examen du recours du requérant, afin d’attendre l’issue de l’affaire K.F. examinée par la Cour constitutionnelle.
Le 8 octobre 1996, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle rejeta la proposition de la troisième chambre d’annuler l’article II de la loi no 304/1993, relevant en particulier que :
« (...) le requérant allègue notamment que (...) le paiement de l’allocation de retraite est refusé aux juges des anciens tribunaux militaires d’arrondissement et supérieurs qui sont restés en fonction jusqu’au 31 décembre 1993 (...). L’allocation de retraite serait au contraire versée aux juges de l’ancien collège militaire de la cour supérieure de Prague, aux anciens procureurs militaires affectés comme juges à des tribunaux de droit commun, ainsi qu’aux anciens juges militaires ayant quitté les juridictions militaires avant le 31 décembre 1993 et par la suite été désignés comme juges auprès de tribunaux de droit commun. Selon le requérant, l’inégalité (...) réside également dans le fait que l’allocation est (...) versée aux autres militaires de carrière qui ont quitté [la fonction militaire] (...).
Examinant la constitutionnalité de l’article II de la loi no 304/1993, [la Cour] doit se pencher sur la question de savoir si cet article a un caractère discriminatoire vis-à-vis des autres catégories de militaires de carrière se trouvant dans une situation sociale identique ou similaire à celle des juges militaires (...). Suite à la fin du contrat de militaire de carrière, les militaires perçoivent, selon les articles 33-33 b) de la loi no 76/1959, certaines prestations : allocation de retraite militaire et prime de fin de carrière (...). Ces prestations financières ont un caractère social et incitatif (...). Elles compensent également les restrictions imposées à certains droits économiques et politiques, [et] (...) doivent faciliter [le] passage des militaires de carrière à la vie civile et professionnelle. Tous les militaires de carrière ont droit à ces prestations s’ils remplissent les conditions fixées, indépendamment de leur situation sociale. (...)
Les anciens juges militaires ont été (...) militaires de carrière (...). Pendant leur service, les dispositions de la loi no 76/1959 (...) leur étaient applicables. A la suite de changements dans l’organisation du système judiciaire, provoqués en particulier par l’adoption de la Constitution de la République tchèque et de la loi no 17/1993 (...), une partie de [ces juges] ont consenti, en vertu de l’article II-5 de la loi no 17/1993, à leur affectation à un tribunal de droit commun (...). Ces juges ont été révoqués de leurs fonctions militaires par l’arrêté du ministre de la Défense no 205/1993, conformément à l’article 26-1 c) de la loi no 76/1959. Certains d’entre eux ont quitté les juridictions militaires plus tôt, d’autres seulement (...) le 31 décembre 1993. Ces derniers n’ont pas perçu l’allocation de retraite pendant un certain temps (...).
Le système juridique en vigueur jusqu’au 31 décembre 1993 employait le terme de « tribunaux militaires » (...). L’article II de la loi no 304/1993 permet dès lors deux interprétations : soit il concerne uniquement les juges des tribunaux militaires d’arrondissement et supérieurs, soit il vise également les juges des collèges militaires des cours supérieures et de la Cour suprême, donc les juges affectés à tous les tribunaux ayant les compétences des tribunaux militaires. La première interprétation engendre une discrimination (...) parmi les anciens membres des juridictions militaires, car elle suppose que la loi no 304/1993 ne s’applique qu’aux juges des anciens tribunaux militaires d’arrondissement et supérieurs. Quant aux autres militaires de carrière qui exerçaient leurs fonctions dans des juridictions militaires (à savoir les membres du collège militaire de la cour supérieure de Prague et du collège militaire de la Cour suprême, ainsi que les postulants à la charge de juge des tribunaux militaires), elle permet le paiement de l’allocation de retraite sans limitation. (...) Le fait qu’une disposition législative permette deux interprétations différentes, dont l’une seulement est conforme aux lois constitutionnelles et aux traités internationaux, (...) ne justifie pas son annulation. En l’appliquant, les autorités de l’Etat sont tenues de l’interpréter de manière adaptée (...). En l’espèce, l’article II de la loi no 304/1993 (...) doit s’appliquer non seulement aux juges des anciens tribunaux militaires d’arrondissement et supérieurs, mais aussi aux juges des collèges militaires de la cour supérieure de Prague et de la Cour suprême, ainsi qu’aux postulants à la charge de juge des tribunaux militaires.
(...) [la Cour] doit également résoudre la question de l’identité observée entre la situation des anciens juges des tribunaux militaires qui ne bénéficient pas de l’allocation de retraite et celle des anciens procureurs militaires et d’autres militaires de carrière, dont le reclassement n’est, en principe, pas problématique (médecins militaires, vétérinaires, techniciens etc.).
Le paiement des prestations en vertu de la loi no 76/1959 aux anciens procureurs militaires qui sont ex lege devenus procureurs, est régi par l’article 35-1 de la loi no 283/1993 (...) qui (...) doit être interprété a contrario et, à la fois, per analogiam, de façon à ce que les prestations prévues par les articles 30-33 b) de la loi no 76/1959 ne soient pas accordées à ceux qui n’ont pas accepté leur affectation et conservent ex lege leurs fonctions de procureur.
Enfin, une dernière question se pose quant à la comparaison de la situation des anciens juges militaires avec celle des militaires de carrière, dont le reclassement dans le secteur civil est en principe sans problème (...), et dont le droit à l’allocation de retraite n’a pas été supprimé. Ces deux groupes sont fondamentalement différents. En ce qui concerne les juges militaires, la législation leur a garanti la fonction de juge des juridictions de droit commun (...).
Le 12 décembre 1996, la troisième chambre de la Cour constitutionnelle rejeta le recours constitutionnel de K.F., en se référant à l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle, par lequel la chambre était liée au sens de l’article 89-2 de la Constitution. Pour ce qui est de la discrimination alléguée par K.F., la chambre releva que la cour supérieure avait procédé de façon identique dans tous les cas similaires et que K.F. n’avait donc pas été désavantagé par rapport aux autres anciens juges militaires. Elle souligna que l’allocation de retraite avait un caractère social et incitatif et qu’elle visait à faciliter la réinsertion des anciens militaires dans la vie civile. Cependant, au moment de leur révocation, les juges militaires étaient en principe favorisés par rapport aux membres d’autres professions militaires, car la législation leur garantissait l’exercice de la fonction de juge de droit commun.
Le 27 janvier 1997, la quatrième chambre de la Cour constitutionnelle rejeta le recours constitutionnel de P.L., un autre ancien juge militaire, qui soulevait des griefs analogues.
Par un arrêt du 28 mars 1997, la cour supérieure rejeta l’action du requérant dirigée à l’encontre de la décision du ministère de la Défense du 28 avril 1994. Se référant à son arrêt rendu dans l’affaire K.F., elle releva notamment que :
« Le non-paiement de l’allocation de retraite pendant la période d’exercice de la fonction de juge après le 1er janvier 1994 ne peut pas être considéré comme une rétroactivité inadmissible. (...) La disposition litigieuse de la loi no 304/1993 est un cas de rétroactivité apparente sélective. Le droit à l’allocation de retraite (constitué selon l’ancienne législation) demeure, rien ne change non plus pour ce qui est des prétentions au paiement des sommes mensuelles pour la période allant jusqu’au 31 décembre 1993. C’est uniquement sur la base des conditions prévues par la nouvelle loi et seulement à partir de son entrée en vigueur que le droit au paiement de ces allocations mensuelles cesse d’exister. (...)
La législation en vigueur concernant les droits et obligations des militaires de carrière prévoit plusieurs différences par rapport au droit de travail. D’une part, il s’agit de certaines restrictions ou obligations supplémentaires en sus des obligations ou restrictions habituelles. D’autre part, la législation accorde à cette catégorie de personnes un certain nombre d’avantages (...). Cette différence de législation est justifiée par l’intérêt public, à savoir la défense nationale, par la spécificité du service militaire nécessaire afin de permettre à l’armée de bien s’acquitter de ses devoirs, etc. Certaines de ces exceptions présentent aussi des aspects sociaux. C’est le cas de l’allocation de retraite : il faut tenir compte du fait que pour une grande partie des militaires de carrière, une fois libérés de l’armée, il est difficile de trouver un emploi du niveau équivalent à leurs fonctions précédentes, compte tenu de leur spécialisation souvent étroite et de leur expérience (...). Selon la cour, la législation en question est donc fondée sur des critères objectifs et ne porte pas atteinte au principe de l’égalité devant la loi.
L’Etat a le droit d’exclure du bénéfice des avantages réservés aux militaires de carrière une catégorie de personnes chez laquelle ces critères objectifs (...) ne sont pas réunis ou ne sont réunis que partiellement. C’est précisément le cas de l’article II-2 de la loi no 304/1993. Cette disposition ne concerne que les personnes qui continuent à exercer des fonctions de juge, et chez lesquelles [par conséquent] il manque l’aspect social mentionné, car ils continuent à exercer des fonctions comparables, souvent identiques (...) à leurs fonctions précédentes, tout en étant (...) en principe irrévocables. On ne peut donc constater aucune inégalité injustifiée entre ces personnes et les autres anciens militaires de carrière, ni que [l’article II-2] est contraire à l’article 1 de la Charte des droits et libertés fondamentaux.
(...) la cour partage l’avis des demandeurs faisant valoir que l’allocation doit également remplir d’autres fonctions. Il faut approuver leur argument selon lequel la loi a dévalorisé, sans motif apparent, au moins la période de service que les demandeurs avaient effectuée dans les unités de combat ; néanmoins, ces arguments ne changent rien à la conclusion que la décision attaquée n’avait pas violé la loi. »
Le 21 mai 1998, la cour supérieure d’Olomouc annula les décisions du ministère de la Défense et de l’office militaire de sécurité sociale, par lesquelles le paiement de l’allocation de retraite avait été suspendu, conformément à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 8 octobre 1996, en ce qui concerne J.H., ancien juge militaire ayant consenti à son affectation à la cour supérieure de Prague à compter du 1er janvier 1994. Renvoyant l’affaire aux autorités compétentes, la cour releva notamment que les décisions en question n’étaient pas fondées sur les dispositions législatives, car elles se référaient à l’arrêt de la Cour constitutionnelle qui ne pouvait se substituer à la loi puisqu’il indiquait seulement la manière dont la loi en vigueur devait être interprétée pour être conforme à la Constitution.
Le 3 juillet 1998, la quatrième chambre de la Cour constitutionnelle rejeta le recours constitutionnel de I.Z., ancien juge militaire se plaignant de la suspension de son allocation de retraite. Etant liée par l’arrêt de l’assemblée plénière du 8 octobre 1996, elle considéra que I.Z. n’avait subi aucune atteinte à ses droits fondamentaux garantis par la Constitution.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Constitution de la République tchèque du 16 décembre 1992, entrée en vigueur le 1er janvier 1993
Selon l’article 10, les traités sur les droits de l’homme et les libertés fondamentales ratifiés et promulgués qui lient la République tchèque sont immédiatement obligatoires et priment la loi.
Selon l’article 89-2, les arrêts de la Cour constitutionnelle qui peuvent être exécutés sont contraignants pour tous les organes et toutes les personnes.
L’article 93-1 dispose qu’un juge est désigné par le président de la République sans aucune limitation de temps. Il prend ses fonctions après avoir prêté serment.
L’article 110 dispose que les tribunaux militaires font partie du système judiciaire jusqu’au 31 décembre 1993.
B. Charte des droits et libertés fondamentaux du 16 décembre 1992, entrée en vigueur le 1er janvier 1993
L’article 1 dispose, entre autres, que les êtres humains sont libres et égaux en dignité et en droits.
Selon l’article 3-1, les droits et libertés fondamentaux sont garantis à tous, sans distinction fondée sur le sexe, la race, la couleur, la croyance et la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale ou ethnique, la fortune, la naissance ou une autre situation.
Selon l’article 11-4, l’expropriation ou la restriction forcée du droit de propriété n’est possible que dans l’intérêt public, sur le fondement d’une loi et contre indemnisation.
L’article 36 dispose que chacun a droit à ce que sa cause soit entendue, suivant une procédure définie, par un tribunal indépendant et impartial et, dans certains cas déterminés, par une autre autorité. Quiconque prétend avoir été lésé dans ses droits par une décision d’une autorité administrative peut adresser au tribunal une demande tendant à ce que la légalité de cette décision soit réexaminée, sauf disposition contraire de la loi.
C. Loi no 29/1993 du 22 décembre 1992 sur certaines autres mesures liées à la scission de la République fédérative tchèque et slovaque, entrée en vigueur le 1er janvier 1993
Selon l’article 1, les juges de la Cour suprême de la République fédérative tchèque et slovaque restant en fonction au 31 décembre 1992 deviennent, avec leur consentement, juges affectés à la Cour suprême de la République tchèque.
L’article 2-1 dispose que les juges des tribunaux militaires de la République fédérative tchèque et slovaque restant en fonction au 31 décembre 1992 deviennent, avec leur consentement, juges des tribunaux militaires de la République tchèque.
Selon l’article 3, les juges de la Cour suprême de la République fédérative tchèque et slovaque et des tribunaux militaires de la République fédérative tchèque et slovaque qui sont devenus juges des tribunaux de la République tchèque en vertu des articles 1 et 2 sont considérés comme juges désignés en vertu de la Constitution de la République tchèque.
D. Loi no 76/1959 du 18 décembre 1959 sur certains rapports de service des militaires, entrée en vigueur le 1er mai 1960
Selon l’article 26-1 c), sont révoqués de leur fonction dans l’armée les militaires pour lesquels il n’y a pas de poste correspondant à la suite de la réduction des effectifs ou de la réorganisation des forces armées.
Selon l’article 33-1 c), les militaires de carrière révoqués conformément à l’article 26-1 c) ont droit jusqu’à soixante ans à une allocation de retraite d’un montant équivalent à 30 % de leur traitement s’ils ont servi dans les forces armées pendant vingt ans au moins. Pour la vingt et unième année et pour chaque année de service supplémentaire, ce taux est majoré à hauteur de 1% du traitement.
E. Loi no 335/1991 du 19 juillet 1991 sur les tribunaux et les juges, modifiée par la loi no 17/1993 du 21 décembre 1992, entrée en vigueur le 1er janvier 1993
Selon l’article 53-1 (inclus dans l’article I de la loi no 17/1993), les juges des tribunaux militaires et du collège militaire de la Cour suprême et des collèges des cours supérieures sont considérés comme des militaires de carrière. Sauf si cette loi en dispose autrement, les dispositions législatives relatives aux militaires de carrière sont applicables aux juges. Selon le paragraphe 2 de cet article, un juge du tribunal militaire, du collège militaire de la Cour suprême et des collèges militaires des cours supérieures ne peut être révoqué de ses fonctions dans l’armée s’il n’a pas été auparavant révoqué de ses fonctions de juge, s’il n’y a pas renoncé ou n’en a pas été relevé. Le paragraphe 3 dispose que le paragraphe 2 ne s’applique pas lorsqu’un juge a été révoqué à sa propre demande. Selon le paragraphe 4, lorsqu’un juge a quitté l’armée conformément au paragraphe 3 et accepte d’être affecté à un tribunal du même degré, son acceptation est considérée comme le consentement à son affectation à un tribunal selon l’article 34-1. Dans le cas contraire, sa fonction cesse d’exister.
Selon l’article II-5, les dispositions de cette loi, pour autant qu’elles concernent l’activité des tribunaux militaires et la situation des juges militaires ainsi que des postulants à la charge de juge des tribunaux militaires, cessent d’être en vigueur à la date du 31 décembre 1993. Lorsqu’à cette date un juge militaire accepte d’être affecté à un tribunal de droit commun du même degré, son acceptation est considérée comme le consentement à son affectation à un tribunal selon l’article 34-1. Dans le cas contraire, sa fonction cesse d’exister.
F. Loi no 304/1993 du 7 décembre 1993, portant modification de la loi no 391/1991 sur les conditions de rémunération des juges, notaires d’Etat, postulants à la fonction de juge et de notaire, entrée en vigueur le 1er janvier 1994
Selon l’article II-1, lorsqu’un juge militaire accepte d’être affecté à un tribunal de droit commun et que son contrat de militaire de carrière ne prend pas fin par la révocation conformément à la disposition spéciale (l’article 26 de la loi no 76/1959), il expire à la date d’entrée en vigueur de la présente loi. Le paragraphe 2 dispose que lorsqu’un juge militaire accepte d’être affecté à un tribunal de droit commun, il ne bénéficie pas du droit au versement de l’allocation de retraite selon la disposition spéciale (l’article 33 de la loi no 76/1959) pendant l’exercice de ses fonctions de juge. Selon le paragraphe 3, lorsque le contrat de militaire de carrière d’un juge militaire a pris fin conformément au paragraphe 1, l’ancien juge a droit au versement de l’allocation selon les conditions indiquées au paragraphe 2. Le paragraphe 4 dispose que lorsqu’un juge militaire accepte d’être affecté à un tribunal de droit commun, son droit au versement de la prime de fin de carrière disparaît selon la disposition spéciale (l’article 33 a) de la loi no 76/1959).
G. Loi no 283/1993 du 9 novembre 1993 sur le parquet, entrée en vigueur le 1er janvier 1994
L’article 35-1 dispose que les procureurs et enquêteurs auprès du parquet (y compris le parquet militaire) nommés en vertu de la législation en vigueur sont considérés, à la date d’entrée en vigueur de la présente loi, comme des procureurs désignés selon cette loi, et ce jusqu’à la date prévue aux paragraphes 3, 4 et 5. A cette date, leur salariat ou contrat de service prend fin. Ces dispositions ne s’appliquent pas lorsque l’intéressé manifeste son désaccord sur cette procédure dans le délai de quinze jours à compter de l’entrée en vigueur de cette loi. Les procureurs dont le salariat prend fin comme indiqué ci-dessus ont droit à l’indemnité de licenciement (odstupné) ou à la prime de fin de carrière prévue par la loi spéciale (odchodné). | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri -« la DSİ»), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l'expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Le tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
L'Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma les jugements en décembre 1989, mars 1990 et décembre 1991.
La DSİ versa au requérant les indemnités complémentaires d'expropriation majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Des détails figurent dans le tableau ci-dessous :
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l'article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L'indemnité d'expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n'ayant pas été payée au comptant sera assortie d'intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l'Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l'Etat était de 30 % l'an à l'époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l'Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l'Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnités d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l'assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l'applicabilité de l'article 105 du code des obligations, s'est prononcée en ces termes :
« (...) le taux d'intérêt prévu par la loi n° 3095 (...) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu'il y ait besoin de les démontrer (...). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l'article 105 du code des obligations, ni d'affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n'aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l'ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s'élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s'avérerait mal fondée. (...) Il est évident que l'inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (...) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d'un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n'est pas celui dont il est question à l'article 105 du code des obligations (...). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s'élèverait à 30 %, l'augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l'inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (...) »
E. Données économiques
En mai 1990, juin 1991 et juin 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 2 547 LT, 4 212 LT et 10 539 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 18 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de mai 1990 atteint le chiffre 437, au mois de juin 1991 celui de 731 et au mois de juin 1993 celui de 2027 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 19 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (« la DSİ»: Devlet Su İşleri), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l'expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Le tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
L'Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma les jugements en décembre 1989, mars 1990 et décembre 1991.
La DSİ versa au requérant les indemnités complémentaires d'expropriation majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Des détails figurent dans le tableau ci-dessous :
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l'article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L'indemnité d'expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n'ayant pas été payée au comptant sera assortie d'intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l'Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l'Etat était de 30 % l'an à l'époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l'Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l'Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnités d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l'assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l'applicabilité de l'article 105 du code des obligations, s'est prononcée en ces termes :
« (...) le taux d'intérêt prévu par la loi n° 3095 (...) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu'il y ait besoin de les démontrer (...). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l'article 105 du code des obligations, ni d'affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n'aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l'ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s'élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s'avérerait mal fondée. (...) Il est évident que l'inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (...) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d'un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n'est pas celui dont il est question à l'article 105 du code des obligations (...). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s'élèverait à 30 %, l'augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l'inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (...) »
E. Données économiques
En mai 1990, juin 1991 et juin 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 2 547 LT, 4 212 LT et 10 539 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 19 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de mai 1990 atteint le chiffre 437, au mois de juin 1991 celui de 731 et au mois de juin 1993 celui de 2027 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 19 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri - « la DSİ »), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l'expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Le tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
L'Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma les jugements en mai 1989, septembre 1991 et janvier 1992.
La DSİ versa au requérant les indemnités complémentaires d'expropriation majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Des détails figurent dans le tableau ci-dessous :
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l'article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L'indemnité d'expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n'ayant pas été payée au comptant sera assortie d'intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l'Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l'Etat était de 30 % l'an à l'époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l'Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l'Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnités d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l'assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l'applicabilité de l'article 105 du code des obligations, s'est prononcée en ces termes :
« (...) le taux d'intérêt prévu par la loi n° 3095 (...) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu'il y ait besoin de les démontrer (...). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l'article 105 du code des obligations, ni d'affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n'aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l'ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s'élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s'avérerait mal fondée. (...) Il est évident que l'inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (...) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d'un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n'est pas celui dont il est question à l'article 105 du code des obligations (...). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s'élèverait à 30 %, l'augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l'inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (...) »
E. Données économiques
En avril 1990, décembre 1992 et juin 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 2 499 LT, 8 343 LT et 10 539 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 19 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois d'avril 1990 atteint le chiffre 424, au mois de décembre 1992 celui de 1588 et au mois de juin 1993 celui de 2027 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 19 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri - « la DSİ»), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l'expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Le tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
L'Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma les jugements en mai 1989, septembre 1991 et janvier 1992.
La DSİ versa au requérant les indemnités complémentaires d'expropriation majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Des détails figurent dans le tableau ci-dessous :
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l'article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L'indemnité d'expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n'ayant pas été payée au comptant sera assortie d'intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l'Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l'Etat était de 30 % l'an à l'époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l'Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l'Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnités d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l'assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l'applicabilité de l'article 105 du code des obligations, s'est prononcée en ces termes :
« (...) le taux d'intérêt prévu par la loi n° 3095 (...) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu'il y ait besoin de les démontrer (...). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l'article 105 du code des obligations, ni d'affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n'aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l'ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s'élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s'avérerait mal fondée. (...) Il est évident que l'inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (...) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d'un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n'est pas celui dont il est question à l'article 105 du code des obligations (...). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s'élèverait à 30 %, l'augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l'inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (...) »
E. Données économiques
En avril 1990, décembre 1992 et juin 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 2 499 LT, 8 343 LT et 10 539 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration – paragraphe 19 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois d'avril 1990 atteint le chiffre 424, au mois de décembre 1992 celui de 1588 et au mois de juin 1993 celui de 2027 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 19 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, ressortissante turque, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Elle était agricultrice.
En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri - « la DSİ»), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées à la requérante à la date d'expropriation.
La requérante, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Le tribunal accorda à la requérante des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
L’Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma les jugements en octobre 1990, novembre 1991 et avril 1992.
La DSİ versa à la requérante ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées à la requérante, les dates de saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordées par la juridiction interne, les dates de paiement, les montants des indemnités complémentaires versées à la requérante par l'Administration majorées de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les taux d'indemnisation figurent dans le tableau ci-dessous, celui-ci indiquant la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de saisine des juridictions internes ainsi que la même date de paiement effectif.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du code des obligations, s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (…) »
E. Données économiques
En janvier, juin et novembre 1993 et en janvier 1992, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 694 LT, 10 539 LT, 13 350 LT et 5 663 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 20 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre 1672, au mois de juin celui de 2027, au mois de novembre celui de 2622 et au mois de janvier 1992 celui de 1099 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 21 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, M. Recep Maraşlı, son épouse, Mme Nuran Çamlı (Maraşlı), M. Murat Satık et Mme Fahriye Satık, sont des ressortissants turcs, nés respectivement en 1956, en 1961, en 1962 et en 1967 ; actuellement, en tant que réfugiés politiques, ils résident à l’étranger.
A. Circonstances particulières de l’affaire
I. L’ARRESTATION ET LA GARDE À VUE DES REQUÉRANTS
Le 8 juillet 1994, les requérants furent arrêtés à leurs domiciles par des policiers de la Section anti-terrorisme de la Direction de sûreté d’İstanbul (« la Section »), dans le cadre d’une enquête menée contre l’organisation Rızgari – Kürdistan Kurtuluş Partisi (Parti de la libération du Kurdistan – « le PRK »).
Lors des arrestations, la police, au cours des perquisitions, saisit entre autres, des faux papiers, une carte d’identité et plusieurs documents concernant les activités et la structure du PRK. Par conséquent, les requérants furent placés en garde à vue, en même temps que six autres suspects, dont Y.B., E.K. et N.B.
Le 11 juillet 1994, Me Dinç s’enquit du sort des requérants auprès du procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’İstanbul (« le procureur » – « la cour de sûreté de l’Etat »). On lui aurait fait part de ce que les intéressés demeuraient en garde à vue, mais on ne lui aurait pas indiqué les raisons à l’origine de cette mesure. A cette même date et à la demande écrite de la Section anti-terrorisme, le procureur autorisa la prolongation des gardes à vue des requérants jusqu’au 21 juillet 1994.
Le 21 juillet 1994, suite à leur examen médical, les requérants furent entendus par le procureur, devant lequel, ils admirent être en possession, pour diverses raisons, de faux papiers, mais contestèrent les accusations quant à leur appartenance au PRK.
Toujours le 21 juillet 1994, les requérants furent traduits devant le juge assesseur de la cour de sûreté de l’État. Ledit juge ordonna le placement en détention provisoire du requérant Maraşlı et l’élargissement des trois autres requérants pendant la procédure.
Le 1er septembre 1994, le procureur mit les quatre requérants en accusation devant la cour de sûreté de l’Etat. Il reprochait à M. Maraşlı d’être dirigeant de l’organisation illégale PRK et, aux autres requérants, d’avoir prêté leur assistance à celle-ci et requérait leur condamnation en application de l’article 7 §§ 1 et 2 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Aux termes de l’article 9 a) de la loi no 2845 sur la procédure devant les cours de sûreté de l’Etat, les infractions visées par les articles 125, 168 et 169 du code pénal et celles réprimées par la loi no 3713 du 12 avril 1991 sur la lutte contre le terrorisme relèvent de la compétence exclusive de ces juridictions. A l’époque des faits, l’article 16 de la loi no 2845 prévoyait quant à ce type d’infractions, que toute personne arrêtée devait être traduite devant un juge au plus tard dans les 48 heures ou, en cas de délit collectif commis en dehors de la région soumise à l’état d’urgence, dans les 15 jours, ce sans compter le temps nécessaire pour amener le détenu devant ledit juge.
Aux termes de la législation d’alors, telle qu’applicable aux procédures devant les cours de sûreté de l’Etat, une personne détenue ne disposait pas d’un recours d’habeas corpus pour ce qui est des gardes à vue, que les procureurs étaient habilités à prolonger d’office jusqu’à 15 jours. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La requérante est une ressortissante roumaine, née en 1931 et résidant à Pierrefonds, au Québec (Canada).
Entre 1932 et 1933, les parents de la requérante construisirent une maison à deux étages, comprenant trois appartements et un garage, sise à Bucarest.
En 1950, l'Etat prit possession de cette propriété, en invoquant le décret de nationalisation n° 92/1950. Ceux-ci et la requérante, son époux et son fils furent néanmoins autorisés à rester dans l'un des appartements de la maison, en tant que locataires de l'Etat. En mars 1989, après la mort de ses parents et après l'émigration du fils de la requérante, cette dernière et son époux furent obligés de quitter l'appartement.
Le 15 avril 1992, en tant qu'héritière, la requérante introduisit une action en revendication immobilière devant le tribunal de première instance de Bucarest. Elle demanda à ce que le tribunal constate qu'elle était la propriétaire légitime du bien.
Par un jugement du 15 mars 1993, le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest fit droit à la demande de la requérante. Au motif que l'Etat s'était approprié le bien en question en invoquant abusivement le décret n° 92/1950, le tribunal obligea les sociétés défenderesses I. et A., administratrices de logements d'Etat, à lui délivrer le bien.
Le 28 juin 1994, le tribunal départemental de Bucarest accueillit l'appel interjeté par la mairie de Bucarest et la société A. et, sur le fond, rejeta l'action de la requérante, au motif que la nationalisation de l'immeuble était conforme au décret n° 92/1950.
La requérante forma un recours, accueilli le 2 décembre 1994 par la cour d'appel de Bucarest, et fit droit de nouveau à la demande de la requérante.
La décision du 2 décembre 1994 devint définitive et acquit l'autorité de la chose jugée. Le 29 décembre 1994, le maire de la ville de Bucarest ordonna la délivrance du bien et le 13 janvier 1995, la requérante en prit possession, ainsi qu'il ressort du procès-verbal dressé à cette occasion. Le procès-verbal mentionna le fait que l'immeuble était occupé par trois familles de locataires.
Le 2 mars 1995, le procureur général près la Cour suprême de justice de la Roumanie forma un recours en annulation contre la décision de la cour d'appel du 2 décembre 1994, au motif que les juges avaient outrepassé leurs attributions judiciaires en examinant la légalité de l'application du décret n° 92/1950.
L'audience devant la Cour suprême de justice se tint le 31 mai 1995.
La requérante souleva d'abord l'exception d'inconstitutionnalité de l'article 31 de la loi n° 56/1993 sur l'organisation et le fonctionnement de la Cour suprême de Justice. A cet égard, elle fit valoir que cette cour avait décidé, dans un arrêt interprétatif du 2 février 1995, d'une part, le changement de sa propre jurisprudence concernant la compétence des tribunaux pour se prononcer sur la légalité de l'application des décrets de nationalisation, et d'autre part, en application de l'article 31 de la loi n° 56/1993, que « le changement de jurisprudence étant obligatoire pour tous les membres de la Cour suprême de justice, quel que soit le vote exprimé lors de l'adoption des arrêts susmentionnés, dans le sens où dans toutes les affaires identiques, la jurisprudence [nouvellement] adoptée devra être respectée ».
Selon la requérante, l'obligation faite aux juges de décider autrement qu'en toute indépendance était contraire à l'article 123 de la Constitution. Elle demanda le renvoi de l'exception devant la Cour Constitutionnelle, mettant en cause l'impartialité des juges saisis de son dossier, au motif que deux d'entre eux avaient voté, dans l'arrêt du 2 février 1995, pour le changement de jurisprudence et pour le caractère obligatoire de cet arrêt.
La requérante allégua en outre que la Cour suprême de justice n'était pas compétente pour examiner le recours en annulation introduit par le procureur général, puisque l'article 22 de la loi n° 56/1993, établissant la compétence de cette cour pour examiner les recours en annulation, ne pouvait produire d'effets qu'au moment où toutes les dispositions de la loi n° 92 du 4 août 1992 sur l'organisation judiciaire seraient entrées en vigueur, ce qui n'était pas encore le cas. La requérante demanda par conséquent la suspension de la procédure et le renvoi du dossier devant la Cour constitutionnelle, en application de l'article 32 de la loi n° 56/1993.
Par un arrêt du 31 mai 1995, la Cour suprême de justice rejeta, par deux voix contre une, la demande de renvoi devant la Cour constitutionnelle et l'exception d'inconstitutionnalité. Le rejet ne fut pas motivé.
Elle accueillit ensuite le recours en annulation et rejeta l'action de la requérante. La cour constata que l'Etat avait acquis la propriété sur l'immeuble en question en application d'un texte normatif dont l'application ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux car, dans le cas contraire, ces derniers s'immisceraient dans les attributions du pouvoir législatif. La cour conclut que de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'Etat s'était appropriés abusivement.
Le 29 janvier 1996, la loi n° 112/1995 sur le régime juridique de certains immeubles à destination de logement entra en vigueur.
Par notifications du 6 août 1996, la requérante informa l'entreprise A., administratrice de logements d'Etat, et les locataires de l'immeuble revendiqué qu'une procédure ayant pour objet l'immeuble était en cours, et que, dès lors, il ne pouvait pas faire l'objet d'une vente aux locataires.
Toutefois, à une date qui n'a pas été précisée, le bien en question fut vendu par l'Etat aux locataires qui l'occupaient.
La requérante déposa une demande d'indemnisation auprès de la Commission administrative pour l'application de la loi n° 112/1995 (ciaprès « la Commission administrative ») de Bucarest. Elle demanda également la restitution en nature du garage qu'elle louait déjà.
Le 26 mars 1998, la Commission technique d'évaluation, créée par la loi n° 112/1995 (ci-après « la Commission technique »), évalua l'immeuble à 364 340 469 lei. Par une décision du 9 avril 1998, la Commission administrative accorda à la requérante, en application de l'article 13 de ladite loi, une indemnité de 225 718 800 lei, représentant le plafond des indemnités à la date de 26 mars 1998. La requérante ne forma pas de recours contre cette décision.
La requérante ne reçut pas de réponse à sa demande de restitution du garage.
Le 3 août 1998, la requérante se vit verser une somme de 249 749 040 lei, représentant l'indemnité recalculée en fonction du taux d'inflation.
II. LE DROIT PERTINENT
Loi n° 56 du 9 juillet 1993 sur la Cour suprême de justice
Les dispositions pertinentes de cette loi se lisent ainsi :
Article 31
« Si une section de la Cour estime nécessaire d'opérer un revirement de jurisprudence, elle doit surseoir à statuer et saisir les sections réunies de la Cour suprême de justice. Lorsque les sections réunies ont statué sur le changement de la jurisprudence, le procès sera repris. »
Article 32
« La Cour suprême de justice sursoit à statuer lorsqu'une exception d'inconstitutionnalité concernant la loi applicable en espèce est soulevée devant elle et saisit la Cour constitutionnelle de cette exception, conformément à la loi.
Le procès devant la Cour suprême de justice reprend lorsque la décision définitive de la Cour constitutionnelle lui est notifiée. »
Les autres dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Les requérants, ressortissants roumains sont nés respectivement en 1930, 1932, 1934 et 1941. À l'exception du troisième requérant qui réside à Galati, les requérants résident à Bucarest.
A une date non précisée, les parents des requérants achetèrent un bien immobilier composé de constructions et d'un terrain, sis à Bucarest.
En 1950, l'État prit possession de cette propriété, en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette expropriation ne furent jamais notifiés aux parents des requérants.
A. L'action en revendication de propriété
En 1993, en tant qu'héritiers, les requérants saisirent le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest d'une action en revendication immobilière. Les requérants firent valoir qu'en vertu du décret no 92/50, les biens des salariés ne pouvaient être nationalisés et que leurs parents étaient ouvriers au moment de la nationalisation de leur maison.
Par jugement du 11 octobre 1994, le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest releva que c'était par erreur que la propriété des parents des requérants avait été nationalisée en application du décret no 92/1950, car ils faisaient partie d'une catégorie de personnes que ce décret excluait de la nationalisation. Le tribunal ordonna dès lors aux autorités administratives, à savoir le conseil local municipal de Bucarest et l'entreprise d'État « Apolodor SA », gérante de logements d'État, de restituer la propriété aux requérants.
En l'absence de recours, le jugement devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.
Le 24 mars 1995, le maire de la ville de Bucarest, ordonna la restitution de l'immeuble aux requérants. A partir du mois de mai 1995, les requérants commencèrent à acquitter les taxes foncières afférentes à l'immeuble.
A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma un recours extraordinaire devant la Cour suprême de justice à l'encontre du jugement définitif du 11 octobre 1994, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l'application du décret no 92/1950.
Par arrêt du 21 décembre 1995, la Cour suprême de justice annula le jugement et rejeta l'action des requérants. Elle souligna que la loi était un moyen d'acquisition de la propriété, constata que l'État s'était approprié la propriété en question le jour même de l'entrée en vigueur du décret de nationalisation no 92/1950 et rappela que l'application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les instances judiciaires. Par conséquent, la Cour suprême de justice estima que le tribunal de première instance de Bucarest n'avait pu rendre son jugement constatant que les requérants étaient les véritables propriétaires qu'en modifiant le décret susmentionné et, dès lors, en outrepassant ses attributions et en empiétant sur celles du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'État s'était approprié abusivement.
Le maire de la ville de Bucarest ordonna le 12 juin 1996 la restitution de la propriété en faveur de l'État.
B. La procédure en restitution prévue par la loi no 112/1995
Selon les informations données par les requérants, à une date non précisée, ils demandèrent la restitution en nature du bien auprès de la commission administrative pour l'application de la loi no 112/1995 (ci-après « la commission administrative »). La commission ne répondit pas à cette demande des requérants.
Le 8 juin 1996, les requérants notifièrent ladite commission, afin que celle-ci ne vende pas la maison aux locataires, au motif que leur requête soumise à la Cour européenne des Droits de l'Homme avait été déclarée recevable. Cette notification fut envoyée par la mairie au gérant des logements d'état « Apolodor SA ».
Les requérants font valoir que malgré leur notification du 8 juin 1996, l'État vendit leur propriété aux locataires.
C. La procédure en évaluation de l'immeuble
Le 24 janvier 2001, le ministère des finances fit une demande devant le tribunal départemental de Bucarest pour l'évaluation de l'immeuble en cause.
Une expertise fut effectuée et, par procès verbal d'audience du 15 mars 2001, le tribunal décida l'homologation du rapport d'expertise.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, ressortissante turque, résidait, à l’époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Elle était agricultrice.
En mai 1987, l’Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri – « la DSİ»), organisme d’Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d’Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd’hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d’expropriation fixées par une commission d’experts de la DSİ furent versées à la requérante à la date d’expropriation.
La requérante, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d’apprécier l’exactitude des montants fixés par l’Administration expropriante.
Le tribunal accorda à la requérante des indemnités complémentaires d’expropriation qui étaient assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
L’Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d’indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d’approuver ces jugements et d’entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma les jugements en juin 1990, septembre et décembre 1991.
La DSİ versa à la requérante les indemnités complémentaires d’expropriation majorées de 30 % d’intérêts moratoires simples calculés jusqu’au moment de paiement desdits montants, alors que l’inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l’an.
Des détails figurent dans le tableau ci-dessous :
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi no 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi no 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi no 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté no 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L’article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnités d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi no 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30% par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du code des obligations, s’est prononcée en ces termes :
« (...) le taux d’intérêt prévu par la loi no 3095 (...) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (...). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (...)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (...) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (...) la loi no 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (...). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (...) »
E. Données économiques
En avril, décembre 1992 et juin 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 6 416 LT., 8 343 LT. et 10 539 LT. respectivement.
Les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l’Institut des statistiques de l’Etat. D’après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l’administration – paragraphe 19 ci-dessus), l’indice de l’inflation au mois d’avril 1992 atteint le chiffre 1196, au mois de décembre 1992 celui de 1588 et au mois de juin 1993 celui de 2027 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 19 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant est un ressortissant roumain, né en 1926 et résidant à Bucarest.
En 1936, la mère du requérant acheta un bien immobilier sis à Bucarest, composé de deux bâtiments et du terrain afférent.
En 1950, le bien fut réquisitionné par le parti communiste, la famille du requérant en ayant été expulsée.
En 1963, l'Etat confisqua le bien, en se prévalant du décret n° 218/1960.
A. La première action en revendication
En 1994, le requérant, en tant qu'héritier, introduisit devant le tribunal de première instance du 4ème arrondissement de Bucarest une action en revendication immobilière à l'encontre de l'entreprise d'Etat R., administratrice de logements d'Etat, et de la mairie de Bucarest. Il faisait valoir que l'Etat s'était approprié abusivement le bien dont il avait hérité.
Par jugement du 29 septembre 1994, le tribunal retint tout d'abord qu'il était compétent pour examiner la légalité des actes normatifs qui avaient constitué le fondement de la confiscation de l'immeuble litigieux, à savoir les décrets nos 218/1960 et 712/1966. Il estima ensuite que ces décrets étaient contraires aux dispositions de la Constitution en vigueur à la date de leur adoption, ainsi qu'aux dispositions du Code civil, de la Déclaration universelle des droits de l'homme et de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention. Il jugea dès lors que l'Etat n'avait pas acquis le droit de propriété légalement et que, par conséquent, le requérant était le propriétaire légitime du bien.
Bien que susceptible d'appel, le jugement du 29 septembre 1994 ne fut pas attaqué, de sorte qu'il devint définitif, ne pouvant plus être remis en cause par les voies de recours ordinaires.
B. Le recours en annulation
A une date qui n'a pas été précisée, le procureur général de la Roumanie forma, conformément à l'article 330 du code de procédure civile, un recours en annulation contre ce jugement. Dans son mémoire devant la Cour suprême de justice, il faisait valoir qu'en examinant la légalité du décret n° 218/1960, les premiers juges avaient outrepassé leur compétence d'attribution et empiété sur celle du pouvoir législatif. Par conséquent, il demandait à la cour de rejeter l'action du requérant.
Par arrêt du 10 octobre 1996, la Cour suprême de justice accueillit son recours, cassa le jugement du 29 septembre 1994 et, sur le fond, rejeta l'action en revendication du requérant. Elle jugea que l'application du décret n° 218/1960 ne pouvait pas être contrôlée par les juridictions et que, dès lors, les premiers juges avaient empiété sur les attributions du pouvoir législatif en constatant que le requérant était le véritable propriétaire du bien litigieux. La cour souligna enfin que, de toutes manières, de nouvelles lois allaient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'Etat s'était approprié abusivement.
C. L'action en restitution fondée sur la loi n° 112/1995
En août 1996, le requérant introduisit auprès de la commission administrative pour l'application de la loi n° 112/1995 (ci-après « la commission ») une demande de restitution du bien.
A une date qui n'a pas été précisée, l'Etat vendit le bien aux locataires, en vertu de la loi n° 112/1995.
Par décision du 8 décembre 1997, la commission estima qu'il n'était pas loisible au requérant d'obtenir la restitution en nature du bien et lui octroya un dédommagement.
Le requérant contesta cette décision devant le tribunal de première instance du 4e arrondissement de Bucarest. Le 13 mai 1998, il renonça à la poursuite de l'examen de sa contestation, fait consigné par un jugement avant dire droit du 18 mai 1998.
Selon les informations fournies par les parties, le requérant n'a pas encaissé de dédommagements à la suite de sa demande fondée sur la loi n° 112/1995.
D. La deuxième action en revendication
Le 2 mai 1997, le requérant introduisit à l'encontre des conseils local et général de Bucarest une nouvelle action en revendication du bien devant le tribunal de première instance du 4e arrondissement de Bucarest. Il faisait valoir qu'il en avait été illégalement dépossédé.
Par jugement du 25 juin 1997, le tribunal rejeta son action en raison de l'autorité de la chose jugée. Il estima qu'un litige entre les mêmes parties et avec le même objet avait déjà été examiné par les juridictions compétentes, qui l'avaient rejeté par l'arrêt définitif de la Cour suprême de justice du 10 octobre 1996.
Sur appel du requérant, ce jugement fut confirmé par une décision définitive du tribunal départemental de Bucarest du 27 janvier 1998.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L'article III du décret n° 218 du 1er juillet 1958 est ainsi libellé :
« Le droit de demander la restitution en nature ou par équivalent d'un bien entré sans titre en possession de l'Etat avant la date de la publication du présent décret (...) est prescrit dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle le bien est entré en possession de l'Etat. »
L'article 1 du décret n° 712 du 1er septembre 1966 dispose :
« Les biens qui répondent aux exigences de l'art. III du décret n° 218 du 1er juillet 1960 (...) et qui sont détenus par des organisations socialistes sont considérés comme propriété de l'Etat à compter de la date à laquelle ils sont rentrés en possession de l'Etat. »
Les autres dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1928 et 1936 et résident à Braşov.
En 1934, les parents des requérants achetèrent un bien immobilier sis à Braşov. Ce bien est composé de deux appartements (nos 2 et 3 ).
En 1952, l’Etat prit possession du bien en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette privation de propriété ne furent jamais notifiés aux parents des requérants. Ceux-ci furent néanmoins autorisés à rester dans l’un des appartements de l’immeuble, en tant que locataires de l’Etat, pendant deux ans, date après laquelle ils furent obligés de quitter leur logement et à déménager dans une autre ville.
A. La première action en revendication
En 1994, en tant qu’héritiers, les requérants revendiquèrent par une action civile introduite devant le tribunal de première instance de Braşov le bien susmentionné. Les intéressés firent valoir qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des personnes qui exerçaient une profession libérale ne pouvaient être nationalisés et que leur père était avocat au moment de la nationalisation de sa maison.
Par un jugement du 3 juin 1994, le tribunal de première instance de Braşov jugea que c’était par erreur que l’immeuble avait été nationalisé en application du décret no 92/1950, car le père faisait partie d’une catégorie de personnes que ce décret excluait de la nationalisation. Le tribunal constata ensuite que la possession exercée par l’Etat était fondée sur la violence et, par conséquent, jugea que l’Etat ne pouvait pas se prévaloir d’un titre de propriété fondé sur l’usucapion. Les juges décidèrent également que l’Etat n’aurait pas pu davantage s’approprier la maison en application des décrets nos 218/1960 et 712/1966, car ces textes étaient contraires respectivement aux Constitutions de 1952 et 1965. Le tribunal ordonna dès lors aux autorités administratives, à savoir la mairie de Braşov et l’entreprise d’Etat R.A. « RIAL » Braşov, gérante de logements d’Etat, de restituer l’immeuble aux requérants.
Le tribunal ordonna de modifier les inscriptions existant sur le registre foncier, en rayant les inscriptions concernant le droit de propriété de l’Etat roumain et d’inscrire le droit de propriété des requérants sur l’immeuble en cause.
En l’absence de recours, le jugement devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.
Le 3 novembre 1994, les requérants inscrivirent leur droit de propriété sur le registre foncier.
Le 31 juillet 1995, le procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation devant la Cour suprême de justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.
Par un arrêt du 28 février 1996, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement du 3 juin 1994 et, sur le fond, rejeta l’action en revendication des requérants. Elle constata que l’Etat s’était approprié le bien en question en vertu du décret de nationalisation no 92/1950 et jugea que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux. Par conséquent, le tribunal de première instance de Braşov n’avait pu rendre son jugement, constatant que les requérants n’étaient les véritables propriétaires du bien qu’en empiétant sur les attributions du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était approprié abusivement.
Le 6 septembre 1996, les requérants notifièrent à RA « RIAL » Braşov, qu’en application de la loi no 112/95, ce dernier ne devrait pas vendre les appartements aux locataires des appartements, car, le 12 août 1996, ils avaient déposé une requête devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, concernant la méconnaissance de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, suite à l’arrêt de la Cour suprême de justice.
Le 17 octobre 1996, l’Etat vendit l’appartement no 2 de l’immeuble à un tiers, J.P., ancien locataire.
B. La deuxième action en revendication
Le 10 mars 1997, les requérants formèrent une nouvelle action en revendication du bien susmentionné. Ils demandèrent aussi au tribunal de constater la nullité de la décision judiciaire du 28 février 1996 de la Cour suprême de justice, au motif que celle-ci n’était pas signée par tous les juges. Par la même action, ils firent valoir que le jugement du 3 juin 1994 du tribunal de première instance de Braşov n’était annulé par aucune décision judiciaire, devenant ainsi définitif et irrévocable. Ils demandèrent au tribunal de constater que le décret no 92/50 avait été appliqué par erreur dans le cas de leur parents et qu’en conséquence, l’Etat ne pouvait pas se prévaloir d’un titre de propriété valable.
Le 23 mai 1997, J.P., locataire de l’appartement no 2, forma une demande d’intervention, demandant au tribunal de faire constater qu’en application de la loi no 112/95, elle avait acheté l’appartement no 2 le 17 octobre 1996.
Compte tenu de la demande d’intervention de J.P., les requérants demandèrent aussi l’annulation de son contrat de vente du 17 octobre 1996, au motif que l’Etat n’était pas propriétaire de l’immeuble au moment de la vente.
Par jugement du 12 mars 1998, le tribunal de première instance de Braşov rejeta la demande en revendication des requérants, au motif que l’existence de l’arrêt du 28 février 1996 de la Cour suprême de justice ne pouvait pas être niée et qu’il était revêtu de l’autorité de la chose jugée, et ne pouvait être annulé par une autre décision judiciaire. De plus, en application de l’article 2 de la loi no 112/95, les requérants n’avaient pas le droit de se voir restituer l’immeuble car, selon le tribunal, les requérants ne l’habitaient pas en 1989.
Par le même jugement, le tribunal accueillît la demande d’intervention de J.P. et constata que l’intervenante était devenue propriétaire en vertu de la loi no 112/95, à la suite d’un contrat de vente conclu avec l’Etat roumain, qui était le vrai propriétaire à l’époque de la vente.
Les requérants interjetèrent appel contre ce jugement, en faisant valoir que l’arrêt de la Cour suprême de justice n’avait pas décidé l’annulation du jugement définitif du 3 juin 1994 et que son arrêt était nul à défaut d’avoir été signé par tous les juges qui l’avaient rendu. Ils faisaient valoir que l’arrêt de la Cour suprême n’avait pas tranché le fond de l’affaire, mais il avait statué sur une exception, en estimant que les tribunaux n’étaient pas compétents pour analyser l’application du décret no 92/50.
Par décision du 3 novembre 1998, le tribunal départemental de Braşov accueillit l’appel des requérants, annula le jugement du 12 mars 1998 et décida de renvoyer l’affaire pour être jugée à nouveau au fond. Le tribunal constata que la première juridiction avait jugé par erreur que la loi no 112/95 était applicable en l’espèce, car elle ne s’appliquait qu’aux immeubles nationalisés en vertu d’un titre de propriété valable, or, en l’espèce, le tribunal avait même omis d’analyser si l’immeuble était devenu propriété de l’Etat en vertu d’un titre valable.
L’intervenante J.P. fit un recours contre cette décision, au motif que le tribunal de première instance avait rejeté l’action des requérants en raison de l’autorité de la chose jugée de l’arrêt de la Cour suprême de justice. Elle estimait aussi que la juridiction du fond n’avait pas omis de juger le fond de l’action des requérants, mais qu’elle avait jugé que l’immeuble était devenu propriété de l’Etat en vertu du décret no 92/50, qui représentait un titre valable.
Par arrêt du 25 mars 1999, la Cour d’appel de Braşov rejeta le recours de J.P. comme mal fondé.
La Cour d’appel de Braşov jugea que le tribunal de première instance avait comme tâche d’analyser la validité du titre de propriété de l’Etat, en vertu de l’application du décret no 92/50, tâche qui n’avait pas été accomplie par lui.
Par jugement du 20 janvier 2000, le tribunal de première instance de Braşov admit l’action des requérants et rejeta la demande d’intervention de J.P. Il constata ensuite que le bien était devenu propriété de l’Etat en méconnaissant ce décret et décida sa restitution aux requérants. Par le même jugement, le tribunal annula le contrat de vente conclu le 17 octobre 1996 entre l’Etat et J.P. et la modification des inscriptions faites sur le registre foncier concernant l’appartement no 2.
Le tribunal motiva son jugement par la méconnaissance de l’application du décret de nationalisation, par la mauvaise foi de l’intervenante J.P., qui avait acheté l’appartement no 2 sans tenir compte de la notification faite par les requérants.
J.P., la RA « RIAL » Braşov et la mairie de Braşov formèrent appel contre ce jugement.
Par décision du 3 juillet 2000, le tribunal départemental de Braşov accueillit l’appel de J.P., admit sa demande d’intervention et constata son droit de propriété sur l’appartement no 2.
Pour ce qui est des appels de RA « RIAL » Braşov et de la mairie de Braşov, le tribunal y fit droit et rejeta ensuite la demande des requérants visant l’annulation du contrat de vente entre l’Etat et J.P. Le tribunal décida de ne restituer aux requérants que l’appartement no 3, car l’appartement no 2 avait été acheté par J.P., acheteur de bonne foi. En ce qui concerne les inscriptions sur le registre foncier, il ordonna de rayer celles concernant le droit de propriété de l’Etat sur l’appartement no 3 et d’inscrire le droit de propriété des requérants sur le même appartement.
Les requérants formèrent un recours contre cette décision.
Selon les informations fournies par le Gouvernement, à la suite d’une demande des requérants auprès de la Cour suprême de justice, le procès a été transféré à la Cour d’appel de Târgu Mureş, pour qu’elle juge le recours.
D’après les mêmes informations, le 15 mars 2001, les requérants ont formé une demande d’ajournement de la procédure en vue de suivre la procédure de restitution prévue par la loi no 10/2001.
C. La demande en restitution en vertu de la loi no 10/2001
Suite à une notification sur la voie de la loi no 10/2001, par lettre du 19 avril 2002, les requérants informèrent la Cour de ce que, par sa décision du 5 octobre 2001, la Commission pour l’application de la loi no 10/2001 « la Commission » avait décidé de leur restituer l’appartement no 3.
Pour ce qui est de l’appartement no 2, acheté et occupé par J.P., la Commission rejeta leur demande de restitution par décision du 9 novembre 2001.
Les requérants formèrent une contestation contre cette dernière décision qui, selon les informations données par eux, fut rejetée par décision du 15 avril 2002 du tribunal départemental de Braşov.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le premier requérant, ressortissant roumain, est né en 1944. La requérante, son épouse, aussi ressortissante roumaine, est née en 1935. Ils résident à Montréal, Canada.
En 1975, les requérants ont construit une maison sur un terrain à Bucarest donné par les parents de la requérante.
En 1989, l'État prit possession de la propriété des requérants, en vertu du décret no 223/1974. Ni les motifs ni la base légale de cette privation de propriété ne furent jamais notifiés aux requérants.
A. L'action en revendication de propriété
En 1993, les requérants revendiquèrent par une action civile introduite devant le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest, le bien susmentionné, invoquant la nullité de la décision de confiscation.
Par jugement du 3 novembre 1993, le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest fit droit à leur demande et confirma leur droit de propriété, en ordonnant à l'État de ne plus entraver la jouissance de leur droit. Le tribunal ordonna dès lors aux autorités administratives, à savoir la mairie de Bucarest et l'entreprise d'État H., gérante de logements d'État, de restituer la propriété aux requérants. Il constata d'abord que les dispositions du décret no 223/1974, en vertu duquel avait été confisqué la maison des requérants, étaient contraires à l'article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, à l'article 41 de la Constitution du 1965, en vigueur à l'époque, ainsi qu'aux l'articles 480 et 481 du code civil, selon lesquels toute privation de propriété doit poursuivre un but d'utilité publique et d'être accompagnée d'une juste indemnité. Le tribunal estima que la décision administrative de confiscation n'avait pas pu produire effets juridiques, et la jugea caduque.
L'appel de la mairie fut rejeté par le tribunal départemental de Bucarest le 9 novembre 1994. Le tribunal releva qu'il appartenait aux instances judiciaires d'appliquer la loi, et que les tribunaux étaient compétents pour constater la nullité d'un acte juridique soit au principal, soit accessoirement. Cette décision devint définitive.
Le maire de Bucarest ordonna le 22 mars 1995 la restitution de la maison. Les requérants prirent possession de la maison le 28 avril 1995, ainsi qu'il ressort du procès-verbal dressé à cette occasion.
A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation devant la Cour suprême de justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l'application du décret de confiscation.
L'audience devant la Cour suprême fut fixée au 23 février 1996.
Dans leur mémoire, les requérants demandèrent le rejet du recours en annulation. Ils faisaient valoir, d'une part, que le décret no 223/1974 était contraire à l'article 41 de la Constitution de 1965, en vigueur à ce moment-là, au principe selon lequel toute expropriation devait être faite dans un but d'utilité publique et après le paiement d'une juste indemnisation, et soutenaient que les instances judiciaires étaient compétentes pour vérifier la légalité de l'application d'un tel décret. Enfin, les requérants se prévalaient de l'article 21 de la Constitution roumaine de 1991 garantissant le libre accès à la justice sans aucune limite.
Par arrêt du 23 février 1996, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement définitif du 3 novembre 1993 et, sur le fond, rejeta l'action en revendication des requérants. Elle constata que l'État s'était approprié le bien en question en vertu du décret de confiscation no 223/1974 et jugea que l'application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les juridictions. Par conséquent, le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest n'avait pu rendre son jugement constatant que les requérants étaient les véritables propriétaires du bien, qu'en empiétant sur les attributions du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice conclut que, de toute manière, les requérants pouvaient obtenir réparation de la confiscation en application de la loi no 112 /1995.
B. La procédure en restitution prévue par la loi 112/1995
A une date non précisée, les requérants déposèrent une demande de restitution devant la commission administrative pour l'application de la loi no 112/1995 (ci-après « la commission administrative »). La commission ne répondit pas à cette demande des requérants.
C. La deuxième action en revendication
Le 26 juillet 1996, les requérants notifièrent les locataires de l'immeuble de ce qu'ils n'achètent pas la maison, car en vertu de la loi no 112/1995, ils demandèrent sa restitution.
En octobre 1996, l'État vendit la maison aux locataires.
Le 12 mars 1997, les requérants formèrent devant le tribunal de première instance de Bucarest une action en revendication de l'immeuble et en annulation des contrats de vente faites par l'État en faveur des locataires. Ils faisaient valoir que les locataires avaient acheté la maison, alors que les requérants avait déjà fait une demande de restitution devant la commission pour l'application de la loi no 112/1995, (ci-après « la commission administrative ») et qu'ils étaient donc acheteurs de mauvaise foi ( §§ 4041 Brumărescu).
Par jugement du 21 septembre 1999, le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest décida de renvoyer la cause devant le tribunal départemental de Bucarest, pour des raisons de compétence matérielle. Ce dernier décida de renvoyer la cause au tribunal de première instance de Bucarest pour être jugée, car cette juridiction était compétente du point de vue matériel (selon la valeur de l'immeuble).
Par jugement du 28 novembre 2000, le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest rejeta l'action des requérants comme mal fondée. Le tribunal jugea que la maison des requérants avait été nationalisée à juste titre, et que les requérants n'avaient pas prouvé que l'immeuble avait été nationalisé sans titre valable et, en conséquence, la demande en annulation des contrats de vente faites par l'État en faveur des locataires n'avait pas d'application.
Le 18 janvier 2001, les requérants formèrent appel contre cette décision.
Selon les affirmations des requérants, à une date non précisée la procédure fut suspendue, à la demande du conseil local de la ville de Bucarest.
D. La procédure d'évaluation de l'immeuble
Le 25 mai 2001, le ministère de la justice fit une demande pour l'évaluation de l'immeuble en cause, devant le tribunal départemental de Bucarest.
Par procès-verbal d'audience du 16 août 2001 le tribunal décida l'homologation du rapport d'expertise.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Brumărescu c. Roumanie
Certaines des dispositions légales pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, §§ 40-41).
B. La Constitution
Les dispositions pertinentes de l'article 41 de la Constitution se lisent ainsi :
« 2. La propriété privée est protégée par la loi, quel que soit son titulaire. (...)
Nul ne peut être sujet d'une expropriation que pour des raisons d'utilité publique et après un équitable dédommagement. (...) ».
C. Le Code civil
Les articles 480 et 481 du Code civil se lisent ainsi :
Article 480
« La propriété est le droit de chacun de jouir et de disposer exclusivement et absolument de son bien, dans les limites prévues par la loi ».
Article 481
« Nul ne peut être obligé à céder sa propriété que pour des raisons d'utilité publique et après un juste et équitable dédommagement ».
D. Le décret no 223/1974 portant sur la confiscation des certains immeubles
Les dispositions pertinentes dudit décret se lisent ainsi :
Article I
« Dans la République Socialiste de Roumanie, les immeubles, constructions et terrains ne peuvent être détenus en propriété que par les personnes physiques qui ont leur domicile dans le pays ».
Article II
« Ceux qui ont demandé à partir définitivement à l'étranger, doivent aliéner leurs immeubles, avant de partir. L'aliénation doit être faite en faveur de l'État (...). Les immeubles appartenant aux personnes qui ont quitté frauduleusement le pays, où aux personnes qui ne sont pas rentrées dans les délais légaux, deviennent propriété de l'État roumain sans aucun dédommagement. (...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Çiğdemlik, à Baskil (Elazığ). Il est agriculteur.
En 1981, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri – « la DSİ »), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, décida d'exproprier des terrains du requérant pour construire le barrage hydroélectrique de Karakaya. Une indemnité d'expropriation fixée par une commission d'experts de la DSİ fut bloquée à la banque jusqu'à l'issue de la procédure d'expropriation.
En 1986, à la suite de la construction du barrage de Karakaya, les terrains en question furent submergés par les eaux du lac du barrage. Par la suite, une indemnité d'expropriation fut payée au requérant.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, en septembre 1992, une action en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Baskil.
Par un jugement du 25 février 1993, le tribunal accorda au requérant une indemnité complémentaire d'expropriation de 680 325 000 livres turques (TRL), assortie d'un intérêt moratoire de 30 % l'an à calculer à partir du 17 octobre 1986, date à laquelle les terrains en question avaient été inondés.
Le 8 juillet 1993, la Cour de cassation confirma la décision de première instance.
La DSİ versa au requérant cette indemnité complémentaire le 4 septembre 1995, vingt six mois environ après la décision judiciaire définitive. L'indemnité s'élevait à 2 481 814 000 TRL.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l'article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L'indemnité d'expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n'ayant pas été payée au comptant sera assortie d'intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l'Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
A l'époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux dettes de l'Etat était de 30 % par an. Ce taux a été réajusté par une ordonnance du 8 août 1997, d'après laquelle, à partir du 1er janvier 1998, le taux légal était fixé à 50 % l'an. Suite à l'entrée en vigueur de la loi sur les intérêts légaux et moratoires, les intérêts dus pour retard de paiement des dettes de l'Etat ont été fixés au taux de réescompte annuel appliqué aux dettes à court terme par la Banque centrale le 31 décembre de l'année précédente, à savoir un taux de 60 % à partir de l'année 2000.
C. Données économiques
A l'époque des faits, le taux d'inflation était de 90 % par an. Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les listes de l'indice des prix de détail publiées par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, l'indice de l'inflation au mois d'octobre 1993 (trois mois après la date de l'arrêt de la Cour de cassation) est de 2464,70, l'indice de l'inflation au mois de septembre 1995 (période de versement de l'indemnité complémentaire) atteint le chiffre 9311,40. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Çiğdemlik, à Baskil (Elazığ). Il est agriculteur.
En 1981, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri - « la DSİ »), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, décida d'exproprier des terrains du requérant pour construire le barrage hydroélectrique de Karakaya. Une indemnité d'expropriation fixée par une commission d'experts de la DSİ fut bloquée à la banque jusqu'à l'issue de la procédure d'expropriation.
En 1986, à la suite de la construction du barrage de Karakaya, les terrains en question furent submergés par les eaux du lac du barrage. Par la suite, une indemnité d'expropriation fut payée au requérant.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, en septembre 1992, une action en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Baskil.
Par un jugement du 25 février 1993, le tribunal accorda au requérant une indemnité complémentaire d'expropriation de 680 325 000 livres turques (TRL), assortie d'un intérêt moratoire de 30 % l'an à calculer à partir du 17 octobre 1986, date à laquelle les terrains en question avaient été inondés.
Le 4 novembre 1993, la Cour de cassation confirma la décision de première instance.
La DSİ versa au requérant cette indemnité complémentaire le 28 août 1995, vingt et un mois environ après la décision judiciaire définitive. L'indemnité s'élevait à 2 489 422 000 TRL.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l'article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L'indemnité d'expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n'ayant pas été payée au comptant sera assortie d'intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l'Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
A l'époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux dettes de l'Etat était de 30 % par an. Ce taux a été réajusté par une ordonnance du 8 août 1997, d'après laquelle, à partir du 1er janvier 1998, le taux légal était fixé à 50 % l'an. Suite à l'entrée en vigueur de la loi sur les intérêts légaux et moratoires, les intérêts dus pour retard de paiement des dettes de l'Etat ont été fixés au taux de réescompte annuel appliqué aux dettes à court terme par la Banque centrale le 31 décembre de l'année précédente, à savoir un taux de 60 % à partir de l'année 2000.
C. Données économiques
A l'époque des faits, le taux d'inflation était de 90 % par an. Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les listes de l'indice des prix de détail publiées par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, l'indice de l'inflation au mois de février 1994 (trois mois après la date de l'arrêt de la Cour de cassation) est de 3007,50, alors qu'il s'élève à 8625,30 au mois d'août 1995 (période de versement de l'indemnité complémentaire). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Çiğdemlik, à Baskil (Elazığ). Il est agriculteur.
En 1981, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri - « la DSİ »), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, décida d'exproprier des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-éléctrique de Karakaya. Une indemnité d'expropriation fixée par une commission d'experts de la DSİ fut bloquée à la banque jusqu'à l'issue de la procédure d'expropriation.
En 1986, à la suite de la construction du barrage de Karakaya, les terrains en question furent submergés par les eaux du lac du barrage. Par la suite, une indemnité d'expropriation fut payée au requérant.
Le requérant, en désaccord avec le montant payé par la DSİ, introduisit, en septembre 1992, une action en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Baskil.
Par un jugement du 25 février 1993, le tribunal accorda au requérant une indemnité complémentaire d'expropriation de 680 325 000 livres turques (TRL), assortie d'un intérêt moratoire de 30 % à calculer à partir du 17 octobre 1986, date à laquelle les terrains en question avaient été inondés.
Le 4 novembre 1993, la Cour de cassation confirma la décision de première instance.
La DSİ versa au requérant cette indemnité complémentaire le 28 août 1995, vingt et un mois environ après la décision judiciaire définitive. L'indemnité s'élevait à de 2 489 422 000 TRL.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l'article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L'indemnité d'expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n'ayant pas été payée au comptant sera assortie d'intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l'Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
A l'époque des faits, le taux des intérêts moratoires applicable aux dettes de l'Etat était de 30 % par an. Ce taux a été réajusté par une ordonnance du 8 août 1997, d'après laquelle, à partir du 1er janvier 1998, le taux légal était fixé à 50 % l'an. Suite à l'entrée en vigueur de la loi sur les intérêts légaux et moratoires, les intérêts dus pour retard de paiement des dettes de l'Etat ont été fixés au taux de réescompte annuel appliqué aux dettes à court terme par la Banque centrale le 31 décembre de l'année précédente, à savoir un taux de 60 % à partir de l'année 2000.
C. Données économiques
A l'époque des faits, le taux d'inflation était de 90 % par an. Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les listes de l'indice des prix de détail publiées par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, l'indice de l'inflation au mois de février 1994 (trois mois après la date de l'arrêt de la Cour de cassation) est de 3007,50, alors qu'il s'élève à 8625,30 au mois d'août 1995 (période de versement de l'indemnité complémentaire). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, ressortissante turque, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Saraycık (à Vezirköprü, Samsun). Elle était agricultrice.
En mai et juin 1987, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri - «la DSİ»), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées à la requérante à la date d'expropriation.
La requérante, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai et juin 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Vezirköprü.
Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Le tribunal accorda à la requérante des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
L’Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma les jugements en décembre 1989 et novembre 1991.
La DSİ versa à la requérante ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées à la requérante, les dates de saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordées par la juridiction interne, les dates de paiement, les montants des indemnités complémentaires versées à la requérante par l'Administration majorées de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les taux d'indemnisation figurent dans le tableau ci-dessous, celui-ci indiquant la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de saisine des juridictions internes ainsi que la même date de paiement effectif.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du code des obligations, s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (…) »
E. Données économiques
En octobre 1990, janvier 1991, mai 1991 et janvier 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 2 738 LT, 2 990 LT, 3 977 LT et 8 694 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 20 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois d'octobre 1990 atteint le chiffre 523, au mois de janvier 1991 celui de 586, au mois de mai 1991 celui de 710 et au mois de janvier 1993 celui de 1672 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 21 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant turc, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Düzce (à Vezirköprü, Samsun). Il était agriculteur.
En mai 1987, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri - «la DSİ»), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains du requérant pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées au requérant à la date d'expropriation.
Le requérant, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en mai 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Düzce.
Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
Le tribunal accorda au requérant des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
L’Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. Le requérant demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
La Cour de cassation confirma les jugements en septembre 1989, mars 1990 et décembre 1991
La DSİ versa au requérant ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
Les indemnités d'expropriation payées au requérant, les dates de saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordées par la juridiction interne, les dates de paiement, les montants des indemnités complémentaires versées au requérant par l'Administration majorées de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les taux d'indemnisation figurent dans le tableau ci-dessous, celui-ci indiquant la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de saisine des juridictions internes ainsi que la même date de paiement effectif.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d’indemnité d’expropriation, s’est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d’exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n’est pas en droit d’exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l’inflation était élevé, s’avère mal fondée (...) »
Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l’inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30 %. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30 %. Pour ce motif, dans l’affaire examinée, il n’est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l’intérêt composé de 30 % par une voie détournée. »
Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du code des obligations, s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (…) »
E. Données économiques
En mai 1990, juin 1991 et juin 1993, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 2 547 LT, 4 212 LT et 10 539 LT respectivement.
Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois de mai 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 20 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de mai 1990 atteint le chiffre 4373, au mois de juin 1991 celui de 731 et au mois de juin 1993 celui de 2027 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 21 ci-dessus). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Né en 1955, le requérant réside à Moscou. A l'époque des faits, il était président de la Banque commerciale du Nord-Est (Северо – Восточный Акционерный Банк).
Le 8 février 1995, des poursuites pénales furent engagées à l'encontre du requérant (voir les détails dans la partie B ci-dessous). Le 29 juin 1995, il fut incarcéré. Par un jugement du 3 août 1999, le tribunal municipal de Magadan (Магаданский городской суд) le condamna pour détournement de fonds à une peine d'emprisonnement.
A. Les conditions de détention
Du 29 juin 1995 au 20 octobre 1999, le requérant fut détenu à la maison d'arrêt IZ-47/1 de la ville de Magadan (quartier d'isolement de détention provisoire no 1 (СИЗО-1)). Le 20 octobre 1999, à la suite du jugement du tribunal municipal du 3 août 1999, il fut transféré à l'établissement pénitentiaire AV-261/3 dans le village de Talaya pour y purger sa peine. Le 9 décembre 1999, il fut de nouveau transféré à la maison d'arrêt de Magadan, où il demeura jusqu'à sa libération le 26 juin 2000.
Les observations du requérant relatives aux faits
Quant à la première période d'emprisonnement à la maison d'arrêt de Magadan, le requérant soutient avoir été placé dans une cellule de 17 m2 où se trouvaient huit lits superposés. Toutefois, elle était presque constamment occupée par vingt-quatre détenus ; ce nombre ne tombait que rarement à dix-huit. Comme il y avait trois hommes par lit, les détenus dormaient par roulement. Ils s'étendaient ou s'asseyaient sur le sol ou sur des cartons en attendant leur tour. Il était impossible de bien dormir car la télévision fonctionnait jour et nuit et, la journée, il y avait beaucoup de bruit dans la cellule. La lumière y restait allumée en permanence.
Les toilettes situées dans un coin de la cellule n'offraient aucune intimité. Une cloison les séparait du lavabo, mais non du reste de la pièce et de la table. La cuvette était fixée à 50 cm au-dessus du sol alors que la cloison mesurait 1,10 m de hauteur. Ainsi, toute personne utilisant les toilettes était exposée à la vue à la fois de ses codétenus et des gardiens qui observaient les prisonniers à travers un judas percé dans la porte.
Les détenus devaient prendre leurs repas dans la cellule sur une table située à un mètre seulement des toilettes. Les repas étaient de qualité médiocre.
La cellule, qui n'était pas aérée, était étouffante en été et glaciale en hiver. En raison de la mauvaise qualité de l'air à l'intérieur, il fallait laisser la fenêtre ouverte en permanence. Entouré de gros fumeurs, le requérant fut atteint de tabagisme passif. Selon lui, il ne disposa jamais d'une literie, de plats ou d'ustensiles de cuisine corrects. L'administration lui fournit uniquement un matelas ouatiné et une fine couverture en flanelle, et il dut emprunter des ustensiles de cuisine à ses compagnons de cellule qui les tenaient de leurs familles.
Les cellules de la maison d'arrêt étaient infestées de cafards et de fourmis, mais rien ne fut jamais fait pour exterminer ces insectes. La seule mesure prise à titre de précaution sanitaire était la fourniture aux détenus par les gardiens, une fois par semaine, d'un litre de désinfectant à base de chlorure pour les toilettes.
Le requérant contracta diverses maladies de peau et infections fongiques, qui entraînèrent la chute des ongles des pieds et de certains des mains. Au cours du procès, qui se déroula du 11 novembre 1996 au 23 avril 1997 et du 15 avril 1999 au 3 août 1999, un ajournement fut ordonné pour lui permettre de se faire soigner pour la gale.
A six occasions, il partagea sa cellule avec des personnes atteintes de tuberculose et de syphilis et on lui fit des injections d'antibiotique à titre prophylactique.
Selon l'intéressé, il était autorisé à se promener à l'extérieur de sa cellule une heure par jour seulement et, généralement, il ne pouvait prendre une douche chaude que deux fois par mois.
Le requérant soutient enfin qu'à son retour dans la même maison d'arrêt le 9 décembre 1999, les conditions de détention ne s'étaient pas matériellement améliorées. Il ne disposait pas de literie, de serviettes ou d'ustensiles de cuisine corrects. Il ne fut pas soigné pour sa maladie de peau en raison du manque de médicaments adéquats. Sa cellule était toujours infestée de cafards et il n'y avait eu aucun traitement contre cette invasion en cinq ans. Toutefois, en mars-avril 2000, le nombre de détenus dans sa cellule à huit lits fut réduit à onze.
Les observations du Gouvernement relatives aux faits
Selon le Gouvernement, la cellule du requérant mesurait 20,8 m2. Ce dernier avait pour lui seul une couchette, de la literie, des ustensiles de cuisine et avait accès aux soins. La cellule était conçue pour huit détenus. Eu égard à la surpopulation générale dans la maison d'arrêt, chaque lit dans les cellules était utilisé par deux ou trois prisonniers. Dans celle du requérant, il y avait à tout moment au moins onze personnes. D'ordinaire, le nombre d'occupants s'élevait à quatorze. Les lits étaient utilisés par roulement par plusieurs prisonniers, par périodes de huit heures de sommeil chacun. Tous les détenus disposaient d'un matelas ouatiné, ainsi que de couvertures et de draps en coton.
La cellule du requérant était équipée de sanitaires comportant des toilettes et un lavabo. Les toilettes se situaient dans le coin de la cellule et étaient séparées du reste de la pièce par une cloison (d'une hauteur de 1,10 m) qui garantissait l'intimité. Ces normes avaient été fixées par les « Directives du ministère soviétique de l'Intérieur sur la planification et la construction des maisons d'arrêt », approuvées le 25 janvier 1971.
Le Gouvernement a fourni à la Cour des photographies montrant la cellule du requérant, laquelle, selon ce dernier, a subi quelques améliorations depuis le début de sa détention. Le Gouvernement a également remis un film vidéo présentant l'établissement après la libération du requérant et l'importante opération de rénovation entreprise depuis lors.
La cellule était pourvue de fenêtres par lesquelles pénétraient de l'air frais et la lumière du jour. Il n'était pas possible de l'équiper d'un système de ventilation. Par temps chaud, un vasistas dans la porte pouvait être ouvert pour assurer une meilleure aération. Les détenus avaient également la faculté de se procurer des ventilateurs individuels auprès des membres de leurs familles.
Dans la cellule, il y avait une télévision qui appartenait au requérant, lequel pouvait donc décider quand il convenait de l'allumer ou de l'éteindre. Dans la région, les émissions n'étaient retransmises que pendant une partie de la journée.
Le 11 février 1998, la syphilis fut diagnostiquée chez un homme détenu dans la cellule du requérant. L'intéressé fut immédiatement placé dans une pièce séparée et bénéficia d'un traitement complet pour cette maladie. Les autres détenus, y compris le requérant, qui avaient partagé la cellule de cet homme, furent soumis le 26 février 1998 au traitement préventif approprié et à des examens sérologiques. Ces mesures furent prises conformément aux « Directives du ministère soviétique de l'Intérieur sur les soins médicaux à apporter aux détenus dans les maisons d'arrêt et les institutions de travaux d'intérêt général », approuvées le 17 novembre 1989.
En janvier 1999, l'un des blocs de la maison d'arrêt fut fermé pour travaux et les occupants furent transférés dans d'autres cellules où il y avait des places vacantes. Les prisonniers qui furent amenés dans la cellule du requérant y demeurèrent pendant une semaine. Certains d'entre eux étaient atteints de tuberculose. Toutefois, de l'avis du personnel médical, ils ne présentaient aucun risque pour leurs codétenus puisqu'ils étaient soumis à un traitement médical ambulatoire.
Le 2 juin 1999, un homme chez qui fut diagnostiquée une tuberculose latente fut placé dans la cellule du requérant. Il subit un traitement préventif visant à éviter les rechutes pendant une période de deux mois. Comme il ne souffrait pas de la tuberculose dans sa forme déclarée, il n'y avait aucun risque de transmission à d'autres détenus.
Le requérant fut soumis à plusieurs reprises à des fluorographies du thorax, qui ne montrèrent aucune anomalie.
Le 15 juin 1999, un détenu sous traitement contre la syphilis fut placé dans la cellule du requérant. Des examens médicaux pratiqués ultérieurement aboutirent à des résultats négatifs. Les résultats d'examens sanguins effectués à cette occasion sur le requérant s'avérèrent également négatifs.
Celui-ci fut systématiquement examiné par des professionnels de santé et bénéficia des soins d'un dermatologue, d'un thérapeute et d'un stomatologue. Lorsque différentes maladies (dystonie neurocirculatoire, gale, infection fongique) furent diagnostiquées chez lui, il reçut immédiatement un traitement médical. Il y eut des suspensions pendant le procès pour qu'il pût recevoir des soins.
Le requérant pouvait se doucher tous les sept jours et était autorisé à se promener en dehors de sa cellule jusqu'à deux heures par jour.
Enfin, selon le Gouvernement, pour prévenir les épidémies de maladies infectieuses, les maisons d'arrêt prennent des mesures de désinfection à titre prophylactique pour assurer l'extermination préventive de micro-organismes pathogènes, d'arthropodes et de rongeurs, conformément aux directives ministérielles de 1989 susmentionnées. Le Gouvernement reconnaît toutefois que la colonisation des centres de détention par certains insectes pose problème.
Les dossiers médicaux et le rapport de l'expert
Les dossiers médicaux du requérant indiquent qu'il a contracté la gale en décembre 1996, une dermatite allergique en juillet et août 1997, une infection fongique aux pieds en juin 1999, une infection fongique sous un ongle du pied en août 1999, une mycose en septembre 1999 et des infections fongiques aux pieds, aux mains et à l'aine en octobre 1999. Les dossiers mentionnent également que le requérant fut traité pour ces maladies.
Dans leurs conclusions rendues à une date non précisée en juillet 1999, les experts estimèrent que l'intéressé souffrait de dystonie neurocirculatoire, d'un syndrome asthénique d'origine névrotique et d'une gastroduodénite chronique, et présentait une infection fongique aux pieds, aux mains et à l'aine ainsi qu'une mycose.
B. La procédure pénale et les recours contre la détention provisoire
Le 8 février 1995, le requérant fut soupçonné d'implication dans le détournement des fonds de la banque et soumis à une mesure préventive, à savoir l'assignation à résidence. L'affaire pénale fut classée sous le numéro 48529.
Le 17 février 1995, il fut formellement inculpé de détournement de 2 050 000 titres de société.
Le 29 juin 1995, sur ordonnance du magistrat instructeur, approuvée par le procureur, le requérant fut arrêté et mis en détention provisoire pour avoir fait obstacle à l'établissement de la vérité dans le cadre de la procédure pénale. L'ordonnance indiquait notamment, exemples concrets à l'appui, que l'intéressé avait refusé de remettre des documents nécessaires à l'instruction, avait exercé des pressions sur certains témoins et avait falsifié des documents. L'ordonnance soulignait en outre la gravité de l'infraction dont il était accusé.
La détention fut ultérieurement prorogée par le procureur compétent à des dates non précisées.
Les 4 juillet, 31 août et 26 septembre 1995, l'avocat du requérant présenta des demandes de libération au tribunal municipal de Magadan, lequel les rejeta le 14 juillet, le 9 septembre et le 4 novembre 1995 respectivement.
Le requérant prétend que, d'août à novembre 1995, aucune mesure d'investigation ne fut exécutée puisque les deux magistrats instructeurs chargés de son affaire étaient en congé et que la personne à laquelle l'affaire fut provisoirement confiée ne prit aucune initiative.
Le 14 décembre 1995, il fut inculpé de huit autres chefs relativement au détournement des fonds de la banque.
Le 6 février 1996, l'instruction préparatoire sur les charges portées à son encontre fut close et l'affaire fut renvoyée devant le tribunal municipal de Magadan.
Le 1er mars 1996, le requérant présenta au tribunal municipal une demande de libération, qui fut rejetée le 27 mars 1996.
Le même jour, le tribunal municipal décida de transmettre l'affaire au procureur régional de Magadan pour complément d'instruction. Celui-ci saisit le tribunal régional de Magadan (Магаданский областной суд) d'un appel contre cette décision ; le 29 avril 1996, le tribunal régional le débouta.
A la suite d'un complément d'instruction entrepris le 15 mai 1996, le procureur régional renvoya l'affaire au tribunal municipal le 19 juin 1996.
Dans l'intervalle, le 16 mai 1996, le requérant avait présenté au tribunal municipal une demande de libération, dans laquelle il déclarait être détenu dans de mauvaises conditions et faisait état d'une détérioration de son état de santé. Sa demande de libération fut refusée le 26 mai 1996.
Le 23 juin 1996, le requérant soumit une autre demande de libération.
Le 11 novembre 1996, le tribunal municipal commença à examiner l'affaire du requérant et, le même jour, rejeta la demande de libération présentée par celui-ci le 23 juin 1996.
A l'audience du 27 décembre 1996, le requérant demanda au tribunal municipal de le libérer pour raisons médicales. Il déclara qu'il partageait avec vingt et un autres détenus une cellule qui ne contenait que huit lits ; il n'y avait pas de système d'aération alors que tout le monde fumait ; la télévision était allumée en permanence et il avait contracté la gale. A la réception d'un certificat médical confirmant l'existence de la maladie, le tribunal municipal reporta l'audience au 14 janvier 1997. Il refusa de libérer le requérant en raison de la gravité de l'infraction dont il était inculpé et du risque que l'intéressé ne fît obstacle à l'établissement de la vérité s'il était remis en liberté.
Le tribunal municipal examina l'affaire du requérant jusqu'au 23 avril 1997.
Le 7 mai 1997, le procès fut ajourné en raison de la révocation du président du tribunal pour inconduite sans rapport avec l'affaire de l'intéressé.
Le 15 juin 1997, celui-ci présenta une autre demande de libération, invoquant les conditions médiocres dans lesquelles il était détenu.
En juillet 1997, l'affaire du requérant fut assignée à un autre juge, qui fixa une audience au 8 août 1997. A cette date, l'audience fut ajournée car l'avocat de la défense ne pouvait y assister pour des raisons de santé. La demande de libération du requérant fut rejetée en raison de la gravité de l'infraction dont il était inculpé et du risque qu'il ne fît obstacle à l'établissement de la vérité.
Une autre demande de libération présentée par l'intéressé le 21 septembre 1997 fut rejetée le 21 octobre 1997.
Le 22 octobre 1997, le requérant se plaignit de sa situation au tribunal régional de Magadan, et sollicita le transfert du dossier à cette juridiction. Il soumit également une plainte à la Cour suprême de Russie (Верховный Суд Российской Федерации), qui la transmit pour examen au tribunal régional de Magadan. Par des lettres du 31 octobre et du 25 novembre 1997, le tribunal régional informa le requérant qu'aucune raison ne lui imposait de se charger de l'affaire, et lui suggéra d'adresser au tribunal municipal toute question relative à son cas. Il demanda également à cette juridiction de procéder à l'examen de l'affaire du requérant.
Le 21 novembre 1997, celui-ci se plaignit à diverses autorités, en particulier au cabinet du président de la Fédération de Russie, au tribunal municipal de Magadan, au Conseil national de la magistrature (Высшая квалификационная коллегия судей Российской Федерации) – organe chargé des questions de compétences professionnelles – et au procureur général. Dans ses plaintes, il allégua notamment qu'il était détenu dans des conditions sordides en l'absence de toute décision sur le fond des charges portées à son encontre, qu'il avait contracté diverses maladies de peau, que les ongles de ses orteils étaient tombés et qu'il souffrait d'une affection cardiaque.
Par une lettre du 5 février 1998, le président du tribunal municipal de Magadan informa le requérant que le tribunal ne reprendrait pas l'examen de son affaire avant le 1er juillet 1998 ; il invoqua la complexité de celle-ci et la lourde charge de travail des magistrats.
Le 11 février 1998, le tribunal régional de Magadan transmit au tribunal municipal onze plaintes présentées par le requérant, qu'il avait reçues du procureur général, de la Cour suprême et d'autres autorités.
Le 23 février 1998, le requérant débuta une grève de la faim en vue d'attirer l'attention des autorités sur la durée de sa détention et sur l'absence d'audience dans son affaire ; il poursuivit cette grève jusqu'au 17 mars 1998.
Le 1er mars 1998, il se plaignit de sa situation au cabinet du président de la Russie et à une commission parlementaire de la Douma, demandant l'assistance de ces organes pour que son affaire fût transmise au tribunal régional de Magadan.
Le 3 mars 1998, la direction régionale de la justice de Magadan, en réponse à la plainte du requérant adressée au ministère russe de la Justice, déclara que le tribunal serait en mesure d'examiner son affaire au cours du second semestre de 1998.
Dans l'intervalle, le requérant déposa une demande auprès de la Cour constitutionnelle (Конституционный Суд Российской Федерации) aux fins de faire contrôler la constitutionnalité des articles 223-1 et 239 du code de procédure pénale relatifs aux délais pour engager les procédures de première instance. Par une lettre du 10 mars 1998, la Cour constitutionnelle informa le requérant que sa demande ne pouvait être prise en considération, les dispositions litigieuses ne fixant aucune limite quant à la durée de la détention d'un prévenu dont l'affaire est examinée par les tribunaux.
Le requérant se plaignit également au Conseil national de la magistrature des retards survenus dans l'examen de son affaire ; par une lettre du 30 mars 1998, le Conseil demanda au tribunal régional de Magadan d'étudier la question.
Le 2 avril 1998, le requérant dénonça auprès de la Cour suprême les retards quant à la fixation d'une date pour son procès ; il invoqua également ses médiocres conditions de détention. Une copie de sa plainte fut envoyée à d'autres autorités. Toutes les plaintes furent transmises pour examen au tribunal municipal de Magadan par les institutions auxquelles elles s'adressaient.
Le 13 avril 1998, le tribunal régional de Magadan informa le requérant que le tribunal municipal avait été invité à prendre des mesures pour examiner son affaire. Il déclara également que celle-ci devait être jugée par le tribunal municipal et que le tribunal régional ne pouvait intervenir que comme juridiction de cassation.
Le 25 mai 1998, le requérant demanda au tribunal municipal que son affaire fût renvoyée au tribunal régional pour jugement.
Par une décision prise le 28 mai 1998 par le président du tribunal régional, l'affaire du requérant fut transmise au tribunal de district de Khassinski (Хасынский районный суд) en vue d'accélérer la procédure.
Le 11 juin 1998, le requérant se plaignit au Conseil national de la magistrature des retards dans la tenue des audiences judiciaires.
Le 16 juin 1998, il présenta une demande de libération au tribunal de district de Khassinski, dans laquelle il déclarait que son état de santé s'était détérioré en raison de la surpopulation carcérale et des médiocres conditions de vie dans sa cellule à la maison d'arrêt.
Le même jour, il adressa à ce tribunal une demande visant au transfert de son affaire au tribunal régional de Magadan. Selon lui, le fait de la confier au tribunal de district de Khassinski était illégal et l'éloignement de cette juridiction par rapport à la ville de Magadan compromettrait un examen objectif et équitable de son affaire.
Le 1er juillet 1998, le requérant se plaignit au tribunal régional que le tribunal de district de Khassinski n'eût pas encore fixé de date d'audience, et lui demanda de hâter la procédure.
Le 3 juillet 1998, l'affaire fut renvoyée au tribunal municipal de Magadan au motif que le requérant s'était opposé à sa transmission au tribunal de district de Khassinski.
Le 8 juillet 1998, le requérant reçut une lettre du tribunal régional l'informant qu'aucune raison ne lui commandait d'intervenir comme juridiction de première instance ou de se saisir de l'affaire.
Le lendemain, l'intéressé, invoquant ses médiocres conditions de détention, demanda au tribunal municipal de le libérer.
Le 31 juillet 1998, il dénonça auprès du Conseil national de la magistrature l'inaction prolongée du tribunal municipal dans son affaire. Le 19 août 1998, sa plainte fut transmise au tribunal régional de Magadan, accompagnée d'une demande d'information portant à la fois sur la plainte et sur l'activité du tribunal municipal. Le 27 août 1998, le tribunal régional communiqua la plainte du requérant au tribunal municipal.
L'intéressé se plaignit également des retards dans la tenue des audiences de jugement au tribunal régional, lequel transmit la plainte au tribunal municipal le 11 août 1998.
Le 7 septembre 1998, le requérant déposa une autre plainte auprès du Conseil national de la magistrature, déclarant que le tribunal régional de Magadan avait envoyé toutes ses plaintes antérieures au tribunal municipal sans qu'aucune mesure n'eût été prise. Le 23 septembre 1998, la plainte du requérant fut transmise au tribunal régional, accompagnée d'une lettre de rappel concernant la demande d'information en souffrance sur les raisons des retards prolongés dans l'examen de l'affaire du requérant. Le 7 septembre 1998, celui-ci adressa également à la Cour suprême une plainte concernant les retards survenus dans la procédure.
Le 5 octobre 1998, le requérant présenta d'autres plaintes au tribunal régional et au Conseil national de la magistrature.
Le 13 novembre 1998, le tribunal municipal fixa la date de l'audience au 28 janvier 1999.
Le 25 novembre 1998, le requérant se plaignit au Conseil national de la magistrature de la conduite du président du tribunal municipal de Magadan, sollicitant apparemment l'ouverture de poursuites pénales à l'encontre de celui-ci. Le 22 décembre 1998, la plainte fut communiquée pour examen au président du tribunal régional de Magadan, accompagnée d'une demande visant à ce qu'un rapport fût soumis au conseil de magistrats compétent, dans le cas où les allégations du requérant s'avéreraient fondées.
Le 16 décembre 1998, le tribunal régional de Magadan adressa une autre plainte de l'intéressé au tribunal municipal.
Le 18 janvier 1999, le requérant présenta au tribunal municipal une nouvelle demande de libération.
Le 28 janvier 1999, le tribunal municipal de Magadan décida de renvoyer l'affaire du requérant au procureur pour complément d'instruction, en raison de violations des règles procédurales par les autorités chargées de l'instruction. En effet, les éléments à charge avaient été communiqués de manière incomplète au requérant à la fin de l'instruction préparatoire, et les documents versés au dossier avaient été enregistrés de façon imprécise. Le tribunal écarta la demande de libération présentée par M. Kalachnikov, en raison de la gravité des charges portées à son encontre et du risque qu'il ne fît obstacle à l'examen de son affaire s'il était remis en liberté. Le requérant recourut contre ce refus devant le tribunal régional de Magadan, lequel, le 15 mars 1999, le débouta. Toutefois, le tribunal régional jugea infondée la décision de renvoyer l'affaire aux autorités d'instruction et ordonna au tribunal municipal de reprendre les débats. Dans une décision séparée, rendue le même jour, il estima que la durée de la procédure était injustifiable, l'affaire n'étant pas particulièrement complexe, et demanda au tribunal municipal de l'informer dans un délai d'un mois des mesures qu'il aurait prises.
Le 17 mars 1999, le requérant adressa au tribunal municipal une autre demande de libération.
Le même jour, il se plaignit au Conseil national de la magistrature de la longueur de sa détention en l'absence de tout jugement. Cinq jours plus tard, le requérant saisit le conseil régional de la magistrature d'une plainte similaire.
Le 5 avril 1999, le requérant soumit une autre plainte au Conseil national de la magistrature concernant les retards importants survenus dans la procédure.
Le 15 avril 1999, le tribunal municipal reprit l'examen de l'affaire du requérant.
A l'audience du 20 avril 1999, le procureur, compte tenu de la durée de la détention du requérant, sollicita une évaluation psychiatrique de l'intéressé afin de déterminer son état de santé mentale. Le tribunal municipal accueillit cette demande et ajourna l'audience jusqu'au 30 avril 1999.
A l'audience du 30 avril 1999, le requérant demanda en vain à être libéré. Selon lui, il souffrait d'un manque de sommeil. Il y avait dix-huit personnes dans sa cellule qui devaient dormir à tour de rôle. Il argua en outre qu'il ne pouvait plus faire obstacle à l'établissement de la vérité dans son affaire puisque toutes les mesures d'instruction avaient déjà été prises.
Le procureur présent à l'audience pria le tribunal municipal d'inviter les autorités de la maison d'arrêt où était détenu le requérant à fournir à celui-ci des conditions permettant un sommeil et un repos normaux pendant les audiences. Le procureur déclara en outre qu'il présenterait une demande similaire au procureur chargé de superviser les maisons d'arrêt.
Selon le requérant, le procureur se rendit ultérieurement à sa cellule, reconnut que les conditions de détention étaient mauvaises, mais déclara que la situation dans d'autres cellules de la maison d'arrêt n'était pas meilleure et qu'il n'y avait pas de fonds permettant d'améliorer les choses.
A l'audience du 8 juin 1999, le requérant sollicita sa libération, déclarant que dans sa cellule, où dix-huit personnes étaient détenues, il n'était pas en mesure de se préparer de façon adéquate pour déposer devant le juge du fond. Il allégua en outre qu'il avait eu la gale par deux fois et que ses draps n'étaient jamais changés. Sa demande fut rejetée.
A l'audience du 16 juin 1999, le requérant, invoquant ses conditions de détention, présenta une autre demande de libération. Il fit valoir qu'il avait contracté une infection fongique et que son corps était couvert de plaies causées par les morsures des punaises qui infestaient son lit. Il partageait celui-ci avec deux autres détenus. Les prisonniers ne pouvaient se doucher qu'une fois toutes les deux semaines. L'atmosphère dans la cellule était étouffante car tout le monde fumait. Il ne se sentait pas bien et souffrait d'un problème cardiaque. Son poids était passé de 96 à 67 kilos. Il argua en outre qu'il ne pourrait pas faire obstacle à l'examen de son affaire s'il était libéré.
Le tribunal municipal décida de ne pas examiner la demande, apparemment parce qu'elle avait été présentée hors audience.
Le 22 juin 1999, le Conseil national de la magistrature révoqua le président du tribunal municipal de Magadan ainsi que le président du tribunal régional et ses deux assesseurs, en raison des retards dans l'examen de l'affaire du requérant.
A l'audience devant le tribunal municipal du 23 juin 1999, le requérant déclara qu'il ne se sentait pas bien et qu'il ne pouvait pas y participer. Le tribunal ordonna à une commission d'experts de procéder à un examen médical du requérant pour déterminer si son état de santé lui permettait de prendre part à la procédure et s'il fallait l'hospitaliser.
Dans leurs conclusions rendues un jour non précisé de juillet 1999, les experts estimèrent que le requérant souffrait d'un certain nombre d'affections (paragraphe 30 ci-dessus). Ils déclarèrent que le traitement de ces maladies n'appelait pas d'hospitalisation et que le requérant pouvait demeurer à la maison d'arrêt. Ils conclurent également que l'état de santé de l'intéressé lui permettait d'assister aux audiences du tribunal et de déposer.
A l'audience du 15 juillet 1999, le requérant demanda au juge du fond de le libérer. Il déclara que le processus d'administration des preuves était pratiquement terminé et que lui-même ne pouvait donc plus faire obstacle à l'établissement de la vérité. Sa demande fut écartée.
Dans un jugement rendu le même jour, le tribunal municipal releva que, au cours de la période allant du 15 avril au 15 juillet 1999, il avait examiné plus de trente requêtes soumises par le requérant, y compris des recours sur des demandes précédemment rejetées. Il constata que l'intéressé avait déclaré qu'il ne déposerait que si ses demandes étaient accueillies, et estima qu'une telle attitude s'analysait en une tentative délibérée de retarder la procédure.
Le tribunal municipal entendit neuf des vingt-neuf témoins qui devaient comparaître devant lui. Les témoignages de douze témoins absents, qui avaient été recueillis pendant la phase d'instruction, furent lus à voix haute en audience publique.
Par un jugement du 3 août 1999, le tribunal municipal déclara le requérant coupable sur un chef et le relaxa sur deux des chefs exposés dans l'acte d'accusation, qui comptait neuf charges distinctes. Il le condamna à cinq ans et six mois d'emprisonnement dans un pénitencier à régime général, la peine commençant à courir le 29 juin 1995. Le tribunal municipal considéra que l'instruction préparatoire avait été mal conduite et que les magistrats instructeurs avaient tenté, de manière injustifiable, d'augmenter le nombre de chefs d'accusation dans l'acte. Le juge constata également une violation des règles procédurales en raison, notamment, des lacunes dans la présentation formelle des documents pertinents au tribunal. Ces lacunes avaient dû être corrigées au procès, ce qui avait entraîné des retards. Le tribunal releva qu'au cours de la phase d'instruction les responsables des investigations et le parquet régional de Magadan n'avaient pas exercé un contrôle suffisant au niveau procédural.
Dans un jugement séparé rendu le même jour, le tribunal municipal décida de renvoyer une partie de l'acte d'accusation au procureur pour complément d'instruction. Le requérant recourut contre cette décision devant la Cour suprême, qui estima le 30 septembre 1999 que la décision était légitime.
Le jugement du tribunal municipal du 3 août 1999 était susceptible d'un pourvoi en cassation devant le tribunal régional dans les sept jours suivant son prononcé. Le requérant ne forma pas un tel pourvoi car il considérait que le tribunal régional avait contribué à sa condamnation et qu'il n'avait donc aucune chance de succès. Le 11 août 1999, le jugement du tribunal municipal acquit force de chose jugée.
Le même jour, le requérant soumit au directeur de la maison d'arrêt où il était détenu une demande visant à son intégration dans les services logistiques du même établissement afin d'y purger sa peine.
Le 25 octobre 1999, il saisit le président de la Cour suprême de Russie d'un recours extraordinaire en vue de faire contrôler le jugement du tribunal municipal. Le 11 novembre 1999, le recours fut rejeté.
Le 30 novembre 1999, le requérant forma un autre recours extraordinaire devant la Cour suprême, laquelle le débouta le 9 juin 2000.
Le 24 septembre 1999, dans le cadre des poursuites pénales en cours, la mesure de détention provisoire fut remplacée par une assignation à résidence. Cependant, l'intéressé demeura en prison, purgeant sa peine d'origine.
Le 29 septembre 1999, la procédure concernant le reste des charges fut close au motif que les actes reprochés au requérant n'étaient pas constitutifs d'une infraction.
Toutefois, le 30 septembre 1999, le requérant fit l'objet, en sa qualité de président de la banque, d'une nouvelle accusation de détournement de fonds.
Le 19 octobre 1999, à l'issue de l'instruction préparatoire, le procureur compétent approuva l'acte d'accusation et renvoya l'affaire en jugement devant le tribunal municipal de Magadan. L'acte d'accusation portait le numéro d'origine de l'affaire, à savoir le numéro 48529, et précisait que la procédure en l'espèce avait commencé le 8 février 1995. Le procès du requérant débuta le 20 décembre 1999. Par un jugement du 31 mars 2000, le tribunal municipal relaxa le requérant de la nouvelle accusation.
Le 26 juin 2000, le requérant fut remis en liberté à la suite d'une amnistie prononcée le 26 mai 2000.
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
A. La Constitution de la Fédération de Russie
L'article pertinent de la Constitution de la Fédération de Russie se lit ainsi :
Article 2, alinéa 6 (2)
« La procédure existante d'arrestation, de garde à vue et de détention provisoire des personnes soupçonnées d'une infraction est maintenue jusqu'à la mise en conformité des règles de procédure pénale de la Fédération de Russie avec les dispositions de la (...) Constitution. »
B. Le code de procédure pénale
Les dispositions applicables en l'espèce du code de procédure pénale sont ainsi libellées :
Article 11 § 1 – Intégrité de la personne
« Nul ne peut faire l'objet d'une arrestation en l'absence d'une décision judiciaire ou d'une ordonnance d'un procureur. »
Article 89 § 1 – Application de mesures préventives
« Lorsqu'il existe des raisons suffisantes de croire qu'un accusé se soustraira à l'enquête, à l'instruction préparatoire ou au procès, fera obstacle à l'établissement de la vérité dans une affaire pénale ou se livrera à une activité délictueuse, ou lorsqu'il faut mener à bien l'exécution d'un jugement, la personne chargée de l'enquête, le magistrat instructeur, le procureur ou le tribunal sont en droit de prendre à l'encontre de l'accusé l'une des mesures préventives suivantes : assignation à résidence, cautionnement par une personne physique ou morale, mise en détention provisoire. »
Article 92 – Ordonnances et décisions prévoyant des mesures préventives
« Pour appliquer une mesure préventive, la personne chargée de l'enquête, le magistrat instructeur ou le procureur délivrent une ordonnance motivée, ou le tribunal rend une décision motivée précisant l'infraction dont est soupçonnée la personne concernée, ainsi que les raisons du choix de cette mesure. L'ordonnance ou la décision est signifiée à la personne concernée, qui est informée en même temps des recours dont elle dispose.
Une copie de l'ordonnance ou de la décision relative à l'application de la mesure préventive est remise immédiatement à la personne qui en fait l'objet. »
Article 96 – Mise en détention provisoire
« La mise en détention en tant que mesure préventive s'applique, dans le respect des exigences de l'article 11 du (...) code, aux infractions passibles de par la loi d'une privation de liberté d'une durée supérieure à un an. A titre exceptionnel, cette mesure peut s'appliquer à des infractions pour lesquelles la loi prévoit une privation de liberté d'une durée inférieure à un an. »
Article 97 – Durée de la détention provisoire
« La durée d'une détention provisoire pendant une instruction pénale ne peut excéder deux mois. Elle peut être prolongée de trois mois supplémentaires par un procureur de district ou un procureur municipal (...) s'il est impossible de clore l'instruction et que des éléments motivent la modification de la mesure préventive. Une nouvelle prolongation peut être ordonnée – sans toutefois que la détention provisoire puisse dépasser six mois à compter du jour de l'incarcération – uniquement si l'affaire est particulièrement complexe, par un procureur d'une des régions constituant la Fédération de Russie (...)
La prolongation de la détention provisoire au-delà de six mois n'est autorisée qu'à titre exceptionnel, seulement pour des personnes accusées d'infractions graves ou particulièrement graves. Elle est ordonnée par un substitut du procureur général de la Fédération de Russie (jusqu'à un an) ou par le procureur général de la Fédération de Russie (jusqu'à dix-huit mois).
Cette durée ne peut en aucun cas faire l'objet d'une autre prolongation, et le prévenu incarcéré est alors en droit d'être immédiatement libéré.
Les pièces recueillies au cours d'une instruction terminée dans le cadre d'une affaire pénale doivent être produites pour consultation par le prévenu et son avocat un mois au moins avant le terme de la durée maximum de détention provisoire, telle qu'elle est définie au deuxième paragraphe du présent article. Si un prévenu se trouve dans l'impossibilité de consulter les pièces versées au dossier avant l'expiration de la période maximum de détention provisoire, le procureur général de la Fédération de Russie, [ou] un procureur d'une des régions constituant la Fédération de Russie (...) peut, cinq jours au moins avant l'expiration de la période maximum de détention provisoire, demander une prorogation au tribunal de l'oblast, du krai ou à une juridiction comparable.
Cinq jours au plus à compter du jour de réception de la demande, le juge doit prendre l'une des décisions suivantes :
proroger la durée autorisée de la détention provisoire jusqu'à ce que l'accusé et son avocat aient consulté les pièces versées au dossier et que l'affaire ait été renvoyée devant la juridiction de jugement par le procureur, dans tous les cas pour six mois maximum ;
rejeter la demande du procureur et libérer la personne concernée.
Dans le cadre de la même procédure, le délai de détention provisoire peut être prorogé, si nécessaire, afin que la demande de complément d'instruction présentée par l'accusé ou son avocat puisse être accueillie.
Si un tribunal ordonne un complément d'instruction alors que la période de détention provisoire de l'accusé est parvenue à son terme, mais que les circonstances de la cause interdisent toute modification de la mesure d'incarcération, la durée autorisée de la détention provisoire est prolongée par le procureur chargé de superviser l'instruction pour un mois maximum à compter de la date à laquelle l'affaire lui est transmise. Toute prorogation ultérieure de la durée autorisée doit prendre en compte le temps passé par l'accusé en prison avant le renvoi de l'affaire en jugement, et doit être effectuée selon les modalités et dans les délais prescrits par les premier et deuxième paragraphes du présent article.
Toute prorogation de la durée autorisée de la détention provisoire en vertu du présent article peut faire l'objet d'un recours devant un tribunal et d'un contrôle juridictionnel de sa légalité et de sa motivation dans le cadre de la procédure prévue aux articles 220¹ et 220² du (...) code. »
Article 101 – Révocation ou modification de la mesure préventive
« Une mesure préventive est révoquée lorsqu'elle cesse d'être nécessaire, ou est remplacée par une mesure plus sévère ou plus légère lorsque les circonstances de la cause l'exigent. La révocation ou la modification de la mesure préventive fait l'objet d'une ordonnance motivée de la personne chargée de l'enquête, du magistrat instructeur ou du procureur ou, après le renvoi en jugement, d'une décision motivée du tribunal.
La révocation ou la modification par la personne chargée de l'enquête ou par le magistrat instructeur de la mesure préventive appliquée sur les instructions du procureur ne peut s'effectuer qu'avec l'approbation de ce dernier. »
Article 223-1 – Fixation de la date d'audience
« Si l'accusé est incarcéré, la date d'audience doit être fixée dans les quatorze jours à compter de la date de renvoi en jugement. »
Article 239 – Délais concernant l'examen de l'affaire
« L'examen d'une affaire par un tribunal doit débuter dans les quatorze jours à compter de la fixation de la date d'audience. »
C. La loi fédérale sur la détention provisoire de personnes soupçonnées ou accusées d'infractions
Selon l'article 21 de cette loi, les demandes et plaintes adressées par des personnes soupçonnées ou accusées d'infractions à des organes de l'Etat, à des collectivités locales ou à des organisations non gouvernementales doivent être transmises par les autorités de la maison d'arrêt.
Les demandes et plaintes adressées à un procureur, à un tribunal ou à d'autres organes de l'Etat chargés de superviser les maisons d'arrêt par des personnes soupçonnées ou accusées d'infractions ne sont pas soumises à la censure et doivent être communiquées à leur destinataire dans une enveloppe scellée au plus tard le jour ouvrable suivant.
D. La réserve de la Fédération de Russie
L'instrument de ratification de la Convention déposé par la Fédération de Russie le 5 mai 1998 contient la réserve suivante :
« Conformément à l'article 64 de la Convention, la Fédération de Russie déclare que les dispositions de l'article 5, paragraphes 3 et 4, n'empêchent pas (...) l'application temporaire, sanctionnée par le Titre 2, point 6, deuxième alinéa, de la Constitution de la Fédération de Russie de 1993, de la procédure d'arrestation, de garde à vue et de détention de personnes soupçonnées d'avoir commis une infraction pénale, établie par l'article 11, paragraphe 1, l'article 89, paragraphe 1, les articles 90, 92, 96, 96-1, 96-2, 97, 101 et 122 du code de procédure pénale de la RSFSR du 27 octobre 1960, telle qu'amendée et complétée ultérieurement (...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les deux premiers requérants sont nés respectivement en 1948 et 1960 et résident à Paris.
Lorsque le Maroc fit acte de candidature à l’Union européenne, la Commission européenne voulut, afin d’apprécier cette candidature, être informée très précisément sur la question de la production de cannabis dans cet Etat et sur les mesures prises, conformément à la volonté politique du roi du Maroc lui-même, pour l’éradiquer. A cette fin, le secrétariat général de la Commission invita l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD) à réaliser une étude sur la production et le trafic de drogue au Maroc. Les enquêtes et rapports de cet observatoire, qui a cessé son activité en 2000, faisaient référence ; parmi les abonnés de ses publications figurent notamment le tribunal de grande instance et le parquet de Paris.
L’OGD remit son rapport à la Commission européenne en février 1994. Ce document citait le nom de personnes impliquées dans le trafic de drogue au Maroc. Mais pour être plus efficace dans les discussions qu’elle devait entamer avec les autorités marocaines, la Commission demanda à l’OGD d’établir une nouvelle version du rapport, en supprimant le nom des trafiquants. Cette version expurgée du rapport initial fut publiée notamment dans un ouvrage diffusé par l’OGD, « Etat des drogues, drogue des Etats », dans lequel un chapitre était consacré au Maroc. Le journal Le Monde avait évoqué cet ouvrage dans son édition datée du 25 mai 1994.
Quant à la version initiale, elle resta confidentielle pendant un certain temps, puis commença à circuler ; c’est à l’automne 1995 que Le Monde en eut connaissance. Ce rapport se présentait sous forme de douze chapitres respectivement intitulés : 1. Le cannabis au Maroc dans son contexte historique, 2. Présentation générale du Rif, 3. Les caractéristiques de la culture du cannabis, 4. Répercussions socioéconomiques et zones de production, 5. L’extension des surfaces cultivées, 6. Le Maroc, premier exportateur mondial de hachisch, 7. Les voies du trafic, 8. Les réseaux, 9. L’émergence des drogues dures, 10. L’argent de la drogue, 11. La « guerre à la drogue », et 12. Conclusions. Il était exposé qu’en dix ans les surfaces consacrées à la culture ancestrale du cannabis dans la région du Rif avaient été multipliées par dix et qu’à ce jour l’importance de la production faisait « du royaume chérifien un sérieux prétendant au titre de premier exportateur mondial de hachisch ».
Dans son édition datée du 3 novembre 1995, Le Monde rendit compte de ce rapport dans un article publié sous la signature d’Eric Incyan.
L’article était annoncé en première page sous le titre « Le Maroc, premier exportateur mondial de hachisch » et sous-titré « Un rapport confidentiel met en cause l’entourage du roi Hassan II ». Assez bref (une trentaine de lignes sur deux colonnes), il résumait les termes du rapport de l’OGD. En page 2 figurait un article plus développé (sur six colonnes) sous le titre « Un rapport confidentiel met en cause le pouvoir marocain dans le trafic du hachisch » et sous-titré « Selon ce document, commandé par l’Union européenne à l’Observatoire géopolitique des drogues, le Maroc est le premier exportateur mondial et le premier fournisseur du marché européen. Il souligne la responsabilité directe des autorités chérifiennes dans ces activités lucratives ». Le contenu de l’article était en outre résumé dans un chapeau introductif ainsi libellé : « Drogues – Dans un rapport confidentiel remis, en 1994, à l’Union européenne, et dont Le Monde a eu copie, l’OGD indique que « le Maroc est devenu, en quelques années, le premier exportateur de hachisch dans le monde et le premier fournisseur du marché européen ». Cette étude met en doute la volonté des autorités chérifiennes de mettre un terme à ce trafic, malgré la « guerre à la drogue » qu’elles ont lancée, à l’automne 1992, à grand renfort de publicité. La corruption assure aux réseaux de trafiquants l’appui de protecteurs, « du plus humble des fonctionnaires des douanes aux proches du Palais (...) »
Par une lettre du 23 novembre 1995, le roi du Maroc adressa au ministre français des Affaires étrangères une demande officielle de poursuites pénales contre le journal Le Monde. Cette demande fut transmise au ministre de la Justice, lequel saisit le parquet de Paris, conformément aux dispositions de l’article 48-5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
M. Colombani, directeur de la publication du quotidien Le Monde, et M. Incyan, auteur de l’article, furent cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris pour offense proférée à l’encontre d’un chef d’Etat étranger.
Par un jugement du 5 juillet 1996, considérant que le journaliste s’était borné à citer sans attaque gratuite ni déformation ou interprétation abusive les extraits d’un rapport dont le sérieux n’était pas contesté et qu’il avait par conséquent poursuivi un but légitime, le tribunal correctionnel estima que l’intéressé avait agi de bonne foi et le relaxa, de même que M. Colombani.
Le roi du Maroc ainsi que le ministère public interjetèrent appel de cette décision.
Par un arrêt du 6 mars 1997, la cour d’appel de Paris, tout en reconnaissant que « l’information réitérée du public par la presse sur un sujet tel que le trafic international de la drogue constitue d’évidence un but légitime », estima que la volonté d’attirer l’attention du public sur la responsabilité de l’entourage royal et sur « la bienveillance des autorités » en ce qu’elle impliquait « une tolérance de la part du roi » « n’était pas exempte d’animosité » puisqu’elle se trouvait « empreinte d’intention malveillante ». Les articles incriminés contenaient une « accusation de duplicité, d’artifice, d’hypocrisie constitutive d’une offense à chef d’Etat étranger ». La bonne foi du journaliste était exclue dans la mesure où il ne justifiait pas avoir « cherché à contrôler l’exactitude du commentaire de l’OGD » et qu’il s’en était tenu à la version unilatérale de cet organisme « en se faisant le porte-parole d’une thèse comportant de graves accusations » sans laisser planer aucun doute sur le sérieux de cette source d’information. De plus, la cour d’appel souligna que le journaliste n’avait pas cherché à contrôler si l’étude faite en 1994 était toujours d’actualité en novembre 1995. Elle releva qu’il n’avait justifié « d’aucune démarche faite auprès de personnalités, de responsables, d’administrations ou de services marocains aux fins de recueillir des explications sur l’absence de concordance entre les discours et les faits, voire simplement des observations sur la teneur du rapport de l’OGD ». En outre, l’auteur s’était abstenu d’évoquer l’existence d’un « Livre blanc », publié par les autorités marocaines en novembre 1994, relatif à la « politique générale du Maroc en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et pour le développement économique des provinces du Nord ».
Les requérants furent donc déclarés coupables d’offense envers un chef d’Etat étranger et condamnés chacun à payer une amende de 5 000 francs français (FRF) et à verser au roi Hassan II, déclaré recevable en sa constitution de partie civile, 1 FRF à titre de dommages-intérêts et 10 000 FRF, en application de l’article 475-1 du code de procédure pénale. La cour d’appel ordonna en outre à titre de complément de réparation la publication dans Le Monde d’un communiqué faisant état de cette décision de condamnation.
Les requérants se pourvurent en cassation contre cet arrêt.
Par un arrêt du 20 octobre 1998, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi ; elle approuva la cour d’appel qui avait considéré que « le caractère offensant du propos tenait à la suspicion de la sincérité de la volonté même du roi du Maroc de mettre un terme au trafic de drogue dans son pays, et à l’imputation de discours pernicieux, les effets d’annonce étant présentés comme n’ayant d’autre but que de maintenir l’image du pays », d’autant que la juridiction d’appel avait relevé que cette imputation de duplicité était répétée à deux reprises et constaté que dans le contexte de l’article présentant le Maroc comme le premier exportateur mondial de hachisch et mettant en cause la responsabilité directe du pouvoir marocain et de membres de la famille royale, cette insistance à attirer l’attention du lecteur sur la personne du roi était empreinte de malveillance.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Le délit d’offense publique à chef d’Etat étranger est prévu par l’article 36 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, lequel, à l’époque des faits, se lisait ainsi : « L’offense commise publiquement envers les chefs d’Etats étrangers, les chefs de gouvernements étrangers et les ministres des affaires étrangères d’un gouvernement étranger sera punie d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 300 000 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement. »
La loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes a modifié la disposition susmentionnée en supprimant la peine d’emprisonnement encourue.
Le délit d’offense à chef d’Etat étranger répond au souci de protéger les hauts responsables politiques étrangers contre certaines atteintes à leur honneur ou à leur dignité. A ce titre, cette infraction s’apparente au délit d’offense au président de la République française, prévu par l’article 26 de la même loi.
D’après la jurisprudence, la notion d’offense envers un chef d’Etat étranger doit s’entendre des injures, diffamations, expressions outrageantes ou de nature à offenser la délicatesse des personnes protégées. Ainsi, la Cour de cassation a précisé que « l’offense envers le chef d’un Etat (...) est constituée matériellement par toute expression de mépris ou d’invective, ou par toute imputation de nature à l’atteindre dans son honneur ou dans sa dignité à l’occasion de sa vie privée ou de l’exercice de ses fonctions » (Cass. crim., 17 juillet 1986).
Cette infraction est soumise à un régime juridique spécifique, prévu par la loi de 1881. L’article 48 pose une règle juridique particulière. Il dispose en effet que la poursuite ne peut avoir lieu que sur demande de la victime de l’offense, laquelle doit être adressée au ministre des Affaires étrangères, qui la communique ensuite au ministre de la Justice. Par ailleurs, à la différence de la diffamation, il n’y a pas de présomption de mauvaise foi. C’est à la partie poursuivante qu’il incombe de rapporter la preuve de l’intention de nuire. En revanche, l’exceptio veritatis n’est pas admise comme exonération du délit d’offense (à la différence de ce qui existe en matière de diffamation). Enfin, les articles 42 et 43 instituent un mécanisme de responsabilité en cascade. Ils prévoient que seront poursuivis, comme auteurs principaux, les directeurs de publications ou éditeurs et, comme complices, les auteurs des écrits litigieux.
Selon le Gouvernement, les juridictions françaises ont circonscrit la portée de l’article 36 en indiquant qu’il ne vise qu’à « réprimer un usage abusif de la liberté d’expression » (cour d’appel de Paris, 2 octobre 1997) et ont entendu restrictivement la notion d’usage abusif de cette liberté.
Concernant le champ d’application, les juridictions françaises ont considéré que le délit prévu par l’article 36 ne faisait pas obstacle au droit de critique de nature politique (cour d’appel de Paris, arrêts des 2 octobre 1997 et 13 mars 1998). Cet article ne peut être invoqué qu’en cas d’attaque personnelle d’un chef d’Etat étranger ; l’offense vise donc la personne ellemême, sa réputation et non la politique qu’elle met en œuvre (cour d’appel de Paris, 27 juin 1995).
Les juridictions françaises ont aussi estimé que certaines imputations, même formulées avec audace, relatives au comportement des membres d’une famille régnante, ne portaient pas pour autant atteinte à la personne du chef de l’Etat. Elles ont de surcroît admis que le ton volontairement outrancier et sarcastique inhérent au genre satirique utilisé par les auteurs d’une émission de télévision ne constituait pas une atteinte au respect de la vie privée de personnalités étrangères (cour d’appel de Paris, 11 mars 1991). Seule une virulence particulière, démontrant une intention délibérée de nuire, pourrait tomber sous le coup de l’article 36 (cour d’appel de Paris, 27 juin 1995).
Quant à l’intention de nuire, les juridictions françaises ont toujours insisté sur le fait que l’intention d’offenser ne se présume pas. La preuve de l’intention d’offenser doit être établie à l’encontre de l’auteur des propos (cour d’appel de Paris, 13 mars 1998). Le prévenu dispose de la faculté de faire valoir publiquement et contradictoirement ses moyens de défense, sans être soumis au mécanisme complexe des offres de preuve (Cass. crim., 22 juin 1999).-
Le Gouvernement affirme qu’à ce titre le régime du délit d’offense à chef d’Etat est plus protecteur que celui de la diffamation classique, où la mauvaise foi est présumée. Dans le cadre de l’appréciation de l’éventuelle intention de nuire, les magistrats examinent le caractère sérieux et objectif de l’enquête menée par les journalistes (cour d’appel de Paris, 13 mars 1998) ou le caractère étayé des affirmations (cour d’appel de Paris, 2 octobre 1997). L’absence d’exceptio veritatis, qui existe en matière de diffamation, est donc compensée, selon le Gouvernement, par le libéralisme manifesté par les juges dans la détermination de l’intention de nuire (Cass. crim., 22 juin 1999).
Les requérants ont soumis à la Cour un jugement rendu le 25 avril 2001 par la 17e chambre – chambre de la presse – du tribunal de grande instance de Paris qui concernait les poursuites intentées à la requête de trois chefs d’Etats africains, les présidents Idriss Deby, Omar Bongo et Denis Sassou Nguesso, pour offense publique envers un chef d’Etat étranger en raison de la publication par les éditions Les Arènes d’un livre intitulé : « Noir Silence. Qui arrêtera la Françafrique ? »
Le tribunal de grande instance de Paris a considéré que « l’incrimination posée par l’article 36 de la loi sur la presse et son application par la jurisprudence, ne satisfont pas à l’ensemble des exigences prévues par l’article 10 de la Convention européenne », et ce pour trois raisons. En premier lieu, le tribunal a constaté que l’article 36 instituait en faveur des chefs d’Etats étrangers « un régime exorbitant du droit commun, recourant à une définition particulièrement large des comportements incriminés, et excluant tout débat sur la preuve de la vérité des faits allégués, au point que la doctrine s’accorde à dire que les chefs d’Etats étrangers bénéficient, en France, d’une protection supérieure à celle concernant le chef de l’Etat français lui-même ou le chef du gouvernement français ».
En deuxième lieu, le tribunal a constaté que le terme « offense » n’est pas défini par la loi et correspond à une formule évasive, d’interprétation malaisée. Pour justifier ce constat, le tribunal a rappelé la définition donnée par la jurisprudence, selon laquelle l’offense s’entend de « toute expression offensante ou de mépris, toute imputation diffamatoire ou injurieuse, qui, tant à l’occasion de l’exercice des fonctions que de la vie privée, sont de nature à atteindre un chef d’Etat étranger dans son honneur, sa dignité ou la délicatesse de ses sentiments », pour en déduire qu’une formulation aussi générale introduisait « une large marge d’appréciation subjective dans la définition de l’élément légal de l’infraction » qui ne permet pas au journaliste ou à l’écrivain de connaître à l’avance avec une certitude suffisante le champ d’application de l’interdit. Le tribunal a ajouté que la distinction que s’efforce d’opérer la doctrine entre la critique acceptable, c’est-à-dire celle qui vise les actes politiques du chef d’Etat étranger, et l’offense condamnable, à savoir celle qui est dirigée contre la personne même de celui-ci, était d’une mise en œuvre malaisée ainsi que le révélait l’examen de la jurisprudence en la matière, laquelle affirme que « l’offense adressée à l’occasion des actes politiques atteint nécessairement la personne ».
En troisième lieu, le tribunal a estimé que pareille incrimination ne constituait pas une mesure nécessaire dans une société démocratique car la diffamation et l’injure réprimées par la loi du 29 juillet 1881 suffisaient à permettre à tout chef d’Etat, comme à toute personne, de faire sanctionner des propos portant atteinte à son honneur ou à sa considération ou s’avérant outrageants.
Enfin, se plaçant sur le terrain de l’article 6 de la Convention, le tribunal a relevé que le caractère vague du terme d’offense ne permettait pas une défense adéquate dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 et qu’en privant le prévenu du droit de rapporter la preuve de la vérité des faits allégués, l’article 36 de ladite loi ne lui assurait pas l’égalité des armes.
Le dossier ne révèle pas si ce jugement a été ou non frappé d’appel et, dans l’affirmative, ce qu’il en est advenu.
Le 12 mars 2001, un sénateur a déposé une proposition de loi visant à obtenir la suppression du régime d’offense à chef d’Etat étranger. Le dossier ne permet pas non plus de dire si cette initiative récente sera suivie d’effet. | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant est né en 1948 et réside à Fougaron.
Le 12 juin 1996, le requérant fut condamné par la cour d'assises de Haute-Garonne à une peine de quinze ans d'emprisonnement pour vols en bande organisée avec arme, séquestration et escroquerie. Il fut incarcéré à la maison centrale de Lannemezan (Hautes-Pyrénées).
A la fin de l'année 1998, son état de santé se détériora.
Le 8 janvier 1999, un médecin de l'unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) de la maison centrale de Lannemezan délivra un certificat médical dans lequel on pouvait lire :
« Il s'agit d'un patient qui présente des antécédents [médicaux] lourds (...)
Récemment, a été découverte chez ce patient une leucémie lymphoïde chronique de type B faiblement tumorale (...)
Cette leucémie ne s'accompagne pas pour l'instant d'une altération des autres lignées en particulier il n'y a pas d'anémie, ni de thrombopénie.
On note par contre des adénopathies axillaires bilatérales prédominantes à droite.
Certificat fait à la demande de l'intéressé et remis en main propre dans le cadre d'une demande de libération conditionnelle médicale. »
Le 30 septembre 1999, un autre rapport médical indiquait ceci :
« Il s'agit d'un patient qui présente une leucémie lymphoïde chronique responsable d'une asthénie importante. Par ailleurs, il présente des séquelles orthopédiques d'un traumatisme du genou gauche et de la cheville gauche avec comme séquelles, une arthrose fémoro-patellaire et fémoro-tibiale gauche rendant la position assise prolongée, jambes pliées, pénible.
D'autre part, en raison des séquelles orthopédiques qu'il présente au niveau du membre inférieur gauche, ce patient doit se déplacer avec une canne.
Son état de santé n'est pas compatible avec le port des entraves au niveau des membres inférieurs. »
Le 6 décembre 1999, le médecin de l'UCSA précisa que le port d'entraves aux membres inférieurs était contre-indiqué.
Le requérant présenta une demande de grâce médicale auprès de la présidence de la République qui fut rejetée le 7 mars 2000.
Le 31 mars 2000, l'observatoire international des prisons (OIP) publia un communiqué :
« Pas de libérations anticipées pour les détenus atteints de pathologies graves
Le garde des Sceaux a rejeté le 7 mars 2000 les recours en grâce formés en faveur d'un détenu atteint d'une pathologie d'évolution rapide.
Jean Mouisel, âgé de 52 ans, est actuellement incarcéré au centre de détention de Lannemezan. Il présente une leucémie lymphoïde chronique diagnostiquée en novembre 1998. J. Mouisel a purgé les deux tiers de sa peine. Compte tenu des réductions de peine, il arrive en fin de peine en 2002. Le 24 février 2000, un médecin de l'UCSA du centre pénitentiaire de Lannemezan établit un certificat attestant de la transformation de la maladie en lymphome, rendant ainsi nécessaire la mise en place d'une chimiothérapie anticancéreuse prolongée. Ce détenu subit des extractions médicales hebdomadaires vers l'hôpital civil et doit endurer sa maladie en détention. Il ne peut recevoir de visites de ses proches qu'une fois par semaine, suivant le régime en vigueur dans cet établissement.
Des recours en grâce ont été intentés par le médecin ainsi que des associations. La Chancellerie, qui centralise les demandes et prend une première décision, n'a pas jugé bon de transmettre le dossier à la présidence de la République.
L'OIP rappelle que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements dégradants » (article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'homme). »
Le 12 mai 2000, le médecin de l'UCSA établit un autre certificat médical :
« Ce patient est porteur d'une leucémie lymphoïde chronique diagnostiquée en novembre 1998 avec, actuellement, transformation en lymphome.
Le diagnostic de lymphome a été porté début février 2000 au cours d'une consultation auprès du service d'hématologie auprès de l'hôpital de Purpan de Toulouse.
Actuellement, l'état de santé de Monsieur Mouisel nécessite une prise en charge anticancéreuse sous forme d'une chimiothérapie réalisée en hospitalisation de jour toutes les trois semaines.
Cette chimiothérapie est actuellement réalisée au centre médicochirurgical de l'hôpital de Lannemezan. Ce patient devra bénéficier d'une réévaluation de sa pathologie hématologique début août 2000 à l'issue de la chimiothérapie actuellement entreprise.
Par la suite, il est prévu la poursuite d'une chimiothérapie mais par voie orale en fonction de la réévaluation qui sera faite au CHU à Toulouse.
En ce qui concerne la compatibilité avec le maintien en détention, celle-ci reste à déterminer par expertise. »
Le 3 juin 2000, le requérant s'adressa au directeur de la maison centrale pour lui relater une séance de chimiothérapie, en date du 30 mai 2000, à l'hôpital de Lannemezan :
« (...) Au bout d'une heure 45 minutes, vu la violence du débit de mon goutte-à-goutte, celui-ci me faisait trop mal. Tant la souffrance était grande, j'ai dû diminuer la vitesse du débit. Mon geste n'a pas plu au surveillant M. T., le chef d'escorte, rouge de colère, il est entré en hurlant dans la chambre en criant. Il m'a fait remarquer que si l'infirmière avait ouvert le débit en grand du goutte-à-goutte, que je n'avais pas à y toucher. Je le cite « il n'allait pas ainsi que son collègue de l'escorte passer toute la journée à l'hôpital ».
Surpris par tant d'agressivité à mon encontre, j'ai voulu arracher le goutte-à-goutte. La douleur était trop violente, me faisait souffrir, ce[la] devenait insupportable (...) L'intervention du docteur et de l'infirmière (...) m'ont convaincu de terminer la séance de chimiothérapie. Après le départ du médecin le chef d'escorte m'a dit que cette affaire se réglerait au retour à la maison centrale.
A la fin de cette séance de chimiothérapie, j'étais au plus mal, tant cette injection m'avait fortement affaibli (...). Je fus dûment enchaîné au poignet, et traîné avec vigueur et brutalité par la chaîne que tirait le surveillant dans les couloirs de l'hôpital sans doute en signe de représailles. Le matin, à notre arrivée, j'étais normalement enchaîné au poignet sans être brusqué.
Monsieur le Directeur, je suis soigné pour une leucémie, c'est-à-dire pour un cancer du sang qui n'a rien à voir avec une grippe quelconque ! Car dans mon cas hélas il n'y a pas de guérison possible, la maladie que j'ai attrapée ici à la maison centrale de Lannemezan est incurable.
En conclusion, je déduis légitimement que les personnels pénitentiaires d'escorte, demandent régulièrement aux infirmières de l'hôpital de faire le nécessaire pour m'injecter au plus vite mon traitement afin de ne pas passer la journée à m'attendre.
Donc ce problème n'a pas de solution pour l'instant sur le plan administratif je dois dans l'immédiat renoncer aux séances de chimiothérapie. Ce n'est pas que je refuse le traitement mais les conditions satisfaisantes ne sont pas réunies (...) Voilà plusieurs mois que cela dure et je ne le supporte plus, mon état physique ne me le permet pas et mon moral se dégrade de jour en jour. Je suis en train de mourir, je voudrais que cela se fasse dans la paix et non dans une atmosphère de lutte. »
A la suite d'une autre demande de grâce médicale, un expert près la cour d'appel de Pau fut mandaté par le ministère de la Justice pour procéder à une expertise visant à décrire l'état de santé du requérant, définir la nature et les modalités des soins nécessaires, préciser les perspectives d'évolution concernant notamment l'espérance de vie et déterminer si son état de santé et les traitements actuellement en cours ou prévisibles sont compatibles avec une détention en milieu spécialisé. L'expert procéda à sa mission le 28 juin 2000 et relata ce qui suit :
« (...) Sur les faits nouveaux
Selon le certificat du 12 mai 2000, M. Mouisel présente une pathologie de leucémie chronique diagnostiquée en 1998, en transformation lymphomateuse actuelle (...)
Cet état a nécessité une mise en place d'une chimiothérapie lourde avec implantation d'une voie d'abord par « port à cath ».
Son état a également justifié son transport en véhicule sanitaire léger lors de ses transferts à l'hôpital pour la réalisation de la chimiothérapie (réalisation de l'hôpital de jour au centre médicochirurgical de l'hôpital de Lannemezan) à raison d'une cure d'abord toutes les semaines puis toutes les trois semaines (...)
Etat clinique au jour de l'examen :
Symptomatologie fonctionnelle exprimée par les doléances de l'intéressé
– asthénie et fatigabilité permanentes ;
– réveils nocturnes douloureux ;
– (...)
– fatigabilité musculaire avec essoufflement ;
– impact psychologique allégué de stress sur son espérance de vie et la dégradation de son état de santé ; cet état a nécessité la mise en place d'un traitement antidépresseur en cours actuellement (...)
Il est à noter qu'une grande partie de la symptomatologie fonctionnelle est à mettre sur le compte de la chimiothérapie mise en place (...)
Mention particulière est faite sur une problématique d'accompagnement et de surveillance lors des extractions pour mise en place de la chimiothérapie en centre hospitalier, l'intéressé ayant en effet suspendu le consentement à l'acte depuis le 20 juin 2000.
Examen clinique :
(...)
Il est à noter que selon production de pièces M. Mouisel est bénéficiaire d'un taux d'invalidité actuel de 80 % (Cotorep) sur décision du 6 avril 2000 avec allocation d'adulte handicapé pour la période du 2/2/99 au 2/2/01.
Conclusion :
Au jour de l'examen, l'état de santé du requérant s'est dégradé par évolution de sa pathologie hématologique diagnostiquée en novembre 1998 sous la forme d'une leucémie (...)
Monsieur Mouisel bénéficie actuellement d'une chimiothérapie lourde réalisée en hospitalisation de jour au centre hospitalier de Lannemezan à raison d'une cure toutes les trois semaines, par transport médicalisé (véhicule sanitaire léger).
Ce traitement anticancéreux (...) déjà difficilement compatible dans le cadre d'une détention en maison centrale devient actuellement problématique compte tenu de la position récente de l'intéressé dans le cadre du non-consentement à l'acte dans les conditions de détention actuelle (et ce depuis le 20 juin 2000, date prévue pour son traitement).
Cet état de non-consentement à l'acte, malgré toute l'information émanant de l'environnement médical de l'U.C.S.A. de Lannemezan est propre à voir évoluer rapidement sa nouvelle pathologie avec dégradation de l'espérance de vie de l'intéressé.
De ce fait, une prise en charge en milieu spécialisé devrait s'imposer. »
Le 19 juillet 2000, le requérant fut transféré d'urgence vers le centre de détention de Muret (en vue d'un rapprochement vers le centre hospitalier universitaire de Toulouse), où il bénéficia d'une cellule individuelle.
Le 3 octobre 2000, le requérant fit une demande de reconnaissance d'accident post-vaccinal (vaccination contre l'hépatite B, à l'origine de son cancer selon lui) auprès de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales de la Haute-Garonne. Il reçut une réponse du bureau de l'éthique et du droit du ministère de l'Emploi et de la Solidarité le 24 octobre qui l'informa de ce que la responsabilité sans faute de l'Etat ne pouvait être engagée qu'à raison des conséquences dommageables des seules vaccinations obligatoires imposées par le code de la santé publique. Or l'obligation vaccinale contre l'hépatite B ne concerne que certaines catégories professionnelles exposées à un risque de contamination, ce qui n'est pas le cas de l'intéressé.
Le 14 novembre 2000, le requérant se vit notifier une réponse du directeur régional de l'administration pénitentiaire à la suite de sa requête concernant l'application de l'article 803 du code de procédure pénale (port des menottes ou entraves, voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous) :
« (...) Les termes de l'article ne fait [sic] pas un accès absolu à l'absence de menottes ou d'entraves et ne fait [sic] pas expressément référence à l'état de santé d'une personne détenue. Ils laissent une appréciation aux « prescripteurs » de mesures de sécurité, gendarmes, policiers ou surveillants. Par ailleurs responsables des mesures de sécurité.
Le CPP prévoit d'autre part dans son article D 283 le port des menottes et des entraves dans le simple cadre de « précautions contre les évasions », à l'exception de la présentation devant une autorité judiciaire. Dans le cadre de l'exécution d'une longue peine pour des faits criminels ayant porté atteinte à l'intégrité sur le physique d'autrui, il est fait application des mesures appropriées. »
Le 20 novembre 2000, le garde des Sceaux, en réponse à une requête introduite par la Ligue des droits de l'homme pour le requérant, rejeta une demande de grâce.
Le 24 novembre 2000, le requérant reçut un courrier de la part du médecin qui l'avait suivi à Lannemezan :
« (...) En ce qui concerne votre état de santé, il semble effectivement qu'il existe une évolution actuellement (...) Je crois que cela vaut toujours la peine de se battre contre une maladie quelle qu'elle soit, même s'il n'y a pas de guérison possible, il y a une rémission possible et ce d'autant plus que le Dr N. vous propose une nouvelle chimiothérapie que je vous conseille vivement d'accepter (...) »
Le certificat médical du 21 février 2001, provenant d'un médecin de l'hôpital de Toulouse (service d'hématologie) se lit ainsi :
« Monsieur Mouisel est suivi par notre service depuis février 2000 pour une leucémie lymphoïde chronique avec initialement hypertrophie amygdalienne bilatérale responsable d'une dysphagie et volumineuse adénopathie axillaire droite de 15 cm de diamètre.
Il a reçu dans un premier temps une chimiothérapie hebdomadaire selon le protocole COP puis CVP mensuel puis traitement par chloraminophène.
Les résultats obtenus étaient satisfaisants mais en novembre 2000 nous avons noté une réaugmentation de taille de l'adénopathie axillaire droite et nous avons donc repris une chimiothérapie mensuelle selon le protocole CVP.
Une biopsie ganglionnaire effectuée en janvier a mis en évidence une maladie de Hodgkin. Il est donc prévu trois cycles de chimiothérapie selon le protocole ABVD puis une radiothérapie complémentaire. »
Par une ordonnance du 22 mars 2001, le juge de l'application des peines du tribunal de grande instance de Toulouse admit le requérant au bénéfice de la libération conditionnelle jusqu'au 20 mars 2005 avec obligation de se soumettre à des mesures de traitement ou de soins médicaux :
« Sur la recevabilité
Attendu que M. Mouisel exerce l'autorité parentale sur sa fille née le 04/09/1993 (...) et pour laquelle aucune peine complémentaire de déchéance de l'autorité parentale n'a été prononcée ;
Que l'article 729-3 du CPP donne compétence au juge de l'application des peines concernant le cas de détenus ayant moins de 4 ans à purger, et exerçant l'autorité parentale sur un mineur de moins de 10 ans ;
Sur le fond
Attendu qu'il apparaît, à la lecture des certificats médicaux versés aux débats (7 décembre 2000, 3 janvier et 21 février 2001), que l'état de santé de l'intéressé est devenu incompatible avec le maintien en détention en raison des soins médicaux indispensables dans le cadre d'une hospitalisation régulière ;
Qu'ainsi la mesure de libération conditionnelle avec hébergement chez son épouse (cf. attestation du 30 janvier 2001) et soins prodigués selon protocole médical de l'hôpital Purpan reste opportune, nonobstant le passé judiciaire de l'intéressé ; (...) »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Assemblée nationale – Rapport fait au nom de la commission d'enquête sur la situation dans les prisons françaises – Tome I – p. 249 – (28 juin 2000)
Extrait de la partie V intitulée « Aller vers l'indispensable maîtrise de la population pénale »
« A. Retrouver la maîtrise des flux
1) Limiter les incarcérations
(...)
e) les détenus malades ou âgés
Le nombre croissant de détenus âgés a déjà été souligné ; 1 455 détenus à la fin de 1999 étaient âgés de plus de 60 ans et ce nombre a quasiment doublé en quatre ans. Cette recrudescence est liée notamment à l'accroissement des condamnations pour harcèlement sexuel, viol ou inceste.
L'inadéquation de la prise en charge de ces détenus et de façon plus large, des détenus gravement malades ou dépendants, a également déjà été évoquée.
La présence de ces personnes dans les établissements pénitentiaires pose très concrètement la question de la mort en prison. Les personnels surveillants, les autres détenus ne sont pas préparés à cette éventualité et rien n'est fait de façon très encadrée pour accompagner le détenu dans ses derniers instants. Mourir en prison, c'est affronter une solitude sans espoir ; c'est un constat d'échec et de gâchis pour les familles qui n'ont pu être présentes dans les derniers moments.
L'ensemble des personnels pénitentiaires essaient, dans la mesure du possible, de transférer le malade à l'hôpital dans ses derniers jours ; se pose néanmoins, là encore, la question des escortes et la difficulté de mobiliser des forces de police ou de gendarmerie. L'attitude des médecins, qui trop souvent renvoient le malade en prison une fois l'alerte passée, aussi facilement que si celui-ci retournait chez lui, a également été maintes fois évoquée ; un cas particulier au centre de détention de Caen où le médecin a renvoyé le malade en prison où il est mort deux jours après, semble ainsi avoir particulièrement frappé les esprits des membres du personnel pénitentiaire.
Il n'est pas digne de mourir en prison. La question du maintien en détention des détenus malades ou âgés se pose donc. La grâce médicale n'est accordée aujourd'hui que par le Président de la République. Cette mesure paraît cependant être proposée parcimonieusement et accordée encore plus prudemment ; en 1998, 27 dossiers ont été présentés au Président de la République et 14 grâces ont été accordées ; en 1999, 33 propositions pour 18 grâces prononcées.
(...)
Il semble effectivement nécessaire de revoir les procédures de grâce médicale ; rien ne justifie que cette décision relève encore actuellement du Président de la République. La procédure devrait relever du juge de l'application des peines qui pourrait, pour prendre sa décision, s'appuyer sur des expertises médicales établissant que le détenu est atteint d'une maladie mettant en jeu le pronostic vital. »
Code de procédure pénale (CPP)
i. Depuis une loi du 18 janvier 1994, les soins dispensés aux détenus ont été transférés au service public hospitalier. Ce sont ainsi les structures médicales implantées dans les établissements pénitentiaires, dépendant directement de l'hôpital public situé à proximité de chacun de ces établissements pénitentiaires, qui dispensent aux détenus les traitements médicaux (article D 368).
ii. Les dispositions du CPP relatives à la libération conditionnelle sont les suivantes :
Article 722
« Auprès de chaque établissement pénitentiaire, le juge de l'application des peines détermine pour chaque condamné les principales modalités du traitement pénitentiaire. Dans les limites et conditions prévues par la loi, il accorde (...) la libération conditionnelle (...). Sauf urgence, il statue après avis de la commission d'application des peines (...)
(...) »
(Loi no 2000-516 du 15 juin 2000, applicable à compter du 1er janvier 2001) « Les mesures (...) de libération conditionnelle sont accordées, ajournées, refusées, retirées ou révoquées par décision motivée du juge de l'application des peines saisi d'office, sur la demande du condamné ou sur réquisition du procureur de la République (...) »
Article 729
(Loi no 2000-516 du 15 juin 2000) « La libération conditionnelle tend à la réinsertion des condamnés et à la prévention de la récidive. Les condamnés ayant à subir une ou plusieurs peines privatives de liberté peuvent bénéficier d'une libération conditionnelle s'ils manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale, notamment lorsqu'ils justifient soit de l'exercice d'une activité professionnelle, soit de l'assiduité à un enseignement ou à une formation professionnelle ou encore d'un stage ou d'un emploi temporaire en vue de leur insertion sociale, soit de leur participation essentielle à la vie de famille, soit de la nécessité de subir un traitement (...) »
(Loi no 92-1336 du 16 décembre 1992) « Sous réserve des dispositions de l'article 132-23 du code pénal, la libération conditionnelle peut être accordée lorsque la durée de la peine accomplie par le condamné est au moins égale à la durée de la peine lui restant à subir. Toutefois, les condamnés en état de récidive (...) ne peuvent bénéficier d'une mesure de libération conditionnelle que si la durée de la peine accomplie est au moins égale au double de la durée de la peine restant à subir. (...) »
Article 729-3
(Loi no 2000-516 du 15 juin 2000) « La libération conditionnelle peut être accordée pour tout condamné à une peine privative de liberté inférieure ou égale à quatre ans, ou pour laquelle la durée de la peine restant à subir est inférieure ou égale à quatre ans, lorsque ce condamné exerce l'autorité parentale sur un enfant de moins de dix ans ayant chez ce parent sa résidence habituelle.
(...) »
Article 730
« Lorsque la peine privative de liberté prononcée est d'une durée inférieure ou égale à dix ans, ou que, quelle que soit la peine initialement prononcée, la durée de détention restant à subir est inférieure ou égale à trois ans, la libération conditionnelle est accordée par le juge de l'application des peines selon les modalités prévues par l'article 722.
Dans les autres cas, la libération conditionnelle est accordée par la juridiction régionale de la libération conditionnelle, selon les modalités prévues par l'article 722-1.
(...) »
Une circulaire du 18 décembre 2000 (CRIM 00-15 F1), présentant les dispositions de la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes concernant l'application des peines, précise :
« Aux termes des dispositions du nouvel article 729-3 (...), la libération conditionnelle peut être accordée pour tout condamné à une peine privative de liberté inférieure ou égale à quatre ans, ou pour laquelle la durée de la peine restant à subir est inférieure ou égale à quatre ans, lorsque ce condamné exerce l'autorité parentale sur un enfant de moins de dix ans ayant chez ce parent sa résidence habituelle. (...)
Ces dispositions ne remettent pas en cause la condition générale liée à l'existence d'efforts sérieux de réinsertion sociale exigée par l'article 729, qui doit être appréciée par le juge de l'application des peines. Elles n'impliquent donc pas l'octroi systématique d'une mesure de libération conditionnelle rentrant dans leur champ d'application.
Elles permettent en revanche, selon l'importance de la peine prononcée, une libération plus rapide que celle pouvant intervenir dans les délais prévus par cet article. (...) »
Ces dispositions étendent les pouvoirs du juge de l'application des peines en matière de libération conditionnelle et répondent aux critiques élevées depuis de nombreuses années sur le fait qu'aucune libération anticipée pour les malades en phase terminale n'était prévue par la législation française à l'exception de la procédure de grâce médicale qui relève de l'appréciation du président de la République (articles 17 et 19 de la Constitution).
iii. Une loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé complète le CPP et y insère un nouvel article 720-1-1. Cette disposition prévoit la possibilité de suspendre une peine, « quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir (...) pour les condamnés dont il est établi qu'ils sont atteints d'une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d'hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux ». Le juge peut ordonner une suspension de la peine pour une durée qui n'a pas à être déterminée. Il diligente les deux expertises nécessaires en vue de prononcer la suspension ou de la supprimer.
iv. L'article 803 CPP est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis au port des menottes ou des entraves que s'il est considéré soit comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, soit comme susceptible de tenter de prendre la fuite. »
Une circulaire générale C 803 du 1er mars 1993, relative à cet article, prévoit :
« L'article 60 de la loi du 4 janvier 1993, entré en vigueur dès la publication de la loi, crée un article 803 posant le principe que nul ne peut être soumis au port des menottes ou des entraves que s'il est considéré comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, ou susceptible de vouloir prendre la fuite. Cette disposition s'applique à toute escorte d'une personne, qu'elle soit gardée à vue, déférée, détenue provisoire ou condamnée. Il appartient aux fonctionnaires ou militaires de l'escorte d'apprécier, compte tenu des circonstances de l'affaire, de l'âge et des renseignements de personnalité recueillis sur la personne escortée, la réalité des risques qui justifient seuls, selon la volonté du législateur, le port des menottes ou des entraves.
Sous réserve de circonstances particulières, une personne gardée à vue après s'être volontairement constituée prisonnière, une personne dont l'âge ou l'état de santé réduisent la capacité de mouvement, une personne qui n'est condamnée qu'à une courte peine d'emprisonnement ne sont pas susceptibles de présenter les risques prévus par la loi. (...) »
III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS
Rapport au gouvernement de la République française relatif à la visite en France du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 14 au 26 mai 2000
Si les conditions matérielles de détention au centre pénitentiaire de Lannemezan ont été jugées de haute qualité (paragraphe 78 du rapport), le transfert en milieu hospitalier extérieur continue d'être une préoccupation soulevée par le CPT dans le cadre de ses visites des établissements pénitentiaires :
« En dépit des recommandations faites par le CPT au paragraphe 144 de son rapport relatif à la visite de 1996, la délégation qui a effectué celle de 2000, a encore recueilli des informations (notamment à Lyon) sur les conditions de transfert ainsi que d'examen médical et d'hospitalisation de patients détenus, non conformes à l'éthique médicale : menottage systématique serré des patients, sans distinction quant à leur état de santé ou âge ; examen/soins médicaux en présence de membres de forces de l'ordre, patients entravés à leur lit d'hôpital.
A cet égard, les autorités françaises ont signalé avoir élaboré un projet de circulaire en vue de faciliter l'application du principe du caractère exceptionnel de l'usage de menottes ou d'entraves.
Le CPT recommande d'accélérer l'adoption de ce texte et d'y inclure expressément les recommandations formulées au paragraphe 144 de son rapport relatif à la visite de 1996, à savoir :
– que toute consultation médicale de même que tous les examens et soins médicaux effectués dans les établissements hospitaliers civils se déroulent hors de l'écoute et – sauf demande contraire du personnel médical soignant relative à un détenu particulier – hors de la vue des membres des forces de l'ordre ;
– d'interdire la pratique consistant à entraver à leur lit d'hôpital des patients détenus pour des raisons de sécurité. (...)
Le CPT en appelle aux autorités françaises pour qu'elles mènent à bien dans les meilleurs délais, la mise en place du schéma national d'hospitalisation afin d'offrir dans tout le pays, des conditions de prise en charge hospitalière de patients détenus conformes à l'éthique médicale et au respect de la dignité humaine. » (paragraphe 105 du rapport)
Troisième rapport général d'activités du CPT couvrant la période du 1er janvier au 31 décembre 1992 (chapitre III – services de santé dans les prisons)
« iv) incapacité à la détention
Des exemples typiques sont ceux de détenus qui présentent un pronostic fatal à court terme, ceux qui souffrent d'une affection grave dont le traitement ne peut être conduit correctement dans les conditions de la détention ainsi que ceux qui sont sévèrement handicapés ou d'un grand âge. La détention continue de telles personnes en milieu pénitentiaire peut créer une situation humainement intolérable. Dans des cas de ce genre, il appartient au médecin pénitentiaire d'établir un rapport à l'intention de l'autorité compétente, afin que les dispositions qui s'imposent soient prises. »
Recommandation no R (98) 7 adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe le 8 avril 1998 relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire
« C. Personnes inaptes à la détention continue : handicap physique grave, grand âge, pronostic fatal à court terme
Les détenus souffrant de handicaps physiques graves et ceux qui sont très âgés devraient pouvoir mener une vie aussi normale que possible et ne pas être séparés du reste de la population carcérale. Les modifications structurelles nécessaires devraient être entreprises dans les locaux pour faciliter les déplacements et les activités des personnes en fauteuil roulant et des autres handicapés, comme cela se pratique à l'extérieur de la prison.
La décision quant au moment opportun de transférer dans des unités de soins extérieures les malades dont l'état indique une issue fatale prochaine devrait être fondée sur des critères médicaux. En attendant de quitter l'établissement pénitentiaire, ces personnes devraient recevoir pendant la phase terminale de leur maladie des soins optimaux dans le service sanitaire. Dans de tels cas, des périodes d'hospitalisation temporaire hors du cadre pénitentiaire devraient être prévues. La possibilité d'accorder la grâce ou une libération anticipée pour des raisons médicales devrait être examinée. »
Recommandation Rec(2000)22 du Comité des Ministres aux Etats membres concernant l'amélioration de la mise en œuvre des règles européennes sur les sanctions et mesures appliquées dans la communauté
Annexe 2 : principes directeurs tendant à une utilisation plus efficace des sanctions et mesures appliquées dans la communauté :
« Législation
Il convient de mettre en place un éventail de sanctions et mesures appliquées dans la communauté qui soit suffisamment large et varié et pourrai[t] comporter, à titre d'exemple :
(...)
– la suspension, assortie de conditions, de l'exécution d'une peine d'emprisonnement ;
(...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante était une ressortissante roumaine née en 1912 et est décédée en 2000. A l’époque des faits, elle résidait à Timisoara.
Le 9 juin 1993, la requérante saisit le tribunal de première instance de Timişoara d’une action visant à faire constater la nullité de la nationalisation de l’immeuble qu’elle avait reçu en dot en 1932. Elle sollicita également l’annulation de l’inscription du droit de propriété de l’Etat et l’inscription dans le livre foncier de son droit de propriété sur l’immeuble. L’intéressée faisait valoir qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient pas être nationalisés. Or, au moment de la nationalisation, en 1950, elle était femme au foyer et son époux médecin militaire.
Par jugement du 7 septembre 1993, le tribunal de première instance releva que c’était par erreur que la maison de la requérante avait été nationalisée, car elle faisait partie d’une catégorie de personnes que le décret no 92/1950 excluait de la nationalisation. Le tribunal constata ensuite que la possession exercée par l’Etat était fondée sur la violence et jugea par conséquent que l’Etat ne pouvait pas se prévaloir d’un titre de propriété fondé sur l’usucapion. Il déclara que la requérante était la propriétaire légitime de l’immeuble et ordonna l’inscription de son droit dans le livre foncier près du tribunal. En l’absence de recours, le jugement devint définitif, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.
A une date non précisée, le droit de propriété de la requérante sur l’immeuble litigieux fut inscrit sur le registre foncier. Elle s’acquitta depuis des taxes et des impôts immobiliers afférents à son bien.
Le 7 septembre 1994, la société U. administrant les immeubles de l’Etat restitua à la requérante son immeuble, dont une partie avait été louée par la même société à divers particuliers.
14. A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma devant la Cour suprême de Justice un recours en annulation contre le jugement du 7 septembre 1993, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.
Par arrêt du 11 juillet 1995, la Cour suprême annula le jugement du 9 juin 1993 et rejeta l’action de la requérante. Elle souligna que la loi était un moyen d’acquisition de la propriété, constata que l’Etat s’était approprié l’immeuble en question le jour même de l’entrée en vigueur du décret de nationalisation no 92/1950 et rappela que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les instances judiciaires. Par conséquent, la Cour suprême estima que le tribunal de première instance n’avait pu rendre son jugement, constatant que la requérante était la véritable propriétaire de l’immeuble, qu’en modifiant le décret susmentionné et, dès lors, en outrepassant ses attributions et en empiétant sur celles du pouvoir législatif. La Cour suprême conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était appropriés abusivement.
A la suite de l’arrêt de la Cour suprême de Justice, l’Etat n’a pas demandé l’inscription de son droit de propriété sur le registre foncier. Selon les informations dont dispose la Cour, l’immeuble litigieux continua d’être administré par l’un des fils de la requérante, qui, depuis 1994, perçoit les loyers payés par les locataires de l’immeuble en vertu du contrat de bail qu’ils avaient conclu avec la société U.
En 2001, les héritiers de la requérante, s’appuyant sur la loi no 10/2001 sur le régime juridique des immeubles pris abusivement entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989, introduisirent auprès du Conseil local de Timisoara une notification pour la restitution de l’immeuble. Selon les informations dont dispose la Cour, cette procédure est toujours pendante.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Décret-loi no 115 du 27 avril 1938, dont les dispositions pertinentes étaient ainsi libellées à la date des faits :
Article 34
« La rectification d’un livre foncier peut être demandée par toute personne intéressée : (...) 3. (...) si les effets de l’acte juridique en vertu duquel l’inscription a été faite ont cessés (...) »
Article 36
« L’action en rectification, sous réserve de la prescription de l’action au fond, est imprescriptible à l’encontre de celui qui a obtenu la propriété (...) »
Loi no 7 du 13 mars 1996 portant sur le cadastre et la publicité immobilière, dont les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :
Article 36
« Toute personne intéressée peut demander la rectification des inscriptions sur le livre foncier si (...) 3. les effets de l’acte juridique en vertu duquel l’inscription a été faite ont cessés ; 4. l’inscription dans le livre foncier n’était plus en concordance avec la situation actuelle de l’immeuble. »
Article 37
« L’action en rectification d’une inscription sur le livre foncier, sous réserve de la prescription de l’action au fond, est imprescriptible. »
Les autres dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Les requérantes sont nées respectivement en 1903 et 1931 et résident à Bucarest. La deuxième requérante est la fille de la première requérante.²
En 1937, la première requérante et son époux devinrent propriétaires d'un bien immobilier sis à Bucarest et composé d'un bâtiment de trois appartements et d'un terrain de 470 m2.
En 1950, l'Etat prit possession dudit bien en vertu du décret de nationalisation n° 92/1950.
A une date non précisée, la société d'Etat H. conclut avec les requérantes un contrat de bail pour l'appartement n° 2, situé à l'étage de l'immeuble.
A. La première action en revendication
Le 14 avril 1993, la première requérante saisit le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest d'une action en revendication de l'immeuble. Elle faisait valoir qu'en vertu du décret n° 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient pas être nationalisés. Or, son époux, M.B., dont elle avait hérité, était ingénieur constructeur au moment de la nationalisation. Elle estimait dès lors que leur immeuble avait été illégalement nationalisé.
_______________
Rectifié le 9 juillet 2002. Le texte précédent de l'arrêt était ainsi libellé :
« 9. Les requérantes sont nées respectivement en 1903 et 1932 et résident à Bucarest. La deuxième requérante est la fille de la première requérante. »
A une date non précisée, la deuxième requérante fit une demande d'intervention au principal et demanda que l'immeuble litigieux soit restitué conjointement à elle et à sa mère, en tant qu'héritières de M.B.
Par jugement du 12 janvier 1995, le tribunal accueillit tout d'abord la demande d'intervention de la deuxième requérante. Relevant ensuite que c'était par erreur que l'immeuble avait été nationalisé, il jugea que l'Etat n'avait pas acquis le droit de propriété légalement et que, dès lors, les requérantes en étaient les propriétaires légitimes.
La mairie de Bucarest fit appel de ce jugement. Son appel fut rejeté par une décision rendue par le tribunal départemental de Bucarest le 12 mai 1995.
En l'absence de recours, le jugement du 12 janvier 1995 devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.
Le 21 août 1995 le maire de la ville de Bucarest ordonna la restitution aux requérantes de leur immeuble et, le 16 octobre 1995, l'entreprise H., gestionnaire de la maison, s'exécuta. A cette date, les requérantes cessèrent de payer le loyer dû pour l'appartement qu'elles occupaient dans la maison, et commencèrent à acquitter les taxes foncières afférentes au bien.
B. Le recours en annulation
A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie, forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation contre le jugement du 12 janvier 1995, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l'application du décret n° 92/1950.
Par arrêt du 7 mai 1996, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement du 12 janvier 1995 et, sur le fond, rejeta l'action en revendication des requérantes. Elle jugea que l'application du décret n° 92/1950 ne pouvait pas être contrôlée par les juridictions et que, dès lors, les premiers juges avaient empiété sur les attributions du pouvoir législatif en constatant que les requérantes étaient les véritables propriétaires du bien litigieux. La cour souligna enfin que, de toutes manières, de nouvelles lois allaient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'Etat s'était approprié abusivement.
Les services fiscaux informèrent les requérantes qu'à partir de 1997, l'immeuble en question allait être réintégré dans le patrimoine de l'Etat.
C. L'action en restitution de l'immeuble fondée sur la loi n° 112/1995
A une date non précisée, les requérantes déposèrent une demande de restitution de leur immeuble auprès de la commission administrative pour l'application de la loi n° 112/1995 (ci-après « la commission administrative ») de Bucarest. Elles faisaient valoir qu'elles en avaient été illégalement dépossédées, en s'appuyant sur le jugement du tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest du 12 janvier 1995, par lequel elles avaient obtenu gain de cause dans leur première action en revendication.
Le 6 mars 1997, l'Etat vendit l'un des appartements de leur immeuble aux anciens locataires. Le 20 mars 1997, il vendit un deuxième appartement à d'autres locataires de la maison, en dépit du fait que les requérantes avaient informé la mairie de Bucarest qu'un litige concernant leur droit de propriété sur ledit immeuble était pendant.
Par décision du 7 septembre 1998, la commission administrative restitua aux requérantes l'appartement n° 2, dans lequel elles habitaient en tant que locataires, et un terrain de 371,26 m2, afférent audit immeuble. La commission rejeta leur demande pour le surplus, sans pour autant leur octroyer un dédommagement. En l'absence de recours, cette décision devint définitive.
A une date non précisée, les requérantes demandèrent à la commission administrative de préciser la contenance de l'appartement qu'elles s'étaient vu restituer par décision du 7 septembre 1998. En particulier, elles demandaient à ce que la commission précise que ledit appartement comportait aussi un grenier, dont elles demandaient la restitution.
Le 7 juin 2000, la commission administrative accueillit leur demande. Sur ordre du maire de Bucarest, les requérantes se virent restituer l'appartement n° 2, tel que déterminé par les décisions des 7 septembre 1998 et 7 juin 2000.
D. Les actions en annulation des contrats de vente de l'immeuble aux anciens locataires
Le 8 février 2002, les requérantes introduisirent devant le tribunal du 1er arrondissement de Bucarest deux actions en annulation des contrats par lesquels les appartements nos 1 et 3 de leur immeuble, situés au sous-sol et au rez-de-chaussée, avaient été vendus aux anciens locataires. Selon les informations fournies par les parties, ces actions sont pendantes devant le tribunal de première instance de Bucarest.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante, née en 1961, est journaliste et éditrice. Elle réside à Istanbul. A l’époque des faits, elle était propriétaire et rédactrice en chef de la revue bimensuelle Kızıl Bayrak (« Le drapeau rouge », ci-après « la revue »), paraissant à Istanbul, distribuée à Istanbul, Ankara, Izmir et Adana.
Dans le numéro du 1er-15 juin 1994 de la revue en question fut publié un article intitulé « L’oppression colonialiste force les Kurdes à l’émigration » (« Sömürgeci zulüm Kürtleri göçe zorluyor »). Dans le numéro suivant (15 juin-1er juillet) furent publiés trois articles respectivement intitulés « Tout le soutien au peuple kurde ! » (« Kürt halkına tam destek »), « Refuse la guerre sale ! » (« Kirli savaşı reddet ») et « Contre la terreur de l’Etat un exemple révolutionnaire de résistance : le boycottage étendu des cours de sûreté de l’Etat » (« Devlet terörüne karşı devrimci bir direniş örneğı : Yaygınlaşan DGM boykotu »). Dans le numéro du 1er-15 juillet 1994 parurent deux articles respectivement titrés « Le côté économique de la guerre sale et que devrait faire la classe ouvrière ? » (« Kirli savaşın iktisadi yönü ve işçi sınıfı ne yapmalı ») et « Le DEP [Parti de la démocratie, pro-kurde] a été dissous » (« DEP kapatıldı »).
L’affaire porte sur la saisie de la revue à trois reprises. Les passages pertinents des articles à l’origine de la saisie, les mesures prises par les autorités et le déroulement des procédures ultérieures sont analysés ci-dessous en deux parties.
A. Les articles litigieux et les mesures prises par les autorités
Le numéro du 1er-15 juin 1994
Dans le numéro du 1er-15 juin 1994 de la revue parut un article intitulé « L’oppression colonialiste force les Kurdes à l’émigration ».
Les passages pertinents de cet article sont ainsi libellés :
« L’oppression colonialiste force les Kurdes à l’émigration
La politique menée depuis des années consistant à nier la présence du peuple kurde et à l’écraser a pour conséquence l’incendie et la destruction des villages.
La mise en place de l’embargo a constitué une façade de la terreur. Un embargo sur la nourriture, les médicaments et les vêtements était appliqué à plusieurs villages au motif que toutes ses provisions passaient aux mains des guérillas. C’est pourquoi, six mille habitants des villages du district de Cukurca (Hakkari) ont été contraints à émigrer. En 1987, une autre mesure a été prise, il s’agissait de l’interdiction d’aller dans les hauts pâturages. Cette mesure a mis à mal l’élevage. A partir de cette date, les villageois vivant de l’élevage ont commencé à émigrer dans les métropoles.
L’Etat colonialiste capitaliste, s’étant rendu compte que toutes ces mesures n’avaient pas empêché la lutte de la guérilla, a cette fois appliqué dans les villages la mesure suivante : « Deviens garde de village ou pars ! ».
Selon les informations données par des sources locales après le 17 mai, les incendies de villages menés dans le triangle Lice-Genç-Kulp ont été étendus au triangle Lice-Kulp-Silvan. Cette attaque s’est soldée par l’incendie de cinquante maisons situées dans sept villages et quatre hameaux. Par ailleurs, la région d’Aliboğazı, située entre Cemişgezek-Hozat (Dersim), a été bombardée. Suite à ces attaques, l’ARGK a publié un communiqué dans lequel il a été mentionné que « 74 villages et 10 hameaux ont été incendiés en totalité, 9 villages ont été partiellement incendiés » et « 36 villageois ont disparus ».
Alors que, d’un côté, des pressions étaient exercées dans certains villages du district de Kozluk (Batman), de l’autre côté, de nombreuses maisons étaient incendiées. (...) Quarante personnes ont été placées en garde à vue.
En raison de ces oppressions colonialistes, les Kurdes sont forcés de quitter leur pays. Les Kurdes du Midi, qui avaient fuit en 1991 la persécution de Saddam, abritaient les Kurdes du Nord qui fuyaient devant l’Etat colonial capitaliste turc.
Bien que le système colonialiste capitaliste ait facturé la guerre sale à la classe ouvrière et prolétaire, jusqu’aujourd’hui aucune voie sérieuse, durable et organisée ne s’est élevée de cette classe.
De par sa nature, le capitalisme est condamné à aller de crise en crise. Cependant la dernière crise, qui vient comme une lame de fond, a pour cause la guerre. C’est pourquoi de grandes responsabilités incombent à la classe ouvrière turque. Un peuple, des enfants, des femmes et des hommes sont expulsés de leurs terres, ils sont anéantis. Il ne faut pas oublier que rester silencieux face à cet événement revient à signer sous une HONTE qui va durer tout le long de l’histoire. ».
Le 4 juin 1994, le procureur de la République demanda à la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (« la cour de sûreté de l’Etat ») de statuer sur la saisie du numéro du 1er-15 juin 1994 de la revue en cause au motif que l’article suscité contenait des propos de nature à inciter le peuple à l’hostilité et à la haine fondée sur la distinction de race et d’origine ethnique, infraction prévue par l’article 312 § 2 du code pénal.
Le même jour, le juge unique près la cour de sûreté de l’Etat ordonna la saisie du numéro litigieux de la revue, estimant, au vu du contenu de l’article incriminé, que la demande était conforme aux articles 28 de la Constitution et 86 du code de procédure pénale.
Le 7 juin 1994, deux policiers se rendirent dans les bureaux de la revue afin de notifier l’ordonnance de saisie et de procéder à la saisie du numéro en question. Toutefois, les mille exemplaires de la revue étant déjà distribués, ils quittèrent les lieux sans pouvoir les saisir.
Le 10 juin 1994, la requérante fit opposition contre l’ordonnance du 4 juin 1994. Elle allégua que la saisie des publications litigieuses constituait une atteinte à sa liberté de recevoir ou de communiquer des informations, garantie par la Constitution ainsi que par les articles 9 et 10 de la Convention.
Le 14 juin 1994, eu égard au contenu de l’article incriminé, la cour de sûreté de l’Etat rejeta l’opposition de la requérante, considérant que la décision de saisie était conforme aux règles de procédure et à la loi.
Le numéro du 15 juin-1er juillet 1994
Dans le numéro du 15 juin-1er juillet 1994 de la revue furent publiés trois articles respectivement intitulés « Un soutien entier au peuple kurde ! », « Refuse la guerre sale ! » et « Contre la terreur de l’Etat un exemple révolutionnaire de résistance : le boycottage étendu des cours de sûreté de l’Etat ».
Les passages pertinents des trois articles litigieux se lisent comme suit :
« Un soutien entier au peuple kurde
Le grand réveil et le combat historique du peuple kurde est le combat d’une égalité et d’une liberté nationale contre le démenti et l’esclavage national. C’est le combat d’un peuple innocent pour son identité et son honneur. Ce réveil et ce combat national du peuple kurde sont tombés comme un cauchemar sur le régime capitaliste depuis des années, [ce régime] à cause du [coup d’Etat du] 12 septembre [1980] a écrasé l’opposition sociale et a cru qu’une stabilité politique de longue durée était établie. Le pouvoir capitaliste condamnant à la faim les ouvriers et les prolétaires, torturant et plaçant dans les cachots des centaines de milliers de révolutionnaires et des gens du peuple, écrasant toute sorte d’opposition sous la botte des soldats, a reçu une gifle inattendue de la part du peuple kurde. Pour que les généraux gagnent le régime et que les capitalistes gagnent des milliards, les mesures du 24 janvier ont été imposées aux ouvriers et aux prolétaires par la force des baïonnettes. Aujourd’hui, ces généraux fiers du 12 septembre ont perdu leurs baïonnettes face à la noble révolte du peuple kurde.
Le régime capitaliste a mis en œuvre au Kurdistan une tyrannie qui n’avait pas vu le jour durant la période du 12 septembre. Il espérait ainsi étouffer à son commencement le réveil national qui était à l’état de bourgeon. Mais le temps a montré qu’il s’était trompé. La tyrannie nationale semait le vent, la tempête de la résistance nationale allait être récoltée. Lorsque la résistance armée a éclaté, le régime capitaliste l’a minorée, il a cru qu’il allait l’écraser facilement comme par le passé. Le combat qui a commencé (...) par de petits groupes de guérilla appartient aujourd’hui à l’ensemble du peuple kurde. Désormais, il n’est plus possible de condamner à nouveau le peuple kurde à l’esclavage.
Ceci est un combat national pour l’égalité et la liberté. Il s’appuie sur des demandes nationales justes et légitimes. Les Kurdes ne veulent rien de personnes qui ne sont pas des leurs. Au contraire, ils réclament (...) leurs droits fondamentaux nationaux qui sont ignorés depuis 70 ans mais qui sont usurpés par d’autres par la force et le massacre. Comme toute nation honorable, ils veulent disposer de leur propre souveraineté. C’est leur droit le plus naturel et pour disposer de moyens pour utiliser ce droit, ils sont dans la plus grande détresse et montrent un grand héroïsme.
Le peuple kurde hait le présent Etat qui est le gardien du régime colonial et tyrannique. Mais il éprouve envers le peuple turc de grands sentiments fraternels et souhaite unir son combat au sien. Le fait d’assurer « la fraternité millénaire », qui est détournée de manière démagogique par les colonialistes, sur une base d’égalité et de liberté, dépend complètement de la classe ouvrière et prolétaire. Cela dépend du soutien entier apporté par celle-ci aux revendications justes et légales du peuple kurde. Mais le plus important est que cela dépend de l’effondrement de l’Etat capitaliste actuel, du renversement de la classe capitaliste sur laquelle s’appuie cet Etat et qui s’intercale entre les deux peuples comme une machine à tyranniser et à massacrer.
Le système capitaliste est pourri et en faillite. Depuis une dizaine d’années, il est dans une crise structurelle (...). La solution est la révolution ; elle consiste à renverser la classe capitaliste devenue un parasite sur le dos de la société (...). La solution consiste à marcher vers le socialisme guidés par la classe ouvrière, à lutter pour fonder la république socialiste du prolétariat (...).
Aujourd’hui, le sang coule à flot au Kurdistan, il s’agit du sang d’un peuple fraternel. Au Kurdistan d’aujourd’hui des centaines de villages sont détruits, il s’agit de villages appartenant à un peuple fraternel. Au Kurdistan d’aujourd’hui la torture et la tyrannie ne connaissent pas de limite, ceux qui subissent la torture et la tyrannie sont les membres d’un peuple fraternel. Au Kurdistan d’aujourd’hui des dizaines de milliers de villageois sont forcés de quitter leurs villages, ces villageois ont une fraternité « millénaire » avec les Turcs. Au Kurdistan d’aujourd’hui les intellectuels et les hommes politiques sont massacrés de manière systématique par les forces obscures de l’Etat, ces personnes massacrées sont les enfants élites d’un peuple fraternel.
Alors pourquoi la classe ouvrière de Turquie assiste en spectateur à tout cela ? Pourquoi la classe ouvrière et prolétaire turque reste muette face à tout ce qui se passe ? Être spectateur signifie être coauteur ! Rester muet, c’est approuver ! Le problème a toujours été compris ainsi dans la conscience de l’histoire. Aucune classe, en faveur de la justice et de la liberté et qui est contre l’injustice, l’inégalité et la tyrannie, ne peut accepter ceci, elle ne doit pas l’accepter. Aucun peuple d’honneur ne peut et ne doit assister en spectateur à cette situation.
Fin à la guerre sale au Kurdistan !
Vive le pouvoir socialiste ouvrier - prolétaire ! ».
« Refuse la guerre sale !
Nos jeunes fuient le service militaire. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette fuite, la raison principale en est la guerre sale menée contre la nation kurde. Comme dans le mouvement s’opposant à la guerre, certains jeunes refusent ouvertement d’être utilisés dans cette guerre sale, d’autres mettent en avant, de manière plus silencieuse, leur refus de participer au mouvement de destruction massive d’un peuple fraternel.
(...)
A ce stade le problème est le suivant : la nouvelle jeune génération doit maintenant sortir de ce refus du service national en tant que « fuite » et doit le transformer en un refus conscient et organisé (...).
La liberté que la bourgeoisie accorde aux jeunes, la liberté que ces jeunes méritent est à la hauteur de celle qui tolère l’écrasement des interdits de la famille. Lorsque viendra le tour de la communauté bourgeoise et des interdits de l’Etat alors il ne restera plus de liberté. Ni les droits de l’homme fondamentaux, ni l’objection de conscience. Les êtres humains sont contraints de faire ce que prévoit les intérêts de la bourgeoisie. Les lois, les protecteurs de la loi, les policiers, les tribunaux, les prisons et les tables de la mort sont prêts contre les éventuels refus. Si les intérêts des capitalistes suceurs de sang nécessitent la colonisation de la nation kurde par l’esclavage, tous les jeunes, sans objecter, doivent mourir comme des moutons offerts en offrande. Cela doit en être ainsi même si cela doit coûter la mort de milliers de jeunes turcs et kurdes, la détérioration de l’état de santé mentale de beaucoup d’entre eux, la destruction massive des misérables villageois kurdes ou l’exode.
(...) Respecter la demande de liberté d’une autre nation (celle des Kurdes) et le fait de revendiquer sa propre personnalité et sa liberté personnelle et de la respecter ne peuvent se réaliser qu’ensemble. Le fait de ne pas être en possession de l’une ne donne aucune signification ni aucune valeur sincère aux propos tenus à propos de l’autre. Les jeunes doivent s’organiser et combattre ensemble contre leur enrôlement forcé à l’armée depuis les écoles (...) ».
« Contre la terreur de l’Etat un exemple révolutionnaire de résistance : le boycottage étendu des cours de sûreté de l’Etat
La bourgeoisie a toujours usé auprès des classes laborieuses d’une ruse selon laquelle il existe un droit au-dessus des classes, égalitaire pour tous. Toutefois, le droit ne peut jamais être/n’est jamais au-dessus des classes. Le droit, né suite à la genèse de la conception de la propriété privée, et dont le pouvoir de sanction dépend de l’Etat, une institution fondée sur la force, est un produit de la société des classes et en est une superstructure. Le droit dans le système capitaliste est le moyen d’hégémonie de la classe dominante, à savoir des capitalistes.
Des instruments de ce système qui emploient la force se nomment parfois tribunal d’indépendance, parfois cour martiale (...) Pendant des périodes de combat, ils s’institutionnalisent et s’appellent cour de sûreté de l’Etat.
Depuis leur instauration et selon l’intensité de la lutte des classes et nationale, des cours de sûreté de l’Etat fonctionnent en tant qu’instrument de violence qui ne respectent même pas les lois de la bourgeoisie.
Des révolutionnaires, des communistes, des étudiants et des patriotes kurdes ainsi que de nombreux intellectuels, journalistes, hommes de sciences et syndicalistes ont subi l’agression de la part de cet instrument de violence que sont les cours de sûreté de l’Etat. Des peines lourdes ont été infligées sans que le droit de défense fût respecté ; la saisie de publications à vocation révolutionnaire a été ordonnée rapidement et arbitrairement ; des centaines d’éditeurs, d’hommes de science, de syndicalistes et d’intellectuels ont été emprisonnés en raison d’articles publiés ou de discours prononcés ; toute personne qui pense, lit, écrit, et réagit a subi des peines lourdes ; des dépositions recueillies sous la torture, des papiers sans signature ont été admis comme preuve à charge ; des actes de torture et leurs auteurs n’ont pas été poursuivis ; des gardes à vues ont duré des semaines et des actions pénales contre des personnes placées en détention provisoire n’ont pas été entamées rapidement ; des accusés dans des salles d’audience ont été battus violemment etc. : voilà, le droit « des cours de sûreté de l’Etat ». Ceci constitue manifestement un droit de terreur et de violence. La violence des cours de sûreté de l’Etat persiste également dans les prisons. Enfin, dans les prisons de Diyarbakır, de Buca, de Muş, d’Elbistan et de Kayseri, des détenus révolutionnaires ont été battus avec des matraques, des poutres, à coups de crosse et ont été gravement blessés ; de même leur droit de lire, de communiquer et d’avoir des visites a été usurpé et ceci constitue les derniers actes accomplis par l’intermédiaire des cours de sûreté de l’Etat.
Récemment, en vue de protester contre ce centre de la violence et de terreur, environ 5 000 captifs du PKK ont décidé de ne pas participer aux audiences, contestant ainsi la légitimité des cours de sûreté de l’Etat. D’autres détenus révolutionnaires ont commencé à soutenir cette action juste et à se comporter de la même façon (...). Le fait de soutenir et d’étendre cette résistance est un devoir immédiat.
Les communistes, les révolutionnaires, les ouvriers, les intellectuels et les gens vivant sur ce territoire, sensibles à ce qui se passe autour d’eux, doivent écouter cet appel. Ils sont obligés de trouver leur place dans cette lutte menée pour disperser et écraser ce centre de la violence, et de soutenir ce combat.
Activez-vous pour écraser les cours de sûreté de l’Etat (...) ! ».
Le 28 juin 1994, le procureur de la République demanda à la cour de sûreté de l’Etat de statuer sur la saisie du numéro du 15 juin-1er juillet de la revue au motif que les trois articles litigieux faisaient de la propagande séparatiste, infraction réprimée par l’article 8 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.
Le même jour, vu le contenu des articles incriminés, le juge unique près la cour de sûreté de l’Etat rendit une ordonnance de référé sur la saisie du numéro en question estimant que la demande de saisie était conforme à l’article 86 du code de procédure pénale.
Le 4 juillet 1994, la requérante fit opposition contre l’ordonnance du 28 juin 1994 devant la cour de sûreté de l’Etat qui confirma l’ordonnance en question, le 6 juillet 1994, eu égard au contenu des articles incriminés.
Le numéro du 1er-15 juillet 1994
Dans le numéro du 1er-15 juillet 1994 parurent deux articles respectivement titrés « Le côté économique de la guerre sale et que devrait faire la classe ouvrière ? » et « Le DEP a été dissous ».
Les passages pertinents de ces articles sont ainsi libellés :
« Le côté économique de la guerre sale et que devrait faire la classe ouvrière ?
L’hégémonie de l’Etat turc au Kurdistan se fondait sur les appareils de la guerre sale, à savoir : l’armée, la police, les gardes de villages, la contre-guérilla, l’avion, le char, le canon, le fusil. Autant sa présence idéologique s’épuisait, autant il ne lui restait qu’aux mains de l’Etat turc le moyen d’aggraver la guerre sale pour préserver sa présence coloniale. (...) L’impact de cette « souveraineté » honteuse sur l’économie se manifeste par l’augmentation constante du budget de l’Etat consacré à la guerre sale, l’augmentation du déficit public et, face à cela, la part des droits acquis dans le passé par la classe ouvrière et prolétaire, tels que les salaires, les services de santé, les services sociaux, l’éducation etc. tend continuellement à baisser. Le coût de la guerre sale représente 30 % du budget de l’année dernière, 40 % du budget de cette année. A ce rythme ce coût représentera 50 % du budget de l’année à venir. (...). Alors que maintenant, la part du budget pour une année consacré aux frais de santé de la population prolétaire par l’Etat capitaliste est égal au montant des dépenses d’un mois consacré à la guerre sale (...). Ce montant, loin de couvrir les frais de santé des prolétaires, ne suffit même pas à couvrir les frais pour payer les linceuls. L’Etat est le même Etat capitaliste. Son hostilité face à la classe ouvrière et aux peuples opprimés est la même. Autant les demandes d’égalité et de liberté du peuple kurde sont noyées dans le sang, autant la mort représente la réponse qu’ils donnent aux souhaits de nourriture et de santé de la classe ouvrière.
Cela signifie que plus la situation au Kurdistan devient profondément insoluble, plus l’Etat capitaliste remplit la piscine de la guerre sale avec le sang de la classe ouvrière, prolétaire, plus la souveraineté colonialiste facture d’autant le poids économique et politique à la classe ouvrière de Turquie (...).
Les questions et les réponses ci-dessous vont nous permettre de mieux voir les réalités de classe qui se cachent derrière les chiffres. Comment se fait-il qu’en versant chaque année dans la piscine de la guerre sale des centaines de trillions, une armée constituée de centaines de milliers de personnes, des forces de police et de gendarmerie composées de dizaines de milliers de personnes, plus de cinquante mille gardes de village, des milliers de forces spéciales, la contre-guérilla, des centaines de responsables des services secrets nationaux, des agents provocateurs, des dénonciateurs et mobilisant toutes sortes d’appareils dans la région, l’Etat n’ait pas réussit à parvenir à bout de cette « organisation terroriste » composée de dix mille personnes et n’ayant derrière elle ni centaines de trillions ni avions ni chars ? L’Etat turc menait-il la guerre contre le PKK ou contre le peuple kurde qui a glorifié ses demandes d’égalité nationale et de liberté et est organisé comme une force grâce au guide du PKK ? Ces demandes ne représentent-elles pas les droits les plus naturels qu’un peuple peut souhaiter obtenir ? Les Kurdes et les Turcs sont-ils vraiment égaux ? Le peuple kurde ne subit-il pas l’oppression nationale et celle de classe de l’Etat colonialiste turc depuis 70 ans ? Ses demandes d’égalité et de liberté ne sont-elles pas des demandes légitimes, justes et devant être soutenues ? Quels intérêts les travailleurs turcs escomptent-ils tirer de ces demandes noyées dans le sang ? En 1914, la majorité de la classe ouvrière allemande se tenait au côté de la bourgeoisie dans la guerre impérialiste, cette trahison avait pour fondement une base matérielle ; obtenir une part des bénéfices provenant des colonies. Est-ce que la classe ouvrière turque également entend tirer une telle part du bénéfice qui proviendrait du massacre du peuple kurde par l’Etat ? Est-ce que [la classe ouvrière turque] croit à la démagogie selon laquelle cette guerre sale menée pour les intérêts de quelques colonialistes, qui n’envoient pas [leur fils] faire la guerre au Kurdistan, même faire leur service militaire, qui pillaient le pays avec les impérialistes, est une guerre menée « contre la terreur par la patrie, pour protéger les intérêts des nationaux » ? N’est-ce pas le même Etat qui, depuis 70 ans, sert la classe capitaliste et laisse aux travailleurs turcs uniquement la faim, le chômage, le mensonge et l’oppression. »
« Le DEP a été dissous
L’Etat capitaliste colonialiste a dissous le DEP, après le HEP. Au vu et au su de tout le monde, le HEP était toléré ou il a été fondé directement par l’Etat pour rendre inefficace la lutte révolutionnaire du peuple kurde et pour pouvoir la dissoudre selon des voies réformistes. Néanmoins, cette politique du système a échoué. Le système n’a pas réussi à rendre inefficace le HEP et le mouvement kurde, mais à l’inverse, le mouvement révolutionnaire kurde a réussi à transformer le HEP en un moyen légal de la lutte nationale.
Après cela, l’Etat capitaliste colonialiste a mené une politique fondée sur la menace et la terreur, la corruption à l’égard du HEP consistant à le rendre inefficace. Cette politique du système a été vidée d’une grande partie de son contenu par le mouvement révolutionnaire national. Le système, qui n’a pas eu de succès dans la mise en œuvre de cette politique, a maintenant décidé de dissoudre le HEP en menaçant les classes de la bourgeoisie moyenne [d’origine] kurde qui s’étaient organisé au sein du HEP pour se séparer du PKK.
Le DEP, qui a été dissous aujourd’hui par l’Etat capitaliste colonialiste, avait été fondé pour mener la mission du HEP après sa dissolution. La politique menée par le système à l’égard du DEP n’a pas fondamentalement varié. D’un côté, un vent de terreur a soufflé sur le DEP, nombre de ses membres et dirigeants ont été exécutés par les bandes terroristes officielles ou non de l’Etat capitaliste ; d’un autre côté, à condition que le DEP ait une ligne de conduite contre le PKK, les canaux du système ont été maintenus ouverts à l’égard du DEP. Cette politique du système a également échoué. Grâce à ce moyen légal, le mouvement révolutionnaire national a développé sa force politique et son efficacité par rapport au passé. De même que l’autorité politique de l’Etat a été contestée au sein des frontières du Kurdistan, grâce à cette aide légale, un terrain favorable à un important soutien et impact politique s’est développé dans les métropoles.
Le niveau que le mouvement national kurde a atteint a contraint l’Etat à déclarer une guerre totale. (...)
A l’ordre du jour du système se trouve la guerre totale déclarée il y a un an et demi. A cette époque, les porte-parole de l’Etat colonialiste capitaliste ont déclaré que le but principal de cette guerre totale était d’anéantir les zones de soutien du PKK et ainsi de l’affaiblir. Toute personne soutenant, aidant et protégeant le PKK a été déclarée terroriste par l’Etat colonialiste.
Voilà, la dissolution du DEP est un corollaire de cette politique de massacre. En dissolvant le DEP, l’Etat colonialiste visait à « détruire une position importante et un domaine de support du PKK ».
Les représentants du DEP qui se sont présentés aux élections sont entrés à l’Assemblée nationale en remportant les voies du peuple de la région, avec un soutien de 80 à 90 % des voies de la population kurde. (...).
Le peuple kurde, ne doit rien attendre de ce système ni de sa démocratie parlementaire. »
Le 3 juillet 1994, faisant valoir que les deux articles suscités diffusaient de la propagande séparatiste au sens de l’article 8 de la loi no 3713, le procureur de la République demanda à la cour de sûreté de l’Etat d’ordonner la saisie du numéro du 1er-15 juillet de la revue.
Le même jour, le juge unique près la cour de sûreté de l’Etat rendit une ordonnance de référé sur la saisie de ce numéro, en application des articles 28 de la Constitution et 86 du code de procédure pénale, estimant que, compte tenu du contenu des articles incriminés.
Le 4 juillet 1994, deux policiers se rendirent dans les bureaux de la revue afin de notifier l’ordonnance de saisie et d’y procéder. Toutefois, les mille exemplaires de la revue étant déjà distribués, ils quittèrent les lieux sans pouvoir les saisir.
Le 11 juillet 1994, la requérante fit opposition contre l’ordonnance du 3 juillet 1994. Elle soutint entre autre que la mesure de saisie était contraire aux articles 9 et 10 de la Convention.
Le 13 juillet 1994, la cour de sûreté de l’Etat confirma l’ordonnance en question.
B. Le déroulement des procédures pénales suite à la saisie des revues
La procédure concernant le numéro du 1er-15 juin 1994
Par un acte d’accusation déposé le 24 juin 1994, le procureur de la République intenta une action pénale contre la requérante. Se fondant sur l’article intitulé « L’oppression colonialiste force les Kurdes à l’émigration », il requit l’application de l’article 312 § 2 du code pénal.
Par un arrêt du 24 juillet 1995, la cour de sûreté de l’Etat jugea la requérante coupable au titre de l’article 312 §§ 2 et 3 du code pénal ainsi que de l’article additionnel 2 § 1 à la loi sur la presse, et la condamna à une peine d’emprisonnement de deux ans et à une amende de 500 000 livres turques (TRL). Elle convertit la peine d’emprisonnement en une amende de 3 650 000 TRL. Elle ordonna également la confiscation des exemplaires en cause en application de l’article 36 du code pénal et l’interdiction de la publication de la revue pour une durée d’un mois, en vertu de l’article additionnel 2 § 1 à la loi sur la presse.
La cour de sûreté de l’Etat examina le cas de la requérante en sa qualité de propriétaire et rédactrice en chef de la revue. Elle cita certains passages de l’article incriminé : « (...) La politique menée depuis des années consistant à nier la présence du peuple kurde et à l’écraser a abouti à incendier et à démolir des villages. (...) Un embargo sur la nourriture, les médicaments et les vêtements était appliqué à plusieurs villages au motif que toutes ses provisions passaient aux mains des guérillas. (...) Avec ces oppressions colonialistes, les Kurdes sont forcés de quitter leur pays (...). Les Kurdes du Midi, qui avaient fuit en 1991 la persécution de Saddam, abritaient les Kurdes du Nord qui fuyaient devant l’Etat colonial capitaliste turc (...). » Enfin, la cour conclut que, pris dans son ensemble, l’article en cause avait pour but d’inciter le peuple à la haine et à l’hostilité sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une race et à une région.
Le 26 janvier 1998, la cour de sûreté de l’Etat décida de surseoir à l’exécution de la peine infligée à la requérante pour une durée de trois ans, en application de l’article 1 § 1 de la loi no 4304 du 14 août 1997 (paragraphe 50 ci-dessous). Elle déclara en outre que la peine en question sera exécutée si l’intéressée commet un crime en sa qualité de rédactrice en chef avant le 14 août 2000.
La procédure concernant le numéro du 15 juin-1er juillet 1994
Par un acte d’accusation présenté le 28 juillet 1994, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat inculpa la requérante, en sa qualité de propriétaire et de rédactrice en chef de la revue, de propagande contre l’indivisibilité de l’Etat, pour avoir publié trois articles parus dans le numéro du 15 juin-1er juillet 1994 de la revue, respectivement intitulés « Tout le soutien au peuple kurde », « Refuse la guerre sale » et « Contre la terreur de l’Etat un exemple révolutionnaire de résistance : le boycottage étendu des cours de sûreté de l’Etat ». Il requit entre autres l’article 8 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme et demanda également la confiscation et l’interdiction provisoire de la revue en cause.
Le procureur de la République releva que dans l’article intitulé « Tout le soutien au peuple kurde », une certaine partie du territoire turc était qualifiée de « Kurdistan » et une fraction de la population de « Kurdes » et qu’il était allégué que le peuple kurde s’éveillait et menait sa lutte de libération. L’article intitulé « Refuse la guerre sale » diffusait de la propagande contre l’indivisibilité de l’Etat, du fait qu’il y était allégué que les citoyens dénommés « Kurdes » vivant en Turquie constituaient la nation kurde et que cette dernière luttait pour sa liberté. L’article intitulé « Contre la terreur de l’Etat un exemple révolutionnaire de résistance : le boycottage étendu des cours de sûreté de l’Etat » diffusait de la propagande en faveur du PKK, en affirmant qu’un certain nombre de détenus appartenant à cette organisation illégale terroriste réfutaient la légitimité des cours de sûreté de l’Etat et ne participaient plus aux audiences et que ce comportement était approuvé par les membres des autres organisations illégales.
Par un arrêt du 29 décembre 1997, la cour de sûreté de l’Etat conclut, en vertu de l’article 1 § 3 de la loi no 4304 (paragraphe 50 ci-dessous), qu’il y avait lieu de surseoir au jugement de la requérante, que le jugement serait rendu si, dans les trois ans à compter de la date du sursis, celle-ci était condamnée en sa qualité de rédactrice en chef pour une infraction intentionnelle et, enfin, qu’il serait mis fin à l’action publique contre elle si aucune pareille condamnation n’était intervenue à l’expiration de ce délai de trois ans.
La procédure concernant le numéro du 1er-15 juillet 1994
Le 28 juillet 1994, le procureur de la République inculpa la requérante, toujours en sa qualité de propriétaire et de rédactrice en chef de la revue, de propagande contre l’indivisibilité de l’Etat pour avoir publié deux articles parus dans le numéro du 1er juillet - 15 juillet 1994 de la revue, intitulés « Le côté économique de la guerre sale et que devrait faire la classe ouvrière ? » et « Le DEP a été dissous ». Il requit notamment l’application de l’article 8 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. Il demanda également la confiscation des publications en cause, en application de l’article 36 du code pénal, ainsi que son interdiction provisoire, en vertu de l’article additionnel 2 § 1 à la loi sur la presse.
Le procureur soutint que les articles incriminés diffusaient de la propagande contre l’indivisibilité de l’Etat.
Le 24 août 1995, la cour de sûreté de l’Etat reconnut la requérante coupable de propagande séparatiste en vertu de l’article 8 de la loi no 3713.
La requérante se pourvut en cassation contre le jugement du 24 août 1995.
Le 30 octobre 1995 entra en vigueur la loi no 4126 du 26 octobre 1995, qui allégea notamment les peines d’emprisonnement mais aggrava les peines d’amende prévues par l’article 8 de la loi no 3713. Dans une disposition provisoire relative à l’article 2, la loi no 4126 prévoyait en outre la révision d’office des peines prononcées en application de l’article 8 de la loi no 3713.
Le 14 décembre 1995, la Cour de cassation rendit un arrêt d’annulation contre le jugement du 24 août 1995, eu égard à la modification apportée à la loi no 3713 par la loi no 4126.
Le 7 mai 1996, la cour de sûreté de l’Etat réexamina au fond l’affaire de la requérante et la condamna à une peine d’emprisonnement de cinq mois et à une amende de 41 666 000 TRL. Elle convertit la peine d’emprisonnement en une amende de 750 000 TRL. Elle ordonna également de garder les publications en cause dans le dossier comme preuve.
Elle considéra que l’article intitulé « Le côté économique de la guerre sale et que devrait faire la classe ouvrière ? », en qualifiant de « Kurdistan » une certaine partie du territoire turc, ainsi que l’article intitulé « Le DEP est dissous », en qualifiant de « Kurdes » une fraction de la population », diffusaient de la propagande séparatiste.
Le 9 mars 1998, la cour de sûreté de l’Etat décida de surseoir l’exécution de la peine infligée à la requérante pour une durée de trois ans, conformément à l’article 1 de la loi no 4304 (paragraphe 50 ci-dessous). Elle déclara en outre que la peine en question sera exécutée, si l’intéressée commet un crime avant le 14 août 2000.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées :
Article 26 § 1
« Toute personne a droit à la liberté d’exprimer et de divulguer individuellement ou collectivement ses idées et opinions par la parole, l’écrit, l’image ou d’autres moyens. Ce droit comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques. (...) »
Article 28 § 5
« Quiconque écrit, imprime, fait imprimer ou communiquer tout type d’information ou d’article menaçant la sécurité interne ou externe et l’intégrité indivisible de l’Etat avec son territoire et sa nation ou incitant à la perpétration d’infractions, à la rébellion ou à l’insurrection ou concernant les renseignements secrets relatifs à l’Etat est tenu responsable en vertu de la législation relative à ces infractions. La diffusion peut être empêchée à titre préventif par une décision rendue par le juge ou, s’il y a péril en la demeure, sur un ordre de l’autorité expressément habilitée par la loi. L’autorité informe le juge compétent de sa décision dans les vingt-quatre heures. Lorsque le juge compétent ne confirme pas ladite décision dans les quarante-huit heures, elle est considérée comme nulle (...). »
B. Le droit pénal
Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :
Article 36 § 1
« En cas de condamnation, le tribunal saisit et confisque l’objet ayant servi à commettre ou à préparer le crime ou le délit (...) »
Article 312
« Incitation non publique au crime (...)
Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement ainsi que d’une amende de neuf mille à trente-six mille livres quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite le peuple à la haine et à l’hostilité. Si pareille incitation compromet la sécurité publique, la peine est majorée d’une portion pouvant aller d’un tiers à la moitié de la peine de base (...). »
L’article 86 du code pénal prévoit la saisie des objets susceptibles d’avoir une relation avec l’infraction et d’apporter une certaine lumière à l’investigation.
L’article additionnel 2 § 1 à la loi no 5680 sur la presse dispose que lorsque l’infraction prévue par l’article 312 du code pénal a été commise par voie de presse, le tribunal peut ordonner l’interdiction de la publication dans laquelle l’article incriminé a été publié pour une durée de trois jours à un mois.
L’article 8 § 1 de la loi no 3713 du 12 avril 1991 est libellé en ces termes :
Article 8 § 1
(avant modification par la loi no 4126 du 27 octobre 1995)
« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie et à l’unité indivisible de la nation sont prohibées, quels que soient le procédé utilisé et le but poursuivi. Quiconque se livre à pareille activité est condamné à une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement et à une amende de cinquante à cent millions de livres turques. »
Article 8 § 1
(tel que modifié par la loi no 4126 du 27 octobre 1995)
« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie ou à l’unité indivisible de la nation sont prohibées. Quiconque poursuit une telle activité est condamné à une peine d’un à trois ans d’emprisonnement et à une amende de cent à trois cents millions de livres turques. En cas de récidive, les peines infligées ne sont pas converties en amende. (...) ».
L’article 1 de la loi no 4304 prévoit qu’il est sursis à l’exécution des peines infligées aux auteurs d’infractions commises en leur qualité de rédacteur en chef avant le 12 juillet 1997. De même, il est sursis au jugement des actions publiques entamées à l’encontre des rédacteurs en chef. L’article 2 de cette loi dispose que le sursis antérieurement accordé sera révoqué, si le rédacteur en chef commet un crime en sa qualité dans les trois ans suivant le sursis. | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Les requérants sont des ressortissants allemands, nés respectivement en 1966 et 1968, et résident à Badbergen (Allemagne). Ils sont mariés et parents de deux filles, Corinna, née le 11 septembre 1991, et Nicola, née le 27 février 1993.
A. La genèse de l'affaire
Les requérants et leurs deux filles vivaient, depuis la naissance de ces dernières, avec les parents du requérant et un frère non marié de celui-ci dans une vieille ferme. Le requérant travaille dans un élevage de poules. La requérante, quant à elle, avait travaillé dans une usine ; depuis qu'elle est au chômage, elle reste à la maison et s'occupe des enfants et du ménage.
Les requérants avaient suivi des cours dans une école spécialisée pour personnes ayant des difficultés à apprendre (Sonderschule für Lernbehinderte).
En raison d'un retard dans leur développement physique et surtout intellectuel, les deux filles furent à plusieurs reprises examinées par des médecins ; sur les conseils de l'un d'entre eux et à l'initiative des requérants, elles bénéficièrent de mesures d'assistance et de soutien pédagogiques dès leur plus jeune âge. Ainsi, depuis 1994, Corinna, l'aînée, recevait une assistance pédagogique (Frühförderung) ; depuis 1995 et 1996 respectivement, les deux filles étaient gardées toute la journée dans un jardin d'enfants pédagogique spécialisé (Heilpädagogischer Kindergarten).
Entre octobre 1995 et mai 1996, Mme Klose, une assistante sociale (sozialpädagogische Familienhilfe), se rendit au domicile des requérants officiellement dix heures par semaine ; les requérants soutiennent qu'il ne s'agissait en réalité que de trois heures, car il fallait également prendre en compte le temps nécessaire au déplacement. Les relations entre elle et les requérants devinrent vite conflictuelles, ce qui, d'après ces derniers, conduisit à l'établissement d'un rapport très négatif sur eux.
En effet, Mme Klose fit un rapport à l'office de la jeunesse de district (Kreisjugendamt) d'Osnabrück, dans lequel elle mit l'accent sur les déficiences intellectuelles des requérants, les rapports conflictuels entre les membres de la famille ainsi qu'un certain mépris affiché, au moins au début, à son égard.
A la suite de ce rapport, le 13 septembre 1996, l'office de la jeunesse demanda au tribunal des tutelles (Vormundschaftsgericht) de Bersenbrück de retirer aux requérants l'autorité parentale sur leurs deux enfants.
B. La procédure relative au retrait de l'autorité parentale des requérants
Devant le tribunal des tutelles de Bersenbrück
Le 18 septembre 1996, le tribunal des tutelles de Bersenbrück nomma M. Waschke-Peter, psychologue, comme expert ; celui-ci rendit son rapport le 20 novembre 1996.
Le 12 février 1997, après avoir entendu les requérants et les grands-parents, le tribunal des tutelles décida à titre de mesure provisoire (einstweilige Anordnung) de retirer aux requérants le droit de déterminer le domicile des enfants (Aufenthaltsbestimmungsrecht) et celui de décider de la nécessité de prendre des mesures d'ordre médical (Recht zur Bestimmung über ärztliche Maßnahmen), notamment au motif que « les parents [les requérants] n'avaient pas les capacités intellectuelles nécessaires pour élever correctement leurs enfants » (« die Kindeseltern sind intellektuell nicht in der Lage, ihre Kinder ordnungsgemäss zu erziehen »).
Entre février et juillet 1997, les deux filles furent placées dans le service (Clearingstelle) d'une association privée à Meppen (Verein für familienorientierte Sozialpädagogik), qui fait partie de la Société pour la pédagogie familiale (Gesellschaft für familienorientierte Sozialpädagogik).
Dans deux rapports des 18 et 24 avril 1997, Mme Backhaus, présidente du conseil d'administration de cette société, demanda également que l'autorité parentale soit retirée aux requérants au motif qu'une baisse du quotient intellectuel était prévisible chez les enfants, et que ces derniers avaient une chance, avec de nouveaux parents, d'établir une relation qui donnerait une nouvelle impulsion à leur développement social et intellectuel (eine Verflachung des IQ's ist vorprogrammiert, eine Chance haben die Kinder durch eine neue Beelterung, in der über die Beziehung neue Impulse für die Sozial- und Intelligenzentwicklung gesetzt werden).
Le 27 mai 1997, après avoir entendu à nouveau les requérants et les grands-parents, le tribunal des tutelles retira aux intéressés l'autorité parentale (Sorgerecht) sur leurs deux filles. Le tribunal se fonda notamment sur le rapport d'expertise selon lequel les requérants n'étaient pas aptes à élever leurs enfants, sans être fautifs (unverschuldet erziehungsunfähig), mais par manque de capacités intellectuelles.
D'après le tribunal des tutelles, les requérants n'avaient pas la sensibilité nécessaire pour répondre aux besoins de leurs enfants ; par ailleurs, ils étaient opposés à tout soutien par les services sociaux, et leur consentement actuel aux mesures prises, loin d'être authentique, ne serait qu'une réaction à la pression ressentie par eux dans la procédure en cours.
Le tribunal des tutelles ajouta que les enfants souffraient d'un retard tel qu'il ne pouvait être compensé ni par les grands-parents ni par un soutien de la part des services sociaux. Seuls des foyers d'accueil – dans le cas de Corinna, il fallait que ce soit un foyer d'accueil professionnel (professionelle Pflegefamilie) – pouvaient les aider, des mesures moins radicales étant insuffisantes.
Depuis le 15 juillet 1997, les deux filles sont placées dans des familles d'accueil (Pflegefamilien) distinctes et anonymes (IncognitoPflege), dépendant de la Société pour la pédagogie familiale qui, les 18 et 24 avril 1997, avait fait un rapport demandant le retrait de l'autorité parentale des requérants sur leurs enfants.
Par des lettres des 24 janvier, 23 juin et 2 juillet 1997, les médecins de famille des requérants se prononcèrent en faveur d'un retour des enfants chez les requérants.
Devant le tribunal régional d'Osnabrück
En juin 1997, les requérants formèrent un recours (Beschwerde) devant le tribunal régional (Landgericht) d'Osnabrück contre la décision du tribunal des tutelles du 27 mai 1997.
Du 2 septembre au 25 novembre 1997, la requérante suivit un cours de formation pour nourrices (Qualifizierungskurs für Tagesmütter), qu'elle acheva par l'obtention d'un certificat.
Le 29 août 1997, un expert psychologue de l'Association allemande pour la protection de l'enfance (Deutscher Kinderschutzbund), une organisation privée à laquelle les requérants s'étaient adressés, se prononça également pour un retour des enfants dans leur famille et pour des mesures additionnelles de soutien pédagogique par les services sociaux.
A la suite de ces différents avis, le tribunal régional nomma le 9 octobre 1997 M. Trennheuser, un deuxième expert psychologue, qui rendit son rapport le 18 décembre 1997. Par ailleurs, le tribunal régional entendit les requérants, les grands-parents, l'administration compétente et l'expert.
Par une décision du 29 janvier 1998, le tribunal régional rejeta le recours des requérants, au motif que les conditions des dispositions pertinentes du code civil (articles 1666 et 1666a – voir « Le droit interne pertinent » ci-dessous) visant à protéger les intérêts des enfants étaient remplies.
Le tribunal régional se référa aux deux rapports d'expertise.
D'après le premier – rendu le 20 novembre 1996 au tribunal des tutelles de Bersenbrück –, les requérants n'étaient pas capables d'élever leurs enfants à cause de leurs propres déficiences et parce qu'ils se sentaient dépassés. L'arrivée de personnes extérieures pour assister la famille ne ferait qu'exacerber les tensions entre les parents et leurs filles et le sentiment d'insécurité des requérants. La famille étant dominée par les grands-parents, les parents ne pouvaient pas représenter l'autorité pour leurs enfants. Par ailleurs, les grands-parents, qui n'étaient pas en mesure d'appuyer leurs propres enfants (les requérants), n'étaient pas non plus capables de remédier aux carences intellectuelles se manifestant chez leurs petits-enfants.
D'après le second rapport d'expertise – rendu le 18 décembre 1997 –, les deux filles avaient un retard d'environ un an dans leur développement général, ce qui se manifestait notamment dans leur langage, qui consistait en des balbutiements. Si les enfants n'avaient pas bénéficié pendant des années de soutien pédagogique et social, elles se seraient probablement retrouvées dans une école spécialisée pour handicapés mentaux, ce qui les aurait empêchées de se développer normalement et de mener une vie normale d'adulte. Or les parents n'étaient pas capables d'aider leurs filles dans le développement de leur personnalité, car ils n'étaient pas aptes à les comprendre et à les traiter de manière adéquate. D'après des études scientifiques, une telle déficience chez les parents empêche le développement de rapports affectifs entre les parents et leurs enfants. En particulier, les connaissances et les capacités acquises à l'école risquaient d'être étouffées dans le milieu familial. Seuls les besoins élémentaires des enfants avaient été satisfaits. Pour l'avenir, il y avait un risque d'agressivité croissant des parents à l'égard de leurs enfants. Compte tenu de tous ces éléments, une séparation des enfants de leur famille restait la seule possibilité d'écarter tout danger pour le bien-être des enfants (Gefährdung des Kindeswohls).
Le tribunal régional conclut que les deux experts étaient parvenus, après une analyse détaillée, à la même conclusion. Le second expert tenait dûment compte du fait que les requérants avaient pris contact avec l'Association allemande pour la protection de l'enfance et que la requérante avait participé à un cours pour devenir nourrice. Mais ces éléments n'étaient pas suffisants pour exclure que le développement des enfants ne soit compromis ou un tel risque.
Devant la cour d'appel d'Oldenbourg
Le 20 mars 1998, la cour d'appel (Oberlandesgericht) d'Oldenbourg débouta les requérants faute de violation de la loi. En effet, les juridictions concernées avaient entendu les parties, s'étaient appuyées sur deux rapports d'expertise et avaient pris en compte les mesures de soutien pédagogique déjà prises, ainsi que la contre-expertise psychologique demandée par l'Association allemande pour la protection de l'enfance et les avis des médecins de famille.
Devant la Cour constitutionnelle fédérale
Le 26 mai 1998, la Cour constitutionnelle fédérale (Bundes-verfassungsgericht), statuant en comité de trois membres, ne retint pas le recours des requérants.
Les contre-expertises privées présentées à la demande de l'Association de défense des droits de l'enfant
Le 29 mai 1998, M. Riedl, professeur de sciences de l'éducation et directeur de l'Institut des sciences de l'éducation de l'université de Schwäbisch-Gmünd, procéda à une expertise privée dans laquelle il conclut qu'il n'y avait pas de danger pour le bien-être des enfants et que les requérants étaient tout à fait aptes à les éduquer, sur les plans aussi bien affectif qu'intellectuel. Il indiqua notamment que la famille Kutzner constituait un exemple réussi de la cohabitation souhaitée, planifiée et bien organisée de trois générations dans des conditions matérielles satisfaisantes et dans un contexte permettant l'épanouissement individuel et social (die Familie Kutzner bietet somit ein geglücktes Beispiel für das gewollte, geplante und wohlorganisierte Zusammenleben dreier Generationen in geordneten wirtschaftlichen Verhältnissen und unter positiven individuellen Bedingungen). Il ajouta que des mesures additionnelles de soutien pédagogique pourraient largement compenser le retard scolaire des enfants.
Le 17 novembre 1999, également à la demande de cette association, M. Giese, professeur de droit à l'Institut d'évaluation des dommages physiques et mentaux (Institut für Medizinschaden) de Tübingen, établit un second rapport d'expertise privé, où il conclut qu'en l'espèce la procédure devant les juridictions allemandes méconnaissait les articles 6 et 8 de la Convention.
C. Les restrictions au droit de visite des requérants
En raison du placement des enfants dans des familles d'accueil anonymes, les requérants ne purent voir leurs filles pendant les six premiers mois de leur placement.
Ils saisirent alors le tribunal régional d'Osnabrück qui, le 4 décembre 1997, malgré l'opposition de l'office de la jeunesse, leur accorda un droit de visite d'une heure par mois.
Lors de ces visites, contrairement à ce que prévoyait la décision du tribunal des tutelles, huit autres personnes des différents services sociaux et associations étaient présentes. Ultérieurement, leur nombre fut réduit, mais l'office de la jeunesse insista sur un droit de visite accompagné (begleitetes Besuchsrecht).
Entre juillet et novembre 1999, les requérants entreprirent de nombreuses démarches afin de pouvoir voir leurs enfants à Noël ou lors de la rentrée scolaire de leur fille aînée, ce que l'office de la jeunesse refusa. Les requérants saisirent alors le tribunal des tutelles de Bersenbrück et furent ainsi autorisés à assister à la rentrée scolaire de leur fille aînée.
Le 8 décembre 1999, les requérants saisirent de nouveau le tribunal des tutelles en vue d'obtenir un droit de visite de deux heures à Noël.
Le 21 décembre 1999, le tribunal rejeta leur demande, en nommant un nouvel expert psychologue, Mme Sperschneider, afin d'établir dans quelle mesure et à quelles personnes un droit de visite devait être accordé.
Il résulte des informations complémentaires fournies par les parties postérieurement à la décision de la Cour sur la recevabilité (paragraphe 8 ci-dessus) que, dans son rapport du 12 mai 2000, Mme Sperschneider proposa d'élargir le droit de visite des parents à deux heures par mois, et d'autoriser les grands-parents à y participer un mois sur deux.
Par une ordonnance du 9 octobre 2000, le tribunal des tutelles demanda aux parties de se prononcer sur la proposition de la psychologue.
Par une lettre du 2 novembre 2000, l'office de la jeunesse indiqua que le droit de visite serait accordé aux requérants selon les modalités proposées par la psychologue.
Par une lettre du 14 mars 2001, les requérants demandèrent au tribunal des tutelles de rendre une décision sur le fond.
Par une décision du 16 mars 2001, le tribunal des tutelles constata qu'un accord des parties sur la réglementation du droit de visite des requérants était intervenu et qu'il ne s'imposait pas de trancher l'affaire au fond.
D. La demande des requérants en vue de la désignation d'un nouveau tuteur
Par une lettre du 29 janvier 2001, les requérants proposèrent à M. Seifert, tuteur des enfants en sa qualité de représentant de l'office de la jeunesse d'Osnabrück, de le rencontrer, afin d'évoquer avec lui certains points comme l'évolution physique et psychique de leurs enfants, la réglementation du droit de visite et le baptême prévu dans l'Eglise de leur communauté d'origine.
Par une lettre du 22 février 2001, M. Seifert refusa une telle rencontre, au motif que, lors de leurs visites, les requérants pouvaient se rendre compte par eux-mêmes de l'évolution de leurs enfants.
Par une lettre du 4 mars 2001, les requérants demandèrent au tribunal des tutelles de Bersenbrück d'annuler la nomination de l'office de la jeunesse d'Osnabrück comme tuteur et de désigner un expert indépendant à la place.
Par une lettre du 26 avril 2001, M. Seifert réfuta les reproches formulés à son encontre par les requérants.
Ces derniers répondirent le 17 mai 2001 en indiquant que l'office de la jeunesse avait systématiquement cherché à les séparer définitivement de leurs enfants, alors que, de l'avis de la majorité des experts, une telle séparation ne pouvait être que temporaire et que les enfants avaient besoin de leur famille d'origine. Ils ajoutèrent que, si des experts pensaient que des contacts d'une à deux heures par mois sous haute surveillance étaient suffisants, alors cette expertise n'avait pas grande valeur ; enfin, Mme Sperschneider n'avait passé en tout et pour tout que deux heures chez les requérants sans s'intéresser à leurs motivations réelles.
Par une lettre du 12 juillet 2001, un auxiliaire de justice (Rechtspfleger) répondit aux requérants que le tribunal des tutelles avait rejeté leur demande.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L'article 1666 du code civil (Bürgerliches Gesetzbuch) prévoit que le tribunal des tutelles a l'obligation d'ordonner les mesures nécessaires en cas de danger pour le bien-être de l'enfant (Gefährdung des Kindeswohls).
L'article 1666a dispose dans son premier alinéa que des mesures visant à séparer un enfant de sa famille ne sont permises que si aucune autre mesure ne peut être prise, y compris par les autorités, pour éviter tout danger pour le bien-être de l'enfant.
L'article 1666a, deuxième alinéa, est ainsi libellé :
« L'autorité [parentale] intégrale ne peut être retirée que si d'autres mesures se sont avérées infructueuses ou si l'on doit considérer qu'elles ne suffisent pas pour écarter le danger. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A l'époque des faits, le premier requérant, Feridun Yazar, était président du HEP (Halkın Emeği Partisi : Parti du travail du peuple), le deuxième requérant, Ahmet Karataş, en était le vice-président et le troisième requérant, İbrahim Aksoy, le secrétaire général.
Le 7 juin 1990, le HEP fut fondé et la déclaration de constitution fut déposée auprès du ministère de l'Intérieur.
Le 3 juillet 1992, le procureur général près la Cour de cassation intenta devant la Cour constitutionnelle turque une action en dissolution du HEP. Dans son réquisitoire, le procureur général reprocha à ce parti d'avoir porté atteinte à l'intégrité de l'Etat. Il estima que certaines déclarations des dirigeants et responsables des structures du parti, tant centrales que locales, faites lors de diverses réunions et à la presse avaient violé la Constitution et la loi portant réglementation des partis politiques. Le procureur général reprocha également au HEP de fournir aide et protection à ceux de ses membres qui avaient commis des actes illégaux.
Le 8 juillet 1992, le président de la Cour constitutionnelle transmit le réquisitoire du procureur général au président du HEP et invita ce dernier à soumettre ses observations préliminaires en défense.
Le 3 septembre 1992, l'avocat du HEP présenta ses observations écrites préliminaires et demanda la tenue d'une audience. Dans ses observations écrites, il soutint notamment que la loi portant réglementation des partis politiques renfermait des dispositions contraires aux droits fondamentaux garantis par la Constitution. Il fit valoir en outre que la dissolution du parti, demandée par le procureur général, enfreindrait les dispositions de textes internationaux tels que la Convention européenne des Droits de l'Homme, le Pacte des Nations unies relatif aux droits civils et politiques, l'Acte final d'Helsinki et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe. Il contesta également l'insuffisance d'éléments de preuve à charge démontrant les liens du HEP avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Il affirma de surcroît que le réquisitoire du procureur général se référait à des déclarations faites par des particuliers, ce qui, en vertu de l'article 101 b) de la loi portant réglementation des partis politiques, ne saurait engager la responsabilité du HEP.
Le 22 janvier 1993, l'avocat du HEP présenta ses observations sur le fond. Il sollicita de nouveau la tenue d'une audience. Par ailleurs, il demanda, au cas où cette requête serait rejetée, que le président ainsi que les ex-présidents du HEP fussent entendus par la Cour constitutionnelle.
La Cour constitutionnelle accepta cette dernière demande. De ce fait, l'ex-président et le président du HEP présentèrent oralement leurs observations devant elle le 1er mars 1993.
Le 14 juillet 1993, la Cour constitutionnelle décida de dissoudre le HEP. Cette décision fut notifiée au procureur général, au président de l'Assemblée nationale et au cabinet du premier ministre.
L'arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fut publié au Journal officiel du 18 août 1993.
Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle rappela d'emblée les grands principes de la Constitution, pertinents en l'espèce, selon lesquels les personnes résidant sur le territoire turc, quelle que soit leur origine ethnique, formaient une unité à travers leur culture commune. Ainsi, l'ensemble de ces personnes, qui formait la base de la République de Turquie, composait la « nation turque ». De ce fait, les groupes ethniques constituant la « nation » ne se divisaient pas en majorité ni en minorité. La Cour constitutionnelle rappela que, selon la Constitution, aucune distinction d'ordre politique ou juridique, qui serait fondée sur l'origine ethnique ou raciale, n'était autorisée entre les citoyens turcs : tous les ressortissants turcs bénéficiaient sans distinction de l'ensemble des droits civils, politiques et économiques.
En ce qui concerne particulièrement les citoyens turcs d'origine kurde, la Cour constitutionnelle indiqua que ceux-ci jouissaient des mêmes droits que les autres citoyens turcs dans toutes les régions de Turquie. Elle ajouta qu'il n'en résultait pas que l'identité kurde n'était pas reconnue dans la Constitution : les ressortissants d'origine kurde n'étaient pas empêchés d'exprimer leur identité kurde. La langue kurde pouvait être utilisée dans tous les lieux privés, dans les locaux de travail, dans la presse écrite et dans les œuvres artistiques et littéraires.
La Cour constitutionnelle rappela le principe selon lequel toute personne était tenue de respecter les dispositions de la Constitution même si elle ne les approuvait pas. La Constitution n'interdisait pas qu'il soit fait état des différences mais prohibait la propagande fondée sur la distinction raciale et destinée à mettre fin à l'ordre constitutionnel. La Cour constitutionnelle rappela que, selon le traité de Lausanne, une langue ou une origine ethnique distinctes ne suffisaient pas, à elles seules, à accorder à un groupe la qualité de minorité.
Pour ce qui est des activités du HEP, la Cour constitutionnelle examina notamment les déclarations écrites et orales formulées lors de réunions publiques et privées par des dirigeants du parti, ainsi que par d'autres responsables de divers niveaux. Elle prit également en considération le contenu des calendriers destinés à la vente au public, ainsi que des slogans lancés au cours de diverses réunions organisées dans les locaux du HEP.
La Cour constitutionnelle reprocha en particulier au HEP de « chercher à diviser l'intégrité de la nation turque en deux, avec les Turcs d'un côté et les Kurdes de l'autre, dans le but de fonder des Etats séparés » et de « chercher à détruire l'intégrité nationale et territoriale ». Elle estima à cet égard que, par ses activités, le HEP alléguait l'existence en Turquie d'un peuple kurde distinct ayant une culture et une langue qui lui étaient propres. Il soutenait que les Kurdes ne pouvaient pratiquer librement leur langue et leur culture. Le HEP réclamait le droit à l'autodétermination pour le peuple kurde, préconisait la création de « départements kurdes » et qualifiait les actes de terrorisme commis par le PKK d'actes de guerre internationale. Le HEP considérait les terroristes du PKK comme des combattants pour la liberté et prétendait que les forces de l'ordre, au lieu de lutter contre ces derniers, essayaient en réalité d'exterminer massivement la population kurde. Dans toutes ses activités, dans lesquelles il mettait exclusivement l'accent sur l'égalité des Turcs et des Kurdes, le HEP prônait la création d'un Etat, fondé sur des bases racistes, mettant ainsi en péril la notion de la « nation turque », élément fondateur de l'Etat. Selon la Cour constitutionnelle, « les objectifs du HEP présentaient des similitudes avec ceux des terroristes » et « l'affirmation, fondée sur des arguments contraires à la vérité, de thèmes accusateurs et agressifs, que les responsables du HEP martelaient dans un souci de provocation, était de nature à tolérer les actes de terreur, à donner raison à leurs auteurs et à favoriser ces derniers ».
La Cour constitutionnelle conclut que les activités du HEP relevaient, notamment, des restrictions énoncées au paragraphe 2 de l'article 11 de la Convention ainsi que des dispositions de son article 17. Elle rappela dans ce contexte que la Charte de Paris pour une nouvelle Europe condamnait le racisme, la haine fondée sur l'origine ethnique et le terrorisme. Par ailleurs, l'Acte final d'Helsinki garantissait le respect (des principes) de l'inviolabilité des frontières et de l'intégrité du territoire.
La Cour constitutionnelle ordonna dès lors la dissolution du HEP, au motif que ses activités étaient de nature à porter atteinte à l'intégrité territoriale de l'Etat et à l'unité de la nation.
Toutefois, la Cour constitutionnelle rejeta le deuxième argument du parquet, selon lequel le HEP tolérerait de manière implicite ou explicite les agissements illégaux de ses membres. A cet égard, elle tint compte du fait que les diverses procédures pénales entamées contre les membres du HEP étaient encore pendantes, et que jusque-là aucune condamnation n'avait été prononcée à leur égard.
II. THÈSES SOUTENUES PAR LES DIRIGEANTS DU HEP, EXPOSÉES PAR LA COUR CONSTITUTIONNELLE TURQUE DANS SON ARRÊT DU 14 JUILLET 1993
Les principales idées développées dans les discours, explications et déclarations des dirigeants du HEP, telles qu'elles ont été mentionnées dans l'arrêt de la Cour constitutionnelle turque, peuvent se résumer comme suit :
– Il existe en Turquie un peuple kurde qui possède une langue et une culture distinctes et qui est opprimé.
– Les Kurdes n'ont pas le droit de lire, d'écrire ni de progresser en kurde et ils ne peuvent pas développer leur culture.
– Les Kurdes luttent pour la liberté et la démocratie. Un parallélisme est établi avec la légende de Kawa qui, il y a 2 600 ans, s'est révolté contre l'oppression de Dehhak ; l'on prétend que Kawa fait de plus en plus d'émules.
– Le peuple kurde a droit à l'autodétermination.
– Le peuple kurde ne bénéficie d'aucun droit découlant des accords internationaux.
– Les problèmes dans l'Est du pays ne sont pas de nature économique.
– Les mesures légales prises à l'encontre de l'organisation terroriste constituent une guerre internationale, et l'organisation armée, le PKK, est l'une des parties belligérantes.
– Les militants armés faisant partie de cette organisation sont des combattants pour la liberté. Il est donc normal que le droit international de la guerre leur soit appliqué, ce que le gouvernement turc ne met absolument pas en pratique.
– L'armée de la République de Turquie et les forces de l'ordre ont pour but d'anéantir massivement et physiquement les masses populaires kurdes qui constituent la source des combattants kurdes, plutôt que de les combattre.
– Depuis l'éclatement de l'URSS, l'évolution historique a entraîné les citoyens d'origine kurde de la nation turque à manifester de l'intérêt pour ce phénomène, et un parallélisme a ainsi été dressé avec la situation de la population de la Palestine.
– La République a été fondée par les peuples turc et kurde. Les Turcs et les Kurdes doivent, sans tenir compte des autres groupes ethniques, instaurer un système social sur la base de l'égalité entre eux.
– La force gouvernementale en poste dans le Sud-Ouest a été déployée non pas contre les terroristes mais contre le peuple kurde, et s'est appropriée ses droits nationaux.
– Le HEP est également le parti des Kurdes opprimés, des travailleurs, des autres groupes ethniques opprimés et exploités, des Arabes, des Circassiens, des Lazes et des Albanais.
– L'Organisation des Nations unies se doit de convoquer une conférence pour la question kurde dans les plus brefs délais.
– Le problème kurde est le plus grand obstacle à la démocratie. Aussi longtemps qu'il ne sera pas résolu, la démocratie en Turquie ne pourra pas se développer.
III. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :
Article 2
« La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l'homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d'Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »
Article 3 § 1
« L'Etat de Turquie constitue, avec son territoire et sa nation, une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc. »
Article 14 § 1
« Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l'intégrité territoriale de l'Etat et à l'unité de la nation, de mettre en péril l'existence de l'Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l'Etat à un seul individu ou à un groupe ou d'assurer l'hégémonie d'une classe sociale sur d'autres classes sociales, d'établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou l'appartenance à une secte religieuse, ou d'instituer par tout autre moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions. »
Article 68
« Les citoyens ont le droit de fonder des partis politiques et, conformément à la procédure prévue à cet effet, d'y adhérer et de s'en retirer. (...)
Les partis politiques sont les éléments indispensables de la vie politique démocratique.
Les partis politiques sont fondés sans autorisation préalable et exercent leurs activités dans le respect de la Constitution et des lois.
(...) Le statut, le règlement et les activités des partis politiques ne peuvent être contraires à l'indépendance de l'Etat, à son intégrité territoriale et à celle de sa nation, aux droits de l'homme, aux principes d'égalité et de la prééminence du droit, à la souveraineté nationale, ou aux principes de la République démocratique et laïque. Il ne peut être fondé de partis politiques ayant pour but de préconiser et d'instaurer la domination d'une classe sociale ou d'un groupe, ou une forme quelconque de dictature. (...) »
Article 69
« Les partis politiques ne peuvent pas se livrer à des activités étrangères à leurs statuts et à leurs programmes, et ne peuvent se soustraire aux restrictions prévues à l'article 14 de la Constitution ; ceux qui les enfreignent sont définitivement dissous.
(...)
Les décisions et le fonctionnement interne des partis politiques ne peuvent être contraires aux principes de la démocratie.
(...)
Dès la fondation des partis politiques, le procureur général de la République contrôle en priorité la conformité à la Constitution et aux lois de leurs statuts et programmes ainsi que de la situation juridique de leurs fondateurs. Il en suit également les activités.
La Cour constitutionnelle statue définitivement sur la dissolution des partis politiques à la requête du procureur général de la République près la Cour de cassation.
Les fondateurs et les dirigeants à tous les échelons des partis politiques définitivement dissous ne peuvent être fondateurs, dirigeants ou commissaires aux comptes d'un nouveau parti politique, et il ne peut être fondé de nouveaux partis politiques dont la majorité des membres serait constituée de membres d'un parti politique dissous. (...) »
B. La loi no 2820 portant réglementation des partis politiques (promulguée le 24 avril 1983)
A l'époque des faits, les dispositions pertinentes de la loi no 2820 se lisaient ainsi :
Article 78
« Les partis politiques :
(...) ne peuvent ni viser, ni œuvrer, ni inciter des tiers :
– à modifier (...) les dispositions légales relatives à l'intégrité absolue du territoire de l'Etat turc, à l'unité absolue de sa nation, à sa langue officielle (...)
– à mettre en péril l'existence de l'Etat et de la République turcs, à abolir les droits et libertés fondamentaux, à établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur de la peau, la religion ou l'appartenance à un courant religieux, ou à instaurer, par tout moyen, un régime étatique fondé sur de telles notions et conceptions. Les partis politiques ne peuvent pas inciter les tiers à agir en fonction de ces buts. »
Article 80
« Les partis politiques ne peuvent avoir pour but d'affaiblir le principe de l'Etat unitaire sur lequel se fonde la République turque ni se livrer à des activités poursuivant pareille fin. »
Article 81
« Les partis politiques ne peuvent :
a) affirmer l'existence, sur le territoire de la République de Turquie, de minorités fondées sur des différences tenant à la culture nationale ou religieuse, à l'appartenance à une secte, à la race ou à la langue ;
b) avoir pour but la destruction de l'intégrité de la nation en se proposant, sous couvert de protection, promotion ou diffusion d'une langue ou d'une culture non turques, de créer des minorités sur le territoire de la République de Turquie ou de se livrer à des activités connexes. (...) »
Article 84
« Perte de la qualité de membre
Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale a validé la démission des députés, la perte de leur qualité de membre est décidée par la Grande Assemblée nationale siégeant en Assemblée plénière.
La perte de la qualité de membre par le député condamné ne peut avoir lieu qu'après notification à l'Assemblée plénière par le tribunal de l'arrêt définitif de condamnation.
Le député qui persiste à exercer une fonction ou une activité incompatible avec la qualité de membre, au sens de l'article 82, est déchu de sa qualité après un vote secret de l'Assemblée plénière à la lumière du rapport de la commission compétente mettant en évidence l'exercice par l'intéressé de la fonction ou activité en question.
Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale relève qu'un député, sans autorisation ni excuse valable, s'est abstenu pendant cinq jours au total sur un mois de participer aux travaux de l'Assemblée, ce député perd sa qualité de membre après un vote à la majorité de l'Assemblée plénière.
Le mandat du député dont les actes et les propos ont, selon l'arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution du parti, prend fin à la date de la publication de cet arrêt au Journal officiel. La présidence de la Grande Assemblée nationale met à exécution cette partie de l'arrêt et en informe l'Assemblée plénière. »
Article 90 [premier article du chapitre 4]
« Les statuts, programmes et activités des partis politiques ne peuvent contrevenir à la Constitution et à la présente loi. »
Article 101
« La Cour constitutionnelle prononce la dissolution du parti politique :
a) dont les statuts ou le programme (...) se révèlent contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi, ou
b) dont l'assemblée générale, le bureau central ou le conseil administratif (...) adoptent des décisions, émettent des circulaires ou font des communications (...) contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi (...), ou dont le président, le vice-président ou le secrétaire général font des déclarations écrites ou orales contraires auxdites dispositions (...) »
Article 103
« Lorsqu'il est constaté qu'un parti politique est devenu un centre d'activités contraires aux dispositions des articles 78 à 88 et de l'article 97 de la présente loi, ce parti politique est dissous par la Cour constitutionnelle. »
Article 107 § 1
« L'intégralité des biens d'un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle est transférée au Trésor public. » | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La première requérante est la veuve de M. Timo Jokela (« M. Jokela »), décédé le 19 septembre 1992. Les trois autres requérants sont les enfants de M. Jokela. Tous quatre sont ses héritiers.
Au moment de sa mort, M. Jokela possédait notamment les biens immobiliers suivants : Saha 1:15, Saha I 5:55, Saha I 5:78 et Saha II 3:20, situés au centre de la commune de Nakkila, et représentant au total une surface de 2,9 ha. M. Jokela avait acheté un tiers du terrain au prix de 300 000 marks finlandais (FIM) en décembre 1989. En vertu d'un schéma directeur régional (seutukaava, regionplan) datant de 1977, une partie du terrain avait été classée en vue de la construction d'infrastructures routières. Ce classement avait été reconduit dans un plan d'urbanisme municipal (rakennuskaava, byggnadsplan) datant de 1989, alors que la construction à des fins principalement industrielles était autorisée sur la surface restante des biens.
A. La procédure d'expropriation
En juin 1990, la direction de l'équipement du district de Turku demanda l'expropriation de la moitié environ de la propriété de M. Jokela (1,53 ha), en vue de la construction d'un pont routier, conformément à un plan routier confirmé en février 1990. Cette demande fut examinée par un collège composé d'un géomètre employé par l'Etat (« l'expert ») et de deux personnes désignées par l'expert à partir d'une liste établie par la municipalité (« les mandataires »).
A l'automne 1990, la direction de l'équipement prit possession des terrains qui devaient être expropriés. En décembre 1990, M. Jokela vendit les parcelles Saha 1:15 et Saha II 3:20 au prix de 121 FIM le mètre carré à une société de stations-service bien établie qui avait l'intention de construire une nouvelle station pour remplacer celle située sur un terrain adjacent devant être exproprié.
Aux termes d'un accord conclu avec la direction de l'équipement en mars 1991, M. Jokela perçut 700 000 FIM d'indemnisation pour l'enlèvement des bâtiments, des équipements et de la végétation qui se trouvaient sur le terrain exproprié. L'enlèvement fut effectué au cours de la même année. L'accord ne portait pas sur la réparation due pour le terrain lui-même et les désagréments causés. M. Jokela puis, après sa mort, les requérants étaient à ce sujet en désaccord avec la direction de l'équipement.
La question fut soumise à l'expert et aux mandataires qui, le 3 juin 1993, fixèrent la valeur marchande (käypä arvo, gängse pris) du terrain à 7,50 FIM le mètre carré, en ne tenant apparemment aucun compte de trois ventes volontaires de terrains intervenues dans le voisinage. Ils estimaient en effet que les vendeurs en cause – M. Jokela et la municipalité – se trouvaient à l'époque « dans une position dominante » et avaient donc pu imposer leur prix. L'expert et les mandataires prirent en revanche en considération le prix d'achat des terrains dans une zone plus large. Les requérants reçurent une indemnité de 115 000 FIM environ pour le terrain ainsi qu'une certaine somme pour les inconvénients subis par eux.
Les requérants et la direction de l'équipement interjetèrent appel devant le tribunal foncier (maaoikeus, jorddomstolen) de Finlande du Sud. Celui-ci tint une audience le 27 septembre 1994 en présence de l'expert. Les requérants, représentés par un avocat, plaidèrent que la valeur marchande du terrain exproprié était comprise entre 60 et 112 FIM le mètre carré. Pour étayer leur thèse, ils présentèrent différentes preuves écrites indiquant que la valeur marchande était à l'époque où ils s'exprimaient comprise entre 20 et 114 FIM le mètre carré, parmi lesquelles :
1) une offre de 1990 où la municipalité de Nakkila se déclarait intéressée par l'achat d'une partie du terrain d'une surface de 2,7 ha au prix de 105 000 FIM (soit 38,5 FIM le mètre carré) ;
2) une décision du 27 mai 1993 de la commission des droits de succession (perintöverolautakunta, arvsskattenämnden) de Nakkila, où la valeur de la propriété des requérants à l'époque était évaluée à 600 000 FIM (soit 20 FIM le mètre carré – paragraphe 23 ci-dessous) ;
3) une estimation, effectuée par le même expert en 1991, de la valeur d'un terrain adjacent exproprié en vue des mêmes travaux routiers au prix de 44 FIM le mètre carré (pour un terrain utilisé pour une station-service) et 10 FIM le mètre carré (pour un terrain non cultivé situé entre deux routes) ;
4) une offre de 1991 par laquelle la municipalité de Nakkila proposait de louer un certain terrain des environs à 10 % de sa valeur marchande, estimée à 114 FIM le mètre carré.
Les requérants contestèrent l'avis de l'expert et des mandataires selon lequel M. Jokela et la municipalité avaient pu imposer leur prix lors de la précédente vente des trois parcelles à la société de stations-service. La municipalité avait vendu le terrain au prix de 40 FIM le mètre carré, probablement en-dessous de la valeur marchande vu l'importance qui était accordée au maintien d'une station-service dans les environs. Même si M. Jokela avait vendu son terrain à un prix supérieur à 100 FIM le mètre carré, la société de stations-service ne l'avait apparemment pas jugé excessif, sans quoi elle aurait pu invoquer son droit de racheter ce terrain.
Dans l'appel qu'elle avait elle-même formé, la direction de l'équipement avait fait valoir que la réparation à accorder aux requérants devait être ramenée à 5 FIM le mètre carré. Son représentant n'a formulé aucun commentaire sur les éléments de preuve précités présentés par les requérants, que ce soit par écrit ou lors de l'audience devant le tribunal foncier.
Dans les observations écrites qu'ils ont soumises au tribunal foncier, les requérants ont de plus fait savoir qu'ils étaient prêts à interroger le secrétaire exécutif de la municipalité de Nakkila (V.) en tant que témoin au sujet de la teneur de l'offre précitée émise par la municipalité en 1991, « au cas où le tribunal foncier jugerait [pareil interrogatoire] nécessaire ».
Les requérants allèguent aussi avoir demandé lors de l'audience que soit entendu comme témoin l'inspecteur en urbanisme de la commune (S.) au sujet de la situation de leur terrain sur le plan de l'aménagement. Contrairement à l'expert et aux mandataires, S. aurait été d'avis que les biens étaient déjà destinés à un usage industriel dans le schéma directeur régional. Selon les requérants, leur demande relative à l'audition de S. n'a pas été enregistrée dans le procès-verbal du tribunal foncier. Le Gouvernement, s'appuyant sur ce même procès-verbal, relève que le représentant des requérants s'est borné à évoquer ses contacts avec S. avant l'audience. A l'issue de celle-ci, le tribunal foncier a procédé à une inspection des lieux.
Dans un arrêt du 27 septembre 1994, le tribunal foncier octroya aux requérants 4 000 FIM environ à titre de réparation complémentaire pour les désagréments subis et les frais mais rejeta leur recours pour le surplus. Il releva que, dans le schéma directeur régional de 1977, le terrain exproprié était classé comme zone routière, classement reconduit dans le plan de construction municipal adopté en 1989. Le tribunal foncier souscrivit donc à l'évaluation de la valeur marchande du terrain qu'avaient faite l'expert et les mandataires. Il releva notamment que la construction du pont routier avait amélioré les liaisons routières des parties des propriétés des requérants non expropriées. Il ignora délibérément l'achat en 1990 d'un terrain adjacent aux fins de construire une station-service à proximité du pont routier. Etant donné qu'une seule parcelle de terrain pouvait en réalité être vendue dans ce but, le vendeur avait joui d'un monopole et l'évolution des prix n'avait pu se faire librement pour ce terrain.
L'arrêt du tribunal foncier ne mentionnait pas les preuves écrites soumises par les requérants et n'indiquait pas non plus que ceux-ci avaient demandé à interroger des témoins.
Le 20 mars 1995, la Cour suprême (korkein oikeus, högsta domstolen) refusa aux requérants l'autorisation de la saisir.
B. La procédure relative aux droits de succession
En Finlande, les droits de succession sont calculés sur la base de la valeur marchande d'un bien au moment du décès moins 20 à 30 % (ce qui correspond à la « marge de sécurité » de l'évaluation ; paragraphe 29 ci-dessous). Au moment du décès de M. Jokela, les parties de ses biens frappées d'expropriation étaient encore considérées comme sa propriété. Dans l'inventaire de la succession mené par un membre du barreau et son assistant en février 1993, la valeur totale des quatre biens immobiliers fut estimée à 150 000 FIM.
Le 27 mai 1993, la commission des droits de succession de Nakkila établit le montant des droits devant être acquittés par Heidi, Jussi et Petri Jokela notamment quant aux quatre biens immobiliers. La valeur marchande de ces derniers fut évaluée au total à 600 000 FIM (c'est-à-dire 20 FIM le mètre carré environ). La commission ne motiva pas sa décision.
Les requérants interjetèrent appel, faisant valoir que la valeur marchande des biens devait être ramenée à 150 000 FIM au maximum. Le 5 septembre 1995, le tribunal administratif de comté (lääninoikeus, länsrätten) de Turku et Pori refusa d'examiner l'appel de la première requérante (puisqu'elle n'avait pas eu à acquitter de droits de succession) et rejeta l'appel des autres requérants pour autant qu'il se rapportait à la valeur marchande des biens. Il considéra que les terrains représentaient au total 32 000 m2 (3,2 ha), dont un tiers acheté par le défunt au prix de 300 000 FIM en décembre 1989. Même en tenant compte des éléments avancés par les appelants, la valeur marchande des terrains n'avait pas été fixée à un niveau exagéré. Le tribunal s'appuya sur les articles 9 et 10 de la loi sur les droits de succession et de donation (perintö- ja lahjaverolaki, lag om skatt på gåva och arv 370/1948).
Le 13 mai 1996, la Cour administrative suprême (korkein hallinto-oikeus, högsta förvaltningsdomstolen) refusa aux requérants l'autorisation de la saisir.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Expropriation en vue de construire des voies publiques
En Finlande, l'expropriation d'un bien foncier en vue d'un usage public donne lieu à une indemnisation sur la base de la valeur marchande, qui est fixée en fonction du niveau général des prix et de l'usage du bien à l'époque concernée.
Conformément à l'article 35a de la loi sur les voies publiques (laki yleisistä teistä, lag om allmänna vägar 243/1954), l'indemnité d'expropriation doit être calculée suivant les critères exposés dans la loi sur l'expropriation des biens immeubles et droits spéciaux (laki kiinteän omaisuuden ja erityisten oikeuksien lunastuksesta, lag om inlösen av fast egendom och särskilda rättigheter 603/1977 – « la loi sur l'expropriation »). L'article 67 § 1 de la loi sur les voies publiques dispose que toute expropriation donne lieu à une indemnisation intégrale au sens de la loi sur l'expropriation, bien que pareille indemnisation puisse être ajustée en fonction de l'avantage que la construction routière peut apporter au reste des biens.
Aux termes de l'article 30 § 1 de la loi sur l'expropriation, une indemnisation intégrale, correspondant à la valeur marchande, doit être fixée pour les biens expropriés. Le moment auquel a lieu le transfert de propriété est décisif pour déterminer cette valeur. Si la valeur marchande ne reflète pas la perte véritablement subie par le détenteur des biens ou d'un droit connexe, l'évaluation doit se fonder sur les revenus des biens ou sur les investissements consacrés à ces biens. Si l'objectif dans lequel l'expropriation est menée a fait augmenter ou diminuer de manière importante la valeur des biens, l'indemnisation doit être calculée indépendamment de cet effet (article 31). En pratique, la valeur marchande est ajustée de façon à tenir compte d'autres tendances que les fluctuations temporaires de prix jusqu'à la fin de la procédure d'expropriation.
B. Droits de succession
Selon l'article 9 de la loi sur les droits de succession et de donation, le calcul des droits de succession doit se fonder sur la valeur des biens au moment du décès. La valeur de la propriété doit être estimée conformément aux dispositions applicables à l'impôt sur le revenu et les gains de capital (articles 10 et 29). Aux termes de la loi de 1992 sur l'impôt sur les gains de capital (varallisuusverolaki, förmögenhetsskattelag 1537/1992), l'évaluation se fonde sur la valeur marchande des biens. En pratique, la valeur marchande aux fins du calcul des droits de succession est le prix qui serait très probablement payé pour ce bien précis à l'endroit en cause. La valeur marchande ainsi obtenue est normalement réduite de 20 à 30 % afin d'éviter toute surévaluation des biens lors du décès.
A l'époque des faits, le chef des services fiscaux (verojohtaja, skattedirektören) compétent était tenu de vérifier notamment que la valeur des biens soumis aux droits de succession avait été correctement évaluée dans l'inventaire de la succession (article 35 de la loi sur les droits de succession et de donation). L'impôt devait être fixé par la commission des droits de succession après un examen attentif des renseignements relatifs aux biens, dont des éléments bien connus tels que le niveau des prix dans la commune, et des changements dans la valeur de ces biens en général (article 39 tel qu'interprété en pratique). Depuis la suppression des commissions des droits de succession en 1994, ces impôts sont recouvrés par les services ordinaires des impôts (loi no 318/1994).
C. Procédure devant les tribunaux fonciers
En vertu de l'article 331 de la loi sur la division des biens immobiliers (jakolaki, lag om skifte 604/1951), tel qu'il était en vigueur à l'époque des faits, la procédure devant les tribunaux fonciers était régie par les dispositions applicables aux tribunaux ordinaires, sauf indication contraire. Aux termes du code de procédure judiciaire (oikeudenkäymiskaari, rättegångsbalken), un tribunal foncier pouvait donc décider de ne pas accueillir des preuves qu'il jugeait sans pertinence ou présentées à l'appui d'un fait déjà établi ou qui auraient pu être obtenues de manière bien moins complexe ou onéreuse (chapitre 17, article 7). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le 20 juin 1967, les requérants conclurent avec M.R. un contrat de vente et de donation (kupní a darovací smlouva) par lequel l'intéressé leur vendait un immeuble d'habitation situé à Srch et leur transférait à titre gratuit les terrains agricoles attenants. A l'époque, le transfert d'une exploitation rurale s'effectuait par la vente du bâtiment d'habitation et la donation des terrains attenants exploités par une organisation socialiste. La conclusion du contrat d'achat et de donation était conditionnée par l'autorisation de l'organisation socialiste exploitant les terrains, ainsi que par l'accord du comité national compétent. Les acquéreurs des terrains devaient s'engager à travailler pour l'organisation socialiste.
Selon les requérants, M.R. voulait se dégager de son obligation de travailler pour la coopérative socialiste, ce qui n'était possible que par le transfert des terrains agricoles exploités par celle-ci. A leurs dires, ce fut M.R. qui prit l'initiative de conclure le contrat, en vue de régler sa situation familiale. Conformément aux dispositions légales valables à l'époque, les requérants furent obligés, pour pouvoir acquérir l'immeuble d'habitation, de s'engager à travailler pour la coopérative à la place de M.R. Ils lui versèrent, en sus du prix d'achat de l'immeuble, la somme de 30 000 couronnes tchécoslovaques pour compenser la valeur des terrains transférés.
En 1991, M.R. signa une déclaration attestant qu'il avait jadis transféré les terrains de son plein gré. Pour les requérants, cette déclaration constituait un avenant au contrat interprétant la volonté de M.R.
Or, le 1er juillet 1993, M.R. introduisit au civil contre les intéressés une action par laquelle il demandait, entre autres, l'annulation, sur la base de l'article 8 § 3 de la loi no 229/1991 sur la propriété foncière, de la partie du contrat relative au transfert des terrains agricoles.
Par un jugement du 30 septembre 1994, le tribunal de district (okresní soud) de Pardubice statua en faveur de M.R. Il s'exprima notamment ainsi :
« [Les requérants] invitaient le tribunal à rejeter l'action de M.R. au motif que celui-ci leur avait transféré ses terrains de son plein gré, pour régler sa situation familiale, et qu'en contrepartie ils avaient repris son obligation de travailler pour la coopérative agricole. (...)
Selon l'article 8 § 3 de la loi no 229/1991 sur la propriété foncière, lorsqu'un propriétaire a donné ses terrains à une personne physique sous la contrainte ou les a transférés à titre gratuit dans le cadre d'un contrat de vente de l'immeuble auquel les terrains sont attenants, et que ces terrains sont, à la date de l'entrée en vigueur de ladite loi, en possession de cette même personne, le tribunal, sur demande de la personne habilitée, a) annule la partie du contrat de vente par laquelle les terrains ont été donnés ou transférés à titre gratuit, ou b) décide que le propriétaire actuel doit rembourser le prix des terrains. (...)
Le tribunal (...) a conclu que les conditions précitées étaient remplies en l'espèce et a donc décidé en faveur de [M.R.]. Il a en effet été prouvé que [M.R.] était la personne habilitée au sens de la loi no 229/1991, c'est-à-dire celle ayant donné [aux requérants] – les personnes obligées au sens de cette loi – les terrains agricoles dans le cadre de la vente de l'immeuble (...). Il a également été prouvé que [les requérants] sont actuellement en possession de ces terrains. En conséquence, le tribunal (...) a annulé dans le contrat de vente et de donation conclu entre les parties le 20 juin 1967 la partie concernant le transfert à titre gratuit de la propriété des terrains en question. (...) Le tribunal n'a pas considéré « le procès-verbal concernant l'avenant au contrat » du 6 avril 1991 comme un avenant valable au contrat de vente et de donation. Faite à un moment où l'amendement à la loi sur les terres permettant de faire valoir ses prétentions en matière de restitution n'existait pas encore, la déclaration par laquelle [M.R.] confirmait expressément avoir vendu sa propriété immobilière volontairement et au prix d'achat convenu n'a aucune (...) valeur juridique. En fait, [M.R.] nie avoir eu l'intention de vendre les terrains [aux requérants], et la volonté des deux parties ressort du procès-verbal du notaire (...). Le tribunal a jugé infondé l'argument [des requérants] tiré du fait qu'une décision favorable à [M.R.] entraînerait une violation de l'article 11 de la Charte des droits et libertés fondamentaux, considérant que ce dernier avait été obligé de transférer à titre gratuit la propriété de ses terrains agricoles utilisés par la coopérative agricole. »
Par un arrêt du 29 février 1996, la cour régionale (krajský soud) de Hradec Králové confirma le jugement du tribunal de district annulant la partie litigieuse du contrat de vente et de donation. Elle considéra que M.R. avait donné, donc de facto transféré à titre gratuit, les terrains agricoles aux requérants dans le cadre du contrat de vente de l'immeuble auquel les terrains étaient attenants. Elle nota également que les termes « donner » et « transférer à titre gratuit » étaient identiques. En même temps, elle rejeta la demande des requérants tendant à faire admettre un pourvoi en cassation (dovolání), considérant que la demande d'interprétation du terme « transférer à titre gratuit » figurant à l'article 8 § 4 de la loi sur la propriété foncière ne concernait pas une question d'une importance juridique cruciale (rozhodnutí po právní stránce zásadního významu).
Selon l'article 239 § 2 du code de procédure civile, le pourvoi en cassation est admissible lorsque la cour de cassation (dovolací soud) considère que la décision attaquée revêt une importance juridique cruciale. Se fondant sur cette disposition, les requérants se pourvurent en cassation le 14 juin 1996, alléguant que les tribunaux de droit commun avaient interprété la loi sur la propriété foncière de façon erronée, en confondant deux notions incompatibles : la « donation » et le « transfert à titre gratuit ».
Par un arrêt du 29 juillet 1997, la Cour suprême (Nejvyšší soud) déclara le pourvoi en cassation des requérants non admissible au motif que l'arrêt de la cour régionale ne constituait pas une décision d'une importance juridique cruciale. Elle releva que la question de l'identité de contenu des termes « donation » et « transfert à titre gratuit » avait à plusieurs reprises été examinée par elle et que, selon sa jurisprudence, la loi n'exigeait pas qu'une contrainte eût été exercée lors du transfert à titre gratuit des biens agricoles. L'arrêt de la Cour suprême fut notifié aux requérants le 11 septembre 1997 au plus tôt.
Le 12 novembre 1997, les intéressés introduisirent un recours constitutionnel (ústavní stížnost), dans lequel ils alléguaient que les décisions des tribunaux nationaux avaient violé les principes constitutionnels d'égalité des citoyens en droits et de protection du droit de propriété, consacrés par les articles 1, 11 §§ 1 et 3 de la Charte des droits et libertés fondamentaux (Listina základních práv a svobod). Ils demandèrent également l'annulation de l'article 8 § 4 de la loi sur la propriété foncière.
Le 4 août 1998, la Cour constitutionnelle (Ústavní soud) déclara leur recours irrecevable pour tardiveté. Elle s'exprima notamment ainsi :
« La Cour constitutionnelle estime que l'on ne peut engager devant la cour de cassation une procédure non admissible selon la loi et y inclure une demande tendant à l'annulation de décisions rendues par des tribunaux de droit commun, sauf si l'exclusion [du pourvoi en cassation] constitue un déni de justice et, par conséquent, une violation du droit à un procès équitable. L'arrêt en question [de la cour de cassation] ne vaut pas décision sur la dernière voie de recours offerte par la loi pour protéger les droits (...). Le recours constitutionnel ne pouvait être introduit que contre l'arrêt de la cour d'appel, passé en force de chose jugée le 15 mai 1996. Dans la mesure où le recours constitutionnel a été introduit le 17 novembre 1997, la condition prescrite par l'article 72 § 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle n'est pas satisfaite. Pour cette raison, force est à la Cour constitutionnelle de déclarer le recours irrecevable comme introduit après l'expiration du délai fixé par ladite loi. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Droit constitutionnel
Aux termes de l'article 10 de la Constitution de la République tchèque (version en vigueur au moment des faits), les traités sur les droits de l'homme et les libertés fondamentales ratifiés et promulgués, qui lient la République tchèque, sont immédiatement obligatoires et priment la loi.
L'article 11 §§ 1 et 2 de la Charte des droits et libertés fondamentaux dispose, entre autres, que chacun a droit à la propriété. La loi établit quels biens nécessaires aux besoins de la société, au développement de l'économie nationale et à l'intérêt public peuvent être possédés exclusivement par l'Etat, par les communes ou par les personnes morales qu'elle détermine ; la loi peut également établir que certains biens peuvent être possédés exclusivement par des citoyens ou par des personnes morales résidant en République fédérative tchèque et slovaque. Selon l'article 11 § 3, tout abus de propriété au détriment des droits d'autrui ou en contradiction avec l'intérêt général protégé par la loi est interdit. L'exercice de ce droit ne doit pas porter à la santé humaine, à la nature ou à l'environnement une atteinte dépassant les limites prévues par la loi.
Aux termes de l'article 36 § 1 de la Charte, chacun a le droit de demander justice, suivant une procédure définie, auprès d'un tribunal indépendant et impartial ou, dans des cas déterminés, auprès d'une autre autorité.
B. Code de procédure civile (loi no 99/1963)
Aux termes de l'article 236 § 1, le pourvoi en cassation (dovolání) n'est ouvert que contre les décisions (rozhodnutí) d'appel passées en force de chose jugée, et seulement dans les cas prévus par la loi.
Selon l'article 239 § 1, le pourvoi en cassation contre une décision confirmative rendue en appel est admissible lorsque la juridiction d'appel estime que l'importance cruciale du point de vue juridique de sa décision justifie l'admission du pourvoi (rozhodnutí po právní stránce zásadního významu). La juridiction d'appel peut admettre le pourvoi en cassation sans que les parties le demandent.
L'article 239 § 2 dispose que, lorsque la juridiction d'appel refuse de faire droit à une demande d'admission de pourvoi présentée par une des parties avant l'adoption de la décision confirmant celle de la juridiction de première instance, le pourvoi n'est admissible que si la cour de cassation elle-même considère que la décision de la juridiction d'appel revêt une importance cruciale du point du vue juridique.
C. Loi no 182/1993 sur la Cour constitutionnelle
Aux termes de l'article 72 § 1, un recours constitutionnel peut être introduit par toute personne physique qui se prétend victime d'une violation, commise par « une autorité publique », des droits ou libertés fondamentaux reconnus dans une loi constitutionnelle ou dans un traité international au sens de l'article 10 de la Constitution.
L'article 72 § 2 précise que le recours constitutionnel doit être introduit dans un délai de soixante jours à compter de la date à laquelle a été notifiée au requérant la décision sur la dernière voie de recours que lui offre la loi pour défendre ses droits.
Selon l'article 75 § 1, le recours constitutionnel est irrecevable lorsque le requérant n'a pas exercé toutes les voies de recours offertes par la loi, à l'exception du recours en révision de la procédure. En vertu de l'article 75 § 2 a), la Cour constitutionnelle a la possibilité de ne pas déclarer un recours constitutionnel irrecevable en cas de non-épuisement des voies de recours offertes par la loi si l'enjeu de la demande dépasse de façon substantielle les intérêts propres du requérant et si le recours a été introduit dans le délai d'un an à compter du fait qui constitue l'objet de la demande.
D. Loi no 229/1991 sur la propriété foncière
L'article 8 § 4 (ancien article 8 § 3) donne à celui qui a donné ses terrains à une personne physique sous la contrainte ou qui les a transférés à titre gratuit lors de la passation du contrat de vente de l'immeuble attenant, à condition que ces terrains fussent, au jour de l'entrée en vigueur de la loi concernée, en possession de cette même personne, le droit de demander au tribunal, tenu par cette demande : a) soit l'annulation dans le contrat de la partie par laquelle les terrains ont été donnés ou transférés à titre gratuit à une personne physique, b) soit le paiement du prix des terrains par le propriétaire (ou son héritier) qui les a ainsi acquis, le prix étant fixé conformément à la réglementation des prix en vigueur au 24 juin 1991.
Si le propriétaire du terrain n'est pas d'accord de payer le prix conformément à la lettre b) ci-dessus, le tribunal prononce l'annulation du contrat conformément à la lettre a) ci-dessus.
E. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle
Dans sa décision no I ÚS 22/93 du 5 janvier 1995, la Cour constitutionnelle s'est prononcée, entre autres, sur la recevabilité d'un recours constitutionnel du point de vue du respect du délai ouvert par la loi pour son introduction dans le cas où le demandeur n'est pas sûr de l'admissibilité de son pourvoi en cassation. La haute juridiction a jugé que lorsque le justiciable décide de former un pourvoi en cassation à l'encontre de la décision de la juridiction d'appel et qu'il n'est pas évident que son pourvoi soit admissible, il doit introduire son recours constitutionnel simultanément, afin de ne pas dépasser le délai fixé par la loi pour l'introduction de ce recours.
Par sa décision no 131/1994 du 24 mai 1994, la Cour constitutionnelle a rejeté la demande d'annulation de l'article 8 § 3 de la loi sur la propriété foncière dont l'avaient saisie quarante et un députés. Dans ses motifs, la haute juridiction a considéré que cet article rendait possible une expropriation légale des personnes physiques et une restriction sans compensation de l'exercice par elles de leur droit de propriété, ajoutant que la règle valait non seulement pour les personnes ayant acquis leurs droits de propriété sur la base des avantages du régime socialiste, mais aussi pour celles les ayant acquis de bonne foi. Elle a rappelé le but légitime visé par la loi sur la propriété foncière et la priorité donnée à la restitution des terrains dont les propriétaires d'origine avaient été privés sans compensation entre 1948 et 1989. A ce stade, il était donc possible et équitable, selon elle, de demander à celui qui avait accepté les biens à titre gratuit de les restituer sans compensation à leur propriétaire d'origine, qui s'était trouvé contraint de les donner.
Dans sa décision no IV ÚS 146/96 du 30 juillet 1996, la Cour constitutionnelle a déclaré que, nonobstant le fait que le pourvoi en cassation n'a pas d'effet suspensif et n'influe pas sur la force de chose jugée de la décision d'appel, le recours constitutionnel doit être dirigé d'abord contre la décision rendue sur le pourvoi. Si le recours constitutionnel n'attaquait que l'arrêt de la cour d'appel, la décision de la cour de cassation resterait intacte, ce qui serait, en cas de différence, contraire au principe de la sécurité juridique.
Dans la décision no I ÚS 213/96 du 26 novembre 1996, la Cour constitutionnelle a déclaré que s'il était dans le doute quant à l'admissibilité du pourvoi en cassation qu'il venait de former le requérant pouvait introduire simultanément son recours constitutionnel, sans attendre la décision sur l'admissibilité du pourvoi, ce afin de ne pas risquer de dépasser le délai ouvert par la loi pour l'introduction du recours constitutionnel, car dans l'hypothèse où son pourvoi en cassation serait déclaré non admissible, la décision finale dans son affaire serait celle rendue en appel.
Dans sa décision no II ÚS 113/97 du 8 octobre 1998, la Cour constitutionnelle a jugé que si la juridiction d'appel n'accepte pas la demande du requérant tendant à faire admettre le pourvoi en cassation, l'intéressé a néanmoins la possibilité de saisir la Cour suprême au titre de l'article 239 § 2 du code de procédure civile. S'il n'use pas de cette possibilité légale, il reste en défaut d'épuiser les voies de recours offertes par la loi pour la défense de ses droits.
Dans sa décision no III ÚS 53/98 du 8 septembre 1998, la Cour constitutionnelle a considéré, entre autres, que bien que la juridiction d'appel eût rejeté leur demande d'admission du pourvoi en cassation, les requérants disposaient toujours, en vertu de l'article 239 § 2 du code de procédure civile, du droit d'introduire semblable pourvoi, car ils remplissaient pour cela les conditions nécessaires. Dès lors qu'ils n'avaient pas exercé cette voie de recours qui était à leur disposition, leur recours constitutionnel ne pouvait être déclaré recevable.
Par sa décision no IV ÚS 93/98 du 28 avril 1998, la Cour constitutionnelle a rejeté un recours constitutionnel pour non-épuisement des voies de recours offertes par la loi au motif que le requérant avait omis d'introduire un pourvoi en cassation au titre de l'article 239 § 2 du code de procédure civile.
Dans la motivation de sa décision no III ÚS 224/98 du 8 juillet 1999, la Cour constitutionnelle a déclaré, entre autres, que si une partie à la procédure voit sa demande d'admission du pourvoi rejetée par la juridiction d'appel, il est indispensable pour la recevabilité du recours constitutionnel qu'elle introduise un pourvoi en cassation au titre de l'article 239 § 2 du code de procédure civile.
Selon la décision no IV ÚS 294/98 du 23 mars 1999, adoptée après l'entrée en vigueur, le 1er janvier 1996, de l'amendement au code de procédure civile élargissant la possibilité d'introduire un pourvoi en cassation, il ne fait aucun doute que le requérant ne peut passer pour avoir épuisé les voies de recours offertes par la loi qu'après que la cour de cassation a rendu sa décision. Toute autre solution entraînerait une situation indésirable où deux procédures se dérouleraient simultanément. Le délai pour introduire un recours constitutionnel dans un tel cas ne commencerait donc à courir qu'après la notification au requérant de la décision de la Cour suprême.
Par sa décision no III ÚS 148/99 du 15 septembre 1999, la Cour constitutionnelle a déclaré irrecevable un recours constitutionnel au motif que si le participant à une procédure demande à la juridiction d'appel d'admettre son pourvoi en cassation et voit sa demande écartée il reste en défaut d'épuiser les voies de recours offertes par la loi s'il ne saisit pas malgré tout la Cour suprême d'un pourvoi en cassation, et ce nonobstant le fait que par sa demande à la juridiction d'appel il a créé les conditions de pareille saisine.
Par ailleurs, les requêtes nos 73577/01 et 73403/01 (Vodárenská Akciová Společnost, A.S. c. République tchèque, et Turek c. République tchèque, respectivement), soumises à la Cour et communiquées au gouvernement défendeur, montrent que l'effectivité de l'introduction simultanée d'un pourvoi en cassation et d'un recours constitutionnel pourrait n'être que théorique : dans ces affaires, les requérants avaient en effet introduit les deux recours en même temps, mais leurs recours constitutionnels ont été déclarés irrecevables pour non-épuisement des voies de recours au motif que l'examen de leurs pourvois en cassation était pendant devant la Cour suprême. Les intéressés ont alors une nouvelle fois saisi la Cour constitutionnelle après que la Cour suprême eut déclaré leurs pourvois non admissibles. Leurs recours ont été derechef déclarés irrecevables, cette fois pour tardiveté. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Citoyen turc, le requérant est né en 1955 et réside actuellement à Çobançeşme (Alibeyköy - Istanbul). A l'époque des faits, il habitait, avec les douze membres de sa famille, dans le quartier de taudis (gecekondu mahallesi) de Kazım Karabekir à Ümraniye (İstanbul).
A. Le site de stockage de déchets ménagers d'Ümraniye
Une décharge d'ordures ménagères se trouvait en fonction depuis le début des années 1970 à Hekimbaşı, zone abritant également des taudis et contiguë au quartier de Kazım Karabekir. De fait, le 22 janvier 1960, le site en question, appartenant à l'administration des forêts, donc au Trésor, avait été assujetti à une servitude en faveur de la mairie métropolitaine d'Istanbul (« la mairie métropolitaine ») pour une durée de 99 ans. Situé sur une côte surplombant une vallée, le site s'étendait sur une surface d'environ 350 000 m2 et servait de décharge commune aux districts de Beykoz, d'Üsküdar, de Kadıköy et d'Ümraniye, sous l'autorité et la responsabilité de la mairie métropolitaine et, en dernier lieu, des autorités ministérielles.
A l'époque où la décharge commença à être utilisée, cette région était inhabitée et l'agglomération la plus proche se trouvait à environ 3,5 km. Cependant, au fur et à mesure des années, des habitations de fortune furent construites, sans autorisation, sur la zone entourant le dépôt d'ordures, pour finalement donner naissance au bidonville d'Ümraniye.
B. Les initiatives de la mairie d'Ümraniye
En 1989
A la suite des élections municipales du 26 mars 1989 et à partir du 4 décembre de la même année, la mairie d'Ümraniye entama des travaux consistant à déverser des amas de terre et de débris sur les terrains entourant les taudis d'Ümraniye, afin de réaménager le site de la décharge.
Cependant, le 15 décembre 1989, M.C. et A.C., deux habitants du quartier d'Hekimbaşı, introduisirent devant la 4ème chambre du tribunal d'instance d'Üsküdar une action pétitoire contre la mairie. Se plaignant des dégâts causés sur leurs plantations, ils sollicitèrent l'arrêt des travaux. A l'appui, ils produisirent des documents, dont il ressort que M.C. et A.C. étaient assujettis à la taxe d'habitation et à la taxe foncière depuis 1977, sous le numéro d'imposition 168900. En 1983, ils avaient été invités par l'administration à remplir un formulaire type, prévu pour la déclaration des bâtiments illégaux, afin que leur habitation et leur terrain soient régularisés (paragraphe 50 ci-dessous). Suite à leur demande, le 21 août 1989, la direction générale des eaux et des canalisations de la mairie métropolitaine avait ordonné la pose d'un compteur d'eau dans leur habitation. Par ailleurs, des copies de factures d'électricité démontrent que M.C. et A.C. effectuaient régulièrement, en leur qualité d'abonnés, des paiements selon leur consommation déterminée à partir de la lecture d'un compteur installé à cet effet.
Devant le tribunal d'instance, la mairie défenderesse axa sa défense sur le fait que les terres revendiquées par M.C. et A.C. étaient sises sur le territoire de la déchetterie, qu'y habiter serait contraire aux règles sanitaires et que leur demande de régularisation ne leur accordait aucun droit.
Par un jugement rendu le 2 mai 1991, sous le numéro de dossier 1989/1088, le tribunal d'instance donna gain de cause à M.C. et A.C., reconnaissant qu'il y avait eu ingérence dans l'exercice de leur droit sur les biens litigieux.
Cependant, par un arrêt du 2 mars 1992, la Cour de cassation infirma ce jugement. Le 22 octobre 1992, le tribunal d'instance se conforma à l'arrêt de la Cour de cassation et débouta les intéressés.
En 1991
Le 9 avril 1991, la mairie d'Ümraniye demanda, devant la 3ème chambre du tribunal d'instance d'Üsküdar, une expertise concernant la conformité de la décharge à la réglementation en la matière, notamment au règlement no 20814 du 14 mars 1991 sur le contrôle des déchets solides. Le comité constitué à cette fin comprenait un professeur de génie de l'environnement, un agent du cadastre et un médecin légiste.
D'après leur rapport d'expertise, établi le 7 mai 1991, le dépôt en question n'était pas conforme aux exigences techniques prévues aux articles 24 à 27, 30 et 38 du règlement no 20814 et, de ce fait, présentait un certain nombre de dangers susceptibles d'entraîner un très grand risque pour la santé des habitants de la vallée, notamment pour ceux des quartiers de taudis : aucun mur ou grillage de clôture ne séparait la décharge des habitations qui s'élevaient à 50 mètres de la montagne d'ordures et le dépôt n'était pas équipé de systèmes de ramassage, de compostage, de recyclage ni de combustion et aucune installation de drainage ou de purification des eaux de drainage n'y avait été prévue. Les experts en conclurent que la décharge d'Ümraniye « exposait tant les humains que les animaux et l'environnement à toutes formes de dangers ». A ce sujet, le rapport, attirant d'abord l'attention sur le fait qu'une vingtaine de maladies contagieuses risquaient de se propager, soulignait ce qui suit :
« (...) Dans n'importe quelle déchetterie, il se forme, entre autres, des gaz de méthane, de dioxyde de carbone et d'hydrogène de sulfure. Ces substances doivent être, de manière contrôlée, réunies puis (...) brûlées. Or le dépôt en question ne dispose pas d'un tel système. Lorsqu'il est mélangé avec l'air dans une certaine proportion, le méthane peut s'avérer explosible. Il n'existe, dans cette installation, aucune mesure pour prévenir l'explosion du méthane issu de la décomposition [des déchets]. Que Dieu nous en garde, le dommage pourrait être très important en raison des habitations voisines. (...) »
Le 27 mai 1991, ce rapport fut porté à la connaissance de la mairie métropolitaine et le 7 juin 1991, au préfet afin qu'il en fasse part au ministère de la Santé ainsi qu'au Conseil de l'environnement auprès du Premier ministre (« le Conseil de l'environnement »).
Le 9 juin 1991, Nurettin Sözen, maire d'Istanbul, demanda l'annulation du rapport, au motif qu'il avait été commandé et établi à son insu.
Cependant, le Conseil de l'environnement, avisé du même rapport le 18 juin 1991, enjoignit, par une recommandation no 09513, la préfecture d'Istanbul ainsi que la mairie métropolitaine et la mairie d'Ümraniye à remédier aux problèmes signalés en l'espèce :
« (...) Dans le rapport préparé par le comité d'experts, il est indiqué que le site de stockage de déchets en question contrevient à la loi sur l'environnement ainsi qu'au règlement sur le contrôle des déchets solides et que, par conséquent, il menace la santé des hommes et des animaux. Il s'impose de prendre, sur le site de la décharge, les mesures prévues aux articles 24, 25, 26, 27, 30 et 38 du règlement sur le contrôle des déchets solides (...) Je prie donc que des mesures nécessaires soient prises (...) et que notre Conseil soit informé de l'issue. »
Le 27 août 1992, devant la première chambre du tribunal d'instance d'Üsküdar, Şinasi Öktem, maire d'Ümraniye, demanda la mise en œuvre de mesures provisoires visant à empêcher l'utilisation de la déchetterie par la mairie métropolitaine et par les mairies voisines des districts. Il réclama notamment l'interruption des dépôts d'ordures, la fermeture de la décharge ainsi que la réparation des dommages subis.
Le 3 novembre 1992, les maires d'Istanbul et de Beykoz formèrent opposition contre cette demande. A cette fin, M. Sözen fit notamment valoir qu'un projet de réaménagement du site de la décharge était en phase d'adjudication et serait réalisé au cours de l'année 1993.
Alors que cette procédure était encore pendante devant la 4ème chambre civile de la Cour de cassation, la mairie d'Ümraniye fit part au maire d'Istanbul qu'à partir du 15 mai 1993 aucun dépôt de déchets ne serait autorisé.
C. L'accident
Or, avant cette date, le 28 avril 1993, vers 11 heures, une explosion de méthane eut lieu sur le site. A la suite d'un glissement de terrain provoqué par la pression, les immondices détachés de la montagne d'ordures ensevelirent une dizaine de taudis situés en aval, dont celui du requérant. Trente-neuf personnes y périrent, dont neuf membres de la famille Öneryıldız.
D. Les procédures engagées en l'espèce
L'initiative du ministère de l'Intérieur
Immédiatement après l'accident, deux membres de la police municipale tentèrent de constater les faits. Après avoir entendu les victimes, dont le requérant qui leur expliqua avoir érigé sa maison en 1988, ils rapportèrent que 13 baraques avaient été englouties.
Le même jour, un comité de crise, constitué par la préfecture d'Istanbul, se rendit également sur les lieux et constata que le glissement de terrain avait bien été causé par l'explosion de gaz de méthane.
Le lendemain, 29 avril 1993, le ministère de l'Intérieur (« le ministère ») ordonna que les circonstances dans lesquelles cette catastrophe avait eu lieu soient examinées par le conseil d'inspection administrative (« le conseil d'inspection ») afin de déterminer s'il y avait lieu de poursuivre les deux maires, MM. Sözen et Öktem.
L'enquête pénale
Alors que cette procédure administrative suivait son cours, le 30 avril 1993, le procureur de la République d'Üsküdar (« le procureur ») se rendit sur les lieux de l'accident, accompagné d'un comité d'experts composé de trois professeurs en génie civil de trois universités différentes. Au vu de ses observations préliminaires, il chargea le comité de déterminer la part de responsabilité des autorités publiques et celle des victimes dans la survenance de l'accident.
Le 6 mai 1993, le requérant déposa une plainte au commissariat local. Il déclara que « si ce sont les autorités qui ont, par négligence, causé l'ensevelissement de ma maison ainsi que la mort de mes épouses et enfants, je porte plainte contre la ou les autorité(s) impliquée(s) ». La plainte du requérant fut versée au dossier d'instruction no 1993/6102, déjà ouvert d'office par le procureur.
Le 14 mai 1993, le procureur entendit plusieurs témoins et victimes de l'accident litigieux. Le 18 mai 1993, le comité d'experts rendit le rapport qu'avait commandé le procureur. Les experts confirmèrent que le glissement du terrain, qui déjà n'était pas stable, pouvait s'expliquer tant par la pression croissante du gaz à l'intérieur du dépôt que par l'explosion de celui-ci. Rappelant les obligations et devoirs que la réglementation en la matière faisait aux autorités publiques, les experts conclurent que concernant l'occurrence de l'accident, la faute devait être répartie à raison de :
– 2/8, à la charge de la mairie d'Istanbul, qui n'a pas agi en temps utile pour prévenir les problèmes techniques existants déjà lors de l'installation du dépôt en 1970, et qui n'avaient cessé de s'aggraver depuis lors, ni indiqué aux mairies concernées un autre site de stockage de déchets, comme la loi no 3030 l'obligeait à le faire ;
– 2/8, à la charge de la mairie d'Ümraniye, pour avoir mis en œuvre un plan d'aménagement du territoire, en omettant de prévoir, en violation du règlement no 20814, une zone tampon, large de 1 000 m. et devant demeurer inhabitée, et pour avoir attiré dans sa région les habitations de fortune et ne s'être pas employée à empêcher de telles constructions, en dépit du rapport d'expertise du 7 mai 1991 ;
– 2/8, à la charge des habitants du bidonville, pour avoir mis en danger les membres de leurs familles en s'installant à proximité d'une montagne d'ordures ;
– 1/8, à la charge du ministère de l'Environnement, pour avoir omis d'assurer un suivi effectif de l'application conforme au règlement no 20814 sur le contrôle des déchets solides ;
– 1/8, à la charge du gouvernement, pour avoir favorisé ce type d'agglomérations, en amnistiant à plusieurs reprises les constructions illégales et en octroyant des titres de propriété à leurs occupants.
Le 21 mai 1993, le procureur déclina sa compétence ratione personæ et renvoya l'affaire au préfet d'Istanbul, considérant que celle-ci relevait de la loi sur les poursuites des fonctionnaires, dont l'application appartenait au comité administratif départemental de la préfecture d'Istanbul (« le comité administratif »). Le procureur, dans son ordonnance, précisait que, s'agissant des maires d'Istanbul et d'Ümraniye, les dispositions à appliquer étaient celles des articles 230 et 455 § 2 du code pénal.
Le 27 mai 1993, date de clôture de l'enquête préliminaire du conseil d'inspection, le dossier du parquet fut transmis au ministère.
L'issue de l'enquête administrative
Le 27 mai 1993, eu égard aux conclusions de sa propre enquête, le conseil d'inspection demanda au ministère l'autorisation d'initier une instruction pénale contre les deux maires mis en cause.
Le lendemain de cette demande la mairie d'Ümraniye fit à la presse la communication suivante :
« L'unique déchetterie du côté anatolien se trouvait sise au milieu de notre district d'Ümraniye, telle une horreur silencieuse. Elle a rompu son silence et provoqué la mort. On le savait et on s'y attendait. En tant que municipalité, nous avions, depuis quatre ans, forcé toutes les portes pour faire déplacer cette déchetterie. La mairie métropolitaine d'Istanbul s'est montrée indifférente. Elle a laissé tomber les travaux d'assainissement (...) après avoir posé deux pelles de béton à l'inauguration. Les ministères et le gouvernement étaient au courant des faits, mais ils n'y ont pas prêté beaucoup d'attention. Nous avions soumis la question aux juges et ils nous avaient donné raison, mais le mécanisme judiciaire n'a pu être mis en action. (...) A l'heure actuelle nous sommes face à une responsabilité et nous rendrons tous des comptes aux habitants d'Ümraniye (...) »
L'autorisation sollicitée par le conseil d'inspection fut accordée le 17 juin 1993 et, par conséquent, un inspecteur en chef auprès du ministère (« l'inspecteur en chef ») fut chargé de l'affaire.
A la lumière du dossier de l'enquête constitué en l'espèce, l'inspecteur en chef recueillit la défense de MM. Sözen et Öktem. Ce dernier déclara, entre autres, qu'en décembre 1989 sa municipalité avait bien entamé des travaux d'assainissement du territoire du bidonville d'Hekimbaşı et que, cependant, ceux-ci avaient été interrompus à la demande de deux habitants de ce quartier (paragraphe 10 ci-dessus).
L'inspecteur en chef finalisa son rapport le 9 juillet 1993. Celui-ci entérinait les conclusions de toutes les expertises effectuées jusqu'alors et tenait compte de l'ensemble des éléments réunis par le procureur. Il mentionnait également deux autres avis scientifiques, adressés à la préfecture d'Istanbul en mai 1993, l'un par le ministère de l'Environnement et l'autre par un professeur de génie civil de l'université de Boğaziçi. Ces deux avis, confirmaient que le glissement de terrain mortel avait été causé par l'explosion de méthane. Le rapport indiquait en outre que, le 4 mai 1993, le conseil d'inspection avait invité la mairie métropolitaine à lui faire part des mesures effectivement prises à la lumière du rapport d'expertise du 7 mai 1991 et reproduisait la réponse de M. Sözen :
« Notre mairie métropolitaine a, d'une part, pris les mesures nécessaires afin d'assurer que les anciens sites puissent être utilisés de la façon la moins préjudiciable possible jusqu'à fin 1993, et, d'autre part, elle a achevé tous les préparatifs visant la construction de l'une des installations les plus grandes et les plus modernes (...) jamais réalisées dans notre pays. Une autre entreprise consiste à réaliser un site provisoire de stockage de déchets répondant aux conditions requises. Parallèlement à cela, des travaux continuent quant à la réhabilitation des anciens sites [en fin de vie]. En bref, ces trois dernières années, notre mairie s'est très sérieusement penchée sur le problème des déchets (...) [et], actuellement, les travaux continuent (...). »
L'inspecteur en chef conclut finalement que la mort de vingt-six personnes et les blessures causées à onze autres (chiffres disponibles à l'époque des faits), survenues le 28 avril 1993, étaient dues à l'inaction des deux maires, dans l'exercice de leurs fonctions, et que ceux-ci devaient répondre de leur négligence au regard de l'article 230 du code pénal. Car en dépit notamment du rapport d'expertise et de la recommandation du conseil de l'environnement, ils avaient, en toute connaissance de cause, méconnu leurs devoirs respectifs : M. Öktem, parce qu'il avait manqué à son obligation de procéder, en vertu du pouvoir que lui conférait l'article 18 de la loi no 775, à la destruction des baraques non autorisées situées aux abords de la décharge, et M. Sözen, parce qu'il avait refusé d'obtempérer à la recommandation susmentionnée, omis de réhabiliter le dépôt d'ordures ou d'ordonner sa fermeture, et n'avait respecté aucune des dispositions de l'article 10 de la loi 3030, lesquelles exigeaient qu'il procédât à la destruction des taudis en question, le cas échéant par ses propres moyens.
L'attribution d'un logement social à la famille Öneryıldız
Dans l'intervalle, la direction de l'habitat et des constructions de fortune invita le requérant à se présenter, en l'informant que, par un arrêté (no 1739) du 25 mai 1993, la mairie métropolitaine lui avait attribué un appartement dans le complexe de logements sociaux de Çobançeşme (Eyüp, Alibeyköy). Le 18 juin 1993, le requérant prit possession, contre signature, de l'appartement no 7, au bâtiment C-1 dudit complexe. Cette opération fut régularisée par un arrêté (no 3927) du 17 septembre 1993 de la mairie métropolitaine. Le 13 novembre 1993, le requérant signa une déclaration notariée, tenant lieu de contrat, stipulant que le logement en question lui avait été « vendu » contre la somme de 125 000 000 TRL, dont un quart était à verser au comptant et le reliquat par des mensualités de 732 844 TRL. Le requérant s'acquitta de la première mensualité, le 9 novembre 1993 ; depuis lors, il réside dans l'appartement en question.
L'action publique
Par une ordonnance du 15 juillet 1993, le comité administratif, sur la base du rapport de l'inspecteur en chef, décida, à la majorité, de traduire MM. Sözen et Öktem en justice pour infraction à l'article 230 du code pénal.
Ces derniers firent appel de cette décision devant le Conseil d'Etat qui les débouta de leur demande le 18 janvier 1995. Par conséquent, le dossier de l'affaire fut retourné au procureur qui, le 30 mars 1995, renvoya les deux maires devant la 5ème chambre du tribunal correctionnel d'Istanbul (« la chambre »).
Les débats s'ouvrirent devant la chambre le 29 mai 1995. A l'audience, M. Sözen affirma notamment que nul ne pouvait escompter qu'il s'acquitte de devoirs qui ne lui incombaient pas, ni le tenir pour seul responsable d'une situation qui perdurait depuis 1970 ; au demeurant, il allégua que l'on ne devrait pas non plus le blâmer de n'avoir pas réhabilité la décharge d'Ümraniye, dès lors qu'aucun des 2 000 sites en Turquie ne l'avait été ; à ce sujet, faisant valoir un certain nombre de mesures qu avaient néanmoins été prises par la mairie métropolitaine, il soutint qu'un réaménagement définitif de la décharge n'aurait pu être réalisé tant que des ordures continuaient à être déposées. Enfin, il plaida : « les éléments constitutifs du délit de négligence dans l'exercice des fonctions ne sont pas réunis, car je n'ai pas agi avec l'intention de me montrer négligeant (sic) et, parce que l'on ne saurait établir un lien de causalité » entre l'incident et une quelconque négligence de sa part.
Quant à M. Öktem, il soutint que les baraquements ensevelis dataient d'avant son élection, le 26 mars 1989, et qu'il n'avait, après cette date, jamais toléré le développement des quartiers de taudis. Accusant la mairie métropolitaine et la préfecture d'Istanbul d'indifférence face aux problèmes, M. Öktem allégua qu'en réalité la prévention des constructions illégales relevait de la responsabilité des agents forestiers et qu'en tout état de cause, sa municipalité manquait d'effectifs pour procéder à la destruction de tels baraquements.
Par un arrêt du 4 avril 1996, la chambre déclara les deux maires coupables des faits qui leur étaient reprochés, estimant que les moyens de défense qu'ils avaient présentés s'avéraient sans fondement.
Pour parvenir à cette conclusion, les juges du fond relevèrent ce qui suit :
«(...) bien qu'au courant du rapport [d'expertise], les deux prévenus n'ont pris aucune mesure préventive effective. A l'image d'une personne tirant sur une foule, qui devrait savoir qu'il y aura des morts et qui, par conséquent, ne saurait prétendre avoir agi sans l'intention de tuer, les prévenus ne peuvent pas non plus allégué, dans le cas d'espèce, qu'ils n'avaient pas l'intention de négliger leurs fonctions. On ne saurait pour autant leur imputer toute la faute. (...) Ils se sont montrés négligents tout comme d'autres. En l'espèce, la faute principale consiste à construire des habitations de fortune en aval d'un dépôt d'ordures situé sur une côte, et c'est aux habitants de ces taudis qu'il faut l'imputer. Ces derniers auraient dû prendre en considération le risque que la montagne d'ordures s'effondre un jour sur leur tête et qu'ils en subissent un préjudice. Ils n'auraient pas dû construire des baraques à cinquante mètres du dépôt. Ils ont payé ce manque de considération de leur vie (...)»
La chambre condamna MM. Sözen et Öktem à la peine d'emprisonnement minimum prévue à l'article 230 du code pénal, à savoir 3 mois, ainsi qu'à des amendes de 160 000 livres turques (« TRL »). Puis, en application de l'article 4 § 1 de la loi no 647, il commua les peines d'emprisonnement en des peines d'amendes ; les sanctions finalement prononcées consistaient à payer 610 000 TRL. Convaincue que les prévenus se garderaient de récidiver, la chambre décida également de surseoir à l'exécution de ces peines, conformément à l'article 6 de ladite loi.
Les deux maires se pourvurent en cassation. Ils reprochèrent notamment aux juges du fond de s'être livrés à une appréciation des faits, allant au-delà de celle qu'appelait l'article 230 du code pénal, comme s'il s'agissait d'un cas d'homicide involontaire au sens de l'article 455 dudit code.
Par un arrêt du 10 novembre 1997, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
Le requérant n'a, selon toute vraisemblance, jamais été informé du déroulement de cette procédure, ni entendu par aucun des organes administratifs d'enquête ou par les instances répressives ; aucune décision judiciaire ne semble par ailleurs lui avoir été notifiée.
L'action administrative du requérant
Le 3 septembre 1993, le requérant saisit les mairies d'Ümraniye et d'İstanbul ainsi que les ministères de l'Intérieur et de l'Environnement, et demanda la réparation de ses dommages tant matériel que moral. La somme réclamée par le requérant se ventilait ainsi : 150 000 000 TRL à titre de dommage et intérêts du fait de la perte de l'habitation et des biens ménagers ; 2 550 000 000, 10 000 000, 15 000 000 et 20 000 000 TRL, en réparation de la perte du soutien économique, subie par lui-même et ses trois fils survivants, Hüsameddin, Aydın et Halef respectivement ; 900 000 000 TRL pour lui-même et 300 000 000 TRL pour chacun de ses trois fils, au titre du préjudice moral.
Par lettres des 16 septembre et 2 novembre 1993 respectivement, le maire d'Ümraniye et le ministre de l'Environnement rejetèrent les demandes du requérant. Les autres administrations ne répondirent point.
Le requérant introduisit alors, en son propre nom et au nom de ses trois enfants, une action en dommages et intérêts devant le tribunal administratif d'Istanbul (« le tribunal ») contre les quatre autorités. Dénonçant leurs négligences à l'origine de la mort de ses proches et de la destruction de sa maison ainsi que de ses biens ménagers, il réclama derechef les sommes susmentionnées.
Le 4 janvier 1994, le requérant fut admis au bénéfice de l'assistance judiciaire.
Le tribunal rendit son jugement le 30 novembre 1995. Se fondant sur le rapport d'expertise du 18 mai 1993 (paragraphe 22 ci-dessus), il constata l'existence d'un lien de causalité direct entre l'accident du 28 avril 1993 et les négligences concourantes des quatre administrations mises en cause. En conséquence, il condamna ces dernières à verser au requérant et à ses enfants 100 000 000 TRL au titre du préjudice moral et 10 000 000 TRL pour dommage matériel (ces sommes équivalaient, à l'époque, environ à 2 077 et 208 euros respectivement).
Ce dernier montant, jugé en équité, était limité à la destruction des biens ménagers, exception faite des appareils électroménagers que le requérant n'était pas censé posséder. A ce sujet, le tribunal semble s'être tenu à l'argument des administrations, selon lequel « il n'y avait ni eau ni électricité dans ces habitations ». Le tribunal rejeta en outre la demande pour le surplus : d'après lui, l'intéressé ne pouvait arguer d'une privation du soutien économique parce qu'il avait une part de responsabilité dans le dommage engendré et parce que les victimes étaient des enfants en bas âge ou des femmes au foyer n'exerçant aucun emploi rémunéré susceptible de contribuer à la subsistance de la famille. De l'avis du tribunal, le requérant était aussi malvenu de réclamer réparation du fait de la destruction de son taudis, étant donné qu'à la suite de l'accident, il s'était vu allouer un logement social et que même si la mairie d'Ümraniye n'avait pas jusqu'alors exercé son pouvoir de détruire cette baraque, rien n'aurait pu l'empêcher de le faire à n'importe quel moment.
Le tribunal décida enfin de ne pas appliquer des intérêts moratoires sur l'indemnité accordée pour préjudice moral.
Les parties contestèrent ce jugement devant le Conseil d'Etat, qui les débouta par un arrêt du 21 avril 1998.
Le recours en rectification d'arrêt, exercé par la mairie métropolitaine, n'ayant pas abouti non plus, l'arrêt devint définitif et fut notifié au requérant le 10 août 1998.
Les indemnités en question demeurent impayées à ce jour.
A l'heure actuelle, la décharge d'Ümraniye n'existe plus. La mairie locale l'a fait couvrir de terre et y a placé des conduits d'aération. Par ailleurs, la préparation de plans d'occupation des sols concernant les quartiers de Hekimbaşı et de Kazım Karabekir est en cours. De son côté, la mairie métropolitaine a procédé à un boisement de terrain sur une grande partie de l'ancien site de la décharge et y a fait construire des terrains de sport. Deux monuments y furent également édifiés en mémoire des victimes de l'accident du 28 avril 1993.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit pénal turc
Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :
Article 230 §§ 1 et 3
« Tout agent de l'Etat qui, dans l'exercice de ses fonctions publiques, (...) fait preuve de négligence et de retard ou qui, sans raison valable, refuse d'obtempérer aux ordres légitimes (...) de ses supérieurs est condamné à une peine d'emprisonnement allant de trois mois à un an ainsi qu'à une amende allant de 6 000 à 30 000 livres turques. (...)
Dans tous les (...) cas, si des tiers ont subi un quelconque préjudice du fait de la négligence ou du retard du fonctionnaire mis en cause, celui-ci sera également tenu de le réparer »
Article 455 §§ 1 et 2
« Quiconque, par imprudence, négligence ou inexpérience dans sa profession ou son art, ou par inobservation des lois, ordres ou prescriptions, cause la mort d'autrui, est condamné à une peine d'emprisonnement allant de deux ans à cinq ans ainsi qu'à une amende allant de 20 000 à 150 000 livres turques.
Si l'acte a causé la mort de plusieurs personnes ou a été à l'origine de la mort d'une personne et des blessures d'une ou plusieurs autres (...), l'auteur sera condamné à une peine d'emprisonnement allant de quatre à dix ans ainsi qu'à une lourde amende de 60 000 livres turques minimum. »
Article 29 § 8
« Le juge a toute latitude pour fixer une peine principale, dont le quantum peut varier entre un minimum et un maximum, en tenant compte des éléments, tels que les circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise, le moyen utilisé pour la commettre, l'importance et la gravité de l'infraction, le moment et le lieu où elle a été commise, les diverses particularités de l'acte, la gravité du préjudice causé et du risque [entraîné], le degré de l'intention [criminelle] (...), les raisons et desseins ayant conduit à l'infraction, le but, les antécédents, le statut personnel et social de son auteur ainsi que son comportement à la suite de l'acte [commis]. Même dans le cas où la peine infligée correspond au quantum minimum, les motifs de pareil choix sont obligatoirement mentionnés dans le jugement »
Article 59
« Si le tribunal considère qu'il y a, en dehors des circonstances atténuantes prévues par la loi, d'autre circonstances militant pour une réduction de la peine [infligée] à l'auteur, la peine capitale sera commuée en une réclusion à perpétuité et la réclusion à perpétuité en une peine d'emprisonnement de trente ans.
Les autres peines seront réduites d'un sixième maximum. »
Les articles 4 § 1 et 6 de la loi no 647 sur l'exécution des peines se lisent ainsi :
Article 4 § 1
« Hormis la réclusion, les peines privatives de liberté de courte durée peuvent, eu égard à la personnalité ainsi qu'à l'état de l'inculpé et aux circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise, être commuées par le tribunal :
1) en une amende lourde (...) à raison d'un montant allant de 5 000 à 10 000 livres turques par jour ; (...) »
Article 6 § 1
« Quiconque n'ayant jamais été condamné (...) à une peine autre qu'une amende se voit infliger (...) une amende (...) et/ou une peine d'emprisonnement d'un an [maximum], peut bénéficier d'un sursis à l'exécution de cette peine, si le tribunal est convaincu que [l'auteur], compte tenu de son comportement face au crime, se gardera de récidiver si on lui accorde un tel sursis (...) »
Aux termes du code de procédure pénale turc, un procureur de la République qui – de quelque manière que ce soit – est avisé d'une situation permettant de soupçonner qu'une infraction a été commise est obligé d'instruire les faits afin de décider s'il y a lieu ou non d'engager des poursuites (article 153). Cependant, si l'auteur présumé d'une infraction est un agent de la fonction publique et si l'acte a été commis dans le cadre de ses fonctions, l'instruction préliminaire de l'affaire dépend de la loi de 1914 sur les poursuites contre les fonctionnaires, laquelle limite la compétence ratione personae du ministère public quant à cette phase de la procédure. En pareil cas, l'enquête préliminaire et, par conséquent, l'autorisation d'ouvrir des poursuites pénales, seront du ressort du comité administratif local concerné (celui du district ou du département selon le statut de l'intéressé).
Les décisions desdits comités sont susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat ; la saisine est d'office si l'affaire est classée sans suite.
B. Les voies administratives et civiles contre les agents de l'Etat
La justice administrative
S'agissant de la responsabilité civile et administrative du fait d'actes criminels et délictuels, l'article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative énonce que toute victime d'un dommage résultant d'un acte de l'administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d'un an à compter de la date de l'acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n'a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.
Quant au statut et à l'organisation de la justice administrative, le statut de ses juges ainsi que l'organisation des tribunaux sont régis par la loi no 2576 du 6 janvier 1982 sur les attributions et la constitution des tribunaux administratifs et par la loi no 2575 sur le Conseil d'Etat. En vertu desdites dispositions, le recrutement des juges composant les tribunaux administratifs est en principe assuré par les facultés de droit. Des fonctionnaires qui ne sont pas juristes de formation, mais diplômés des facultés enseignant le droit peuvent être recrutés sur la base d'une expérience acquise en la matière.
En vertu de la Constitution turque, pendant la durée de leurs fonctions, tous les juges administratifs jouissent de garanties constitutionnelles identiques à celles dont bénéficient les magistrats civils (article 140) ; ils sont inamovibles et à l'abri d'une révocation anticipée (article 139), ils siègent à titre individuel (article 140); leur indépendance est inscrite dans la Constitution, qui interdit à tout pouvoir public de leur donner des instructions relatives à leurs activités juridictionnelles ou de les influencer dans l'exercice de leurs fonctions (article 138 § 2).
La justice civile
En vertu du code des obligations, les personnes lésées du fait d'un acte illicite ou délictueux peuvent introduire une action en réparation pour le préjudice tant matériel (articles 41–46) que moral (article 47). En la matière, les tribunaux civils ne sont liés ni par les considérations ni par le verdict des juridictions répressives sur la culpabilité de l'intéressé (article 53).
Toutefois, en vertu de l'article 13 de la loi no 657 sur les fonctionnaires de l'Etat, les personnes ayant subi un dommage du fait de l'exercice d'une fonction relevant du droit public, peuvent, en principe, traduire uniquement l'autorité publique dont relève le fonctionnaire en cause et non directement celui-ci (articles 129 § 5 de la Constitution, 55 et 100 du code des obligations). Cette règle n'est toutefois pas absolue. Lorsque l'acte en question est qualifié d'illicite ou de délictueux et, par conséquent, perd son caractère d'acte ou de fait « administratif », les juridictions civiles peuvent accueillir une demande de dommages-intérêts dirigée contre l'auteur lui-même, sans préjudice de la possibilité d'engager la responsabilité conjointe de l'administration en sa qualité d'employeur de l'auteur de l'acte (article 50 du code des obligations).
C. L'exécution des décisions judiciaires par l'administration
Aux termes de l'article 138 § 4 de la Constitution de 1982 :
« Les organes des pouvoirs exécutif et législatif ainsi que l'administration sont tenus de se conformer aux décisions judiciaires ; lesdits organes et l'administration ne peuvent, en aucun cas, modifier les décisions judiciaires ni en différer l'exécution. »
L'article 28 § 2 du code de procédure administrative dispose :
« 2. Les décisions, rendues relativement aux recours de pleine juridiction et concernant un montant déterminé, sont exécutées (...) conformément aux dispositions du droit commun. »
D'après l'article 82 § 1 de la loi no 2004 sur l'exécution forcée et les faillites, ne peuvent faire l'objet de saisies les biens de l'Etat et les biens, qui selon la loi les régissant, sont insaisissables. Il ressort de l'article 19 § 7 de la loi no 1580 du 3 avril 1930 sur les municipalités que les biens de ces dernières peuvent être saisis uniquement s'ils ne sont pas affectés à un service public.
Selon la doctrine turque en la matière, il découle des dispositions ci-dessus que si l'administration n'obtempère pas d'elle même à une décision judiciaire de réparation définitive et exécutoire, l'intéressé a la possibilité d'intenter une procédure d'exécution forcée conformément au droit commun. Dans ce cas, l'autorité compétente est habilitée à imposer à l'administration les mesures découlant de la loi no 2004, la saisie demeurant toutefois exceptionnelle.
D. La réglementation des constructions non autorisées et des sites de stockage de déchets ménagers
Les bidonvilles
D'après les informations et documents dont dispose la Cour, depuis 1960, année où commencèrent des migrations massives d'habitants des régions défavorisées vers les grandes provinces riches, la Turquie doit faire face au problème des bidonvilles, constitués le plus souvent de baraquements édifiés en dur et évoluant rapidement vers des constructions à étages. Actuellement, plus d'un tiers de la population vivrait dans ces baraquements. Les chercheurs, qui se sont penchés sur ce problème, affirment que la naissance de telles agglomérations ne saurait s'expliquer seulement par les défaillances de la planification urbaine et de la police municipale. Ils signalent l'existence de plus de dix-huit lois d'amnistie promulguées au fil du temps afin de régulariser les quartiers de taudis, dans l'optique, selon eux, de satisfaire les électeurs potentiels vivant dans ces habitations de fortune.
Dans le domaine de la lutte contre le développement des bidonvilles, les principales dispositions légales en droit turc sont les suivantes :
La loi no 775 du 20 juillet 1966, énonce, dans son article 18, qu'après son entrée en vigueur, tout bâtiment non autorisé, qu'il soit en phase de construction ou habité, sera immédiatement détruit sans qu'une décision préalable soit nécessaire. La mise en œuvre de ces mesures incombe aux autorités administratives, lesquelles pourront avoir recours aux forces de l'ordre et aux autres moyens de l'Etat. Pour ce qui est des baraquements réalisés avant l'entrée en vigueur de la loi, l'article 21 de celle-ci prévoit que, sous certaines conditions, les habitants des taudis pourront acquérir le terrain qu'ils occupent et profiter de crédits avantageux pour financer la construction de bâtiments conformes aux normes et aux plans d'urbanisme. Les agglomérations où les dispositions de l'article 21 sont applicables, sont déclarées « zones de réhabilitation et d'éradication des taudis » et traitées conformément à un plan d'action.
Par une loi no 1990 du 6 mai 1976 portant modification de la loi no 775, les constructions irrégulières effectuées avant le 1er novembre 1976 furent elles aussi considérées comme couvertes par l'article 21 susmentionné. La loi no 2981 du 24 février 1984 relative aux constructions non conformes à la législation en matière de bidonvilles et de planification urbaine prévoyait également des mesures à prendre pour la conservation, la régularisation, la réhabilitation et la destruction des bâtiments irréguliers érigés jusqu'alors.
En dernier lieu, une loi no 4706 fut promulguée le 29 juin 2001. Cette loi, qui vise à renforcer l'économie turque, expose les conditions et les modalités de vente aux tiers des biens immobiliers appartenant au Trésor public.
Les sites de stockage de déchets ménagers
Conformément aux articles 6-E, alinéa j) de la loi no 3030 et 22 du règlement d'administration publique relatif à cette loi, il incombe aux mairies métropolitaines de désigner les lieux de stockage des ordures et des déchets industriels ainsi que de réaliser ou de faire réaliser les installations concernant le traitement, le recyclage et la destruction de ces sites. Selon les articles 5 et 22 du règlement no 20814 du 14 mars 1991 sur le contrôle des déchets solides, les mairies sont responsables de la planification de l'utilisation des sites de stockage de déchets ainsi que de la mise en application de toutes les mesures nécessaires afin d'éviter que les décharges ne nuisent à l'environnement et à la santé des hommes et des animaux ; dans ce contexte, aucune habitation ne doit être construite à une distance de moins de 1 000 mètres des dépôts d'ordures. D'après l'article 31 dudit règlement, la mairie métropolitaine a autorité pour délivrer les autorisations d'exploitation des sites de stockage de déchets sis dans les districts.
Les informations générales que la Cour a pu se procurer quant au risque d'explosion de méthane dans de tels sites peuvent se résumer comme suit : le méthane (CH4) et le gaz carbonique (CO2) sont les deux produits majeurs de la méthanogénèse, l'étape finale et la plus longue du processus d'anaérobie. Ces substances sont notamment générées par les dégradations biologiques et chimiques des déchets. Les risques d'explosion et d'incendie sont principalement dus à la grande proportion de méthane dans le biogaz. Son domaine d'explosibilité se situe entre 5 % et 15 % de CH4 dans l'air. Au dessus de 15 %, le méthane s'enflamme mais n'explose pas.
E. Les travaux et les conventions du Conseil de l'Europe
Concernant les divers textes adoptés par le Conseil de l'Europe dans le domaine de l'environnement et des activités industrielles des pouvoirs publics, il y a lieu de citer, parmi les travaux de l'Assemblée parlementaire, la résolution 587 (1975) relative aux problèmes posés par l'évacuation de déchets urbains et industriels, la résolution 1087 (1996) relative aux conséquences de l'accident de Tchernobyl, et la recommandation 1225 (1993) relative à la gestion, au traitement, au recyclage et à la commercialisation des déchets et, parmi les travaux du Comité des ministres, la recommandation R (96) 12 concernant la répartition des compétences et des responsabilités entre autorités centrales et collectivités locales et régionales dans le domaine de l'environnement.
En la matière, il convient également de mentionner la Convention sur la responsabilité civile des dommages résultant des activités dangereuses pour l'environnement (ETS no 150 – Lugano, 21 juin 1993) et la Convention sur la protection de l'environnement par le droit pénal (ETS no 172 – Strasbourg, 4 novembre 1998), lesquelles se trouvent actuellement signées par neuf et treize Etats respectivement.
On constate en lisant ces documents qu'en matière de traitement des déchets urbains, la responsabilité première incombe aux collectivités locales, que les gouvernements sont tenus d'assister tant financièrement que techniquement. L'exploitation d'un site de stockage des déchets par des autorités publiques passe pour une « activité dangereuse » et un « décès » résultant du dépôt de déchets sur un site de stockage permanent, est considéré comme un « dommage » entraînant la responsabilité des autorités publiques (voir, notamment, la Convention de Lugano, articles 2 §§ 1, c)-d) et 7, a)-b)).
A ce sujet, la Convention de Strasbourg invite les Parties à adopter des mesures appropriées pour qualifier le stockage de déchets dangereux susceptibles de causer la mort ou de graves lésions à des personnes d'infraction pénale, sachant que cette infraction peut aussi être commise par « négligence » (articles 2 à 4). L'article 6 de ladite Convention exige en outre que des mesures appropriées soient également prises pour sanctionner pénalement ces infractions en fonction de leur degré de gravité, ce qui doit permettre, entre autres, l'emprisonnement des auteurs.
S'agissant de telles activités périlleuses, l'accès du public à une information claire et exhaustive est considéré comme l'un des droits fondamentaux de la personne, étant entendu qu'en vertu notamment de la résolution 1087 (1996) précitée, ce droit ne doit pas être conçu comme se limitant au domaine des risques liés à l'utilisation de l'énergie nucléaire dans le secteur civil. | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La requérante est une enfant née hors mariage le 25 novembre 1996. Le 30 janvier 1997, sa mère et elle engagèrent devant le tribunal municipal de Zagreb (Općinski sud u Zagrebu) une action civile contre H.P. en vue de faire établir sa paternité.
A l'audience du 17 juin 1997, le tribunal municipal rendit contre le défendeur un jugement par défaut. Or la loi sur le mariage et la famille (Zakon o braku i porodičnim odnosima – 1977, 1980, 1982, 1984, 1987, 1989, 1990, 1992 et 1999) interdit expressément le prononcé d'un tel jugement dans une « affaire ayant trait à l'état civil » (statusni sporovi). Le 1er juillet 1997, le défendeur interjeta appel de la décision en question.
A l'audience du 6 octobre 1997, le tribunal municipal de Zagreb infirma son propre jugement. L'audience suivante fut fixée au 9 décembre 1997.
Dans l'intervalle, H.P. forma une demande par laquelle il contestait l'impartialité du président du tribunal municipal de Zagreb. Celui-ci ayant acquiescé le 27 janvier 1998, l'affaire fut confiée à un autre juge le 23 février 1998.
L'audience programmée pour le 18 juin 1998 fut reportée en raison de l'absence de l'avocat de H.P.
L'audience fixée au 14 juillet 1998 fut ajournée en raison du décès de l'avocat de H.P.
A l'audience du 14 octobre 1998, le nouvel avocat de H.P. affirma que la mère de la requérante avait eu à l'époque considérée des relations avec d'autres hommes que H.P. (exception d'amants multiples) et invita le tribunal à faire comparaître divers témoins.
A l'audience du 21 janvier 1999, seuls deux témoins furent entendus, les autres ne s'étant pas présentés.
A l'audience suivante, le 18 mars 1999, le tribunal ordonna un test ADN à partir du sang. Un rendez-vous dans une clinique compétente fut fixé au 21 mai 1999, mais H.P. ne s'y rendit pas.
Le rendez-vous suivant fut fixé au 18 juin 1999, mais H.P. informa le tribunal qu'il serait absent du 1er juin au 15 septembre 1999.
Le 19 juillet 1999, le tribunal demanda que fût pris un nouveau rendez-vous pour l'analyse de sang. Celui-ci fut fixé au 27 septembre 1999, mais H.P. négligea à nouveau de s'y rendre.
Le 13 octobre 1999, le tribunal ordonna un quatrième rendez-vous, fixé au 22 octobre 1999, mais H.P. informa le tribunal qu'il serait absent ce jour-là.
Le 28 novembre 1999, le tribunal ordonna un cinquième rendez-vous, fixé au 6 décembre 1999 ; H.P. omit à nouveau de s'y présenter.
L'audience suivante, qui devait se tenir le 17 février 2000, fut reportée en raison de la non-comparution de H.P.
Lors de l'audience du 29 février 2000, le tribunal entendit les témoignages des parties et fixa au 25 avril 2000 le sixième rendez-vous pour les tests ADN. H.P. ne s'y rendit pas.
L'audience suivante, programmée pour le 5 juin 2000, fut reportée, car H.P. ne s'y présenta pas.
Le 12 juillet 2000, le tribunal décida de clore la procédure.
Le 3 octobre 2000, l'avocat de la requérante reçut le jugement du tribunal municipal du 12 juillet 2000, qui établissait la paternité du défendeur et allouait une pension alimentaire à l'enfant. La juridiction de première instance estimait que le fait que le défendeur se fût soustrait aux tests ADN venait à l'appui de la demande de la requérante. Le 27 novembre 2000, H.P. interjeta appel de cette décision.
Le 3 avril 2001, le tribunal de comté de Zagreb (Županijski sud u Zagrebu) infirma la décision de première instance et renvoya l'affaire en jugement. La juridiction d'appel estima que la juridiction de première instance n'avait pas recueilli tous les éléments pertinents et que l'on ne pouvait établir la paternité de H.P. en se fondant essentiellement sur le fait qu'il s'était soustrait aux tests ADN. La juridiction d'appel invita la juridiction de première instance à entendre divers témoins qui, selon les dires de H.P., avaient eu des relations intimes avec la mère de la requérante durant la période à considérer.
Le 15 mai et le 13 juillet 2001, la requérante pria le président de la Cour suprême d'accélérer la procédure.
Les audiences du tribunal municipal de Zagreb fixées au 26 juillet et au 30 août 2001 furent reportées, H.P. et son avocat n'ayant pas comparu.
A l'audience du 27 septembre 2001, l'avocat de H.P. contesta l'impartialité du président de cette juridiction.
Le 19 novembre 2001, la juridiction de première instance conclut la procédure et rendit son jugement établissant la paternité du défendeur et allouant une pension alimentaire à l'enfant. Le tribunal considérait que le fait que H.P. se fût soustrait aux tests ADN corroborait le témoignage de la mère de la requérante selon lequel H.P. était bien le père de la fillette.
Le 7 décembre 2001, la requérante fit appel du jugement de première instance au motif que le montant de la pension alimentaire que H.P. devait lui verser était insuffisant. Ce dernier fit également appel.
Il semble que la procédure soit toujours pendante devant la juridiction d'appel.
II. LE DROIT INTERNE pertinent
Selon l'article 8 de la loi sur la procédure civile (Zakon a građanskom postupku, Journal officiel nos 53/1991, 91/1992 et 112/1999), les tribunaux tranchent les litiges civils en exerçant leur pouvoir discrétionnaire, après avoir apprécié avec soin, individuellement et globalement, tous les moyens de preuve présentés et avoir pris en compte les résultats de l'ensemble de la procédure.
L'article 59 § 4 de la loi constitutionnelle sur la Cour constitutionnelle (entrée en vigueur le 24 septembre 1999 – ci-après « la loi sur la Cour constitutionnelle » (Ustavni zakon o Ustavnom sudu)) est ainsi libellé :
« La Cour constitutionnelle peut, à titre exceptionnel, examiner un recours constitutionnel avant que les autres recours possibles ne soient épuisés si elle estime qu'une action, ou l'absence de toute action entreprise dans un délai raisonnable, enfreint manifestement les droits et libertés constitutionnels d'une des parties et que, sans intervention de sa part, cette partie serait exposée à des conséquences graves et irréparables. » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La requérante, Sovtransavto Holding, est une société anonyme russe de transports internationaux créée en 1993, ayant son siège à Moscou.
Dans la période allant de 1993 à 1997, la requérante détenait 49 % des actions de Sovtransavto-Lougansk, société anonyme ukrainienne de type ouvert.
A. Les décisions relatives à l'augmentation de capital et à la modification des actes statutaires de Sovtransavto-Lougansk, et les actes d'homologation du conseil exécutif de Lougansk
Le 3 janvier 1996, l'assemblée des actionnaires de Sovtransavto-Lougansk adopta une décision de modification des actes statutaires (statuts et autres documents) de cette société, et la transforma en société anonyme de type fermé. Le 23 janvier 1996, le conseil exécutif (виконавчий комітет) de Lougansk, organe municipal investi de ce pouvoir par la loi, homologua la décision.
Les 26 décembre 1996, 11 août 1997 et 20 octobre 1997, le directeur général de Sovtransavto-Lougansk décida d'augmenter, d'un tiers à chaque fois, le capital de la société et de modifier les actes statutaires de celle-ci en conséquence. Ces décisions furent homologuées par le conseil exécutif de Lougansk les 30 décembre 1996, 12 août 1997 et 18 novembre 1997 respectivement.
A la suite de ces augmentations de capital, la direction de Sovtransavto-Lougansk obtint le droit de gérer seule la société et d'en contrôler les biens. La part de capital détenue par la requérante passa de 49 % à 20,7 %.
Selon la requérante, entre 1997 et 1999, une partie des biens de Sovtransavto-Lougansk fut vendue à des entreprises différentes créées par le directeur général de cette société.
B. Début de la procédure litigieuse à l'encontre de Sovtransavto-Lougansk et du conseil exécutif de Lougansk
Le 25 juin 1997, la requérante saisit le tribunal d'arbitrage de la région de Lougansk (la juridiction de première instance, en l'espèce) d'une plainte (affaire no 70/10-98) dirigée contre Sovtransavto-Lougansk et le conseil exécutif de Lougansk. Elle visait à faire reconnaître le caractère illégal des actes modifiant les statuts de ladite société et de la décision d'homologation adoptée par le conseil exécutif le 23 janvier 1996. La requérante soutenait que, contrairement à ce qu'exigeaient la législation en vigueur et les statuts de Sovtransavto-Lougansk, l'assemblée des actionnaires du 3 janvier 1996 avait été organisée sans la participation ni l'accord des représentants de Sovtransavto Holding. Les procès-verbaux n'avaient au demeurant pas été signés par tous les actionnaires. Le 4 août 1997, le tribunal d'arbitrage rejeta la demande.
Le 9 septembre 1997, la requérante saisit le président du tribunal d'arbitrage de la région de Lougansk d'une demande « en ordre de contrôle » (заява про перевірку рішення у порядку нагляду) [Note du greffe : dans la procédure d'arbitrage, telle qu'applicable avant le 21 juin 2001, il s'agissait d'un recours pouvant être introduit par une partie et tendant à la révision d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté devenu définitif d'une juridiction d'arbitrage] dirigée contre le jugement du 4 août 1997. Par un arrêté du 14 octobre 1997, l'adjoint du président du tribunal écarta la demande.
Le 21 novembre 1997, la requérante saisit le collège de la Cour suprême d'arbitrage d'Ukraine d'une demande « en ordre de contrôle » dirigée contre les décisions en question. Par un arrêt du 6 mars 1998, le collège annula les jugements des 4 août et 14 octobre 1997 au motif que les juridictions en cause n'avaient pas suffisamment pris en compte les faits de la cause et les arguments de la requérante. Il renvoya l'affaire pour réexamen au tribunal d'arbitrage de la région de Kiev (la juridiction de première instance, en l'espèce), en attirant particulièrement son attention sur la nécessité d'un examen approfondi des faits de la cause et des documents produits par les parties.
C. Période de janvier à mai 1998
Le 16 janvier 1998, la direction de Sovtransavto-Lougansk envoya au président de l'Ukraine une lettre dans laquelle elle lui demandait de « placer l'affaire sous son contrôle personnel » afin de « faire sauvegarder les intérêts de l'Ukraine ». Par une lettre du 3 février 1998, le président de l'Ukraine exhorta le président de la Cour suprême d'arbitrage à « défendre les intérêts des nationaux ukrainiens ».
Le 1er février 1998, l'assemblée des actionnaires de Sovtransavto-Lougansk adopta une version révisée des actes statutaires de la société. Le 17 février 1998, le conseil exécutif de Lougansk homologua la décision.
Par un télégramme chiffré du 6 mars 1998, le chef de l'administration de la région de Lougansk informa le président de l'Ukraine que, malgré sa résolution tendant à la défense des intérêts nationaux, la Cour suprême d'arbitrage avait annulé les jugements des 4 août et 14 octobre 1997 et renvoyé l'affaire pour un nouvel examen, ce qui, selon lui, constituait une menace pour le bon fonctionnement de Sovtransavto-Lougansk et portait atteinte aux intérêts de l'Ukraine en favorisant la Russie. Il demanda au président de l'Ukraine d'intervenir immédiatement dans l'affaire en cause en vue de défendre les intérêts de l'entreprise ukrainienne et ceux des nationaux ukrainiens.
Du 10 au 31 mars 1998, la Commission ukrainienne des opérations de bourse (Державна Комісія з цінних паперів та фондового ринку), organisme public chargé de contrôler l'activité des sociétés anonymes, se pencha sur les activités de Sovtransavto-Lougansk. Le 29 avril 1998, elle constata la non-conformité avec la législation en vigueur de la réunion de l'assemblée des actionnaires du 3 janvier 1996 et des décisions adoptées à la suite de celle-ci par la direction de la société.
Le 19 mai 1998, M. T. (membre du Parlement ukrainien) exhorta le président de l'Ukraine à « défendre les intérêts des nationaux ukrainiens ». Par une résolution du même jour, le président de l'Ukraine attira encore une fois l'attention du président de la Cour suprême d'arbitrage sur la nécessité de préserver les intérêts de l'Etat.
D. Suite de la procédure litigieuse
Le 20 mai 1998, au cours des débats, M. Kravtchouk (l'arbitre désigné par le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev) refusa publiquement de mener le procès à cause des fortes pressions exercées par les parties défenderesses (Sovtransavto-Lougansk et le conseil exécutif de Lougansk). Le 21 mai 1998, un autre arbitre fut désigné.
Le 28 mai 1998, le président de la Cour suprême d'arbitrage envoya au président du tribunal d'arbitrage de la région de Kiev une copie de la résolution du président de l'Ukraine du 19 mai 1998, afin que cette résolution soit prise en compte lors de l'examen de l'affaire de la requérante.
Le 3 juin 1998, la requérante saisit le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev d'une demande additionnelle dirigée contre Sovtransavto-Lougansk et contre le conseil exécutif de Lougansk (affaire no 13/10-98). Elle visait à faire reconnaître l'illégalité, premièrement, des décisions d'augmentation de capital et de modification des actes statutaires adoptées par le directeur général de Sovtransavto-Lougansk les 26 décembre 1996, 11 août et 20 octobre 1997, deuxièmement, des décisions d'homologation adoptées par le conseil exécutif les 30 décembre 1996, 12 août et 18 novembre 1997, et, troisièmement, de l'homologation par le conseil exécutif, le 17 février 1998, de la décision de modification des actes statutaires adoptée par l'assemblée des actionnaires de Sovtransavto-Lougansk le 1er février 1998.
Le 9 juin 1998, le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev suspendit l'examen de l'affaire no 13/10-98 jusqu'au moment où le jugement sur l'affaire no 70/10-98 serait rendu.
Par une lettre du 17 juin 1998, l'adjoint du président de la Cour suprême d'arbitrage demanda au président du tribunal d'arbitrage de la région de Kiev de « placer l'affaire en question sous son contrôle personnel ».
Le 23 juin 1998, le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev examina l'affaire no 70/10-98. Après avoir constaté par une formule générale que ni la modification des actes statutaires de Sovtransavto-Lougansk adoptée le 3 janvier 1996 ni la décision d'homologation du 23 janvier 1996 n'étaient illégales, il rejeta la demande de la requérante.
Le 23 juin 1998, le tribunal examina l'affaire no 13/10-98. Après avoir constaté par une formule générale la légalité des décisions critiquées par la requérante, il débouta cette dernière.
Le 2 juillet 1998, la requérante saisit le président du tribunal d'arbitrage de la région de Kiev de demandes « en ordre de contrôle » dirigées contre les jugements du 23 juin 1998 relatifs aux affaires no 13/10-98 et no 70/10-98. Elle soutenait notamment que les parties défenderesses avaient violé la loi no 1576-XII du 19 septembre 1991, la loi no 533-XII du 7 décembre 1990 et l'ordonnance gouvernementale no 276 du 29 avril 1994 régissant l'activité des sociétés anonymes et la procédure d'homologation des décisions de ces sociétés. Elle se plaignait également de l'absence de publicité de la procédure devant le tribunal de première instance.
Par deux arrêtés du 12 octobre 1998, l'adjoint du président du tribunal rejeta les demandes, après avoir confirmé les conclusions du tribunal de première instance.
Le 24 novembre 1998, la requérante saisit le collège de la Cour suprême d'arbitrage de demandes « en ordre de contrôle » dirigées contre les jugements la concernant. Par deux arrêts du 12 janvier 1999, le collège écarta les demandes relatives aux affaires no 13/10-98 et no 70/10-98, après avoir repris les formules générales de la juridiction de première instance.
E. Période de janvier 1999 à avril 2000
En février 1999, la requérante demanda au parquet général d'Ukraine d'intervenir dans la procédure d'arbitrage relative aux affaires no 13/10-98 et no 70/10-98 en vue de garantir la légalité de cette procédure. Elle demanda également au président de la Cour suprême d'arbitrage d'introduire un recours en annulation « en ordre de contrôle » (протест у порядку нагляду – ci-après « protest ») [Note du greffe : dans la procédure d'arbitrage, telle qu'applicable avant le 21 juin 2001, il s'agissait d'un recours pouvant être introduit, selon les cas, par le procureur ou le président de la Cour suprême d'arbitrage d'Ukraine ou par leurs adjoints et tendant à l'annulation d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté devenu définitif d'une juridiction d'arbitrage] tendant à la révision de tous les jugements concernant ses affaires.
Par une lettre du 26 février 1999, le chef du département de la procédure d'arbitrage du parquet général d'Ukraine rejeta la demande de la requérante après avoir constaté que, dans les affaires en question, la participation d'un représentant de l'Etat n'était pas nécessaire.
Le 8 juin 1999, l'assemblée des actionnaires de Sovtransavto-Lougansk, organisée, d'après la requérante, sans sa participation, décida de mettre la société en liquidation.
F. Réouverture de la procédure litigieuse sur un protest
En avril 2000, le président de la Cour suprême d'arbitrage introduisit un protest devant le présidium de ladite Cour tendant à l'annulation de tous les jugements relatifs aux affaires no 13/10-98 et no 70/10-98. Par un arrêt du 21 avril 2000, le présidium de la Cour suprême d'arbitrage annula les jugements des 23 juin, 12 octobre 1998 et 12 janvier 1999, et renvoya les affaires no 13/10-98 et no 70/10-98 au tribunal d'arbitrage de la région de Kiev pour un nouvel examen. Dans son arrêt, il constata que les jugements des juridictions d'arbitrage avaient été rendus sans un examen conforme et approfondi des faits et des arguments des parties, les conclusions de ces juridictions ayant été contradictoires et prématurées, dans la mesure où elles n'avaient pris en compte ni les conclusions de la Commission ukrainienne des opérations de bourse mentionnant plusieurs faits imputables à la direction de Sovtransavto-Lougansk et contraires à des dispositions de la législation en vigueur, ni les exigences de la législation applicable relatives à l'homologation des actes statutaires des sociétés anonymes ; par ailleurs, il constata que la conformité des actes statutaires de Sovtransavto-Lougansk avec la législation en vigueur n'avait pas été contrôlée.
G. Procédure devant le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev
Par une lettre du 12 mai 2000, le président du tribunal d'arbitrage de la région de Kiev attira l'attention du président de la Cour suprême d'arbitrage sur le fait que « par un arrêt du 21 avril 2000, la Cour suprême d'arbitrage a[vait] annulé les jugements des juridictions d'arbitrage relatifs aux affaires no 13/10-98 et no 70/10-98 qui [avaient] été rendus il y a deux ans » et que « le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev [s'était] déjà prononcé sur le sujet en question ». Il souligna que « certains événements concernant l'affaire en cause rend[ai]ent douteuse la garantie d'impartialité des juges du tribunal lors de l'examen de cette affaire par ces derniers, ce qui pouvait laisser présager des conséquences négatives ». Il demanda au président de la Cour suprême d'arbitrage de renvoyer les affaires no 13/10-98 et no 70/10-98 à un autre tribunal en vue de « garantir l'objectivité et l'impartialité de la procédure ».
Par une lettre du 25 mai 2000, le président de la Cour suprême d'arbitrage rejeta la demande du président du tribunal d'arbitrage de la région de Kiev concernant le renvoi des affaires no 13/10-98 et no 70/10-98 à une autre juridiction après avoir constaté la conformité de l'arrêt du 21 avril 2000 avec la législation en vigueur.
Le 7 août 2000, le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev procéda à l'examen des affaires no 13/10-98 et no 70/10-98. Après avoir étudié les documents présentés par la requérante et constaté la liquidation de Sovtransavto-Lougansk, il ordonna au conseil exécutif de Lougansk de lui fournir les documents concernant cette liquidation et les originaux des documents relatifs à l'homologation de la société anonyme Trans King créée sur la base des actifs de Sovtransavto-Lougansk. Il fixa une nouvelle audience au 7 septembre 2000.
A cette date, le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev, après avoir constaté qu'il était nécessaire que le procureur participât au procès, fixa au 18 octobre 2000 une autre audience.
Le 25 octobre 2000, le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev suspendit l'audience, jugeant nécessaire un examen additionnel par le parquet général d'Ukraine des documents relatifs aux affaires no 13/10-98 et no 70/10-98.
Par un jugement du 23 avril 2001, le tribunal d'arbitrage de la région de Kiev fit droit à une partie des exigences de la requérante, dans la mesure où il ordonna à Trans King, successeur de Sovtransavto-Lougansk, de restituer à la requérante une partie des actifs qui lui appartenaient à l'époque, mais rejeta la demande formulée par la requérante à l'encontre du conseil exécutif de Lougansk. Notamment, le tribunal reconnut l'illégalité des actes du directeur général de Sovtransavto-Lougansk des 26 décembre 1996, 11 août 1997 et 20 octobre 1997 relatifs aux augmentations du capital de la société et aux modifications des actes statutaires de celle-ci, après avoir constaté que, conformément au droit applicable, seul l'organe collégial de la société est habilité à adopter de tels actes. Il constata également qu'à la suite de l'adoption de ces actes, les droits de la requérante de gérer Sovtransavto-Lougansk et d'en contrôler les biens avaient été violés et que la compensation reçue par la requérante après la liquidation de Sovtransavto-Lougansk n'était pas proportionnelle à la part de capital détenue par la requérante au moment de l'homologation des statuts de cette société en janvier 1996.
Par un arrêté du 7 mai 2001, le service des huissiers de justice de Lougansk suspendit l'exécution du jugement du 23 avril 2001, en raison de l'introduction par la société défenderesse d'une demande « en ordre de contrôle » auprès du président du tribunal d'arbitrage de la région de Kiev, en vue de la révision du jugement rendu.
H. Arrêt de la cour économique d'appel de Kiev du 24 janvier 2002
Sur un protest du parquet général d'Ukraine et sur une demande « en ordre de contrôle » de Trans King, par un arrêt du 24 janvier 2002, le collège de la cour économique d'appel de Kiev (la juridiction d'appel en l'espèce, telle qu'elle a été instituée dans le cadre de la réforme du système judiciaire) annula la partie du jugement du tribunal d'arbitrage de la région de Kiev du 23 avril 2001 relative à la restitution des biens à la requérante et rejeta la totalité des exigences de cette dernière.
I. Procédure devant la Cour suprême économique d'Ukraine
Le 25 février 2002, la requérante introduisit devant le collège de la Cour suprême économique d'Ukraine (ancienne Cour suprême d'arbitrage, telle qu'elle a été intitulée depuis la réforme du système judiciaire) un pourvoi en cassation tendant à l'annulation de l'arrêt du 24 janvier 2002.
Par un arrêté du 2 avril 2002, le collège de la Cour suprême économique rejeta le pourvoi de la requérante sans l'examiner au fond. Il constata notamment qu'elle n'avait pas fourni de justificatif du versement à la Cour suprême économique des droits d'enregistrement pour l'examen du pourvoi. Cette juridiction remboursa à la requérante la somme que cette dernière avait versée au titre des droits d'enregistrement et indiqua qu'après avoir rempli la formalité en question l'intéressée pourrait réintroduire son pourvoi.
La requérante présenta de nouveau son pourvoi. Par un arrêté du 26 avril 2002, le collège de la Cour suprême économique le rejeta sans l'examiner au fond. Il constata notamment que l'intéressée avait dépassé le délai d'un mois prévu pour l'introduction du pourvoi et qu'elle n'avait pas soumis de demande tendant au renouvellement du délai.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Loi no 1142-XII du 4 juin 1991 (relative au système des tribunaux d'arbitrage) (telle qu'en vigueur au moment de l'introduction de la requête)
L'article 1 de la loi dispose :
« Conformément à la Constitution de l'Ukraine, il appartient aux juridictions d'arbitrage de rendre la justice en matière de relations économiques.
Le tribunal d'arbitrage est un organe indépendant exerçant sa juridiction dans tous les litiges de caractère économique entre les personnes morales, les organes publics ou autres, ainsi que dans les litiges relatifs à la faillite. »
B. Code de procédure civile du 1er janvier 1964 (tel qu'en vigueur au moment de l'introduction de la requête)
Les dispositions pertinentes de ce code sont ainsi libellées :
Article 327
« Des jugements, des arrêts et des arrêtés du tribunal devenus définitifs peuvent être révisés dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle à la suite d'un protest introduit par les autorités indiquées à l'article 328 du présent code. »
Article 328
« Les autorités citées ci-après ont le droit d'introduire un protest en vue de faire réviser des jugements, des arrêts ou des arrêtés du tribunal devenus définitifs :
1) le président de la Cour suprême d'Ukraine, le procureur général d'Ukraine ainsi que leurs adjoints (...) ;
2) le président de la Cour suprême de Crimée, les présidents des cours de région, ceux des tribunaux de Kiev et de Sébastopol ainsi que leurs adjoints, le procureur de Crimée, les procureurs de région, le procureur de Kiev, le procureur de Sébastopol ainsi que leurs adjoints (...) ;
3) les présidents des tribunaux militaires de région, les présidents des cours des forces militaires et maritimes, les procureurs militaires ainsi que leurs adjoints (...) »
Article 329
« Les autorités indiquées à l'article 328 de ce code (...) ont le droit de demander aux tribunaux concernés de leur soumettre une affaire civile afin de décider s'il y a ou non des motifs d'introduire un protest.
(...)
En l'absence de motifs d'introduire un protest, l'autorité concernée informe de sa décision, avec un résumé des motifs, la personne qui a demandé la révision et renvoie l'affaire au tribunal concerné. »
C. Code de procédure d'arbitrage du 6 novembre 1991 (tel qu'en vigueur au moment de l'introduction de la requête)
Les dispositions pertinentes de ce code sont ainsi libellées :
Article 91
« La légalité et le bien-fondé d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté du tribunal d'arbitrage (...) peuvent être révisés dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle sur demande d'une partie, sur un protest du procureur ou de son adjoint, conformément audit code et aux autres lois de l'Ukraine.
La demande d'une partie tendant à la révision, dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle, d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté, est examinée par le président de la Cour suprême d'arbitrage de Crimée ou son adjoint, par le président de la cour d'arbitrage de région, par le président du tribunal d'arbitrage de Kiev et par le président du tribunal d'arbitrage de Sébastopol ou leurs adjoints, ainsi que par le collège de la Cour suprême d'arbitrage d'Ukraine.
Ont le droit d'introduire un protest :
– le procureur général d'Ukraine ou ses adjoints (...) ;
– le procureur de Crimée, les procureurs de région, le procureur de Kiev et le procureur de Sébastopol ainsi que leurs adjoints (...) »
Article 97
« Le président de la Cour suprême d'arbitrage d'Ukraine, le procureur général d'Ukraine ou leurs adjoints ont le droit d'introduire devant le présidium de la Cour suprême d'arbitrage un protest tendant à la révision de l'arrêt du collège de la Cour suprême d'arbitrage relatif à un litige économique.
(...) »
Article 100
« (...)
L'introduction d'une demande tendant à la révision dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté et l'introduction d'un protest par le procureur ou son adjoint ne suspendent pas l'exécution de la décision en question. (...) »
Article 102
« La demande d'une partie tendant à la révision dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté (...) peut être déposée au plus tard deux mois après la date du jugement, de l'arrêt ou de l'arrêté. »
Article 104
« La révision, dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté, peut s'effectuer avec la participation des parties. (...)
La révision, dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle, d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté, s'effectue au plus tard deux mois après l'introduction d'une demande ou d'un protest. (...)
(...)
Le jugement, l'arrêt ou l'arrêté du tribunal d'arbitrage peut être révisé dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle au plus tard un an après la date où il a été rendu. »
Article 106
« A la suite de la révision dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté, le tribunal d'arbitrage a le droit de :
– laisser en l'état le jugement, l'arrêt ou l'arrêté ;
– changer le jugement, l'arrêt ou l'arrêté ;
– casser le jugement, l'arrêt ou l'arrêté et adopter une nouvelle décision, ajourner l'affaire pour nouvel examen, clore l'affaire ou bien laisser la demande sans examen.
Le jugement, l'arrêt ou l'arrêté du tribunal d'arbitrage est examiné dans sa totalité, indépendamment des motifs de la demande ou du protest.
Le tribunal d'arbitrage effectuant la révision dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté a la même compétence qu'un tribunal d'arbitrage examinant un litige de caractère économique.
La révision dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté par la Cour suprême d'arbitrage est définitive (...) »
Article 108
« A la suite de la révision dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle d'un jugement ou d'un arrêt de la Cour suprême d'arbitrage de Crimée, de la cour d'arbitrage de région, du tribunal d'arbitrage de Kiev et du tribunal d'arbitrage de Sébastopol, le tribunal d'arbitrage concerné rend, au nom de l'Ukraine, un arrêté motivé.
L'arrêté est signé par le président de la Cour suprême d'arbitrage de Crimée ou son adjoint, par le président de la cour d'arbitrage de région ou son adjoint, le président du tribunal d'arbitrage de Kiev ou son adjoint et le président du tribunal d'arbitrage de Sébastopol ou son adjoint.
A la suite de la révision dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle d'un jugement, d'un arrêt ou d'un arrêté, le collège de la Cour suprême d'arbitrage d'Ukraine rend, au nom de l'Ukraine, un arrêté motivé signé par tous les juges du collège. »
Article 109
« Les instructions que contient l'arrêt rendu à la suite de la révision dans le cadre d'une procédure en ordre de contrôle du jugement, de l'arrêt ou de l'arrêté sont obligatoires à l'égard du tribunal d'arbitrage qui effectuera le nouvel examen de la cause.
(...) »
Article 115
« Le jugement, l'arrêt ou l'arrêté du tribunal d'arbitrage entre en vigueur le jour où il est rendu et son exécution en devient obligatoire par toute entreprise, organisation ou autorité publique. »
D. Constitution de l'Ukraine du 28 juin 1996
Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :
Article 56
« Chacun a droit à la compensation par un organe public ou municipal des dommages subis en raison de décisions et d'actes illégaux ou de l'inactivité abusive d'organes publics ou municipaux ou de fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
Article 144
« Les organes municipaux exercent leurs pouvoirs dans le cadre d'une compétence établie par la législation, les décisions des organes municipaux étant obligatoires sur le territoire concerné.
L'exécution des décisions des organes municipaux est suspendue, conformément à la loi, au cas où leur compatibilité avec la Constitution ou avec la législation en vigueur est contestée devant le tribunal. »
E. Loi no 2538-III du 21 juin 2001 (relative à la réforme du système des tribunaux d'arbitrage)
Conformément à cette loi, les juridictions d'arbitrage ont été remplacées par des juridictions économiques qui sont habilitées à rendre la justice en matière de relations économiques.
Aux termes de l'article 5, ce système comporte trois niveaux, à savoir les tribunaux économiques locaux, les cours économiques d'appel et la Cour économique suprême d'Ukraine.
F. Code de procédure économique du 6 novembre 1991 (tel qu'intitulé et modifié à partir du 21 juin 2001)
Le code de procédure économique, tel qu'il est intitulé et modifié à partir du 21 juin 2001, ne prévoit plus de procédure de protest.
Conformément à l'article 53, la juridiction économique peut rétablir un délai de procédure à la demande de la partie ou du procureur, ou de son propre chef.
Aux termes de l'article 110, un pourvoi en cassation peut être introduit au plus tard un mois après l'entrée en vigueur du jugement du tribunal économique local ou de l'arrêt de la cour économique d'appel.
Conformément à l'article 111, le pourvoi en cassation doit être accompagné, entre autres, d'un justificatif du versement des droits d'enregistrement au tribunal.
Aux termes de l'article 111-3 § 4, le tribunal renvoie le pourvoi en cassation au demandeur sans l'examiner au fond si ce dernier n'a pas fourni de justificatif du versement des droits d'enregistrement au tribunal.
Aux termes de l'article 111-3 § 5, le tribunal renvoie le pourvoi en cassation au demandeur sans l'examiner au fond si le délai prévu pour son introduction est dépassé et si le demandeur n'a pas introduit de demande de renouvellement de ce délai. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La requérante, Mme Assia Anguelova, est une ressortissante bulgare née en 1959 et résidant à Razgrad.
Le 29 janvier 1996, son fils, Anguel Zabtchekov, âgé de dix-sept ans, déjà connu des services de police pour des accusations de vol, décéda après avoir passé plusieurs heures en garde à vue à Razgrad à la suite de son arrestation pour tentative de vol. Les investigations ultérieures conduites par les autorités de poursuite aboutirent à la conclusion que le décès devait avoir été causé par une blessure accidentelle antérieure à l'arrestation de M. Zabtchekov, ce que conteste la requérante.
Celle-ci précise qu'elle-même et son défunt fils appartiennent au groupe ethnique des Roms (Tziganes).
A. Les témoignages sur les faits et gestes de M. Zabtchekov le 28 janvier 1996
Selon les déclarations de plusieurs témoins, le 28 janvier 1996, M. Zabtchekov consacra une partie de la journée à des travaux de bricolage pour un voisin. Dans la soirée, il resta un moment chez lui puis sortit avec sa sœur, le petit ami de celle-ci et un certain M. M., un autre de ses amis. Il passa alors la majeure partie de la soirée en leur compagnie dans un bar du quartier. Il consomma de l'alcool.
Vers 22 h 30 ou 23 h 30, la sœur de M. Zabtchekov quitta le bar avec son petit ami, y laissant son frère en compagnie de M. M. L'établissement ferma peu après. Selon les déclarations de M. M., M. Zabtchekov et lui partirent ensemble du bar et se séparèrent à la porte, M. M. rentrant chez lui.
Tous les témoins (le propriétaire du bar, la personne pour laquelle M. Zabtchekov avait travaillé ce jour-là, sa sœur et le petit ami de celle-ci ainsi que le père de M. Zabtchekov, qui se trouvait à son domicile lorsque son fils y passa avant de se rendre au bar) s'accordent à dire que l'intéressé était en bonne santé, qu'il n'avait aucune blessure visible sur le corps, qu'il n'avait pas été impliqué dans une querelle ou une bagarre, et qu'il avait consommé de l'alcool.
B. La poursuite dans la rue Beli Lom et l'arrestation de M. Zabtchekov
Le 29 janvier 1996, vers minuit, une certaine Mme I.A., qui résidait dans un immeuble de la rue Beli Lom à Razgrad, aperçut de son balcon un homme, ultérieurement identifié comme étant M. Zabtchekov, qui tournait autour de voitures garées dans la rue, se penchait dessus et « trafiquait quelque chose ». Mme I.A. téléphona à une voisine, Mme I.M. Les deux femmes hélèrent M. Zabtchekov de leurs balcons, lui demandant ce qu'il faisait. Au même moment, le sergent Moutafov (« C »), un policier qui n'était pas de service ce jour-là, et un jeune homme (« D »), qui habitaient tous deux également dans le même immeuble, arrivèrent dans la rue et furent alertés par leurs voisines.
M. Zabtchekov tenta de s'enfuir, et C se lança à sa poursuite. Il semble que la course-poursuite dura une minute ou deux. Puis D et ses deux voisines virent C apparaître au coin de la rue, tenant M. Zabtchekov et le conduisant à l'entrée de l'immeuble. Les témoins déclarèrent que le sol était enneigé.
C indiqua ultérieurement qu'en essayant de s'enfuir M. Zabtchekov avait trébuché et était tombé mais qu'il s'était relevé rapidement. Cela fut confirmé par Mmes I.A. et I.M., qui observaient la scène de leurs balcons. Elles expliquèrent que M. Zabtchekov était tombé sur un chemin herbeux. Toutefois, D, qui était resté dans la rue et avait également assisté à l'incident, affirma n'avoir vu à aucun moment M. Zabtchekov tomber avant son arrestation. Il réitéra cette déclaration lors d'une confrontation avec les autres témoins.
C fut le seul témoin des événements entre le moment où M. Zabtchekov et lui tournèrent le coin de la rue et le moment où ils réapparurent devant l'immeuble dans la rue Beli Lom. C déclara que M. Zabtchekov avait glissé et était tombé à deux autres reprises. C avait donc pu le rejoindre et, alors que M. Zabtchekov s'était relevé et était en train de courir, il lui avait fait un croc-en-jambe ; M. Zabtchekov était tombé à terre et C avait bondi sur lui. Il l'avait alors ceinturé puis ramené. Lorsqu'on lui demanda de préciser sur quelle partie du corps M. Zabtchekov avait chuté, C répondit qu'il était tombé face contre terre, mais ne put se rappeler si le garçon s'était protégé le visage avec les mains. C déclara également qu'il avait eu des difficultés à courir et à appréhender M. Zabtchekov parce qu'il était blessé à la jambe et que ses lacets étaient défaits.
Le sergent Dimitrov (« G »), l'un des policiers qui se rendirent sur place ultérieurement, fit la déclaration suivante : « Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, [C] nous a dit qu'alors qu'il essayait d'arrêter M. Zabtchekov celui-ci s'était enfui et était tombé à deux ou trois reprises et que sans cela il n'aurait pas pu le rattraper. »
C. Les événements survenus entre l'arrestation de M. Zabtchekov et l'arrivée de la police
Tous les témoins s'accordèrent à dire qu'alors que C ramenait M. Zabtchekov à l'entrée de l'immeuble, celui-ci avait trébuché et était tombé. Il y a des variantes entre les déclarations quant à savoir précisément comment cela était arrivé. Mme I.M., qui avait observé l'incident de son balcon, déclara que lorsque C et M. Zabtchekov étaient réapparus au coin de l'immeuble, le second avait glissé, était tombé et avait roulé sur lui-même. D affirma quant à lui que M. Zabtchekov avait trébuché et était tombé sur les fesses. C soutint que M. Zabtchekov avait seulement trébuché mais n'était pas tombé parce qu'il l'avait retenu.
C déclara qu'il n'avait pas frappé M. Zabtchekov et qu'il n'avait vu personne le faire. Cela fut confirmé par Mmes I.A. et I.M. Cette dernière, qui était également la propriétaire de l'une des voitures garées dans le parking, précisa qu'elle avait en fait aperçu M. Zabtchekov rouler sur le sol alors que C le ramenait après l'avoir poursuivi, mais déclara qu'elle n'avait vu personne lui donner des coups de pied ou le frapper. D ne mentionna pas s'il avait vu quelqu'un frapper ou non M. Zabtchekov.
C déclara également qu'alors qu'il se trouvait en contact étroit avec M. Zabtchekov après l'avoir appréhendé, il n'avait remarqué ni traces de sang ni égratignures sur son visage. Il ajouta que les cheveux de M. Zabtchekov couvraient en partie son front et qu'il avait le teint basané. D indiqua qu'il n'avait remarqué ni traces de sang ni égratignures sur le visage de M. Zabtchekov. Il précisa que celui-ci sentait l'alcool.
Après avoir appréhendé M. Zabtchekov, C demanda à Mme I.M. d'appeler la police, ce qu'elle fit vers 0 h 20. Elle resta par la suite dans son appartement.
C, D et M. Zabtchekov attendirent devant l'entrée de l'immeuble, apparemment pendant dix ou vingt minutes. Il semble que Mme I.A., qui demeura sur son balcon, ne voyait pas l'entrée.
Les déclarations des témoins contiennent peu de détails quant à savoir s'il y avait eu un échange verbal quelconque entre M. Zabtchekov et tel ou tel d'entre eux avant l'arrivée de la police. Certains des témoins déclarèrent que M. Zabtchekov bredouillait quelque chose d'à peine compréhensible. Selon Mme I.M., qui regardait de son balcon, M. Zabtchekov répéta à plusieurs reprises qu'il était ivre. Mme I.A., Mme I.M. et C déclarèrent qu'alors que M. Zabtchekov était à terre après avoir été rattrapé, C lui dit : « Lève-toi, je ne vais pas te traîner. » D déclara qu'il n'avait entendu personne marmonner ces mots. Aucun des témoins n'indiqua dans sa déposition si C ou D parlèrent avec M. Zabtchekov pendant qu'ils se trouvaient seuls avec lui devant l'entrée de l'immeuble.
Dans la déposition qu'il fit le 29 janvier 1996, C déclara qu'après le départ des policiers avec M. Zabtchekov il avait trouvé une clé à écrous à l'endroit où lui-même, D et M. Zabtchekov avaient attendu l'arrivée de la police. C pensa que cela devait appartenir à M. Zabtchekov car l'outil était de la bonne taille pour démonter une batterie de voiture. C expliqua dans sa déposition qu'il avait gardé la clé et l'avait donnée à l'enquêteur dans la matinée du 29 janvier 1996, lorsqu'il avait été convoqué au commissariat après le décès de M. Zabtchekov. Toutefois, dans une déposition recueillie le 31 janvier 1996, le sergent Atanassov (« H »), qui était de permanence au commissariat où M. Zabtchekov avait été emmené, déclara qu'il avait remarqué la clé sur un bureau à 1 h 30 au plus tard, peu après l'arrivée de M. Zabtchekov au commissariat. Lors d'une confrontation avec d'autres policiers conduite le 26 avril 1996, H se rappela qu'en fait il avait vu la clé à écrous pour la première fois ultérieurement.
D. L'arrivée de la police dans la rue Beli Lom
Lorsque l'appel téléphonique parvint au commissariat de la ville, une voiture de patrouille avec deux policiers à son bord, les sergents Pentchev (« A ») et Kolev (« B »), fut envoyée à l'adresse en question. A leur arrivée, les policiers virent C et M. Zabtchekov devant l'entrée de l'immeuble. D se tenait également non loin de là.
A reconnut M. Zabtchekov, qu'il avait vu en qualité de suspect dans le cadre de plusieurs enquêtes en cours sur des vols, et s'adressa à lui par son nom. Il lui passa les menottes. A et certains autres policiers affirmèrent ultérieurement qu'à ce moment A avait averti les autres d'être prudents car M. Zabtchekov avait « une maladie du cerveau ».
Une autre voiture de police avec trois policiers à son bord, les sergents Ignatov (« E »), Gueorgiev (« F ») et Dimitrov (« G »), arriva peu après. Les policiers commencèrent alors à fouiller la zone à la recherche d'éléments démontrant que M. Zabtchekov avait tenté de pénétrer par effraction dans certains véhicules. A un moment donné, A conduisit M. Zabtchekov à l'une des voitures qui semblait avoir été forcée et lui demanda s'il avait essayé de voler quelque chose. Selon lui, M. Zabtchekov nia le vol. L'intéressé fut alors attaché à l'aide des menottes à un arbuste, tandis que les policiers continuaient de fouiller la zone. Ayant constaté que les serrures de deux voitures avaient été forcées, les policiers sonnèrent à la porte des propriétaires. L'un d'eux sortit pour constater les dommages causés à son véhicule. Pendant ce temps, M. Zabtchekov était toujours attaché à l'arbuste.
Les policiers en service sont les seuls qui témoignèrent sur les événements survenus entre leur arrivée et leur départ avec M. Zabtchekov. Mme I.A. et D se bornèrent à déclarer que les policiers avaient fouillé la zone. C déclara qu'il était allé prévenir les propriétaires des voitures. Il avait seulement vu qu'à un certain moment M. Zabtchekov se trouvait avec les policiers dans le parking, où ses collègues comparaient les semelles des chaussures de M. Zabtchekov avec des traces visibles dans la neige. Le propriétaire d'une des voitures fut interrogé, mais uniquement à propos des dommages causés à sa voiture, par un policier qui se rendit sur les lieux ultérieurement, vers 11 heures, le 29 janvier 1996.
Certains policiers déclarèrent que, alors qu'ils fouillaient la zone, ils avaient constaté que M. Zabtchekov était allongé ou assis sur le sol. A précisa qu'à ce moment-là il avait libéré M. Zabtchekov de l'arbuste, l'avait conduit sur le siège arrière de la voiture de police et lui avait menotté les deux mains. Tous les policiers présents dans la rue Beli Lom assurèrent n'avoir alors remarqué aucune blessure sur le visage de M. Zabtchekov. Certains d'entre eux déclarèrent qu'il semblait ivre, qu'il bredouillait et qu'il n'était pas très communicatif.
E. Les événements survenus après l'arrivée de M. Zabtchekov au commissariat
A et B emmenèrent M. Zabtchekov au commissariat vers 0 h 50.
Le sergent de service, H, déclara qu'il avait vu A et B entrer au commissariat en encadrant M. Zabtchekov. Celui-ci avait les mains menottées derrière le dos. A et B le tenaient par le bras et le soutenaient. M. Zabtchekov avait été mis dans le bureau no 1. A déclara qu'à ce moment-là il avait enlevé les menottes au jeune homme.
Aucune ordonnance écrite de placement en détention ne fut émise pour M. Zabtchekov.
Selon les déclarations de A, B et H, M. Zabtchekov demeura dans le bureau no 1 avec B et H, tandis que A allait faire son rapport à l'officier de permanence le plus gradé, le colonel Iordanov (« I »). H indiqua en outre qu'à cet instant il avait remarqué une ecchymose sur l'arcade sourcilière de M. Zabtchekov. A et B ne mentionnèrent aucune blessure. H précisa également que les vêtements de M. Zabtchekov étaient mouillés. Ils remarquèrent tous que M. Zabtchekov était ivre et qu'il bredouillait.
Le colonel I déclara que A l'avait informé que M. Zabtchekov avait été amené au commissariat ; A avait dit que la personne arrêtée avait été identifiée mais qu'elle était trop ivre pour être interrogée. Le colonel I n'avait pas vu M. Zabtchekov avant 4 h 30. Selon les déclarations des sergents, le colonel I ordonna que l'on procurât un siège à M. Zabtchekov dans le couloir pour qu'il dessoûlât. A avait alors dit à H de l'appeler par radio dès que M. Zabtchekov serait capable de communiquer. A un moment non précisé, A et B avaient quitté le commissariat pour retourner en patrouille.
H déclara que M. Zabtchekov s'était endormi peu après, sur une chaise dans le couloir, et qu'il ronflait. Vers 3 heures du matin, H avait remarqué, selon lui, que M. Zabtchekov était endormi allongé sur le sol. H l'avait réveillé et l'avait remis sur la chaise, pensant qu'« il pourrait attraper un rhume ». H déclara en outre que, vers 3 h 50, il était de nouveau allé voir M. Zabtchekov qui était assis sur la chaise, endormi et agité de frissons. H avait décidé de le ramener dans le bureau no 1, où il faisait plus chaud. Il l'avait réveillé et l'avait aidé à entrer dans la pièce. Peu après, M. Zabtchekov avait glissé de la chaise. H avait remarqué qu'il respirait lourdement. H déclara qu'à ce moment-là il avait pris contact avec le sergent Dontchev (« J »), et lui avait demandé d'« appeler le sergent Pentchev [A] ou une ambulance ».
J déclara que conformément au tableau de service il avait dormi au commissariat jusqu'à 2 heures du matin le 29 janvier 1996, heure à laquelle il avait été réveillé pour prendre son service. Il n'avait pas été informé que quelqu'un était en détention. Dans sa déposition, J n'indiqua pas si, entre 2 heures et 3 h 50, il était passé dans le couloir où, selon H, M. Zabtchekov dormait alors sur une chaise. J déclara qu'il avait seulement eu connaissance de la présence de M. Zabtchekov à 3 h 50, lorsque H avait rapporté que le garçon présentait des symptômes donnant à penser que sa santé se détériorait. J l'avait alors vu, avait remarqué des blessures sur son front, et avait appelé A et B par radio.
A peu près au même moment, H ou J alerta le colonel I, l'officier de permanence le plus gradé. I déclara qu'à cet instant, il avait remarqué les blessures sur le visage de M. Zabtchekov.
A et B déclarèrent qu'à 4 h 30 ils avaient été joints par radio et qu'on leur avait dit que la santé de M. Zabtchekov se détériorait rapidement. A leur arrivée au commissariat, les sergents avaient vu M. Zabtchekov allongé par terre, respirant lourdement. B s'était alors rendu à l'hôpital en voiture puis était revenu, suivi par une ambulance ayant à son bord le docteur Mikhaïlov, le pédiatre de garde.
Le docteur Mikhaïlov déclara ultérieurement que, vers 5 heures du matin, l'agent hospitalier chargé de gérer les urgences lui avait demandé de se rendre au commissariat « pour un garçon de quinze ans ». Le docteur Mikhaïlov précisa qu'il avait vu cet agent en conversation avec les policiers. Il souligna également qu'on ne lui avait donné aucune information préalable sur la santé du jeune homme.
Le docteur Mikhaïlov examina M. Zabtchekov au commissariat et recommanda de l'emmener à l'hôpital car son pouls était faible. M. Zabtchekov fut conduit à l'hôpital en ambulance, A et B suivant dans leur voiture de police. A leur arrivée, A et B aidèrent à porter M. Zabtchekov dans le couloir où se trouvait le bureau du médecin de garde. Selon les déclarations de A et B, lorsque M. Zabtchekov fut examiné quelques minutes après par le docteur Ivanova, l'interne de permanence, il y eut entre celle-ci et le docteur Mikhaïlov une discussion animée. Les policiers furent alors informés du décès de M. Zabtchekov.
B déclara que le docteur Ivanova leur avait dit, à lui et à son collègue : « Vous deviez être au courant de l'état de M. Zabtchekov », et qu'elle avait souligné qu'elle ne l'avait pas vu respirer.
Le docteur Mikhaïlov indiqua qu'au commissariat il avait remarqué des ecchymoses sur la poitrine de M. Zabtchekov et qu'à ce moment-là le garçon était toujours vivant mais inconscient, avec un pouls faible.
Le docteur Mikhaïlov avait alors demandé aux policiers depuis combien de temps le garçon se trouvait dans cet état. Les policiers avaient répondu : « Il a été amené au commissariat dans cet état. »
Le docteur Ivanova déclara que, vers 5 heures, le docteur Mikhaïlov lui avait demandé de vérifier si le patient qui avait été conduit à l'hôpital était décédé. Ayant constaté qu'il n'y avait aucune activité cardiaque perceptible, elle avait tenté un massage cardiaque, mais en vain. Elle dit également que lorsqu'elle avait demandé pourquoi c'était le docteur Mikhaïlov qui avait été envoyé au commissariat, et non elle en sa qualité d'interne de permanence, l'agent hospitalier chargé des urgences avait répondu qu'on lui avait précisé que la demande d'ambulance concernait un enfant et qu'il avait donc décidé d'envoyer le pédiatre de garde.
F. Le registre tenu au commissariat de Razgrad
Selon la pratique ordinaire, toutes les détentions font l'objet d'une inscription dans un registre tenu au commissariat. Ce registre renferme une série d'entrées organisées en colonnes : le numéro attribué au détenu, le nom du policier qui inscrit les informations dans le registre, le nom du détenu, les motifs de la détention, les mesures prises et le moment de la libération. Les renseignements correspondant à chaque détenu sont enregistrés par ordre chronologique.
A la demande de la Cour, le Gouvernement a soumis une copie du registre tenu au commissariat de Razgrad pour la journée du 29 janvier 1996. Il n'y figure aucune entrée pour M. Zabtchekov. Toutefois, il y en a une correspondant à une « personne non identifiée » à qui l'on a attribué le numéro 72.
Le registre ne contient pas de colonne séparée où serait précisée la durée de détention. Pour certains des détenus figurant sur la même page, cette durée est mentionnée avec la date. Quant à la « personne non identifiée », comme pour certains des autres détenus inscrits sur la même page, il n'y a aucune mention de la durée de détention dans la colonne indiquant la date. Toutefois, immédiatement après les termes « personne non identifiée » s'étend, sur deux colonnes et deux lignes, l'entrée « 29 I 96, 01.oo ». Un examen visuel de la copie du registre montre que le chiffre « 1.oo » a été écrit sur un autre chiffre qui devait être à l'origine, pour autant que l'on puisse le lire, « 3.oo » ou « 5.oo ».
On peut également observer que les numéros d'enregistrement sur la même page ont été raturés. Il est difficile de voir à partir de la copie fournie par le Gouvernement quels sont les numéros originaux qui ont été modifiés. Néanmoins, on aperçoit clairement que des intervalles égaux séparent les entrées, sauf entre les nombres 72 et 73, entre lesquels l'espace est beaucoup plus petit.
L'entrée portant le numéro 72 et relative à la détention d'une personne non identifiée énonce que cette dernière a été amenée au commissariat par A. Sur la même ligne, à droite, apparaît une signature qui, pour autant que l'on puisse la lire, semble être celle du colonel I.
Au cours de l'enquête, le colonel I, l'officier de permanence le plus gradé, et J, son adjoint cette nuit-là, furent interrogés sur l'enregistrement de la présence de M. Zabtchekov au commissariat. Le colonel I déclara qu'il n'avait pas donné l'ordre à A d'enregistrer le détenu puisque A connaissait la procédure. J déclara que peu après 3 h 50, lorsqu'il avait été averti par H de la détérioration de l'état de santé de M. Zabtchekov, il avait vérifié le registre des détenus mais n'avait vu aucune entrée concernant l'intéressé. Le colonel I dit en outre qu'il n'avait rien inscrit dans le registre et que l'entrée concernant une personne inconnue n'y figurait pas lorsqu'il avait quitté le commissariat après le décès de M. Zabtchekov.
G. L'enquête menée par les autorités ordinaires de poursuite et d'enquête
Tôt dans la matinée du 29 janvier 1996, les policiers concernés présentèrent au chef de la police locale un rapport écrit des événements de la nuit.
Vers la fin de son rapport manuscrit, C déclara, sans qu'il y ait aucun lien apparent avec le contexte : « La personne que j'ai arrêtée avait le teint basané (tzigane) [Този когото задържах беше мургав (циганин)]. »
Le chef de la police locale ouvrit le dossier ZM-I no 128, qui contenait un résumé des faits, les rapports de sept policiers et les dépositions écrites de D et du propriétaire d'une des voitures que M. Zabtchekov avait prétendument essayé de forcer.
Egalement tôt dans la matinée du 29 janvier 1996, M. Nechev, un enquêteur appartenant au bureau régional d'enquêtes (Окръжна следствена служба) à Razgrad, ouvrit une procédure pénale sous le numéro de dossier 13/1996 pour enquêter sur le décès de M. Zabtchekov.
Au dire de la requérante, à 8 heures le même jour, M. Nechev, accompagné par deux policiers en uniforme, se rendit au domicile de la famille de la requérante pour faire part du décès du M. Zabtchekov. Ils parlèrent au beau-père du garçon. Selon la requérante, l'enquêteur déclara que, pendant la nuit, M. Zabtchekov avait essayé d'entrer par effraction dans deux véhicules, que des policiers l'avaient poursuivi, et que pendant cette course-poursuite M. Zabtchekov était tombé et s'était cogné la tête contre l'asphalte.
Le 29 janvier 1996, M. Nechev interrogea les policiers concernés et D, le jeune homme qui se trouvait avec le sergent Moutafov (C) pendant la brève poursuite dans la rue Beli Lom. L'enquêteur se rendit également à l'hôpital et vit le corps de M. Zabtchekov. Des photographies du corps furent prises.
Le même jour, vers 11 h 45, un officier de la police locale se rendit dans la rue Beli Lom relativement à la tentative de vol de véhicules qui avait été signalée. Il constata que deux voitures montraient des traces d'effraction et interrogea leurs propriétaires. Vers 17 heures, agissant cette fois apparemment dans le cadre de l'enquête sur le décès de M. Zabtchekov, il préleva un échantillon d'une large tache rouge sur la neige. L'analyse du laboratoire releva qu'il s'agissait de sang animal.
Egalement le 29 janvier 1996, M. Nechev ordonna une autopsie. Il posa les questions suivantes aux médecins légistes :
« Quelles sont les causes du décès de M. Zabtchekov ? Son corps présente-t-il des lésions traumatiques ? Existe-t-il un lien de causalité entre ces lésions et le décès ? Comment les blessures constatées sur le corps ont-elles été causées ? Combien de temps s'est-il écoulé entre le moment où la blessure fatale a été infligée et le décès, et est-il possible, comme le prétendent les témoins, que M. Zabtchekov ait été conscient jusqu'à 4 h 30 ? La blessure fatale est-elle liée aux plaies ouvertes présentes sur le corps ? Y a-t-il d'autres blessures visibles et exigeaient-elles, compte tenu de leurs caractéristiques apparentes, des soins médicaux immédiats ? »
L'autopsie fut pratiquée le 29 janvier 1996 (elle débuta à 11 h 30) à l'hôpital régional de Razgrad par trois médecins, à savoir le docteur Mintchev, chef du département de médecine légale, le docteur Militerov, chef du département de pathologie, et le docteur Marinov, travaillant dans le département de médecine légale.
Dans leur rapport, daté du 29 janvier 1996 (« le premier rapport »), les experts décrivirent leurs constatations en détail. Des photographies furent prises.
L'examen externe du corps révéla notamment :
« A l'extrémité de l'arcade sourcilière gauche, sur l'orbite, une blessure superficielle de forme allongée, mesurant 1 cm sur 0,4 cm, avec des bords légèrement inégaux et écorchés, et recouverte d'une fine croûte pourpre-bleuâtre. Les tissus mous autour de la blessure sont légèrement enflés, la peau est de couleur brunâtre. Le globe oculaire gauche est légèrement protubérant (vers l'extérieur) (...)
Une petite cicatrice superficielle de 2,5 cm de long, avec une légère contusion (...) sur (...) le poignet gauche (...)
Deux ecchymoses superficielles mesurant 7,5 cm sur 0,5 cm et 3,5 cm sur 0,6 cm, de couleur brunâtre, recouvertes d'une croûte rougeâtre sur le poignet droit (...) »
Dans la conclusion de leur rapport, les experts résumèrent les blessures constatées sur le corps de M. Zabtchekov de la façon suivante :
« [1.] Traumatisme crânien et cérébral : lacération superficielle (profonde ecchymose) située sur l'extérieur de l'arcade sourcilière gauche, le long de l'orbite ; hématomes présents sur la peau et les tissus mous autour de cette blessure et sur la paupière gauche, fracture de la paroi arrière de l'orbite allant jusqu'au côté externe inférieur, avec une fissure en arc de cercle en dessous de la lésion externe décrite ci-dessus ; hématome épidural sur le côté gauche (hémorragie entre le cerveau et la boîte crânienne – 110 ml ; œdème épidural (...) [identifié comme la cause du décès]).
[2.] Hématome sur la peau, pigmenté de manière caractéristique, et hématome dans les tissus mous du côté droit de la poitrine, le long de la ligne axillaire antérieure.
[3.] Egratignures superficielles sur le côté droit du front et sur la face dorsale du poignet gauche, accompagnées d'un hématome limité des tissus mous sous-cutanés.
[4.] Hématome de forme ovale, de 0,5 cm de diamètre, sur la muqueuse de la lèvre inférieure, à gauche.
[5.] Deux ecchymoses en bande sur la peau de forme typique, et hématome sur les tissus sous-cutanés, au niveau de l'articulation du poignet de la main droite. »
Les experts conclurent en outre que :
« [le décès a été causé par] un hématome cérébral épidural dans lequel le sang s'est accumulé ; cet hématome se situe du côté gauche du front, contient 110 ml de sang, et s'accompagne d'un œdème cérébral qui a comprimé les amygdales cérébelleuses, les enfonçant dans le trou occipital ; cet œdème a provoqué la destruction et la séparation de centres cérébraux vitaux (ceux qui commandent la respiration et l'activité cardiaque, ce qui a ensuite provoqué une embolie pulmonaire), et a été la cause directe du décès. »
A la question de savoir de quelle manière les blessures avaient été infligées, les experts répondirent :
« 1. La blessure dans la région orbitale gauche et du globe oculaire gauche ainsi que l'hématome épidural ont été causés par un coup avec ou contre un objet contondant, ou un objet ayant un angle émoussé, dont la surface était inégale et [limitée]. Le coup a été soudain et suffisamment fort. Il a provoqué une fracture de la paroi au fond de l'orbite gauche, qui s'étend jusqu'à la face externe inférieure (par ailleurs, la boîte crânienne a 0,2 cm d'épaisseur) ;
[La blessure sur le côté droit de la poitrine a été causée par] un coup avec ou contre un objet dur et contondant, ou un objet ayant un angle émoussé, et dont la surface d'impact était plus large. La peau dans cette région a gardé l'empreinte des vêtements de la victime.
[Les blessures sur le côté droit du front et des poignets résultent de] coups ou de pressions au moyen ou à l'encontre d'objets durs. [La blessure sur le côté gauche de la lèvre inférieure a été causée par] un coup avec ou contre un objet dur et contondant ayant une surface [limitée] nettement dessinée. »
Les experts déclarèrent également que dans les cas d'hématomes épiduraux du genre de ceux dont M. Zabtchekov avait souffert, il y avait généralement un intervalle de lucidité de quatre à six heures pendant lequel la victime ne présentait aucun symptôme visible, hormis que :
« la victime devient peu à peu faible, apathique et ensommeillée, après quoi elle tombe dans le coma et meurt – comme cela s'est produit en l'espèce (pendant la période entre 1 heure et 5 heures du matin le 29 janvier 1996). »
Le rapport concluait que le décès de M. Zabtchekov était inévitable faute d'intervention chirurgicale d'urgence.
L'analyse du laboratoire permit de découvrir un taux d'alcool de 1,42 pour mille dans le sang de M. Zabtchekov et de 2,40 pour mille dans son urine, ce qui correspondait à une ivresse modérée.
La requérante affirme s'être rendue dans la matinée du 30 janvier 1996 au bureau régional d'enquêtes à Razgrad, et avoir demandé des informations sur les circonstances entourant la mort de son fils. M. Nechev, l'enquêteur, informa l'intéressée que son fils était mort d'une fracture du crâne. Selon la requérante, il lui expliqua que ce dernier avait essayé de voler des pièces automobiles et que lorsque la police avait tenté de l'appréhender, il s'était enfui, était tombé et s'était cogné la tête.
La requérante allègue que, pendant cet entretien, M. Nechev lui assura que son fils avait été emmené à l'hôpital, mais omit de préciser que le jeune homme avait été placé en garde à vue. A la question de savoir comment M. Zabtchekov avait pu se fracturer les os crâniens consécutivement à sa chute, M. Nechev avait expliqué, selon la requérante, que l'autopsie avait permis de constater que « la boîte crânienne était anormalement fine ».
Dans l'après-midi du 30 janvier 1996, la requérante et d'autres membres de sa famille remarquèrent des ecchymoses sur le corps de M. Zabtchekov lorsque celui-ci lui fut amené de l'hôpital. La requérante se rendit au bureau d'un journal local, s'entretint avec deux journalistes et les conduisit chez elle, où ils prirent des photos du corps et des vêtements de M. Zabtchekov. Celui-ci fut enterré le 30 janvier 1996, en fin d'après-midi.
Les 31 janvier et 1er février 1996, l'enquêteur interrogea Mmes I.M. et I.A.
Le 31 janvier 1996, par ordre du procureur régional, Mme Hadjidimitrova, l'enquête fut confiée au parquet militaire régional (Окръжна военна прокуратура). Cette décision se fondait sur la constatation que M. Zabtchekov était décédé alors qu'il se trouvait en garde à vue. Le procureur régional déclara notamment que :
« (...) Pendant plusieurs heures immédiatement avant [son décès], le mineur Zabtchekov, arrêté à 1 heure le 29 janvier 1996 alors qu'il tentait de voler des pièces automobiles, fut appréhendé par des officiers [de police] (...) et détenu dans les locaux de l'unité de permanence dans le but de restreindre sa liberté de circulation. Dès lors, bien qu'il n'ait pas été mis en détention en vertu de l'article 35 § 1 combiné avec l'article 33 § 1, alinéa 1, de la loi sur la police nationale [Закон за националната полиция], M. Zabtchekov a en vérité été retenu contre sa volonté au commissariat pendant environ trois heures et, pendant sa détention [là-bas] (...) son état de santé s'est soudainement détérioré, et il a perdu conscience. »
H. L'enquête des autorités militaires de poursuite et d'enquête
Le 31 janvier 1996, après avoir reçu le dossier de l'affaire, le parquet militaire régional ouvrit une information sous un nouveau numéro de dossier (3-VIII/96, dossier du parquet no 254/96). L'affaire fut assignée à un enquêteur militaire (военен следовател).
Pendant les semaines suivantes, l'enquêteur militaire procéda à de nouveaux interrogatoires des policiers concernés, questionna cinq personnes qui avaient passé l'après-midi et la soirée du 28 janvier 1996 avec M. Zabtchekov, et entendit également les docteurs Mikhaïlov et Ivanova.
Deux des policiers, les sergents Pentchev (A) et Gueorgiev (F), firent mention de l'origine ethnique de M. Zabtchekov dans leurs dépositions orales recueillies par l'enquêteur militaire.
A déclara qu'en arrivant dans la rue Beli Lom il avait vu deux individus sortir du hall d'entrée de l'immeuble, l'un d'entre eux étant « un Tzigane ayant un casier judiciaire – Anguel Zabtchekov ».
Dans sa déposition, F désigna le fils de la requérante par les expressions « le Tzigane » (trois fois), « la personne arrêtée » (sept fois) et « Zabtchekov » (deux fois).
Le 12 mars 1996, l'enquêteur interrogea les témoins Mme I.A., Mme I.M., C et D. Ses questions portèrent uniquement sur le nombre des chutes de M. Zabtchekov pendant la course-poursuite dans la rue Beli Lom et les endroits auxquels ces chutes avaient eu lieu.
Le 18 mars 1996, l'enquêteur nomma un expert pour analyser les vêtements que M. Zabtchekov avait portés les 28 et 29 janvier 1996. Dans son rapport du 20 mars 1996, l'expert déclara qu'aucune trace de semelles de chaussures n'avait pu être trouvée mais expliqua que sur des tissus souples il serait normalement impossible de trouver les restes microscopiques de particules d'une semelle de chaussure.
Le 20 mars 1996, l'enquêteur procéda à une reconstitution des faits survenus lors de l'arrestation de M. Zabtchekov afin de préciser les témoignages. Y participèrent le sergent Moutafov (C), le jeune homme avec lequel il se trouvait les 28 et 29 janvier (D), et les deux personnes qui avaient observé la scène de leurs balcons, Mmes I.A. et I.M. Les policiers qui étaient arrivés dans la rue Beli Lom après que C eut appréhendé M. Zabtchekov ne participèrent pas à la reconstitution, qui porta presque exclusivement sur les événements survenus avant l'arrivée des deux voitures de police. La reconstitution fut filmée avec une caméra vidéo.
Le 11 avril 1996, la requérante présenta au parquet militaire de Varna une demande tendant à l'exhumation du corps de son fils et à la nomination d'un nouveau médecin expert, au motif que son fils avait été enterré à la hâte et qu'il était primordial d'exhumer son corps. La requérante exprima le soupçon que son fils avait pu avoir les côtes cassées. Elle soumit également à l'enquêteur, M. Atanassov, deux radios du crâne de son fils, qui avaient été faites plusieurs mois avant son décès, à utiliser pour établir si ses os crâniens avaient été « fragiles » ou « fins ».
Le 17 ou le 18 avril 1996, cinq experts médicaux furent désignés aux fins de se pencher à nouveau sur les conclusions concernant les causes du décès de M. Zabtchekov. L'un d'entre eux, le docteur Mintchev, avait participé au premier groupe d'experts. Les quatre autres étaient le professeur Pavlov, chef du département de médecine légale de la faculté de médecine de Varna, le docteur Kioutchoukov, du département de neurochirurgie de l'université, et les docteurs Dokov et Radoïnova, internes expérimentés du département de médecine légale de la même université. On leur demanda de répondre aux questions suivantes :
« 1. De quelles blessures M. Zabtchekov a-t-il souffert ? Quelle fut la cause du décès ?
De quelle manière les blessures ont-elles été infligées et par combien de coups peuvent-elles avoir été causées ? Les blessures ont-elles pu résulter de chutes répétées (conformément aux dépositions des témoins et aux constatations de la reconstitution telle qu'elle a été filmée), ou ont-elles été occasionnées par des coups directs ?
Quand ces blessures ont-elles été infligées ?
Quel était le taux d'alcool de M. Anguel Zabtchekov au moment de son arrestation, vers 0 h 15 ? »
Le 26 avril 1996, l'enquêteur procéda à une confrontation de tous les policiers impliqués. Le même jour, trois autres témoins furent interrogés.
Le 23 mai 1996, la requérante réitéra sa demande d'exhumation. Le 29 mai 1996, un autre témoin fut interrogé.
Le 11 juin 1996, M. Dimitrov, procureur près le parquet militaire régional, adressa à la requérante une copie de sa note de procédure, laquelle énonçait notamment qu'une exhumation du corps pourrait être envisagée si cela était jugé nécessaire par les cinq experts en médecine, qui n'avaient pas encore soumis leur avis.
Le 28 juin 1996, les cinq experts présentèrent leur rapport (« le second rapport »), qui se fondait sur l'examen des documents versés au dossier d'enquête. Les experts avaient également visionné la cassette vidéo de la reconstitution de l'arrestation de M. Zabtchekov, qui avait été enregistrée le 20 mars 1996.
Les experts réaffirmèrent que le décès de M. Zabtchekov avait été causé par un œdème épidural résultant d'une fracture du crâne. Ils déclarèrent également, entre autres, que la blessure fatale pouvait avoir été causée par un coup de pied, un coup de poing ou un coup avec un objet contondant, ou encore par une chute et une collision contre une « surface plate et large » (широка удряща повърхност). Ils relevèrent que le rapport d'autopsie ne comportait aucune donnée morphologique permettant l'identification de l'objet qui avait causé les blessures.
Le second rapport indiquait que le coup à l'origine de la fracture du crâne n'avait pas été très fort. Cette conclusion se fondait sur les « caractéristiques particulières de la structure du crâne (comme en témoign[ai]ent les radios jointes et l'épaisseur de la boîte crânienne telle que décrite [dans le rapport d'autopsie]) ».
Contrairement au premier rapport médical, selon lequel l'intervalle entre la blessure au crâne et le décès de M. Zabtchekov avait été de quatre à six heures, le rapport des cinq experts se concluait ainsi :
« L'hématome (...) qui a causé le décès de M. Zabtchekov existait depuis au moins dix heures avant le décès. Cette conclusion se fonde sur l'apparence de l'hématome (caillot de sang rouge sombre), qui est clairement visible sur les photographies jointes au dossier. Les caillots de ce type, en l'absence de sang liquide, se forment sur une période de plus de dix heures à partir du moment où ils ont été causés. Pendant cette période, l'état du patient est généralement caractérisé par ce qu'on appelle l'« intervalle de lucidité » – à savoir la période pendant laquelle il ne montre aucun symptôme visible. Son état se détériore peu à peu (...) il a mal à la tête, présente des troubles du langage et des problèmes de coordination des mouvements ; [il] devient instable et ensommeillé, il titube, etc., jusqu'à ce qu'il tombe dans le coma. »
Les photographies invoquées par les experts avaient été prises au moment de l'autopsie, qui avait commencé à 11 h 30 le 29 janvier 1996.
Les experts estimèrent également que, eu égard à la quantité d'alcool trouvée dans le sang de M. Zabtchekov, les symptômes résultant de la blessure à la tête avaient été masqués par les effets de l'alcool.
Le rapport des cinq experts évoquait également les autres blessures présentes sur le corps de M. Zabtchekov :
« L'hématome sur le côté droit de la poitrine résulte d'un coup avec ou contre un objet plat avec une large surface de contact, qui peut avoir pris la forme d'un coup de pied, d'une chute ou d'une collision avec un objet plus large et d'autres objets. L'apparence générale de l'ecchymose correspond à l'empreinte des vêtements du défunt, ce qui indique que le coup a été infligé à travers ses vêtements (...) Les ecchymoses et blessures présentes sur le côté droit du front, au niveau des articulations des poignets et sur la lèvre inférieure résultent de l'emploi d'objets durs, contondants et/ou pointus, avec une surface de contact limitée. Les caractéristiques des blessures aux articulations des deux poignets permettent de conclure qu'elles ont été causées au moment où les menottes ont été passées à la victime, conformément aux informations disponibles (...) »
Le 25 juillet 1996, l'enquêteur rédigea un rapport proposant de clore la procédure.
Le 31 juillet 1996, le parquet militaire régional mit un terme à l'enquête au motif qu'il n'y avait aucun lien entre les actes de la police et le décès de M. Zabtchekov. Cette conclusion se fondait sur la constatation figurant dans le second rapport médical selon laquelle dix heures au moins s'étaient écoulées entre la blessure et le décès.
Le 6 août 1996, la requérante présenta un recours au parquet militaire national (Прокуратура на въоръжените сили). Elle soutint que l'enquête avait été incomplète et souligna le refus répété de procéder à l'exhumation du corps, ainsi que les contradictions qu'il y avait selon elle entre les dépositions des différents témoins et le manque d'explication pour certains faits, y compris pour toutes les blessures constatées sur le corps de M. Zabtchekov.
Le 18 décembre 1996, le parquet militaire national confirma la clôture de l'enquête et rejeta les demandes de la requérante. Sa décision énonçait notamment :
« [E]xcepté le recours à la force physique pendant l'arrestation de M. Zabtchekov pour tentative de vol de voitures, rien n'indique que les policiers aient usé de violence à son égard, que ce soit (...) à l'intérieur ou à l'extérieur du (...) commissariat. En outre, la conclusion sans appel du rapport des cinq experts, qui sont hautement qualifiés dans leur domaine, est que la blessure fatale a été causée plus de dix heures avant le décès. »
Il fut également décidé de renvoyer l'affaire au parquet régional de Razgrad, compétent pour rechercher si un acte criminel avait été commis par une personne autre qu'un policier.
I. Les autres investigations conduites par les autorités ordinaires de poursuite et d'enquête
Le 20 janvier 1997, le procureur régional, Mme Hadjidimitrova, renvoya l'affaire à l'enquêteur, M. Nechev. Elle releva que la décision de clore l'enquête sur les agissements de la police se fondait sur le constat selon lequel la blessure fatale avait été infligée plus de dix heures avant le décès de M. Zabtchekov. Dès lors, il fallait recueillir d'autres éléments sur les faits et gestes et l'état de M. Zabtchekov avant 19 heures le 28 janvier 1996.
Le complément d'enquête entraîna le 23 janvier 1997 l'interrogatoire de la requérante et de six autres témoins par M. Nechev.
Les 23 et 24 janvier 1997, la requérante présenta d'autres demandes aux fins d'obtenir l'exhumation du corps et un nouvel examen par un médecin légiste, alléguant qu'il y avait des incohérences dans les témoignages. Ces demandes furent rejetées le 31 janvier 1997 par le parquet régional de Razgrad, qui les jugea inutiles.
La requérante se plaignit au parquet général (Главен прокурор). Elle déclara notamment que les différents procureurs n'avaient jamais expliqué pourquoi la police n'avait pas apporté des soins adéquats à M. Zabtchekov à la suite de son arrestation.
Le 17 février 1997, M. Nechev convoqua la requérante (représentée par un avocat) pour lui permettre de consulter le dossier d'enquête. L'intéressée présenta un certain nombre de demandes et d'objections concernant les lacunes de l'enquête. En particulier, elle souligna l'existence de contradictions fondamentales entre les premier et second rapports médicaux, et déclara qu'il était manifestement impossible qu'une personne souffrant d'une blessure aussi grave que celle qui avait été constatée à l'autopsie puisse voler des pièces automobiles et résister à son arrestation. La requérante demanda de nouveau l'exhumation du corps et la désignation d'experts pour répondre aux questions soulevées dans ses requêtes précédentes.
Le 18 février 1997, M. Nechev rédigea un rapport concluant que le complément d'enquête ordonné le 20 janvier 1997 n'avait permis de découvrir aucun élément prouvant que M. Zabtchekov eût été battu avant son arrestation. Il proposait donc de suspendre l'enquête.
Par une ordonnance du 4 mars 1997, le procureur régional, Mme Hadjidimitrova, suspendit la procédure pénale au motif que toutes les preuves existantes avaient été recueillies et qu'il était impossible de déterminer les circonstances précises dans lesquelles la blessure fatale à la tête avait été infligée.
La décision prenait note des constatations des procureurs militaires, en particulier celles qui concernaient la fracture du crâne, et les entérinait. Quant aux autres blessures corporelles, le procureur déclara qu'elles n'avaient pas mis la vie de M. Zabtchekov en danger.
La décision mentionnait également que M. Zabtchekov était en bonne santé lorsqu'il avait été emmené au commissariat.
Le 10 mars 1997, la requérante saisit le procureur général d'un recours contre la décision de suspendre la procédure. Le 20 mars 1997, le parquet général confirma cette décision.
J. Autres éléments soumis par les parties
La requérante a présenté quatre photographies en couleur du corps de son fils et une photographie de la veste qu'il portait avant son décès. Les photographies ont été prises par les journalistes le 30 janvier 1996 au domicile de la requérante, après l'autopsie et le retour du corps en vue de l'enterrement.
Sur deux des photographies, on voit le visage de M. Zabtchekov. Les cheveux lui couvrent la moitié du front. Au-dessus de l'arcade sourcilière gauche s'étend une ecchymose de couleur pourpre. La paupière gauche est de couleur bleuâtre. Les lèvres sont également tuméfiées du côté gauche de la bouche.
Sur les deux autres photographies, on peut voir une ecchymose de couleur pourpre sur la poitrine de M. Zabtchekov, du côté droit, qui s'étend en partie sous l'aisselle droite. Des plaies sont visibles sur le poignet droit de la victime.
A une date non précisée, la requérante, par l'intermédiaire du Centre européen des droits des Roms, organisation non gouvernementale située à Budapest, sollicita l'opinion du professeur Jorgen Thomsen, pathologiste à l'institut de médecine légale de l'université du Danemark méridional à Odense, et membre de l'équipe permanente d'experts en médecine légale des Nations unies. Le professeur Thomsen émit un avis écrit en date du 4 février 1999. Il avait entre autres à sa disposition la description des faits allégués de la cause, et des extraits du rapport d'autopsie ainsi que des rapports des experts en médecine légale.
Le professeur Thomsen déclara notamment :
« Un hématome épidural est généralement causé par une chute contre une surface dure ou par un coup violent porté avec un objet contondant. Il est bien connu qu'une chute contre une surface dure laissera souvent ce qu'on appelle des lésions de contrecoup. Il est regrettable que la présence ou l'absence de telles lésions n'ait pas été mentionnée. Il est dit que la boîte crânienne du défunt était fragile. A mon avis, cela ne peut être considéré comme une excuse dans des cas de violence entre personnes, puisque l'on ne sait pas d'ordinaire si les os crâniens d'une personne sont fragiles ou résistants, et il est inhérent aux effets possibles de la violence qu'une personne puisse avoir une boîte crânienne fragile. L'hématome épidural s'accompagne généralement d'une fracture (fissure) de l'os temporal et d'une rupture de l'artère méningée moyenne. L'hémorragie est donc artérielle. Au départ, elle est limitée par l'attachement de la dure-mère à l'intérieur de l'os. Il y a donc fréquemment un intervalle de lucidité qui peut durer plusieurs heures, mais souvent cet intervalle ne dépasse pas deux ou trois heures. Si la lésion traumatique s'étend au cerveau, avec une commotion ou des contusions, il n'y a généralement pas d'intervalle de lucidité.
Je souscris aux conclusions des rapports des médecins légistes selon lesquelles la cause du décès était l'hématome épidural et celui-ci résulte de l'un des types de traumatismes mentionnés. Il se peut que cela se soit produit avant l'arrestation de la victime mais on ne peut en aucun cas exclure que la blessure fatale lui ait été infligée pendant son séjour au commissariat. Je ne suis pas d'accord avec la déclaration selon laquelle il y a eu un intervalle de temps de dix heures entre le traumatisme et le décès. Cette conclusion se fondait sur l'apparence du caillot de sang. Or on sait qu'après la mort le sang peut prendre diverses formes et que, même après la mort, il y a une activité biochimique enzymatique qui peut altérer le sang de manière imprévisible et de diverses façons en différents endroits.
Quant aux autres lésions, il ne semble pas qu'elles résultent du même traumatisme que l'hématome épidural. Elles découlent de violences brutales telles que des coups, des coups de pied et/ou des chutes, et peuvent avoir été infligées pendant la garde à vue.
Les marques sur le poignet sont caractéristiques du fait d'avoir été menotté. Les menottes ne laissent généralement aucune trace sauf si elles sont trop étroites, si la personne se débat ou si elle est traînée par les menottes.
En résumé, on ne peut déterminer si l'hématome épidural a été causé par une chute ou par d'autres types de violences brutales. Il peut avoir été infligé juste avant ou pendant le séjour au commissariat. Un hématome épidural peut se guérir si une opération permettant de l'évacuer est effectuée à temps. Si M. Zabtchekov avait été admis à l'hôpital plus tôt, il aurait pu être sauvé. »
La requérante fait valoir que M. Zabtchekov avait un dossier au centre pédagogique des délinquants juvéniles (Детска педагогическа стая) et à la police de Razgrad en raison de nombreuses accusations de vol.
Une note datée du 3 juillet 1995, émanant dudit centre et adressée à la police de Razgrad, énonce que M. Zabtchekov, âgé de seize ans à cette époque, souffrait d'un trouble du langage et était mentalement retardé. Ces constatations sont réitérées dans une autre note datée du 18 novembre 1995.
Selon le Gouvernement, la requérante avait été entendue le 7 novembre 1995 par un enquêteur de Razgrad dans le cadre d'une enquête pénale sur des vols prétendument commis par son fils, M. Zabtchekov. Elle avait notamment déclaré que son fils avait toujours bégayé. Il était malade depuis l'âge de trois ans. En particulier, à certains moments, il n'arrivait plus à respirer et sa peau bleuissait. Ses yeux étaient souvent enflés et il s'évanouissait lorsqu'il éprouvait une peur soudaine. M. Zabtchekov avait vu des médecins qui avaient diagnostiqué des problèmes au niveau de la colonne vertébrale. La requérante avait mentionné le nom du docteur Miceva, qui était en possession de tous les documents concernant les examens médicaux qu'avait subis son fils.
Le 14 décembre 1995, M. Zabtchekov avait été interrogé dans le cadre d'une procédure pénale concernant des vols. Questionné sur son état de santé, il avait déclaré qu'il était sujet aux évanouissements et ressentait souvent des douleurs au niveau de la tête et des yeux. Le 4 janvier 1996, un enquêteur du bureau d'enquêtes de district de Razgrad avait ouvert une procédure pénale contre M. Zabtchekov et d'autres personnes pour des chefs de vol. Le 15 janvier 1996, M. Zabtchekov avait été interrogé et avait précisé notamment qu'il était traité par le docteur Miceva, une psychiatre, et qu'il prenait des médicaments. L'avocat de M. Zabtchekov avait demandé un examen psychiatrique qui avait été fixé au 30 janvier 1996.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La loi sur la police nationale (Закон за полицията), telle qu'en vigueur à l'époque des faits
L'article 35 § 1 de cette loi se lisait ainsi :
« Les autorités de police doivent émettre une ordonnance écrite de placement en détention pour qu'une personne appréhendée soit amenée au [lieu de détention]. »
B. Le code de procédure pénale (Наказателно-процесуален кодекс)
100. En vertu de l'article 388 de ce code, les tribunaux militaires connaissent des affaires pénales dans lesquelles le prévenu est, par exemple, un policier. Lorsqu'une affaire relève de la compétence des tribunaux militaires, l'enquête préliminaire est menée par des enquêteurs et procureurs militaires.
101. L'article 362 § 1 4) combiné avec l'article 359 prévoit que dans le cas où un arrêt de la Cour européenne des Droits de l'Homme constate une violation de la Convention « d'une importance notable » pour une affaire pénale qui a abouti à une décision judiciaire, les autorités de poursuite doivent demander la réouverture de l'affaire par la juridiction compétente. | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant fut sous la protection de l'office sanitaire de la région Est (« l'office sanitaire ») de l'âge de deux ans jusqu'à sa majorité (dix-huit ans). De 1984 à 1986, il fut placé dans des foyers pour enfants puis par la suite dans une famille d'accueil. En 1991, le placement de l'enfant en famille d'accueil échoua, de même qu'un séjour ultérieur au sein d'une autre famille, et ce en raison du comportement de l'intéressé. De 1993 à mai 1996, il séjourna au centre pour garçons d'Oberstown après s'être rendu coupable de coups et blessures. Les placements suivants échouèrent comme les précédents à cause de la conduite du requérant ; en août 1996, l'office sanitaire lui fit intégrer une résidence spécialisée privée du Royaume-Uni, placement qui n'eut guère plus de succès.
En novembre 1996, au Royaume-Uni, le requérant fut déclaré coupable d'actes de vandalisme, de vol avec effraction, d'incendie volontaire et de vol qualifié (infractions commises durant son séjour dans la résidence susmentionnée) et condamné à une peine d'emprisonnement de neuf mois. En février 1997, à la demande de l'office sanitaire, la High Court irlandaise délivra, en vertu de la loi de 1995 sur le transfèrement des personnes condamnées, un mandat permettant au requérant de purger le reliquat de sa peine d'emprisonnement de neuf mois à l'établissement Saint-Patrick (« Saint-Patrick »), en Irlande. Le requérant fut remis en liberté le 7 mars 1997.
La première nuit consécutive à sa remise en liberté, il dormit dans la rue, puis par la suite résida temporairement dans un foyer pour garçons sans abri géré par un prêtre bénévole. Entre ce moment-là et la procédure de contrôle juridictionnel (décrite ci-dessous), le solicitor du requérant écrivit cinq fois à l'office sanitaire pour le prier de fournir à l'intéressé un hébergement convenable. Le 14 mars 1997, lors d'une réunion sur la situation du requérant, il fut convenu qu'il fallait pour répondre à ses besoins un centre thérapeutique d'encadrement pour jeunes de seize à dixhuit ans, mais que pareille structure n'existait pas en Irlande et ne pourrait être mise en place à temps pour lui. Il fut décidé que l'office sanitaire chercherait un placement hors d'Irlande et des solutions provisoires en Irlande.
Le 28 avril 1997, la High Court désigna un tuteur ad litem et autorisa le requérant à demander un contrôle juridictionnel (citant notamment comme défendeurs l'office sanitaire et l'Attorney-General) en vue d'obtenir : a) une déclaration selon laquelle, en négligeant de fournir au requérant des soins et un hébergement adéquats et en lui faisant subir une discrimination par rapport aux autres enfants, les défendeurs l'avaient privé des droits dont il jouissait en vertu notamment des articles 40 § 1, 40 § 3, alinéa 1, 40 § 3, alinéa 2, et 42 § 5 de la Constitution irlandaise (à cet égard, le requérant invoquait le fait qu'il était un enfant à risque, c'est-à-dire dangereux pour lui-même et éventuellement pour autrui, et soulignait qu'en raison du manque de soins appropriés il n'avait pu faire valoir ses droits) ; b) une ordonnance de mandamus et une injonction priant les défendeurs de fournir au requérant des soins et un hébergement adéquats (les moyens présentés par le requérant se rapportaient au fait que l'office sanitaire avait failli à son obligation légale de fournir pareil hébergement en vertu des articles 4, 5, 16 et 38 de la loi de 1991 sur la protection de l'enfance) ; et c) des dommages-intérêts, même si le requérant affirmait qu'il risquait de subir un préjudice irréparable qu'une indemnisation monétaire ne suffirait pas à effacer (d'où la demande tendant au prononcé d'une ordonnance de mandamus et d'une injonction).
Une demande d'aide provisoire (c'est-à-dire une aide en attendant l'adoption d'une décision définitive après examen de l'affaire) fut déposée auprès de la High Court les 6, 12, 21 et 30 mai 1997. Le 4 juin 1997, le requérant fut agressé à coup de barre de fer par un autre résident et fut transporté à l'hôpital avec une fracture du crâne. Il fut opéré, put quitter l'hôpital le 12 juin 1997 et passa la première nuit dans un bed and breakfast. Le 13 juin 1997, l'examen de sa demande fut ajourné et il fut convenu que le jeune homme résiderait dans le foyer susmentionné (dirigé par un prêtre) sous la surveillance continue, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, d'éducateurs employés par l'office sanitaire. Celui-ci devait poursuivre ses recherches en vue de trouver une structure convenable. Le 17 juin 1997, la High Court décida que le requérant devait résider dans un autre foyer (Kilnacrot Abbey) sous la protection de travailleurs sociaux de l'office sanitaire.
La demande de mesure provisoire fut réexaminée par la High Court les 26 et 27 juin 1997. Des éléments tendant à montrer que le requérant ne pouvait continuer à résider dans le foyer envisagé furent présentés. L'employé de l'office sanitaire qui était chargé du dossier du requérant indiqua dans son témoignage que l'office n'était plus en mesure d'assurer l'hébergement de l'intéressé. Un psychiatre-conseil auprès de l'hôpital psychiatrique central de Dublin témoigna également, indiquant notamment qu'il ne connaissait aucun service en Irlande susceptible ne serait-ce que de se pencher sur les problèmes posés par le requérant. Un rapport relatant en détail un certain nombre d'incidents graves – entre autres, la formulation par le requérant de menaces d'agression – fut présenté et la High Court entendit les arguments juridiques des parties.
La High Court rendit son arrêt le 27 juin 1997. D'emblée, le juge fit les commentaires suivants :
« Nous sommes en présence d'une nouvelle affaire dans laquelle la High Court est amenée à exercer une compétence constitutionnelle originale pour protéger les intérêts d'un mineur et favoriser son bien-être. Ce recours a été introduit parce que l'Etat n'a pas pu trouver de structure appropriée pour répondre aux besoins particuliers de l'intéressé et d'autres personnes comme lui. Il est évident que ce qu'il faut pour remédier à ses problèmes, c'est un centre d'internement au sein duquel il soit détenu et soigné. Or il n'y a aucune structure de ce type dans notre pays et même s'il en existait une, cette Cour n'aurait pas officiellement le pouvoir d'ordonner que le requérant y soit détenu. Telle est la situation et, en l'absence de législation applicable à cette question ou de structures susceptibles de prendre en charge le requérant, je me dois de trouver à bref délai la meilleure des solutions parmi celles qui s'offrent à moi. »
L'arrêt qualifiait de « vraiment affligeantes » l'histoire et la situation familiale du requérant. Il faisait partie d'une fratrie de cinq enfants. Son père purgeait une peine de réclusion à perpétuité pour un homicide et de graves infractions à caractère sexuel. Sa mère avait un « mode de vie chaotique », refusant de se fixer dans un logement permanent quel qu'il fût. Parmi ses frères et sœurs, un seul menait une vie normale ; les autres étaient assistés, placés en détention ou toxicomanes.
Sur la base des éléments portés à sa connaissance, la High Court admit que le requérant ne souffrait pas de problèmes mentaux mais avait de sérieux troubles de la personnalité ; qu'il présentait un danger pour lui-même et pour autrui ; qu'il avait commis par le passé des actes délictueux, des actes de violence et des incendies volontaires ; qu'il s'était enfui d'établissements à caractère non pénitentiaire ; qu'il ne s'était pas montré coopératif avec l'office sanitaire et son personnel ; et que par le passé il n'avait pas collaboré dans le cadre d'une évaluation psychiatrique. Il était « évident » que le requérant avait besoin d'un « centre d'internement au sein duquel il soit détenu et soigné » et qu'aucune structure de ce type n'existait en Irlande. Le juge de la High Court considéra que l'intérêt de l'enfant était primordial, prit acte du conflit dû au droit constitutionnel de celui-ci à la liberté et observa que les éléments dont il disposait quant aux besoins de l'enfant et aux structures existantes permettaient de résoudre ce conflit. La High Court estima qu'il y avait quatre solutions possibles.
Premièrement, la High Court pouvait ordonner que le requérant cessât d'être sous la surveillance, en milieu fermé, de l'office sanitaire ; toutefois, eu égard au risque réel qu'il ne se blessât lui-même gravement, voire mortellement, cette solution était exclue. Deuxièmement, le requérant pouvait être renvoyé à Kilnacrot Abbey ; cependant, compte tenu du risque qu'il présentait pour lui-même et pour autrui et de son manque de coopération précédemment constaté, la High Court écarta cette possibilité. La troisième option était une admission à l'hôpital psychiatrique central, mais compte tenu des éléments portés à la connaissance de la High Court et des souhaits de l'intéressé, cette solution fut également rejetée.
La quatrième option était la détention du requérant à Saint-Patrick, option que la High Court adopta « vraiment à contrecœur » comme étant la seule manière de protéger les droits constitutionnels de l'intéressé. La High Court reconnaissait que Saint-Patrick était un établissement pénitentiaire. Toutefois, ayant pris note du conflit existant entre les droits constitutionnels du requérant, des besoins de celui-ci, des obligations constitutionnelles de l'Etat vis-à-vis de lui et de la jurisprudence pertinente de la High Court et de la Cour suprême dans des affaires similaires, le juge de la High Court constatait que les éléments dont il disposait corroboraient ses conclusions selon lesquelles, faute d'autre structure dans le pays, le lieu qui convenait le mieux pour assurer le bien-être du requérant était Saint-Patrick, et que la High Court pouvait exercer sa « compétence implicite » développée par la jurisprudence (l'arrêt y faisait allusion) en ordonnant que le requérant fût mis en détention dans cet établissement. Il était observé que le requérant y avait déjà séjourné et qu'il semblait s'y être bien comporté. En conséquence, le juge ordonna que le requérant fût conduit par la police à Saint-Patrick et qu'il y restât en détention pendant trois semaines (jusqu'au 18 juillet 1997), toutes les parties s'accordant à dire qu'une période d'internement plus longue serait inappropriée. En conclusion, le juge de la High Court souligna qu'il était :
« (...) très triste d'avoir à prendre cette décision (...) mais parmi les quatre options qui s'offraient à [lui], c'est celle qui à [son] sens convient le mieux au bien-être et aux besoins de l'intéressé à court terme. Ce n'est pas une solution ; d'ailleurs aucune des autres options n'en est une. Mais parmi les quatre solutions non satisfaisantes, il [lui] semble que du point de vue du bien-être de l'intéressé, c'est la moins dure, et à [son] avis le placement [qu'il a] ordonné est la meilleure manière d'assurer son bien-être. »
La décision de la High Court était assortie de certaines conditions. Le requérant devait être soumis à la « discipline normale » de l'établissement en question et subir une évaluation psychiatrique complète. Concernant les visites du personnel de l'office sanitaire au requérant, la High Court demandait une « collaboration totale » entre l'office et les responsables de l'établissement afin que les professionnels qui s'étaient occupés de lui pussent contribuer à son bien-être pendant son séjour à Saint-Patrick, dès lors que cela ne créait pas de difficultés insurmontables du point de vue de l'administration de l'établissement. La High Court recommandait en particulier que les restrictions normalement applicables aux visites fussent levées dans la mesure du possible durant les vingt-quatre heures cruciales qui suivraient la mise en détention du requérant.
De plus, les inquiétudes de la High Court au sujet des tendances suicidaires du requérant devaient être signalées au directeur de Saint-Patrick et des dispositions adéquates devaient être prises à cet égard. Pour le 16 juillet 1997, le personnel du service psychiatrique de Saint-Patrick ainsi que l'office sanitaire devaient présenter à la High Court des rapports sur les progrès éventuels du requérant et sur son état général. Les contacts devaient être maintenus entre l'office sanitaire et le tuteur ad litem, ce dernier étant chargé de recueillir les rapports destinés à la haute juridiction au sujet de l'intéressé. Entre-temps, l'office sanitaire devait continuer de chercher un lieu répondant aux besoins du requérant en dehors du pays et le dossier devait être réexaminé par la High Court le 18 juillet 1997.
Le même jour, le 27 juin 1997, le requérant fut conduit à Saint-Patrick et se vit attribuer pour la nuit une cellule matelassée.
Le lendemain, le surveillant-chef l'informa du règlement, du train-train quotidien et des services disponibles (éducation, santé, vie spirituelle, bibliothèque, gymnastique, travail et divertissement), ces dernières informations étant détaillées dans un livret confié à l'intéressé. On lui demanda s'il souhaitait suivre des cours. Il ne fit aucune démarche en ce sens et ne participa pas au programme éducatif de l'établissement.
Le requérant saisit la Cour suprême, faisant état de ce que l'office sanitaire eût manqué à ses obligations découlant des articles 36 et 38 de la loi de 1991 sur la protection de l'enfance et n'eût pas tenu compte de ses droits constitutionnels au titre de l'article 42 § 5. Il ajoutait que la détention au sein d'un établissement pénitentiaire ne permettait pas de concilier pleinement les droits contradictoires dont il jouissait en vertu de l'article 42 § 5 et de l'article 40 § 4, alinéa 1. Par ailleurs, il évoquait le lieu de détention proposé par la High Court, arguant que si la détention était nécessaire et légale pour protéger et soutenir les droits d'un enfant, il en allait autrement de la détention au sein d'un établissement pénitentiaire. Pareil établissement était un lieu de punition, et le fait d'y être détenu, qu'il y ait eu ou non condamnation, constituait un châtiment ; de plus, ce lieu n'avait rien à voir avec un centre de haute surveillance qui emploie des éducateurs spécialisés et est géré de manière compatible avec l'article 42 de la Constitution. Son placement dans un centre de ce type répondrait mieux à ses besoins et l'effet d'une telle décision serait de contraindre l'office sanitaire à s'acquitter de ses obligations légales et l'Etat à remplir ses obligations constitutionnelles par le biais de l'office. En outre, il invoquait l'article 5 § 1 d) de la Convention.
Le 7 juillet 1997, le directeur de l'établissement rédigea à l'intention de la Cour suprême un bref rapport sur la conduite du requérant : il relevait que le requérant se comportait bien, se mêlait librement aux autres détenus et n'avait pas attiré l'attention de manière négative.
Le 9 juillet 1997, la Cour suprême examina le recours du requérant et mit l'affaire en délibéré. Par un arrêt du 16 juillet 1997, elle rejeta l'appel par quatre voix contre une. Le Chief Justice prononça l'arrêt principal de la Cour suprême (opinion concordante de deux juges) et exposa les questions qui s'étaient posées à lui, c'est-à-dire celles de savoir si la High Court était compétente pour ordonner la mise en détention du requérant et, dans l'affirmative, si cette compétence incluait la possibilité d'ordonner la mise en détention du requérant dans un établissement pénitentiaire et, dans cette hypothèse, si cette compétence avait été exercée de manière adéquate dans le cas du requérant.
Le Chief Justice releva qu'en dehors de la compétence particulière conférée par la Constitution et la loi, la High Court avait une compétence implicite « aussi vaste que le requiert la défense de la Constitution ». Il prenait note du conflit opposant les droits constitutionnels du requérant en jeu dans cette affaire : d'une part, l'intéressé avait droit à la liberté (article 40) et, de l'autre, il avait un droit non inscrit à « être nourri et à vivre, à être élevé et éduqué, à pouvoir travailler, à développer sa propre personnalité et à garder sa dignité d'être humain ». Le Chief Justice admit que la High Court pouvait être amenée à établir entre ces droits l'ordre de priorité imposé par l'affaire. Il observa que toutes les parties s'accordaient à dire que l'intérêt (au demeurant primordial) du requérant commandait sa détention dans un « centre d'internement sûr », mais il regrettait que le juge de la High Court fût contraint, du fait de l'absence de structure appropriée, d'ordonner la mise en détention du requérant dans un établissement pénitentiaire.
En conclusion, le Chief Justice constata que la High Court était compétente pour prendre la décision qu'elle avait rendue, qu'elle avait procédé de manière légale et compatible avec les exigences liées au bien-être du requérant, et qu'elle était fondée à exercer pareille compétence pendant une période brève. Il ajouta néanmoins que les défendeurs à la procédure ne devaient pas considérer l'exercice de cette compétence par les tribunaux comme les libérant de leurs obligations légales vis-à-vis du requérant et qu'ils devaient poursuivre leurs efforts en vue de trouver d'autres solutions répondant aux besoins de l'intéressé.
Un quatrième juge estima que les parties ne remettaient pas directement en cause la compétence de la High Court et approuva la solution retenue par celle-ci. Le cinquième juge de la juridiction suprême, dont l'opinion était dissidente, considéra qu'il n'appartenait pas aux tribunaux d'inventer l'hébergement nécessaire mais de protéger et de soutenir les droits de l'enfant, et qu'il incombait à l'office sanitaire d'assumer ses tâches et obligations légales. Selon ce juge, c'était aller trop loin que d'ordonner la détention de l'enfant dans un établissement pénitentiaire, eu égard à son bien-être moral, intellectuel, physique et social ainsi qu'à ses droits à la liberté, à l'égalité et à l'intégrité physique.
Le 18 juillet 1997, la High Court entendit un nouveau témoignage d'expert, selon lequel le requérant s'était apparemment montré coopératif à Saint-Patrick. La High Court décida de prolonger la détention du requérant dans cet établissement jusqu'au 23 juillet 1997, et ce suivant les mêmes modalités qu'auparavant, l'office sanitaire étant prié de l'informer, le jour de l'audience et dans le détail, de tous les efforts déployés pour trouver un hébergement au requérant.
Le 23 juillet 1997, l'office sanitaire signala qu'il avait trouvé un endroit pouvant à bref délai être équipé et doté en personnel de manière à accueillir l'intéressé, et précisa que cet hébergement serait prêt le 28 juillet 1997. L'office indiqua également que le requérant devait se rendre au Royaume-Uni afin que l'on déterminât s'il pouvait y être placé. Le requérant souhaitait être remis en liberté sur-le-champ, mais son tuteur ad litem estima qu'il ne fallait pas le laisser à la rue. La High Court ordonna son maintien en détention à Saint-Patrick jusqu'au 28 juillet 1997 et pria l'office sanitaire de faire tout son possible pour que le logement en question fût prêt pour accueillir l'intéressé à cette date.
Le 28 juillet 1997, le requérant fut autorisé par la High Court à quitter Saint-Patrick. Hormis quelques renseignements personnels de base et les décisions judiciaires sur lesquelles reposait la détention, le dossier de l'établissement concernant l'intéressé contenait peu de pièces et les fiches « profil du détenu » étaient largement incomplètes. Dans le dossier figuraient une note selon laquelle le requérant avait été placé dans une cellule matelassée en juin 1997, ainsi qu'une copie du rapport du directeur en date du 7 juillet 1997.
Le même jour (28 juillet 1997), le requérant intégra le logement préparé à son intention par l'office sanitaire, où il fut maintenu sous une surveillance constante. Il pouvait quitter les lieux occasionnellement, pour des durées limitées. Par ailleurs, une autorisation fut délivrée afin qu'il pût être conduit au Royaume-Uni le 31 juillet 1997 aux fins d'une évaluation.
Le requérant s'étant enfui de cet endroit, la High Court délivra le 6 août 1997 un mandat d'arrêt à son encontre. Il fut arrêté et conduit devant la High Court le 8 août. Le même jour, après avoir entendu les observations de l'avocat du requérant et de l'office sanitaire, et examiné les témoignages présentés au nom de l'office et du requérant, la High Court ordonna que l'intéressé fût détenu à Saint-Patrick jusqu'au 26 août 1997.
La High Court assortit à nouveau la détention de conditions. Le requérant devait être soumis à la discipline de Saint-Patrick. Devait être effectué un bilan complet sur sa dépendance à la drogue incluant tout examen et/ou traitement ambulatoire compatibles avec les contraintes qui pesaient sur l'établissement. Les responsables de Saint-Patrick et de l'office sanitaire devaient rester en contact. La High Court attendait pour le 26 août 1997 un rapport de l'office et du personnel de l'établissement sur la toxicomanie du requérant. Le tuteur ad litem devait pouvoir s'entretenir avec les responsables de Saint-Patrick et l'office sanitaire. La High Court priait le directeur de lever les restrictions concernant les visites pendant les premières vingt-quatre heures de la détention du requérant dans la mesure où cela était possible et compatible avec le bon fonctionnement de l'établissement, afin que les employés de l'office sanitaire eussent un accès illimité au requérant. L'affaire fut reportée au 26 août 1997.
Le 26 août 1997, la High Court ordonna que le requérant fût à nouveau placé sous la surveillance, en milieu fermé, de l'office sanitaire selon les mêmes conditions que dans la décision du 28 juillet 1997.
Le 3 novembre 1997, le requérant reprit sa procédure de contrôle juridictionnel. Le 10 novembre 1997, le témoignage de la responsable de l'équipe sociale, Mme F., fut entendu au sujet du cas de l'intéressé, lequel fut placé sous la protection de l'office sanitaire sous réserve qu'il suivît une formation pratique et professionnelle auprès de City Motor Sports. L'affaire fut reportée au 24 novembre 1997. A cette date, elle fut repoussée au 15 décembre 1997 en attendant la présentation d'un rapport de City Motor Sports. Le 15 décembre 1997, l'affaire fut reportée au lendemain. Le 16 décembre, il y eut un nouvel ajournement au 19 décembre pour permettre à l'office sanitaire de formuler des propositions.
Le 19 décembre 1997, la High Court entendit le témoignage de Mme F. au sujet d'un éventuel hébergement à long terme et l'affaire fut programmée pour une brève audience au 22 décembre 1997. Le 22 décembre, cette audience fut reportée au 5 janvier 1998 afin que l'office sanitaire disposât de plus de temps pour trouver un hébergement à long terme. Le 5 janvier 1998, le témoignage de Mme F. fut entendu et l'audience fut reportée au 9 janvier 1998 afin que l'office disposât d'un nouveau délai. Le 9 janvier 1998, l'office informa la High Court qu'un hébergement provisoire convenable devait être prêt pour février 1998 et l'affaire fut remise pour un plus ample examen au 12 janvier 1998. A cette date, la High Court entendit Mme F. Il fut décidé de maintenir en vigueur l'ordonnance d'assistance et de reporter au 16 février 1998 l'examen de l'affaire.
Le 16 février 1998, la High Court fut informée que le requérant avait intégré un nouveau logement provisoire, fourni par l'office sanitaire et moyennant une surveillance constante. City Motor Sports ayant présenté son rapport sur le requérant, l'affaire fut repoussée au 2 mars 1998 pour permettre l'appréciation des progrès accomplis par l'intéressé. Le 2 mars, l'affaire fut reportée au 23 mars pour donner à l'office sanitaire le temps de formuler des recommandations sur l'allégement de la surveillance exercée sur le requérant. Le 23 mars 1998, la High Court ordonna la mise en œuvre des recommandations de l'office. Celles-ci concernaient la date proposée pour la levée de la surveillance, l'assistance à apporter au requérant pour qu'il trouvât son propre logement et obtînt des prestations sociales, le maintien de toute mesure sociale de soutien nécessaire après expiration de l'ordonnance d'assistance, ainsi que l'opportunité d'informer la direction et le représentant juridique de l'office sanitaire des recommandations, compte tenu du danger que le requérant continuait de présenter pour lui-même et pour autrui.
Le requérant fut hébergé par l'office sanitaire jusqu'en avril 1998, date à laquelle il retourna vivre dans le foyer où il avait séjourné en mars 1997. Le 30 avril 1998, sa procédure de contrôle juridictionnel fut reportée à 1999. Le requérant eut son dix-huitième anniversaire le 9 juillet 1998. Il demeura au foyer jusqu'en octobre 1998, date à laquelle il fut conduit à l'hôpital après s'être blessé.
Il fut autorisé à quitter l'hôpital et vécut alors dans la rue. Après avoir été inculpé d'infractions mineures, il fut mis en cause pour des infractions plus graves, arrêté et accusé notamment d'avoir menacé son oncle d'un couteau. Il fut renvoyé en jugement et mis en détention provisoire dans l'établissement pénitentiaire de Mountjoy. L'issue de cette procédure n'est pas connue.
Dans son rapport du 20 août 1999 à l'intention du ministère de la Justice, le médecin de Saint-Patrick signalait que le requérant avait été examiné par un médecin lors de son arrivée puis plusieurs fois durant les deux semaines suivantes. L'intéressé avait dit qu'il se sentait déprimé, en particulier la nuit, et s'était vu prescrire des somnifères. Il avait été adressé à un psychiatre-conseil, M. McC., lequel avait maintenu le traitement et estimé que le requérant était un jeune homme perturbé « ayant du mal à supporter la vie en prison ». Le médecin auteur du rapport rencontra lui-même le requérant le 7 juillet 1997, date à laquelle il le soigna pour une entorse à la cheville qu'il s'était faite en jouant au football. Le 25 juillet 1997, il revit le jeune homme, qui « était frustré et en colère à cause de sa situation ». Le médecin estima que l'intéressé allait « assez bien » et lui prescrivit un sédatif léger ainsi que des calmants pour la nuit ; il demanda au psychiatre externe de voir le jeune homme. Un expert-conseil en psychiatrie avait également vu le requérant.
Le rapport indiquait ensuite que le médecin en question n'avait trouvé aucune trace d'une quelconque intervention du psychologue de la prison : les dossiers de ce dernier étant confidentiels, on ne pouvait affirmer qu'il n'était pas intervenu ; aussi convenait-il de se mettre en rapport avec lui pour obtenir des informations sur un éventuel traitement proactif entrepris sur le requérant, dont le médecin n'avait pas connaissance.
En novembre 1999, M. McC. acheva son rapport sur l'intéressé. Il y faisait état de deux rencontres avec celui-ci, les 30 juin et 22 août 1997. Au cours des entretiens, le requérant n'avait présenté aucun signe d'« affection psychiatrique grave d'ordre schizophrénique ou dépressif ». Le rapport ne disait rien de la façon dont le requérant avait ressenti sa détention à Saint-Patrick.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
Les dispositions pertinentes de la Constitution sont les suivantes :
Article 40 § 1
« En tant que personnes humaines, tous les citoyens sont égaux devant la loi. Cela n'empêche pas l'Etat de prendre en considération, dans sa législation, les différences de capacité physique et morale, ou de fonction sociale. »
Article 40 § 3, alinéa 1
« L'Etat s'engage à respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à protéger et soutenir par ses lois les droits individuels du citoyen. »
Article 40 § 3, alinéa 2
« En particulier, par ses lois [il] protège de son mieux contre les attaques injustes, la vie, la personne, l'honneur et les droits de propriété de tout citoyen et, en cas d'injustice, il les défend. »
Article 40 § 4, alinéa 1
« Aucun citoyen ne peut être privé de sa liberté personnelle, sauf dans les cas prévus par la loi. »
Article 42 § 4
« L'Etat assure une éducation primaire gratuite et il s'emploie à compléter et à aider dans les limites du raisonnable les initiatives en matière d'enseignement, qu'elles émanent de particuliers ou de collectivités. Si le bien commun l'exige, il met en place d'autres modalités ou institutions éducatives, en respectant toutefois les droits des parents, spécialement en matière de formation religieuse et morale. »
Article 42 § 5
« Dans les cas exceptionnels où, pour des raisons physiques ou morales, des parents viennent à manquer à leurs devoirs envers leurs enfants, l'Etat, en tant que gardien du bien commun, s'efforce par des moyens appropriés de se substituer aux parents, mais toujours en respectant les droits naturels et imprescriptibles de l'enfant. »
B. La loi de 1991 sur la protection de l'enfance (« la loi de 1991 »)
La loi de 1991 énonce les obligations incombant à un office sanitaire en matière de protection des enfants dont le lieu de résidence se trouve dans son ressort administratif. Aux termes de l'article 2 § 1 de cette loi, un enfant s'entend de « toute personne âgée de moins de dix-huit ans qui n'est pas ou n'a pas été mariée ».
L'article 3 dispose notamment :
« 1. Il incombe à un office sanitaire de veiller au bien-être des enfants qui relèvent de son ressort et sont privés de soins et de protection adéquats.
Dans l'exercice de ses fonctions, un office sanitaire :
a) prend les mesures qu'il juge nécessaires pour repérer les enfants privés de soins et de protection adéquats et coordonne les informations émanant de toute source valable au sujet des enfants de son ressort ;
b) eu égard aux droits et aux devoirs des parents, en vertu de la Constitution ou d'autres instruments,
i. fait du bien-être de l'enfant une considération primordiale ;
ii. dans toute la mesure du possible, tient dûment compte des souhaits de l'enfant en prenant en considération son âge et ses capacités de discernement ;
et
c) tient compte du principe selon lequel, en règle générale, pour un enfant, être élevé au sein d'une famille, répond le mieux à ses intérêts. »
En sa partie pertinente, l'article 4 § 3 a) est ainsi libellé :
« Lorsqu'un office sanitaire prend un enfant sous sa protection en vertu du présent article, il est de son devoir,
a) sous réserve des dispositions du présent article, de garder l'enfant sous sa protection aussi longtemps qu'il le juge nécessaire au bien-être de l'intéressé et tant que celui-ci est un enfant (...) »
L'article 5 de la loi dispose :
« Lorsqu'il lui apparaît qu'un enfant de son ressort est sans domicile, l'office sanitaire enquête sur la situation de l'enfant et, s'il constate que celui-ci ne dispose d'aucun logement qu'il puisse raisonnablement occuper, l'office prend les mesures appropriées pour mettre à la disposition de l'enfant un logement convenable, à moins que l'enfant ne soit placé sous sa protection en vertu des dispositions de la présente loi. »
En sa partie pertinente, l'article 36 est ainsi libellé :
« 1. Lorsqu'un enfant est sous la protection d'un office sanitaire, celui-ci assure cette protection sous son propre contrôle et sa propre surveillance, en adoptant parmi les solutions suivantes celle qu'il juge correspondre à l'intérêt supérieur de l'enfant :
(...)
b) le placement dans une résidence (centre d'accueil pour enfants répertorié au chapitre VIII [de la loi de 1991], dans un foyer répertorié et géré par l'office sanitaire ou dans un établissement scolaire ou autre lieu de résidence qui convient), ou
(...)
d) l'adoption de toute autre solution (consistant par exemple à confier l'enfant à un membre de sa famille) que l'office juge appropriée.
(...)
Aucune disposition du présent article n'empêche un office sanitaire d'adresser un enfant placé sous sa protection à un hôpital ou à un autre établissement qui dispense des soins à des enfants ayant une déficience physique ou mentale. »
En sa partie pertinente, l'article 38 énonce :
« 1. Un office sanitaire prend des dispositions en collaboration avec les propriétaires officiels des centres d'accueil pour enfants ou d'autres personnes compétentes afin qu'un nombre adéquat de places permette d'accueillir les enfants placés sous sa protection ;
Avec l'accord du ministre, un office sanitaire peut créer et gérer un centre d'accueil ou d'autres locaux afin de permettre aux enfants placés sous sa protection de bénéficier de soins dans le cadre d'un établissement. »
C. Les centres d'encadrement et les centres de soins spéciaux pour mineurs ayant des besoins particuliers
En 1997, l'office sanitaire comptait deux centres d'encadrement pour enfants de douze à dix-huit ans souffrant de troubles comportementaux et affectifs graves. Le centre de Wicklow possédait huit places et celui de Dublin quatre. Cette année-là, le ministère de la Santé autorisa l'office sanitaire à concevoir et construire deux centres de soins spéciaux, l'un à Ballydowd et l'autre à Portrane, dotés chacun de vingt-quatre places. Par la suite, le dossier fut réexaminé sous l'angle du coût et de l'utilité de ces centres. En avril 1998, un expert-conseil fut désigné pour étudier les besoins.
Le centre de Ballydowd (centre de soins spéciaux) fut achevé en janvier 2001. La construction de celui de Portrane (centre d'encadrement) devait commencer début 2000 et s'achever en septembre 2001. Un centre de soins spéciaux offre un niveau de sécurité élevé, tandis qu'un centre d'encadrement, bien que d'une conception similaire, présente un niveau inférieur de sécurité physique.
En juillet 1998, la High Court rendit un arrêt dans une affaire concernant l'assistance à un mineur ayant des besoins particuliers (D.B. [mineur agissant par l'intermédiaire de sa mère et de son représentant légal] v. the Minister for Justice, the Minister for Health, the Minister for Education, Ireland, the Attorney General and the Eastern Health Board, Irish Law Reports Monthly, 1999, vol. 1, p. 93). La High Court observait dans cet arrêt :
« Tout d'abord, la High Court a déjà rendu un jugement déclaratoire en ce qui concerne les obligations de l'Etat envers des mineurs appartenant à la même catégorie que l'intéressé. Ce faisant, elle a observé les convenances d'origine constitutionnelle qui s'imposaient à elle dans ses rapports avec l'administration. Elle s'est bornée à faire une déclaration donnant au ministre la possibilité de prendre les mesures nécessaires pour redresser la situation. Toutefois, elle s'attendait à ce que les mesures en question fussent prises dès que possible.
Deuxièmement, pour que la déclaration bénéficie aux mineurs concernés, les mesures nécessaires qui en découlent doivent être prises rapidement. Dans le cas contraire, les mineurs – âgés pour la plupart de douze à quatorze ans – auront atteint la majorité quelques années après l'adoption des déclarations en question sans en avoir nullement tiré profit.
Troisièmement, le manquement à fournir les structures appropriées doit avoir eu des conséquences graves sur la vie des mineurs, et assurément les avoir exposés à un péril pouvant aller jusqu'à leur propre décès.
Enfin, il convient de tenir dûment compte des efforts déployés à ce jour par le ministre pour résoudre les difficultés. Si la [High Court] parvenait à la conclusion que tout ce qu'il était possible de faire a été fait pour régler efficacement et effectivement le problème et que la réponse du ministre était proportionnée aux droits qu'il convenait de protéger, aucune décision du type de celle qui est demandée ne serait à prendre.
[La High Court prie] le ministre de la Santé d'allouer à l'office sanitaire de la région Est un budget suffisant pour lui permettre de construire, d'ouvrir et de gérer un centre d'internement de haute surveillance doté de vingt-quatre lits à Portrane (comté de Dublin) ; de plus [la High Court invite] le ministre de la Santé à prendre toutes les mesures qui s'imposent et à faire tout le nécessaire pour faciliter la construction, l'ouverture et la gestion d'un centre d'internement de haute surveillance doté de vingt-quatre lits à Portrane (comté de Dublin). Ce centre devra être mis en service le 1er octobre 2001 au plus tard. »
D. L'établissement Saint-Patrick
L'établissement Saint-Patrick a été créé en application de l'article 13 de la loi de 1960 sur la justice pénale. Le paragraphe 3 de cet article prévoyait l'adoption d'un règlement sur l'administration du centre.
« Règlement de 1960 de l'établissement Saint-Patrick » (règlement no 224 de 1960)
Ce règlement porte sur l'administration et le fonctionnement de l'établissement. L'article 4 dispose qu'un détenu, pour autant que la durée de sa peine le permette, doit recevoir une formation et une instruction et se voir imposer un cadre disciplinaire et moral propres à conduire à son amendement et à la prévention des infractions pénales. D'après l'article 5, tout détenu, sous réserve qu'il n'ait pas été déclaré inapte par le médecin, doit pouvoir bénéficier régulièrement de moments de détente et d'exercice physique, et ce autant que sa santé et son bien-être physique le requièrent. Selon l'article 7, si le directeur de l'établissement estime que le fait pour un détenu de recevoir et d'écrire plus de lettres et d'avoir plus de visites que ne l'autorise le règlement est de nature à faciliter sa réinsertion sociale, il peut l'autoriser à recevoir et écrire autant de lettres et à avoir autant de visites supplémentaires qu'il le juge approprié. Aux termes de l'article 10 de ce règlement :
« Les règles de 1947 (...) et (...) de 1955 sur l'administration des prisons (...), pour autant qu'elles ont été adoptées en vertu des lois de 1826 et de 1856 et dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec le présent règlement, s'appliquent à l'égard des détenus et de l'Etablissement de la même manière qu'elles s'appliquent à l'égard des détenus et des établissements pénitentiaires. »
Informations fournies par le Gouvernement concernant le régime appliqué et certains services disponibles à Saint-Patrick
Les délinquants de sexe masculin âgés de seize à vingt et un ans peuvent être écroués à Saint-Patrick soit en détention provisoire, soit après leur condamnation, l'établissement étant considéré comme offrant un cadre plus adapté aux jeunes gens. La majorité des délinquants de sexe masculin âgés de seize à dix-sept ans sont détenus à Saint-Patrick. Au 16 mai 2001, un tiers environ des détenus étaient âgés de seize ou dix-sept ans. Le régime appliqué est aussi libéral et souple que possible, dans les limites qui permettent à l'établissement de demeurer un lieu de détention.
A 8 h 15, les cellules sont ouvertes et les détenus vont chercher leur petit-déjeuner, puis regagnent leur cellule ; à 9 h 15, les cellules sont à nouveau ouvertes et les détenus se rendent au travail ou à l'école ; à 12 h 15, ils regagnent leur cellule, puis vont chercher leur déjeuner et retournent dans leur cellule ; à 14 h 15, ils sortent de leur cellule pour se rendre au travail ou à l'école ; à 16 h 10, ils regagnent leur cellule, puis vont chercher leur dîner et retournent dans leur cellule ; à 17 h 15, ils quittent leur cellule pour les activités récréatives du soir ; à 19 h 30, ils regagnent leur cellule, puis vont chercher leur souper et retournent dans leur cellule ; à 20 heures, les cellules sont verrouillées ; à 22 heures, les lumières sont éteintes.
Tous les détenus qui ont été condamnés doivent travailler, les ateliers ne fonctionnant pas à des fins commerciales mais servant uniquement à la formation. Une place importante est accordée à la formation à des emplois qualifiés ou semi-qualifiés.
La section éducation est ouverte cinq jours sur sept, compte huit employés à temps plein et, d'après le registre, accueille constamment environ de soixante-dix à quatre-vingts élèves. Avec la formation, l'éducation est l'une des deux activités principales des détenus. Un vaste programme éducatif met l'accent sur l'enseignement littéraire et l'instruction élémentaire, avec des cours d'éducation sanitaire et sociale. La section est dotée d'ordinateurs pouvant être utilisés aussi bien pour l'apprentissage que pour le divertissement. Les élèves peuvent passer des examens de l'enseignement public. Il est demandé systématiquement à tout nouvel arrivant s'il souhaite suivre des cours. La fréquentation de ces cours est facultative et le degré de participation est libre. Les demandes et besoins particuliers, quels qu'ils soient, sont régulièrement étudiés par le personnel enseignant.
Les détenus peuvent se divertir pendant les intervalles où ils ne sont pas enfermés durant le week-end, les jours fériés, les soirées de la semaine et lorsqu'ils ne sont pas à l'atelier ou en cours. Ils peuvent alors regarder la télévision, faire des jeux de table, utiliser la bibliothèque, aller en salle de gymnastique ou se livrer à d'autres jeux ou sports (football, billard, baby-foot), ou encore se rendre en salle de lecture. Certaines activités sont organisées (gymnastique, billard, football, quizzes et jeux d'échecs). Des quotidiens, magazines et autres publications sont également disponibles, ainsi que des affaires de sport et des jeux de société.
En règle générale, tout détenu a droit à au moins une visite par semaine, mais dans la pratique des visites plus fréquentes sont autorisées pour autant que les conditions le permettent. Les visites en milieu ouvert ne sont pas surveillées et peuvent être accordées sur demande. L'accès au téléphone est souvent demandé et permis. Les détenus qui purgent une peine sont généralement autorisés à envoyer deux lettres par semaine. S'ils en font la demande, ils peuvent être autorisés à envoyer des lettres supplémentaires à leur famille ou à leur représentant en justice. Un détenu en instance de jugement peut envoyer autant de courrier qu'il le désire et il n'y a aucune limite au nombre de lettres qu'il peut recevoir.
Etant donné qu'une attention particulière est accordée à la réinsertion des jeunes délinquants qui purgent une peine, ces derniers bénéficient d'un large éventail de services. Ils peuvent suivre un enseignement dans le cadre des groupes de formation professionnelle ; les professeurs exercent au sein de l'établissement à temps plein ou à temps partiel. Une formation à diverses compétences professionnelles est proposée aux détenus, y compris aux plus jeunes, et certains passent même un certificat d'aptitude professionnelle. Un service bibliothécaire est à leur disposition dans le cadre de la bibliothèque publique et tout un éventail de publications, notamment des journaux et des magazines, sont accessibles à des fins récréatives. Divers équipements de sports et de loisirs peuvent être utilisés. Le service de psychologie de l'établissement pénitentiaire, ainsi que le service de probation et le service social, contribuent au bon déroulement des peines et proposent des consultations afin d'aider les délinquants à supporter la détention. L'établissement comporte un service médical, lequel notamment propose un programme de désintoxication, ainsi que des consultations en matière de dépendance assurées grâce à l'intervention directe ou indirecte de diverses associations extérieures comme Alcoholics Anonymous (Alcooliques anonymes) ou Narcotics Anonymous (Toxicomanes anonymes).
Environ quarante à cinquante personnes sont employées pour faire bénéficier les détenus de ces services éducatifs et récréatifs. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont des ressortissants roumains, le second ayant aussi la nationalité grecque. Ils sont nés respectivement en 1931 et 1932. Le premier requérant réside à Cologne et le deuxième à Athènes.
En 1992, les requérants, en qualité d’héritiers, assignèrent devant le tribunal de première instance de Braşov la société d’Etat R. administrant les logements d’Etat, demandant à ce que le tribunal constate la nullité du procès-verbal no 982/1974 par lequel l’immeuble ayant appartenu à leur mère, C.G., était devenue propriété d’Etat, ainsi que la restitution de l’immeuble.
Par jugement du 5 octobre 1992, le tribunal constata que, le 15 janvier 1974, la société d’Etat R. avait dressé un procès-verbal constatant qu’en application des décrets nos. 218/1960 et 716/1966, instituant un délai spécial de prescription de deux ans pour les biens que l’Etat socialiste s’était approprié, l’Etat était devenu propriétaire de l’immeuble appartenant à la mère des requérants. Le tribunal souligna que, selon les articles 1847 et 1851 du Code civil, constituant le droit commun en matière de prescription, la possession devait être, aux fins de prescription, paisible. Or, l’Etat avait pris possession de la maison de C.G. en employant des moyens violents et il avait conservé cette possession par la violence. Le tribunal jugea que la possession n’avait pas été paisible et que les dispositions des décrets nos 218/1960 et 712/1966 ne s’appliquaient pas en l’espèce. Par conséquent, il accueillit l’action des requérants, annula le procès-verbal no 982/1974 et ordonna la restitution de l’immeuble. Ce jugement devint définitif en l’absence de recours.
A une date non précisée, le procureur général de Roumanie, s’appuyant sur l’article 330 du code de procédure civile, introduit par la loi no 59/1993, forma devant la Cour suprême de Justice un recours en annulation contre le jugement du 5 octobre 1992, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application des décrets nos 218/1960 et 712/1966.
Par arrêt du 9 novembre 1995, la Cour suprême de Justice annula le jugement et rejeta l’action des requérants. Elle souligna que la loi était un moyen d’acquisition de la propriété, constata que l’Etat s’était approprié le bien immobilier en vertu des décrets nos 218/1960 et 712/1966 et rappela que l’application de ces décrets ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux. Par conséquent, la Cour suprême estima que le tribunal de première instance n’avait pu rendre son jugement constatant que les requérants étaient les véritables propriétaires de la maison qu’en modifiant les décrets susmentionnés et, dès lors, en outrepassant ses attributions et en empiétant sur celles du pouvoir législatif. La Cour suprême confirma le droit des anciens propriétaires d’introduire des actions en revendication, mais jugea qu’en l’espèce, les requérants n’avaient pas apporté la preuve de leur droit de propriété, tandis que l’Etat avait démontré que son titre était fondé sur les décrets susmentionnés. La Cour suprême conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était approprié abusivement.
Après la promulgation de la loi no 112/1995, l’Etat a vendu plusieurs appartements de l’immeuble litigieux aux locataires.
A une date non précisée, les requérants introduisirent devant le tribunal de première instance de Braşov une action en revendication de leur immeuble à l’encontre du Conseil local de Braşov et de la société administrant les logements de l’Etat, demandant également l’annulation des contrats de vente conclus par celle-ci avec les locataires. Selon les informations dont dispose la Cour, cette procédure est toujours pendante devant le tribunal de première instance.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 3144, CEDH 1999-VII). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1942, 1946, 1982, 1979, 1946, 1945, 1951, 1924 et 1944 et résident à Thessalonique.
Le 24 juillet 1995, l'Etat procéda, par une décision conjointe du ministre de l'Economie et de celui de l'Environnement, de l'Aménagement du Territoire et des Travaux publics et aux fins de la construction d'une avenue à Thessalonique à l'expropriation d'une partie des deux terrains (portant sur le registre cadastral les numéros 53a et 71) appartenant aux requérants (les six premiers requérants sont propriétaires du premier et les trois autres du second).
Le 18 mars 1997, le tribunal de première instance de Thessalonique fixa le montant unitaire provisoire de l'indemnité pour l'expropriation du terrain no 53a à 50 000 drachmes (GRD) au mètre carré et à 60 000 GRD au mètre carré pour celle du terrain no 71. Il décida que pour 820 m2 du terrain no 53a et 2 886,5 m2 du terrain no 71, les requérants ne devraient recevoir aucune indemnité car ils devaient être considérés comme avantagés par la construction de la route. Le tribunal accorda également, en vertu de l'article 13 § 4 du décret 797/1971, une indemnité spéciale, pour la partie des terrains non-expropriée, d'un montant correspondant à 60 % de leur valeur, ainsi que pour les constructions sises sur ces parties, d'un montant correspondant à 50 % de leur valeur. Enfin, le tribunal décida la compensation des frais de justice.
Par un arrêt du 26 novembre 1996, le même tribunal avait reconnu les requérants comme ayants droit de l'indemnité d'expropriation et de l'indemnité spéciale.
Le 5 mai 1998, la cour d'appel de Thessalonique fixa le montant unitaire définitif de l'indemnité à 48 000 GRD pour l'expropriation du terrain no 53a et à 54 000 GRD pour celle du terrain no 71. Elle fixa aussi le montant définitif de l'indemnité spéciale pour les parties non-expropriées comme suit : concernant une partie du terrain no 71, elle la fixa à 30 % de sa valeur et quant à l'autre (comprenant la maison qui y était bâtie) à 25 % de sa valeur. La cour d'appel ne fixa aucune indemnité spéciale pour le terrain no 53a, au motif qu'il n'avait subi aucune dévaluation substantielle. Elle jugea que l'indemnité pour la partie non-expropriée ne dépendait pas de la nature des travaux pour lesquels l'expropriation avait été effectuée, mais de la dévaluation de la partie non-expropriée, provoquée par la scission de la propriété.
La cour d'appel détermina une zone de sécurité de trente mètres à partir de l'extrémité de la route percée et dans laquelle il était interdit de construire. La partie non-expropriée du terrain no 53a (comprenant la maison et une serre) se trouvait dans cette zone et, selon les requérants, l'interdiction de construire entraînait une diminution de la valeur du terrain et des bâtiments déjà existants.
Enfin, la cour d'appel décida que les frais de justice des requérants (25 000 GRD) et les honoraires des avocats de ceux-ci devaient être payés par l'Etat. Il fixa lesdits honoraires à un pourcentage de 3 % du montant de l'indemnité dont la plus grande partie devait être déposée au barreau de Thessalonique et 100 000 GRD seulement versés aux avocats des requérants (article 22 § 1 de la loi no 3693/1957 et décision conjointe des ministres des Finances et de la Justice, du 8 décembre 1992).
Le 1er juillet 1998, les requérants se pourvurent en cassation. Ils soutenaient que la cour d'appel était compétente pour juger qu'ils ne devaient pas participer aux frais de l'expropriation au sens de l'article 1 de la loi no 653/1977, puisqu'elle avait déjà conclu que les parties non-expropriées des terrains litigieux avaient vu leur valeur baisser. Ils invoquaient, entre autres, une violation de l'article 1 du Protocole no 1 et de l'article 6 § 1 de la Convention. En raison de l'importance des questions soulevées, l'affaire fut déférée à la formation plénière de la Cour de cassation.
Par un arrêt (no 8/1999) du 11 mars 1999, la Cour de cassation confirma l'arrêt de la cour d'appel et rejeta le pourvoi, du moins dans sa partie concernant la présente affaire.
La Cour de cassation estima que pour fixer le montant unitaire de l'indemnité pour les immeubles expropriés aux fins de la construction d'une route nationale, le tribunal se limite à fixer ledit montant, sans examiner l'existence et l'étendue de l'obligation des riverains, qui tirent profit de cette construction, de contribuer aux frais de l'expropriation conformément à l'article 1 de la loi no 653/1977. Concernant l'allégation des requérants selon laquelle la cour d'appel n'a pas tenu compte de la diminution de la valeur qui résulterait du fait que leur maison se situerait désormais à 7,50 mètres au dessous de l'échangeur de la route nationale, la Cour de cassation jugea que l'indemnité pour la partie non-expropriée est liée seulement à la diminution de la valeur entraînée par la scission de la partie expropriée et ne peut en aucun cas dépendre de la nature de l'ouvrage visé par l'expropriation qui peut affecter l'intégralité de la zone résidentielle (article 13 §§ 2 et 4 du décret no 797/1971). Les dispositions de l'article susmentionné n'étaient contraires ni à l'article 17 de la Constitution ni aux articles 1 du Protocole no 1 et 6 § 1 de la Convention.
Concernant plus précisément la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour de cassation jugea que cet article posait des garanties procédurales et ne pouvait entrer en ligne de compte pour des questions afférentes au droit au respect des biens.
La Cour de cassation estima de surcroît que l'article 17 § 4 du décret no 797/1971 qui prévoit des honoraires réduits pour l'avocat des requérants ne méconnaissait pas non plus les articles 17 et 20 § 1 de la Constitution ni les articles 1 du Protocole no 1 et 6 § 1 de la Convention. En effet, d'une part, cela permettait d'éviter une diminution de l'indemnité reçue, puisque l'ayant droit était obligé de verser à son avocat des honoraires réduits (conformément à la loi) et, d'autre part, ne limitait pas le droit à une protection judiciaire du justiciable ni la liberté professionnelle de l'avocat de celui-ci.
De plus, la Cour de cassation affirma qu'il ressortait des dispositions de l'article 17 de la Constitution et du décret no 797/1971, interprétées à la lumière de l'article 1 du Protocole no 1, que pour fixer « l'indemnisation intégrale », il devait être tenu compte de la valeur de l'immeuble au moment de la première délibération du tribunal, ainsi que les frais exposés par le propriétaire exproprié et entraînés par l'expropriation. De tels frais incluaient le transfert et la délocalisation des propriétaires dont le domicile, privé ou professionnel, se trouvait au sein des immeubles expropriés.
Le 7 mai 1999, les requérants propriétaires du terrain no 71 saisirent le tribunal de grande instance de Thessalonique. Ils réclamaient une indemnité pour la superficie expropriée de 2 886,5 m2 et pour laquelle la cour d'appel n'accorda pas d'indemnité au motif que les requérants avaient tiré profit de l'expropriation (article 1 de la loi no 653/1977).
Par un jugement avant dire droit no 2268/2000, ce tribunal ordonna un complément d'instruction ainsi qu'une expertise. Se référant à la jurisprudence de la Cour dans les affaires Katikarides c. Grèce et Tsomtsos c. Grèce du 15 novembre 1996, il confirma que la présomption selon laquelle les propriétaires expropriés tiraient un avantage de l'amélioration d'une route n'était plus irréfragable. L'expertise affirma que la valeur du terrain fut réduite de 60 % en ce qui concerne une partie de 2 886,5 m² et de 50 % en ce qui concerne une partie de 3 225 m².
La procédure d'administration des preuves complémentaires fut complétée et l'audience eut lieu le 14 décembre 2000. Par un arrêt du 15 mars 2001, le tribunal rejeta l'action au motif qu'elle était vague car elle ne précisait pas les faits à l'origine de la diminution de la valeur de la partie non-expropriée ni les dommages subis. Les requérants interjetèrent appel contre ce jugement devant la cour d'appel de Thessalonique, qui par un arrêt du 7 janvier 2002, les débouta.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
L'article 17 de la Constitution de 1975 dispose :
« 1. La propriété est placée sous la protection de l'Etat. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s'exercer au détriment de l'intérêt général.
Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminés par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit correspondre à la valeur que possède la propriété expropriée le jour de l'audience sur l'affaire concernant la fixation provisoire de l'indemnité par le tribunal. Dans le cas d'une demande visant à la fixation immédiate de l'indemnité définitive, est prise en considération la valeur que la propriété expropriée possède au jour de l'audience du tribunal sur cette demande.
(...) »
B. Le décret-loi no 797/1971 relatif aux expropriations
Le décret-loi no 797/1971 des 30 décembre 1970/1er janvier 1971 constitue la législation fondamentale qui régit les expropriations, en application des principes énoncés dans les dispositions constitutionnelles.
Le chapitre A du décret-loi fixe la procédure et les conditions préalables à l'annonce d'une expropriation.
Selon l'article 1 § 1 a), si elle est autorisée par la loi dans l'intérêt public, l'expropriation de propriétés urbaines ou rurales ou la revendication de droits réels sur celles-ci est annoncée par une décision conjointe du ministre compétent dans le domaine visé par l'expropriation et du ministre des Finances.
L'article 2 § 1 fixe les conditions préalables à une décision annonçant une expropriation; en particulier: a) un plan cadastral indiquant la zone à exproprier, et b) la liste des propriétaires des biens-fonds, la superficie de ceux-ci, leur délimitation et les principales caractéristiques des bâtiments qui y sont édifiés.
L'article 17 § 1 confie aux tribunaux le soin de fixer l'indemnité. Il dispose expressément que ceux-ci fixent uniquement le montant unitaire de l'indemnité, sans préciser le/les bénéficiaires de celle-ci ou la partie tenue de la verser.
D'après l'article 13 § 1, l'indemnité se calcule par rapport à la valeur réelle de la propriété expropriée au moment de la publication de la décision annonçant l'expropriation.
Aux termes du paragraphe 4 du même article,
« En cas d'expropriation d'une partie d'un immeuble et lorsque la partie restant au propriétaire subit une dépréciation substantielle de sa valeur ou se rend inutilisable, le jugement qui fixe l'indemnité détermine aussi l'indemnité spéciale pour cette partie. Cette indemnité spéciale est versée au propriétaire avec celle pour la partie expropriée. »
C. La loi no 653/1977 relative aux obligations de propriétaires riverains en matière de percée de routes nationales
Les dispositions pertinentes de l'article 1 de la loi no 653/1977 des 25 juillet/5 août 1977 sont ainsi libellées :
« 1. En cas de percée, en dehors du plan d'urbanisme, de routes nationales d'une largeur jusqu'à trente mètres, les propriétaires riverains qui en tirent profit sont astreints à payer pour une zone d'une largeur de quinze mètres, participant ainsi aux frais d'expropriation des immeubles sis sur ces routes. Cette charge ne peut pas toutefois dépasser la moitié de la surface de l'immeuble concerné.
(...)
Aux fins de l'application du présent article, sont considérés comme propriétaires riverains avantagés ceux dont les immeubles acquièrent une façade sur les routes percées.
Lorsque les ayants droit à indemnité en raison d'une expropriation sont en même temps débiteurs du paiement d'une partie de celle-ci, il y a compensation des droits et obligations.
La manière et la procédure de répartition de l'indemnité entre l'Etat et les propriétaires riverains sont déterminées par décrets publics sur la proposition du ministre des Travaux publics.
(...) »
D. Les articles 1 du décret-loi no 446/1974 et 22 de la loi no 3693/1957
Aux termes des articles 1 du décret-loi no 446/1974 et 22 de la loi no 3693/1957, quand il y a expropriation au profit de l'Etat, les frais sont toujours « compensés ». Cela signifie que les frais exposés par la personne expropriée à l'occasion de la procédure d'expropriation (droits de timbre, honoraires d'avocat, etc) ne lui sont jamais remboursés et le tribunal ne peut donc prononcer la condamnation de l'Etat au paiement des frais et dépens. Par contre, lorsque l'expropriation intervient au bénéfice d'une personne autre que l'Etat, les frais sont entièrement à la charge de la personne au profit de laquelle l'expropriation est déclarée (article 9 § 5 de la loi no 1093/1980).
Par une décision commune des ministres de la justice et de l'Economie du 8 décembre 1992, les honoraires d'avocat ne peuvent en aucun cas dépasser 100 000 drachmes.
Aux termes de l'article 193 du Code de procédure civile, en l'absence d'un recours contre le jugement au fond, un recours concernant uniquement la répartition des frais est irrecevable.
Le 29 juin 2000, la formation plénière de la Cour de cassation considéra que la manière dont la cour d'appel avait statué en matière de frais de justice et d'honoraires d'avocat diminuait en effet l'indemnisation perçue et portait atteinte au droit de la société Interoliva ABEE au respect de ses biens. Dès lors, elle cassa cette partie du jugement attaqué et renvoya l'affaire devant une nouvelle formation de la cour d'appel pour fixer à nouveau les frais en question (arrêt no 19/2000).
E. La loi no 2097/1952 portant réglementation de certains cas d'application de la loi relative au recouvrement des recettes publiques
L'article 8 de la loi no 2097/1952 dispose :
« L'exécution de décisions judiciaires (de juridictions civiles ou pénales, du Conseil d'Etat et de la Cour des comptes) condamnant l'Etat à payer une dette ou des frais de justice, ainsi que celle de tout titre exécutoire reconnaissant que l'Etat est tenu de payer une telle dette, n'est pas permise.
La signification d'une requête en paiement de ces dettes est interdite et, au cas où elle aurait néanmoins lieu, cette signification ne lie nullement l'Etat. »
La Cour de cassation a affirmé que l'article 8 de la loi no 2097/1952 est conforme à la Constitution grecque et la Convention européenne en ces termes (arrêt no 1039/1995) :
« L'existence du privilège de l'impossibilité d'exécution forcée à l'encontre de l'Organisme des chemins de fer de Grèce ("l'OSE") n'est pas contraire à la disposition de l'article 4 § 1 de la Constitution, relatif à l'égalité des citoyens devant la loi, car celle-ci exclut seulement la création par le législateur de situations privilégiées à l'égard de certaines personnes; elle n'exclut pas pourtant le droit du législateur de procéder à une réglementation spéciale (...) lorsque celle-ci s'impose pour des raisons d'intérêt social ou public. De telles raisons existent en l'occurrence: le traitement spécial et préférentiel accordé à l'OSE se justifie par l'objectif social vital qu'il poursuit, à savoir la réalisation des transports ferroviaires; il s'ensuit que l'Etat a un intérêt direct à assurer le fonctionnement sans entraves de l'OSE. Ce privilège n'est pas contraire non plus à l'article 20 de la Constitution qui garantit le droit des citoyens à une protection légale par les tribunaux (...). De plus, l'extension à l'OSE du privilège de l'interdiction de l'exécution forcée qui vaut pour l'Etat, n'est contraire ni à l'article 17 de la Constitution ni à l'article 1 du Protocole no 1 du 20 mai 1952 (...) ni enfin à l'article 6 § 1 de la Convention de Rome du 4 novembre 1950 (...), puisque ces articles règlent d'autres matières et non des questions comme la présente à laquelle ils sont étrangers. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Citoyen turc, né en 1945, le requérant est juriste, écrivain et docteur en philosophie. Il est malvoyant.
Le 8 mars 1985, le requérant a été reconnu coupable de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel et condamné à perpétuité. Le 1er août 1991, il obtint une libération conditionnelle.
Le 8 septembre 1991, un meeting au sujet des « Droits et libertés fondamentaux » fut organisé par l’Association des droits de l’homme sur la place Abide-i Hürriyet à Istanbul. Lors de ce rassemblement, plusieurs participants avaient prononcé des discours et abordé des sujets concernant les droits de l’homme, tels que la nouvelle loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (ci-après « la loi n° 3713 »). Le requérant prononça également un discours en ses termes :
« Mes frères, je vous salue avec joie. Je ressens une grande joie de revenir parmi vous après treize ans. Mais mon bonheur comporte des lacunes. Parce que je suis venu en laissant en prison nos amis parmi lesquels mes amis kurdes avec lesquels j’ai tout partagé et résisté. C’est une tristesse incomplète. Mais je crois que la lutte croissante du peuple va les libérer des prisons et les conduire aux champs de la liberté (...). La loi relative à la lutte contre le terrorisme est une loi mise en vigueur en vue de légitimer la violence contre l’opposition en pleine croissance du peuple. Elle est née d’un besoin. Les sources et le début de ce besoin n’appartiennent pas à l’époque de la mise en vigueur de cette loi. Avant le 12 septembre et lorsque l’on est arrivé dans les années 1980, l’Etat était à nouveau obligé de recourir à la violence contre l’opposition montante. En se fichant de sa constitution et de sa législation, cinq hommes ignorants mais unis se sont emparés du pouvoir. A partir de ce jour-là, le peuple a été poussé vers l’obscurité. En premier lieu, la violence a intimidé et opprimé la société. Ensuite, elle s’est mise à régner. Et, pendant une certaine période, seules les prisons étaient le centre social de l’opposition. Le fait d’être le centre social, le centre d’opposition signifiait être en même temps la cible de la violence et de l’oppression. Non seulement ceux qui étaient détenus mais également ceux qui se trouvaient à l’extérieur ont défendu et glorifié l’honneur de l’humanité. Tant ceux qui sont détenus que ceux qui se trouvent à l’extérieur sont des héros. Mes frères, au fur et à mesure, l’opposition sociale a commencé à remonter. Au Kurdistan, et c’est la première fois dans son histoire, le peuple kurde s’est levé pour acquérir sa liberté et sa démocratie. Il est parvenu à son avant-garde. En rejetant l’oppression millénaire et les conditions inhumaines auxquelles il a été soumis afin d’acquérir sa propre liberté et sa propre démocratie, il a atteint un point positif comme on le voit. Mais (...) [également] le peuple laboureur, la classe ouvrière a organisé sa lutte en Turquie dans une mesure encore jamais vue dans son histoire. Aujourd’hui, on s’en aperçoit dans notre vie quotidienne. Elle mobilise toutes ses forces pour acquérir ses droits en remplissant les conditions exigées par la lutte quotidienne dans le contexte de son activité. C’est pour cette raison que les forces hégémoniques qui sont privées de force pour faire avancer leur existence, qui n’ont pu offrir la prospérité à leur peuple, qui n’arrivent pas à assurer le développement économique et qui se sont organisées au sein de l’Etat, font recours à leur dernier remède [et] elles ont mis à l’ordre du jour la loi antiterroriste en vue de légitimer leur violence. Malgré l’image positive que donne la loi antiterroriste en abolissant les 141 et 142, les dispositions qui soumettent le peuple à la pression, répriment la pensée et détruisent toute sorte de liberté d’organisation, elle légitime la violence au nom du séparatisme dans des formes différentes et de manière plus intense en tenant compte de la direction que l’opposition populaire a prise jusqu’aujourd’hui. Mais la légalité seule ne suffit pas. Pour pouvoir légitimer la violence, la légalité doit se baser sur une forte légitimité. Voilà, l’Etat malgré son besoin de légalité manque de légitimité. C’est-à-dire, aujourd’hui, l’Etat est illégitime dans ses actions et dans ses actes. Il est archaïque et doit être effacé de l’histoire. Tout ce qu’ils veulent par le biais de la loi antiterroriste contre l’opposition montante du peuple n’arrivent pas à entrer dans le cadre de la société. A présent, l’unique chose légitime est la lutte menée par le peuple. Et le peuple crée sa propre lutte accompagnée de sa légitimité. Apparemment, la lutte contre la loi antiterroriste n’est pas encadrée par la Constitution, elle s’installe sur une base légitime et elle est légale. La force, qui est illégale, est l’Etat et tous les éléments qui le constituent. Même si, aujourd’hui, nous paraissons peu nombreux ici, on sait que nous sommes nombreux dans les montagnes et nous serons de plus en plus nombreux ».
Suite à ce discours improvisé, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (ci-après « la cour de sûreté de l’Etat ») intenta une action pénale à l’encontre du requérant sur la base de l’article 8 de la loi n° 3713. Il lui reprocha d’avoir fait de la propagande séparatiste visant à nuire à l’intégrité territoriale de l’Etat et à l’unité nationale.
Le 23 juin 1994, la cour de sûreté de l’Etat, composée de trois juges, dont l’un issu de la magistrature militaire, jugea le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à un an et huit mois d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 41 666 666 livres turques (TRL). Elle considéra que, dans son discours tenu lors du meeting, le requérant visait à faire de la propagande séparatiste. Considérant les propos dans leur ensemble, les lieux où ceux-ci ont été prononcés, leurs thème et but principaux, elle a conclu que les actes constitutifs de l’infraction reprochée à l’accusé étaient réunis.
Le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 23 juin 1994.
Le 2 février 1995, la Chambre criminelle de la Cour de cassation infirma l’arrêt attaqué. Elle considéra que les arguments invoqués par la cour de sûreté de l’Etat sur la qualification des faits constitutifs de l’infraction prévue à l’article 8 de la loi n° 3713 ne pouvaient pas être retenus. Elle releva que le discours du requérant était de nature à inciter le peuple à l’hostilité et à la haine, résultant de la distinction fondée sur l’origine, infraction prévue à l’article 312 § 2 du code pénal.
Le procureur général près la Cour de cassation forma un pourvoi contre l’arrêt du 2 février 1995 devant la Grande chambre criminelle de la Cour de cassation.
Le 3 avril 1995, la Grande chambre criminelle de la Cour de cassation déclara recevable le pourvoi du procureur général. Se référant à certains passages du discours incriminé (il s’agit des passages reproduits ci-dessus en italiques), elle considéra que la qualification des faits par la première instance n’était pas erronée. Elle confirma ainsi l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat rendu le 23 juin 1994.
A la suite des modifications apportées à la loi n° 3713 par la loi n° 4126, promulguée le 27 octobre 1995, la cour de sûreté de l’Etat réexamina d’office l’affaire du requérant.
Dans son arrêt du 15 décembre 1995, la cour de sûreté de l’Etat, toujours composée de trois juges, dont l’un issu de la magistrature militaire, statua dans le même sens que son arrêt du 23 juin 1994, considérant que l’accusé qualifiait une partie du territoire national de « Kurdistan » et les actes de terrorisme du PKK de « lutte pour la démocratie et la liberté ». Elle condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de dix mois et à une amende de 83 333 333 TRL.
Le 28 mai 1997, la Cour de cassation confirma l’arrêt attaqué.
Le 11 juillet 1997, la cour d’assises de Samsun décida d’annuler la libération conditionnelle du requérant, eu égard à sa nouvelle condamnation (paragraphe 10 ci-dessus).
Le 3 septembre 1999 fut promulguée la loi n° 4454. Celle-ci prévoyait le sursis au jugement et à l’exécution des peines quant aux infractions commises avant le 12 juillet 1997 par le biais de la presse écrite et orale. De même, le 22 décembre 2000 fut adoptée la loi n° 4616 concernant le sursis au jugement et à l’exécution des peines quant à certaines infractions commises avant le 23 avril 1999.
Eu égard aux lois nos 4454 et 4616, le 11 janvier 2001, la cour de sûreté de l’Etat prononça le sursis à l’exécution de la peine d’emprisonnement du requérant pour une durée de trois ans.
Le 18 janvier 2001, celui-ci fut libéré.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le droit pénal
La loi n° 3713 du 12 avril 1991 relative à la lutte contre le terrorisme
Avant l’entrée en vigueur de la loi n° 4126 du 27 octobre 1995, l’article 8 de la loi n° 3713 était libellé en ces termes :
« [1] La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie et à l’unité indivisible de la nation sont prohibées, quels que soient le procédé utilisé et le but poursuivi. Quiconque se livre à pareille activité est condamné à une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement et à une amende de cinquante à cent millions de livres turques.
[2] Lorsque le délit de propagande visé au paragraphe ci-dessus est commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi n° 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à quatre-vingt-dix pour cent du montant des ventes moyennes du mois précédent si l’intervalle de parution du périodique est de moins d’un mois, ou des ventes moyennes du mois précédent du quotidien à plus fort tirage s’il s’agit d’imprimés n’ayant pas la qualité de périodique ou si le périodique vient d’être lancé. Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à cent millions de livres turques. Le rédacteur en chef dudit périodique est condamné à la moitié de l’amende infligée à l’éditeur ainsi qu’à une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement. »
Depuis l’amendement de la loi n° 4126, cet article se lit ainsi :
« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie ou à l’unité indivisible de la nation sont prohibées. Quiconque poursuit une telle activité est condamné à une peine d’un à trois ans d’emprisonnement et à une amende de cent à trois cents millions de livres turques. En cas de récidive, les peines infligées ne sont pas converties en amendes.
Lorsque le délit de propagande visé au premier paragraphe est commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi n° 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à quatre-vingt-dix pour cent du montant des ventes moyennes du mois précédent si l’intervalle de parution du périodique est de moins d’un mois. Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à cent millions de livres turques. Le rédacteur en chef dudit périodique est condamné à la moitié de l’amende infligée à l’éditeur ainsi qu’à une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement.
Lorsque le délit de propagande visé au premier paragraphe est commis par la voie d’imprimés ou par des moyens de communication de masse autres que les périodiques mentionnés au second paragraphe, les auteurs responsables et les propriétaires des moyens de communication de masse sont condamnés à une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de cent à trois cents millions de livres turques (...) »
La loi n° 4126 du 27 octobre 1995
L’amendement ci-dessous a été apporté à la loi n° 3713 à la suite de l’adoption de la loi n° 4126 :
Disposition provisoire relative à l’article 2
« Dans le mois suivant l’entrée en vigueur de la présente loi, le tribunal ayant prononcé le jugement réexamine le dossier de la personne condamnée en vertu de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme et, conformément à la modification apportée (...) à l’article 8 de la loi n° 3713, reconsidère la durée de la peine infligée à cette personne et décide s’il y a lieu de la faire bénéficier des articles (...) et 6 de la loi n° 647 du 13 juillet 1965. »
B. La législation en vigueur concernant les cours de sûreté de l’Etat lors de la procédure pénale engagée contre le requérant
Les règles concernant la composition et le fonctionnement des cours de sûreté de l’Etat figuraient dans la loi n° 2845 instituant des cours de sûreté de l’Etat et portant réglementation de la procédure devant elles. Cette loi était fondée sur l’article 143 de la Constitution. Le 18 juin 1999, la Grande Assemblée nationale modifia l’article 143 de la Constitution et exclut les magistrats militaires (du siège ou du parquet) de la composition des cours de sûreté de l’Etat. Par la suite, le 22 juin 1999, la loi n° 2845 fut modifiée conformément à l’amendement constitutionnel.
Les cours de sûreté de l’Etat ont été instaurées par la loi n° 1773 du 11 juillet 1973, conformément à l’article 136 de la Constitution de 1961. Cette loi fut annulée par la Cour constitutionnelle le 15 juin 1976. Par la suite, ces juridictions furent réintroduites dans l’organisation judiciaire par la Constitution de 1982. L’exposé des motifs afférents à ce rétablissement contient le passage suivant :
« Il peut y avoir des actes touchant à l’existence et la pérennité d’un Etat tels que, lorsqu’ils sont commis, une compétence spéciale s’impose pour trancher promptement et dans les meilleures conditions. Pour ces cas-là, il s’avère nécessaire de prévoir des cours de sûreté de l’Etat. Selon un principe inhérent à notre Constitution, il est interdit de créer un tribunal spécial pour connaître d’un acte donné, postérieurement à sa perpétration. Aussi les cours de sûreté de l’Etat ont-elles été prévues par notre Constitution pour connaître des poursuites relatives aux infractions susmentionnées. Comme les dispositions particulières régissant leurs attributions se trouvent fixées au préalable et que les juridictions en question sont créées avant tout acte (...), elles ne sauraient être qualifiées de tribunaux instaurés pour connaître de tel ou tel acte postérieurement à sa commission. »
A l’époque des faits, la composition et le fonctionnement de ces juridictions obéissaient aux règles ci-dessous.
La Constitution
Les dispositions constitutionnelles régissant l’organisation judiciaire étaient ainsi libellées :
Article 138 §§ 1 et 2
« Dans l’exercice de leurs fonctions, les juges sont indépendants ; ils statuent selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit.
Nul organe, nulle autorité (...) nulle personne ne peut donner des ordres ou des instructions aux tribunaux et aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel, ni leur adresser des circulaires, ni leur faire des recommandations ou suggestions. »
Article 139 § 1
« Les juges (...) sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent (...) »
Article 143 §§ 1-5
« Il est institué des cours de sûreté de l’Etat chargées de connaître des infractions commises contre la République – dont les caractéristiques sont énoncées dans la Constitution –, contre l’intégrité territoriale de l’Etat ou l’unité indivisible de la nation et contre l’ordre libre et démocratique, ainsi que des infractions touchant directement à la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat.
Les cours de sûreté de l’Etat se composent d’un président, de deux membres titulaires, de deux membres suppléants, d’un procureur et d’un nombre suffisant de substituts.
Le président, un membre titulaire, un membre suppléant et le procureur sont choisis, selon des procédures définies par des lois spéciales, parmi les juges et les procureurs de la République de premier rang, un titulaire et un suppléant parmi les juges militaires de premier rang, et les substituts parmi les procureurs de la République et les juges militaires.
Les présidents et les membres titulaires et suppléants (...) des cours de sûreté de l’Etat sont nommés pour une durée de quatre ans renouvelable.
La Cour de cassation connaît des appels formés contre les arrêts rendus par les cours de sûreté de l’Etat. (...) »
Article 145 § 4
« Le contentieux militaire
(...) le statut personnel des juges militaires (...) est fixé par la loi dans le respect de l’indépendance des tribunaux, des garanties dont les juges jouissent et des impératifs du service militaire. La loi détermine en outre les rapports des juges militaires avec le commandement dont ils relèvent dans l’exercice de leurs tâches autres que judiciaires (...). »
La loi n° 2845 instituant des cours de sûreté de l’Etat et portant réglementation de la procédure devant elles
A l’époque des faits, les dispositions pertinentes de la loi n° 2845 se lisaient ainsi :
Article 1
« Dans les chefs-lieux des provinces de (...) sont instituées des cours de sûreté de l’Etat chargées de connaître des infractions commises contre la République – dont les caractéristiques sont énoncées dans la Constitution –, contre l’intégrité territoriale de l’Etat ou l’unité indivisible de la nation et contre l’ordre libre et démocratique, ainsi que des infractions touchant directement à la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat. »
Article 3
« Les cours de sûreté de l’Etat se composent d’un président et de deux membres titulaires, ainsi que de deux membres suppléants. »
Article 5
« Le président de la cour de sûreté de l’Etat ainsi que l’un des [deux] titulaires et l’un des [deux] suppléants (...) sont choisis parmi les juges (...) civils, les autres membres titulaires et suppléants parmi les juges militaires de premier rang (...). »
Article 6 §§ 2, 3 et 6
« La nomination des membres titulaires et suppléants choisis parmi les juges militaires se fait selon la procédure prévue par la loi sur les magistrats militaires.
Sous réserve des exceptions prévues dans la présente loi ou dans d’autres, le président et les membres titulaires et suppléants des cours de sûreté de l’Etat (...) ne peuvent être affectés sans leur consentement à un autre poste ou lieu avant quatre ans (...).
Si à l’issue d’une instruction menée, selon les lois les concernant, à l’encontre d’un président, d’un membre titulaire ou d’un membre suppléant d’une cour de sûreté de l’Etat, des comités ou autorités compétents décident qu’il y a lieu de changer le lieu d’exercice des fonctions de l’intéressé, ce lieu ou les fonctions elles-mêmes (...) peuvent être modifiés conformément à la procédure prévue dans lesdites lois. »
Article 9 § 1
« Les cours de sûreté de l’Etat sont compétentes pour connaître des infractions (...)
d) en rapport avec les événements ayant nécessité la proclamation de l’état d’urgence, dans les régions où l’état d’urgence a été décrété en vertu de l’article 120 de la Constitution,
e) commises contre la République – dont les caractéristiques sont énoncées dans la Constitution –, contre l’unité indivisible de l’Etat – du territoire comme de la nation – et contre l’ordre libre et démocratique, ou touchant directement à la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat. (...) »
Article 27 § 1
« La Cour de cassation connaît des appels formés contre les arrêts rendus par les cours de sûreté de l’Etat. »
Article 34 §§ 1 et 2
« Le régime statutaire et le contrôle des (...) juges militaires appelés à siéger aux cours de sûreté de l’Etat (...), l’ouverture d’instructions disciplinaires et le prononcé de sanctions disciplinaires à leur encontre, ainsi que les enquêtes et poursuites relatives aux infractions concernant leurs fonctions (...) relèvent des dispositions pertinentes des lois régissant leur profession (...).
Les observations de la Cour de cassation, les rapports de notation établis par les commissaires de justice (...) et les dossiers des enquêtes menées au sujet des juges militaires (...) sont transmis au ministère de la Justice. »
Article 38
« En cas de proclamation d’un état de siège couvrant tout ou partie de son ressort et à condition qu’elle ne soit pas la seule dans celui-ci, une cour de sûreté de l’Etat pourra, dans les conditions ci-dessous, être transformée en cour martiale de l’état de siège (...) »
La loi n° 357 sur les magistrats militaires
Les dispositions pertinentes de la loi sur la magistrature militaire se lisaient comme suit :
Article 7 additionnel
« Les aptitudes des officiers juges militaires nommés aux postes (...) de juges titulaires et suppléants des cours de sûreté de l’Etat requises pour l’obtention de promotions et d’avancements en échelon, grade ou ancienneté sont déterminées sur la base de certificats de notation établis selon la procédure ci-dessous, sous réserve des dispositions de la présente loi et de la loi n° 926 sur le personnel des forces armées turques :
a) Le premier supérieur hiérarchique compétent pour effectuer la notation et établir les certificats de notation pour les officiers militaires juges titulaires et suppléants (...) est le secrétaire d’Etat à la Défense ; vient ensuite le ministre de la Défense. (...) »
Article 8 additionnel
« Les membres (...) des cours de sûreté de l’Etat appartenant à la magistrature militaire (...) sont désignés par un comité composé du directeur du personnel et du conseiller juridique de l’état-major, du directeur du personnel et du conseiller juridique du commandement des forces dont relève l’intéressé, ainsi que du directeur des Affaires judiciaires militaires au ministère de la Défense (...). »
Article 16 §§ 1 et 3
« La nomination des juges militaires (...), effectuée par décret commun du ministre de la Défense et du Premier ministre, est soumise au président de la République pour approbation, conformément aux dispositions relatives à la nomination et à la mutation des membres des forces armées (...).
Pour les nominations aux postes de juges militaires (...), il sera procédé en tenant compte de l’avis de la Cour de cassation, des rapports des commissaires et des certificats de notation établis par les supérieurs hiérarchiques (...). »
Article 18 § 1
« Le barème des salaires, les augmentations de salaire et les divers droits personnels des juges militaires (...) relèvent de la réglementation concernant les officiers. »
Article 29
« Le ministre de la Défense peut infliger aux officiers juges militaires, après les avoir entendus, les sanctions disciplinaires suivantes :
A. L’avertissement, qui consiste à notifier par écrit à l’intéressé qu’il doit être plus attentif dans l’exercice de ses fonctions. (...)
B. Le blâme, qui consiste à notifier par écrit le fait que tel acte ou telle attitude sont considérés comme fautifs. (...)
Lesdites sanctions seront définitives et mentionnées dans le certificat de notation de l’intéressé puis inscrites dans son dossier personnel (...). »
Article 38
« Lorsqu’ils siègent en audience, les juges militaires (...) portent la tenue spéciale de leurs homologues de la magistrature civile (...). »
Le code pénal militaire
L’article 112 du code pénal militaire du 22 mai 1930 disposait :
« Est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement quiconque influence les tribunaux militaires en abusant de son autorité de fonctionnaire. »
La loi n° 1602 du 4 juillet 1972 sur la Haute Cour administrative militaire
Aux termes de l’article 22 de la loi n° 1602, la première chambre de la Haute Cour administrative militaire était compétente pour connaître des demandes en annulation et en réparation fondées sur des contestations relatives au statut personnel des officiers, notamment celles concernant leur avancement professionnel. | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
Le requérant est né en 1929 et réside à Salonique.
Le 16 août 1979, le ministre des Travaux Publics modifia le plan d’alignement (ρυμοτομικό σχέδιο) d’un quartier de Salonique pour affecter un terrain d’une superficie totale de 4 272 m² à la construction d’une école.
Le 18 septembre 1984, par une décision conjointe du ministre des Finances et du ministre de l’Éducation nationale, l’Etat grec procéda à l’expropriation du terrain en question, afin de permettre la réalisation du projet prévu par le plan d’alignement. Le requérant se vit exproprier de 3 217 m².
Le 31 juillet 1991, le tribunal de première instance de Salonique fixa le prix unitaire provisoire d’indemnisation à 115 000 GRD au mètre carré.
Aux termes de l’article 11 § 1 du décret-loi n° 797/1971, l’expropriation est levée de plein droit faute de versement de l’indemnité d’expropriation dans un délai de dix-huit mois après la publication de la décision fixant l’indemnité provisoire ou définitive.
Ce délai étant échu sans que l’indemnité ne fût versée au requérant, la cour d’appel de Salonique, sur demande de ce dernier, constata la révocation de plein droit de l’expropriation (arrêt n° 535/1993).
Le 7 mai 1993, le bureau de l’urbanisme rejeta une demande du requérant tendant à obtenir un permis de clôturer son terrain en vue de l’installation d’un commerce de matériaux de construction.
Le 10 juillet 1995, le requérant saisit la direction de l’aménagement urbain de la préfecture de Salonique d’une demande tendant, d’une part, à faire prononcer formellement la révocation de l’expropriation et, d’autre part, à faire modifier le plan d’alignement en vigueur pour que la charge pesant sur sa propriété soit levée. Par lettre en date du 12 octobre 1995, la préfecture lui communiqua son refus d’accéder à sa demande.
Le 27 novembre 1995, le requérant saisit le Conseil d’Etat d’un recours en annulation de l’omission de l’administration de procéder aux opérations auxquelles elle était légalement tenue (παράλειψη οφειλόμενης νόμιμης ενέργειας).
Le 11 janvier 1999, le Conseil d’Etat fit partiellement droit à la demande du requérant. En particulier, il considéra qu’il n’était pas nécessaire que l’administration procède à la révocation formelle de l’expropriation, la révocation ayant déjà été constatée par l’arrêt n° 535/1993 de la cour d’appel de Salonique. Par ailleurs, le Conseil d’Etat invita l’administration à lever la charge pesant sur la propriété du requérant (arrêt n° 134/1999).
Le 21 octobre 1999, la préfecture invita le requérant à lui soumettre le plan topographique de son terrain. Le requérant s’exécuta le 2 novembre 1999.
Le 13 juin 2000, le conseil d’aménagement urbain auprès de la préfecture de Salonique donna un avis favorable pour la modification du plan d’alignement dans le but de lever la charge pesant sur la propriété du requérant. Le dossier fut par la suite transmis à l’autorité administrative compétente qui, par décision du 14 novembre 2000, modifia le plan d’alignement et leva la charge pesant sur le terrain litigieux. Le 15 novembre 2000, cette décision fut transmise au Journal Officiel afin d’être publiée. La publication eut lieu le 2 mars 2001.
Lors de sa réunion du 8 octobre 2001, le conseil municipal de la région rejeta une demande du requérant tendant à obtenir un certificat qui lui était nécessaire pour l’obtention d’un permis de construire, au motif que le terrain devait être préservé pour la construction d’une école.
Par courrier du 18 octobre 2001, le préfet ordonna au bureau de l’urbanisme auprès de la préfecture de Salonique de ne pas octroyer de permis de construire au requérant, au motif que son terrain était affecté comme lieu de construction d’une école.
Par courrier du 8 novembre 2001, le bureau de l’urbanisme informait le Conseil Juridique de l’Etat que la charge pesant sur le terrain litigieux avait été levée et qu’à ce jour aucune suspension de travaux de construction ni de délivrance de permis de construire n’avait été ordonnée. En outre, le courrier faisait état de la décision du préfet en date du 18 octobre 2001 et indiquait qu’à ce jour le requérant n’avait pas déposé de demande de permis de construire.
Par décision n° 9239 du 12 décembre 2001, l’autorité administrative compétente ordonna à nouveau l’expropriation du terrain du requérant. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
En 1995, le requérant acquit, sur le territoire de la commune de Perea près de Thessalonique, un terrain de 8 073 m2 dont une partie était arable et l’autre plantée d’oliviers.
Vers la fin de l’année 1996, la commune de Perea s’intéressa à la question de l’installation d’un radar de l’aéroport de Thessalonique et invita l’administration à élaborer une étude sur les risques qu’allait engendrer la radiation électromagnétique du radar pour l’environnement et la santé des habitants des communes avoisinantes.
En août 1997, le ministère des Finances sollicita, conformément à la loi, l’avis du conseil municipal de la commune afin de procéder à l’expropriation d’un site, appartenant en partie à la commune et en partie au requérant, en vue de l’installation du radar.
Certaines communes s’adressèrent alors à la préfecture de Thessalonique et obtinrent la communication d’une copie des trois documents suivants : a) la décision du préfet de Thessalonique, du 22 avril 1997, approuvant les conditions relatives à la protection de l’environnement pour le fonctionnement du radar (parmi lesquelles figurait l’expropriation des terrains situés dans un certain périmètre de l’endroit où devait s’installer le radar), b) un rapport établi par un professeur de l’Ecole polytechnique de Thessalonique et relatif aux incidences de l’installation du radar sur l’environnement et c) un avis de l’Organisme de Thessalonique, du 21 mars 1997, ayant le même objet.
Le 26 août 1997, la commune de Perea décida de désigner un avocat et un expert (professeur à l’Université de Thessalonique) avec pour mission d’examiner les conséquences qu’entraînerait l’installation du radar. Le 16 septembre 1997, la même commune décida de s’opposer à l’expropriation du site litigieux et notifia cette décision au ministère de l’Economie. Entre-temps, l’expert avait conclu que les standards de sécurité, tels qu’ils avaient été établis dans les documents précités, n’étaient pas suffisants pour assurer la protection de la santé des habitants.
Les 30 octobre et 2 décembre 1997, la commune et le requérant respectivement formèrent devant le Conseil d’Etat un recours en annulation contre la décision du préfet de Thessalonique, du 22 avril 1997.
Le 3 novembre 1997, le Journal officiel publia une décision commune des ministres de l’Economie et des Transports et Télécommunications, du 10 octobre 1997, qui ordonnait l’expropriation des terrains litigieux.
Le 2 décembre 1997, la commune et le requérant saisirent le Conseil d’Etat de deux recours en annulation contre la décision ministérielle commune.
Le 20 janvier 1998 et contrairement aux dispositions de l’article 5 du décret législatif n° 797/1971 relatif aux expropriations (paragraphe 39 cidessous), le Conseil d’Etat fixa l’audience concernant les recours susmentionnés au 8 mai 1998 et rendit ses arrêts le 25 septembre 1998. Ces arrêts furent visés, après leur mise au net, les 10 et 18 novembre 1998.
Le 17 décembre 1997, la commune et le requérant avaient déposé auprès du Conseil d’Etat quatre demandes visant à obtenir un sursis à l’exécution de la décision du préfet du 22 avril 1997 et de la décision ministérielle commune du 3 novembre 1997. Le requérant invoquait le risque d’un dommage irréversible qu’allait causer l’installation du radar, notamment le risque de destruction d’une oliveraie, d’une plantation de blé et de sa propriété adjacente. Il soulignait aussi les répercussions défavorables de cette installation sur l’environnement et la santé des habitants de la région.
Le soir même du 17 décembre 1997, un avion ukrainien, en provenance d’Odessa et à destination de Thessalonique, s’écrasa peu avant d’atterrir. Le lendemain, la presse désigna comme responsable de cet accident la commune et en particulier le maire de celle-ci, car ils s’étaient opposés à l’installation du radar. L’affaire fut évoquée devant le Parlement qui ordonna l’institution d’une commission d’enquête.
Le 30 décembre 1997, le ministre de l’Environnement, de l’Aménagement du territoire et des Travaux publics adopta une décision par laquelle il réquisitionnait un site de 20 907,94 m2 (comprenant les propriétés de la commune et du requérant) pour les besoins de l’installation du radar.
Contre cette décision, la commune et le requérant introduisirent devant le Conseil d’Etat, le 26 janvier 1998, deux recours en annulation et deux demandes tendant au sursis à exécution de celle-ci. Le 27 janvier, le Conseil d’Etat fixa l’audience au 8 mai 1998, date identique à celle fixée auparavant pour l’examen des recours en annulation contre la décision du préfet du 22 avril 1997.
Le 16 février 1998, le requérant déposa auprès de la Société des biens immobiliers de l’Etat les titres de propriété de son terrain aux fins de sa reconnaissance comme ayant-droit d’indemnité. Cette Société chargea un de ses agents de conclure la procédure requise dans un délai de quatre mois.
Le 24 février 1998, l’Etat déposa auprès de la Caisse des dépôts et des prêts la somme de 3 868 670 GRD comme indemnité pour la réquisition et la destruction de l’oliveraie du requérant.
Le 3 mars 1998, et alors qu’aucune suite n’avait été donnée aux demandes de sursis à exécution précitées, les équipes techniques chargées d’aménager le site du radar occupèrent celui-ci, sous la surveillance des forces de police, et commencèrent les travaux qui se prolongèrent jusqu’au jour où le Conseil d’Etat se prononça sur les demandes. Cette occupation suscita une vive protestation parmi les habitants des communes concernées. Le requérant allègue que les travaux se poursuivirent à un rythme très soutenu dans le but de compléter l’ouvrage avant que le Conseil d’Etat ne se prononce et rendre ainsi sans objet les demandes formulées.
Les six demandes de sursis à exécution introduites par le requérant et la commune avaient été jointes aux recours en annulation et renvoyées pour examen, en même temps que les recours en annulation par la formation plénière du Conseil d’Etat. Toutefois, le 13 avril 1998, le juge rapporteur informa les parties que les demandes de sursis à exécution seraient examinées par la commission des sursis du Conseil d’Etat, le 15 avril. Le 21 avril, la commission rejeta les demandes ; elle considéra entre autres que la couverture de l’espace aérien et la sécurité de vols constituaient un intérêt général majeur comparé au préjudice patrimonial subi par les requérants.
Le 4 mai 1998, le requérant et la commune formèrent un recours en annulation devant le Conseil d’Etat contre le permis de construire délivré par le ministère des Transports et Télécommunications pour le bâtiment qui abriterait le radar. Le 5 septembre 1998, le Conseil d’Etat fixa l’audience au 2 février 1999, mais à cette date l’affaire fut ajournée au 20 avril 1999, puis au 19 octobre 1999.
Le 8 mai 1998, le Conseil d’Etat examina les recours en annulation. Le requérant et la commune déposèrent, avant et après l’audience, une série d’observations écrites ainsi qu’un grand nombre d’expertises afin de démontrer que le site choisi pour l’installation du radar ne servait pas l’intérêt général, dans la mesure où d’autres sites, appartenant à l’Etat, seraient beaucoup plus appropriés d’un point de vue technique et leur choix plus économique pour les deniers publics destinés à indemniser les expropriations. En particulier, ils soutenaient que les expropriations litigieuses devaient être annulées, compte tenu des constats auxquels parvenaient ces expertises, à savoir l’absence d’utilité publique et l’erreur dans le choix des sites qui desservaient l’intérêt général allégué par l’Etat. Ils soulignaient aussi les risques que le radar engendrerait pour la santé des habitants.
A cette date, les travaux pour la construction du bâtiment devant abriter le radar étaient déjà achevés.
Par six arrêts du 25 septembre 1998 (nos 3448/1998, 3451/1998 et 3455/1998 concernant le requérant et nos 3450/1998, 3452/1998 et 3454/1998 concernant la commune), le Conseil d’Etat rejeta les recours. Il se fonda sur les éléments, notamment les études et expertises effectuées et versées au dossier par l’administration.
Dans ses arrêts n° 3448/1998 et n° 3450/1998 concernant la décision du préfet du 22 avril 1997 (qui approuvait les conditions relatives à la protection de l’environnement pour le fonctionnement du radar), le Conseil d’Etat affirmait qu’il n’était pas compétent pour contrôler en profondeur l’appréciation technique portée par l’administration en la matière.
Dans ses arrêts n° 3451/19998 et n° 3452/1998 (concernant la décision d’expropriation), le Conseil d’Etat se prononça ainsi : « la décision attaquée est suffisamment motivée quant au choix du site appropriée pour l’installation du radar (...) et le grief visant à mettre en cause l’appréciation de l’administration concernant ce choix doit être rejeté. L’allégation selon laquelle il n’y a pas de lien de causalité entre l’utilité publique et l’expropriation des terrains litigieux doit être rejetée comme irrecevable car ces terrains sont situés (...) à l’endroit choisi pour l’installation du radar. Compte tenu de ce qui précède il n’y a pas eu dépassement des limites du pouvoir discrétionnaire de l’administration (...) ». Le Conseil d’Etat releva qu’avant de choisir le site litigieux, la Direction de l’aviation civile avait procédé, en plusieurs étapes et en collaboration avec la société qui avait fourni le radar, à l’examen de huit sites différents et avait retenu celui qui lui paraissait répondre aux critères d’un fonctionnement efficace du radar.
Enfin, dans ses arrêts n° 3454/1998 et n° 3455/1998 (concernant la réquisition), le Conseil d’Etat affirma que la réquisition se justifiait par un besoin social impérieux, urgent et provisoire et à laquelle pourrait porter remède une mesure d’expropriation conformément à l’article 17 de la Constitution. De plus, elle était permise selon la législation pertinente, car elle avait eu lieu pour la construction d’un ouvrage financé par un programme des Communautés européennes limité dans le temps. Le Conseil d’Etat constata que la décision d’exproprier avait été prise et que le recours en annulation des requérants contre celle-ci avait été rejeté.
L’arrêt n° 3448/1998 fut certifié conforme, après sa mise au net, le 10 novembre 1998. Les arrêts n° 3451/1998 et n° 3455/1998, le 18 novembre 1998.
Le 26 mars 1998, l’Etat invita le tribunal de grande instance de Thessalonique à fixer un montant unitaire provisoire au mètre carré pour l’indemnité. L’audience, initialement prévue le 5 mai 1998, fut reportée au 2 juin 1998, puis aux 17 novembre 1998, 19 janvier 1999 et 9 février 1999. Par un jugement du 9 juin 1999 (n° 15111/1999), ledit tribunal fixa le montant de l’indemnité à 80 730 000 GRD.
L’Etat accepta de verser ce montant et n’interjeta pas appel contre le jugement du tribunal de grande instance (décision du 29 novembre 1999 du Conseil juridique de l’Etat, approuvée par le ministre de l’Economie le 21 décembre 1999).
Toutefois, ce montant ne fut pas versé au requérant et à la commune, au motif que ceux-ci ne pouvaient à ce stade être reconnus comme titulaires de l’indemnité au sens de l’article 24 § 5 du décret législatif n° 797/1971 relatif aux expropriations. En effet, le 16 février 1998, ils avaient déposé leurs titres de propriété à la Société des biens immobiliers de l’Etat et le 25 janvier 2000, avaient réclamé la délivrance des extraits du plan cadastral nécessaires aux besoins de la procédure de reconnaissance de leur qualité de titulaires de l’indemnité.
Le 6 avril 2000, ladite Société informa le requérant et la commune que le relevé de la superficie expropriée n’avait pas encore eu lieu et que, par conséquent, la communication des extraits sollicités au tribunal, aux fins de leur reconnaissance comme ayants-droit de l’indemnité, était impossible.
Le 24 mai 2000, le requérant introduisit un recours en annulation contre la décision du 6 avril 2000, en invoquant le refus de la Société des biens immobiliers de l’Etat de lui communiquer, pour les besoins de sa reconnaissance comme titulaire de l’indemnisation, les extraits du plan cadastral et le fait d’avoir pris, dans les délais requis par la loi n° 2690/1999 et le décret n° 18/1989, les mesures nécessaires à cet effet. L’audience, initialement prévue pour le 27 février 2001, fut ajournée au 12 juin 2001 puis au 25 septembre 2001.
Le 6 décembre 2000, le requérant invita à nouveau cette Société à lui communiquer les extraits sollicités. Par une lettre du 7 décembre 2000, cette Société communiqua les extraits au requérant, mais l’informa que l’enquête concernant l’existence éventuelle de droits de propriété de l’Etat sur les propriétés litigieuses n’était pas encore terminée. Le 28 mars 2001, le requérant s’adressa à nouveau à cette société, mais celle-ci réitéra que l’enquête n’était pas encore réalisée.
Le 27 novembre 2000, le ministre des Transports avait déposé auprès de la Caisse des dépôts et des prêts l’indemnité fixée par le jugement du 9 juin 1999.
Après la fin de l’enquête, la Société des biens immobiliers de l’Etat communiqua le dossier au tribunal de grande instance de Thessalonique et l’invita à engager la procédure de reconnaissance de la qualité de propriétaire. Le tribunal fixa l’audience au 3 juillet 2001. Par un arrêt n° 25249/2001 du 19 septembre 2001, le tribunal reconnut le requérant propriétaire du terrain litigieux et donc ayant-droit de l’indemnité fixée pour l’expropriation.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 5 du décret législatif n° 797/1971 relatif aux expropriations
L’article 5 dudit décret instaure des délais très restrictifs pour l’examen par le Conseil d’Etat d’un recours en annulation contre une décision d’expropriation, et notamment pour l’examen de l’intérêt général invoqué pour procéder à une expropriation. En particulier, cet article est ainsi libellé :
« 1. L’expropriation est considérée comme décidée à compter de la publication de la décision y relative dans le Journal officiel (...).
Le recours en annulation contre la décision susmentionnée doit être introduit devant le Conseil d’Etat dans un délai de trente jours à compter de la publication de la décision dans le Journal officiel. L’audience doit avoir lieu, au plus tard, soixante jours après l’introduction du recours auprès du greffe et l’arrêt rendu dans un délai de trente jours à compter de l’audience. »
B. La Constitution
L’article 17 §§ 2 et 4 de la Constitution dispose :
« 2. Nul n’est privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique dûment prouvée, dans les cas et de la manière prévus par la loi, et toujours moyennant une indemnité préalable et complète, qui doit correspondre à la valeur du bien exproprié au moment de l’audience devant le tribunal de l’affaire sur sa fixation provisoire. Dans le cas d’une demande pour la fixation directe de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur du bien au moment de l’audience sur cette fixation devant le tribunal.
L’indemnité est toujours fixée par les juridictions civiles. Elle peut être fixée même provisoirement par voie judiciaire, après audition ou citation de l’ayant droit, que le tribunal, à sa discrétion, peut obliger, en vue de l’encaissement de l’indemnité, à fournir un cautionnement correspondant à celle-ci, selon les modalités prévues par la loi.
Avant le paiement de l’indemnité fixée définitivement ou provisoirement, tous les droits du propriétaire restent intacts, l’occupation n’étant pas permise.
L’indemnité fixée est obligatoirement payée au plus tard un an et demi après la publication de la décision judiciaire sur la fixation provisoire de l’indemnité, ou en cas de demande pour la fixation directe de l’indemnité définitive, après la publication de la décision du tribunal, faute de quoi l’expropriation est levée de plein droit. »
L’article 18 § 3 de la Constitution se lit ainsi :
« Des lois spéciales règlent les matières concernant les réquisitions pour les besoins des forces armées en cas de guerre ou de mobilisation, ou pour parer à une nécessité sociale immédiate susceptible de mettre en danger l’ordre public ou la santé publique. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
Le requérant, Antonio Messina, est un ressortissant italien, né en 1946 et actuellement détenu dans la prison de Trapani. Avocat de son état, il a déjà introduit des requêtes en son nom propre pour se plaindre de violations de la Convention pendant les procédures pénales ouvertes à son encontre et pendant sa détention.
Le procès
Par décision du 19 mars 1991, le requérant fut renvoyé en jugement devant le tribunal de Marsala pour détention et trafic illégal de stupéfiants.
Par jugement rendu le 21 décembre 1992, le requérant fut condamné à sept ans de réclusion pour détention et trafic illégal de stupéfiants, avec la circonstance aggravante de l'appartenance à une association de malfaiteurs. Trois chefs d'accusation, relatifs à trois faits différents, furent retenus à son encontre. Le 23 novembre 1993, le requérant fut extradé de Suisse et, depuis lors, détenu dans plusieurs pénitenciers italiens. Par un arrêt du 6 mars 1995, la cour d'appel de Palerme acquitta le requérant des deux premiers chefs d'accusation. Pour le troisième, elle lui infligea cinq ans d'emprisonnement. Le 13 juillet 1995, le requérant se pourvut en cassation. Ce pourvoi fut rejeté par un arrêt de la Cour de cassation daté du 26 janvier 1996.
La censure de la correspondance du requérant avec la Commission européenne des Droits de l'Homme
Pendant l'emprisonnement du requérant, trois lettres, datées des 25 août et 14 octobre 1996 ainsi que du 15 janvier 1998, et le formulaire de requête que le requérant a adressés au secrétariat de la Commission européenne des Droits de l'Homme sont parvenus à cette dernière avec un visa de censure de l'administration des pénitenciers de Pianosa, Palerme et Trapani.
Deux courriers datés des 2 septembre et 27 novembre 1996 de la Commission au requérant sont parvenus à ce dernier avec le visa de contrôle. Cependant, la seconde lettre ne lui avait pas été adressée directement en prison mais, selon ses vœux, par l'intermédiaire de sa femme.
Aucune indication n'a été fournie expressément dans la présente requête quant à la base juridique de ces contrôles de correspondance. Il y a lieu toutefois de rappeler que le requérant a été soumis jusqu'au 21 mai 1998 au régime spécial de détention et pendant deux semestres (à partir des 22 août 1994 et 26 novembre 1997) au contrôle de sa correspondance (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, §§ 13–41, 28 septembre 2000, non publié).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Dans son arrêt Messina (no 2), la Cour a résumé les dispositions pertinentes en matière de contrôle de correspondance (arrêt précité, §§ 5558). Selon l'article 18 de la loi no 354 du 26 juillet 1975, tel que modifié par l'article 2 de la loi no 1 du 12 janvier 1977, l'autorité habilitée à décider de soumettre la correspondance des détenus à un visa de censure est le juge saisi de l'affaire (qu'il s'agisse de la juridiction d'instruction ou de la juridiction de jugement) jusqu'à la décision de première instance, et le juge d'application des peines pendant le déroulement ultérieur de la procédure. Cette disposition prévoit également que le magistrat compétent peut ordonner le contrôle de la correspondance d'un détenu par décision motivée, mais ne précise pas les cas dans lesquels une telle décision peut être prise.
Le visa de censure en question consiste concrètement en l'interception et en la lecture par l'autorité judiciaire qui l'a ordonnée, par le directeur de la prison ou par le personnel pénitentiaire désigné par ce dernier, de toute la correspondance du détenu qui fait l'objet d'une telle mesure, ainsi qu'en l'apposition d'un cachet sur les lettres, servant à prouver la réalité dudit contrôle (voir également l'article 36 du décret du président de la République no 431 du 29 avril 1976, d'application de la loi no 354 ci-dessus). Cette mesure de contrôle ne peut pas se traduire par l'effacement de mots ou de phrases mais, après le contrôle, l'autorité judiciaire peut ordonner qu'une ou plusieurs lettres ne soient pas remises. Dans ce cas, le détenu doit en être aussitôt informé. Cette dernière mesure peut également être ordonnée provisoirement par le directeur de la prison, qui doit toutefois en informer l'autorité judiciaire.
Enfin, quant aux recours disponibles contre la mesure incriminée, la Cour de cassation a indiqué dans plusieurs décisions que la mesure litigieuse constitue un acte de nature administrative. Elle a par ailleurs affirmé, dans une jurisprudence constante et bien établie, que la loi italienne ne prévoit pas de voies de recours à cet égard, la mesure en question ne pouvant pas non plus faire l'objet d'un pourvoi en cassation, car elle ne concerne pas la liberté personnelle du détenu (Cour de cassation : arrêts no 3141 du 14 février 1990 et no 4687 du 4 février 1992).
L'article 35 de la loi sur l'administration pénitentiaire prévoit que les détenus peuvent adresser des demandes ou réclamations sous pli scellé aux autorités suivantes :
– le directeur du pénitencier, les inspecteurs, le directeur général des établissements pénitentiaires et le ministre de la Justice ;
– le juge d'application des peines ;
– les autorités judiciaires et sanitaires qui inspectent le pénitencier ;
– le président du conseil régional ;
– le président de la République.
Dans ses observations à la Cour, le Gouvernement a rappelé qu'après les arrêts de la Cour dans les affaires Calogero Diana et Domenichini (arrêts du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V), un projet de loi (no 4172) visant à apporter des modifications aux articles 18 et 35 de la loi no 354 du 26 juillet 1975 a été présenté au Sénat en 1999 afin de mettre le système en conformité avec lesdits arrêts. Le Gouvernement n'a toutefois pas fourni de renseignements quant à l'examen de ce projet après la dissolution du parlement en 2001.
En outre, le département des affaires pénitentiaires du ministère de la Justice a adopté, le 31 mars 1999, une circulaire à l'intention des directeurs de prison, selon laquelle ces derniers doivent demander à la juridiction concernée de leur accorder le contrôle de la correspondance à l'exception du courrier adressé « aux organes de Strasbourg » ou en provenance de ceux-ci. D'autre part, les demandes de visa pour les contrôles de la correspondance doivent être formulées pour une période de six mois sous réserve des demandes de prorogation. Une autre circulaire a été adoptée le 19 juillet 1999.
De son côté, la direction des affaires pénales du ministère de la Justice a adressé, le 26 avril 1999, une circulaire (no 575) aux juridictions pour attirer leur attention sur la nécessité de motiver de manière adéquate les autorisations de contrôle de la correspondance ainsi que sur l'opportunité que ces mesures fixent un terme quant à la durée du contrôle. Elle a également rappelé qu'on ne pouvait pas accorder un visa de contrôle sur le courrier adressé à la Cour européenne des Droits de l'Homme, et cela en raison de l'Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Cour européenne des Droits de l'Homme (article 3). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant, ressortissant roumain né en 1930, est domicilié à Arad, Roumanie.
En 1936, les parents du requérant achetèrent une maison sise à Arad.
En 1967, l’Etat prit possession de la propriété (maison composée de cinq appartements) des parents du requérant, en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette expropriation ne furent jamais notifiés aux parents du requérant. Ceux-ci furent néanmoins autorisés à rester dans l’un des appartements (l’appartement no 5) de la maison, en tant que locataires de l’Etat.
En 1975 le requérant, en tant que locataire, acheta à l’Etat l’appartement no 5, qu’il habite aujourd’hui.
A. Action en revendication de propriété
En 1993, le requérant introduisit, en sa qualité d’unique héritier, une action visant à faire constater la nullité de la nationalisation de la maison de ses parents et, par conséquent, à modifier les inscriptions sur le registre foncier « cartea funciară ». Il faisait valoir que c’était par erreur que l’immeuble avait été nationalisé en vertu du décret no 92/1950, car ses parents étaient retraités au moment de la nationalisation et l’argent qu’ils percevaient en vertu du contrat de location était destiné au paiement des impôts.
Par jugement du 23 novembre 1993, le tribunal de première instance releva que c’était par erreur que la propriété des parents du requérant avait été nationalisée en application du décret no 92/1950, car ils faisaient partie d’une catégorie de personnes que ce décret excluait de la nationalisation et que les revenus perçus en vertu du contrat de location n’étaient pas des revenus résultant de « l’exploitation » comme ledit décret le prévoyait. Le tribunal constata ensuite que le requérant était l’unique héritier de ses parents et ordonna au service du livre foncier d’Arad d’effacer les inscriptions concernant le droit de propriété de l’Etat sur l’immeuble en cause et d’inscrire le droit de propriété du requérant.
14. L’appel de l’entreprise gérante des logements d’Etat, « RALL » Arad, fut rejeté par le tribunal départemental d’Arad le 24 mai 1994, au motif que ladite entreprise n’avait pas qualité pour déclarer l’appel et que le conseil municipal d’Arad était le seul qui aurait pu le déclarer. En l’absence de recours, le jugement devint définitif (et « irrévocable »), ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.
Selon les affirmations du requérant, il prit possession de l’immeuble ainsi qu’il ressort d’un procès-verbal du 25 juillet 1994, dressé en présence du requérant et d’un représentant de RALL.
A une date non précisée, le Procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation devant la Cour suprême de justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.
L’audience devant la Cour suprême fut fixée au 15 décembre 1995.
Le requérant demanda le rejet du recours en annulation. Il faisait valoir que l’acte de nationalisation de la propriété contrevenait aux dispositions du décret no 92/1950, et que les juridictions n’avaient pas outrepassé leur compétence en examinant la légalité de l’application dudit décret. Enfin, le requérant se prévalait de l’article 21 de la Constitution roumaine de 1991 garantissant le libre accès à la justice sans aucune limite.
Par arrêt du 15 décembre 1995, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement définitif du 23 novembre 1993 et, sur le fond, rejeta l’action en revendication du requérant. Elle constata que l’Etat s’était approprié le bien en question en vertu du décret de nationalisation no 92/1950 et jugea que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux. Par conséquent, le tribunal de première instance d’Arad n’avait pu rendre son jugement constatant que le requérant n’était le véritable propriétaire du bien qu’en empiétant sur les attributions du pouvoir législatif.
L’arrêt de la Cour suprême de justice fut rédigé le 4 janvier 1996. Il ne ressort pas du dossier à quelle date le requérant en prit connaissance.
B. Développements postérieurs à l’arrêt de la Cour suprême de justice
Le 31 juillet 1996, le requérant, qui figurait toujours comme propriétaire sur le registre foncier, vendit quatre des cinq appartements de l’immeuble aux époux S. (appartements nos 1 à 4). Le droit de propriété de ces derniers fut inscrit sur le registre foncier le 1er août 1996.
Le 19 septembre 1996, la société d’Etat R. reprit de RALL l’administration des logements d’Etat. En cette qualité, elle informa le requérant qu’eu égard à l’arrêt du 15 décembre 1995 de la Cour suprême de justice, l’Etat était à nouveau propriétaire de l’immeuble et que le procèsverbal du 25 juillet 1994 n’était plus valable.
En 1998, l’Etat demanda devant le tribunal de première instance d’Arad l’inscription de son droit de propriété sur le registre foncier. Par jugement du 3 novembre 1998 sa demande fut satisfaite provisoirement dans l’attente du paiement de la taxe de timbre. L’Etat aurait du payer la taxe de timbre dans un délai de quinze jours de la date de sa demande d’inscription.
Les appels du requérant et des époux S. furent rejetés par décision du 21 janvier 1999 du tribunal départemental d’Arad comme mal fondés. Le motif du rejet était le caractère provisoire de l’inscription sur le registre foncier faite en faveur de l’Etat, inscription qui avait été rayée à défaut de paiement de la taxe de timbre telle qu’imposée par les lois en vigueur et, par conséquent, l’absence de signification de cette inscription provisoire.
Les recours du requérant et des époux S. furent aussi rejetés par la cour d’appel de Timişoara par arrêt du 12 mai 1999 pour défaut de paiement de la taxe de timbre prévue par la loi.
Ainsi aucune modification ne fut enregistrée sur le registre foncier.
Selon les données existantes sur le registre foncier, le 15 mars 1999, le requérant inscrit sur le registre foncier son droit de propriété sur l’appartement no 5 en vertu du contrat de vente conclu en 1975.
En 1999, la société « RECONS » S.A. introduisit une nouvelle demande en inscription du droit de propriété de l’Etat sur le registre foncier, conformément à la décision de la Cour suprême de justice du 15 décembre 1995. Par décision du 26 février 1999, le tribunal de première instance d’Arad admit l’action pour ce qui était l’appartement no 5 de l’immeuble et rejeta l’action pour le reste de l’immeuble, c’est-à-dire pour les appartements nos 1 à 4 qui avaient été vendus par le requérant aux époux S. La motivation était que l’arrêt de la Cour suprême de justice n’était pas opposable aux époux S. et que, de plus, le contrat de vente fait en faveur de ceux-ci n’avait pas été annulé.
Le conseil local de la ville d’Arad forma un appel contre ledit jugement. Par décision du 23 mai 2000, le tribunal départemental d’Arad rejeta l’appel, au motif que l’Etat n’aurait pu obtenir la rectification sur le registre foncier pour les appartements nos 1 à 4 que dans un délai de trois ans à compter du moment de l’enregistrement de la demande du requérant d’inscription de son droit de propriété en vertu de la décision du tribunal départemental d’Arad du 24 mai 1994.
Le recours du conseil local contre la décision du tribunal départemental fut également rejeté par arrêt du 19 septembre 2000 de la cour d’appel de Timişoara, comme mal fondé. La Cour considéra que l’arrêt de la Cour suprême de justice n’était pas opposable aux époux S., le contrat de vente fait en faveur de ceux-ci étant valable, donc les acheteurs sont propriétaires. En conséquence, le jugement du 26 février 1999, par lequel l’Etat redevint propriétaire sur l’appartement no 5, devint définitif.
C. Action en annulation du contrat de vente conclu le 31 juillet 1996 entre le requérant et les époux S., portant sur les appartements nos 1 à 4
A une date non précisée, le conseil local d’Arad forma une action en annulation du contrat conclu le 31 juillet 1996 entre le requérant et les époux S., au motif qu’au moment de la conclusion dudit contrat, le requérant n’était plus propriétaire de la maison, à la suite de l’arrêt de la Cour suprême de justice, qui annulait les décisions favorables au requérant. Les locataires de l’immeuble (locataires de l’Etat) firent une demande d’intervention.
Par jugement du 5 juillet 2001, le tribunal de première instance d’Arad rejeta l’action du conseil comme mal fondée et également la demande d’intervention.
Par décision du 31 novembre 2001, le tribunal départemental d’Arad rejeta le recours du conseil et des intervenants comme mal fondé, au motif qu’au moment de la conclusion du contrat de vente, le requérant était propriétaire de la maison, car il figurait toujours ayant cette qualité sur le livre foncier.
Le conseil et les intervenants formèrent un recours contre ladite décision, mais par procès-verbal des débats d’audience du 9 avril 2002, la cour d’appel de Timişoara, à la suite de la notification faite par le requérant en vertu de la loi no 10/2001, décida de surseoir à statuer.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 3144, CEDH 1999-VII).
A. Le décret-loi no 115/1938 concernant les livres fonciers
Les dispositions pertinentes du décret, dans sa rédaction en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :
Article 17
« Les droits réels sur les immeubles peuvent être acquis si entre vendeurs et acheteurs il y a accord en ce sens et ladite constitution ou transmission du droit est inscrite sur le livre foncier. »
Article 34
« La rectification d’un livre foncier peut être demandée par toute personne intéressée : (...) 1. si le titre en vertu duquel l’inscription se ferait n’était pas valable (...) »
Article 36
« L’action en rectification, sous réserve de la prescription de l’action au fond, est imprescriptible à l’encontre de celui qui a obtenu la propriété (...) »
Article 37
« Quand l’action en rectification demandée sur la base de l’article 34 § 1 est introduite à l’encontre d’un tiers de bonne foi, elle peut être introduite dans un délai de trois ans à partir de l’enregistrement de la demande d’inscription dont la rectification est demandée. »
B. La loi no 7/1996 portant sur le cadastre et la publicité immobilière
Article 36
« Toute personne intéressée peut demander la rectification des inscriptions sur le livre foncier, si une décision définitive a décidé :
(...) 4. que l’inscription dans le livre foncier n’était plus en concordance avec la situation actuelle de l’immeuble. »
Article 37
« L’action en rectification d’une inscription sur le livre foncier, sous réserve de la prescription de l’action au fond, est imprescriptible. »
Article 59
« Les actes juridiques translatifs ou constitutifs de propriété, rédigés avant l’entrée en vigueur de la présente loi et qui n’ont été pas inscrits sur le livre foncier ou sur le registre des transcriptions, ont les mêmes effets qu’elles avaient au moment de leur inscription selon le régime juridique existent au moment de leur conclusion. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La première requérante est une agence en communication et politique institutionnelle, spécialisée dans l'organisation de campagnes électorales, la promotion de clients et la communication de clients envers le grand public. Le second requérant, administrateur-délégué de la première, est chargé de sa gestion journalière, de ses projets de développement et de ses relations publiques. La plupart des clients de la première requérante sont des administrations publiques.
Le 28 décembre 1984, l'inspecteur général des finances de la région de Bruxelles-Capitale dénonça au Comité supérieur de contrôle les irrégularités qu'il avait constatées dans diverses procédures de passation de marchés publics au profit de sociétés dont le second requérant était responsable.
Le 18 mai 1995, le procureur du Roi requit instruction contre le second requérant du chef de faux et usage de faux en écritures ainsi que d'escroquerie, faits qui auraient été commis dans le cadre de divers marchés publics conclus entre la région de Bruxelles-Capitale et la première requérante. L'instruction avait notamment pour objet l'analyse critique des circonstances dans lesquelles des marchés publics avaient été initiés, négociés ou exécutés par les responsables de la première requérante, d'une part, et des responsables des cabinets ministériels fédéraux, régionaux ou communautaires, d'autre part.
Le 24 avril 1996, dans le cadre de cette instruction, une perquisition eut lieu, au siège de la première requérante, et au domicile du second. Le même jour, le magistrat instructeur procéda à la saisie de nombreux documents dans les bureaux de l'administration de la région de Bruxelles-Capitale. Le cabinet du Ministre-Président de la région bruxelloise fut également perquisitionné.
D'après le Gouvernement, dès le début de l'enquête, deux enquêteurs ont été chargés du dossier. En octobre 1996, le juge d'instruction aurait désigné un expert judiciaire spécialisé en matière de marchés publics pour analyser les marchés incriminés. Les deux enquêteurs auraient été assistés par un troisième à partir du mois de janvier 1997 et, de manière irrégulière, par un quatrième et parfois même par un cinquième enquêteur.
Le 16 décembre 1996, les avocats des requérants s'adressèrent au juge d'instruction pour lui faire part de leurs préoccupations devant l'absence d'évolution de l'instruction, alors qu'ils avaient appris que celle-ci était au point mort depuis plusieurs semaines.
Par lettre du 30 décembre 1996, le juge d'instruction leur répondit dans les termes suivants :
« (...) je suis au regret de vous confirmer que la situation catastrophique rencontrée par les services d'enquête compétents en matières financières n'autorise plus l'exécution des devoirs d'enquête dans un délai raisonnable.
Les deux enquêteurs chargés de m'assister en la présente cause ont été renvoyés à d'autres dossiers plus médiatiques, je me trouve dans l'impossibilité de faire procéder aux nombreux devoirs restant à accomplir.
Les nombreuses démarches effectuées au plus haut niveau visant à régulariser cette situation n'ont pu aboutir à ce jour. (...) »
Le 10 janvier 1997, les requérants demandèrent au juge d'instruction la restitution des pièces et, à tout le moins, des pièces comptables emportées par les enquêteurs.
Par lettre du 24 janvier 1997, les requérants s'adressèrent au procureur général près la cour d'appel de Bruxelles pour qu'il saisisse, en vertu de l'article 136 bis, alinéa 2 du code d'instruction criminelle (paragraphe 33 ci-dessous), la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Bruxelles afin que celle-ci soit informée des lenteurs de l'instruction et que soient prises les mesures nécessaires pour y remédier.
Par lettre du 12 février 1997, le procureur général fit savoir qu'il avait personnellement insisté auprès du procureur du Roi pour que l'affaire soit traitée par priorité et avec diligence.
Le 21 février 1997, les requérants sollicitèrent de nouveau le procureur général pour qu'il saisisse la chambre des mises en accusation afin que soient exposées les causes de la lenteur de l'information et que soient adressées à cette chambre les réquisitions qui s'imposent. Par lettre du 10 mars 1997, le procureur général répondit de la manière suivante :
« J'ai l'honneur de vous faire connaître que j'ai transmis votre lettre du 21 février 1997 à Monsieur le procureur du Roi à Bruxelles en insistant auprès de lui pour que le dossier soit traité avec diligence.
Il n'entre cependant pas dans mes intentions de saisir dès à présent la chambre des mises en accusation sur pied de l'article 136 bis, alinéa 2 du code d'instruction criminelle. »
Par lettre du 9 mai 1997, les requérants présentèrent une troisième demande sur la base de l'article 136 bis, alinéa 2. Le procureur général n'y aurait pas répondu.
Le 4 juin 1997, le juge d'instruction confirma aux avocats des requérants la « carence d'enquêteurs, ce qui [avait] pour conséquence le retard apporté à l'exécution des devoirs demandés ». Il ajouta que toutes les mesures avaient été prises en vue d'assurer le suivi de ce dossier et d'obtenir les renforts demandés voici déjà de nombreux mois.
Le 21 octobre 1998, en application du nouvel article 61 ter du code d'instruction criminelle (paragraphe 31 ci-dessous), le juge d'instruction accorda au second requérant la communication d'une partie du dossier concernant les faits ayant conduit à l'ouverture des poursuites engagées contre lui.
Le 28 janvier 1999, les conseils des requérants adressèrent un courrier au juge d'instruction pour se plaindre de la manière dont avait été opérée le 21 janvier 1999 une nouvelle perquisition au domicile privé du second requérant et du fait que des scellés avaient été apposés sur le coffre-fort loué par sa mère auprès d'une banque. Ils s'y plaignirent également de la longueur de l'instruction.
Le 2 février 1999, les requérants demandèrent la mainlevée de la saisie et de la mise sous scellés du coffre.
Respectivement, les 8 et 30 avril 1999, l'un des conseils des requérants adressa des lettres au juge d'instruction pour se plaindre tout d'abord de l'orientation de l'audition du 16 mars 1999 du second requérant et ensuite du fait qu'étaient colportés de faux bruits lui causant un préjudice considérable. Il releva aussi que son client allait bientôt aborder la 200ème heure d'interrogatoire et continuait de s'étonner du caractère unilatéral des accusations portées à son encontre. Ultérieurement, le second requérant aurait été entendu les 26 et 31 août ainsi que le 2 décembre 1999 et les 19 et 26 mai, 15 septembre, 16 octobre et 30 novembre 2000.
A ce jour, le juge d'instruction n'a procédé à aucune inculpation du second requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L'inculpation
L'article 61 bis du code d'instruction criminelle, introduit par l'article 12 de la loi du 12 mars 1998 relative à l'amélioration de la procédure pénale au stade de l'information et de l'instruction, a ainsi défini l'inculpation :
« Le juge d'instruction procède à l'inculpation de toute personne contre laquelle existent des indices sérieux de culpabilité. Cette inculpation est faite lors d'un interrogatoire ou par notification à l'intéressé.
Bénéficie des mêmes droits que l'inculpé toute personne à l'égard de laquelle l'action publique est engagée dans le cadre de l'instruction. »
Quant à la notion de personne bénéficiant des mêmes droits que l'inculpé, il s'agit notamment de la personne qui est visée nominativement, comme suspect ou auteur présumé, par le ministère public dans ses réquisitions. Il a déjà été décidé que, dès lors qu'il résulte en fait qu'une personne est visée par les réquisitions du ministère public même sans y être mentionnée nominativement, elle doit être considérée « comme étant une personne assimilée à l'inculpé au sens de l'article 61 bis du code d'instruction criminelle en étant une personne à l'égard de laquelle l'action publique est engagée dans le cadre de l'instruction » (Bruxelles (mis. acc.), 8 mai 2000, J.L.M.B. 2001, p. 242 ; J.I. Bruxelles, 5 janvier 2000, J.L.M.B. 2001, p. 257).
2. Le secret de l'instruction
a) La loi du 12 mars 1998
En Belgique, l'instruction est secrète. Le secret de l'instruction trouve sa raison d'être dans la sauvegarde de deux intérêts majeurs : d'une part, le respect de l'intégrité morale et de la vie privée de toute personne présumée innocente et, d'autre part, l'efficacité dans la conduite de l'instruction. Le 2 octobre 1998, en cours d'instruction de la présente cause, est entrée en vigueur la loi précitée du 12 mars 1998. Cette loi, sans renoncer au secret de l'instruction qui reste le principe, prévoit et organise un certain nombre de dérogations et d'exceptions à celui-ci. Les dispositions pertinentes du code d'instruction criminelle, telles que modifiées par la loi du 12 mars 1998, se lisent comme suit.
Article 28 quinquies
« 1. Sauf les exceptions prévues par la loi, l'information est secrète.
Toute personne qui est appelée à prêter son concours professionnel à l'information est tenue au secret. (...)
Sans préjudice des dispositions des lois particulières, le procureur du Roi et tout service de police qui interrogent une personne l'informent qu'elle peut demander une copie du procès-verbal de son audition, qui est délivrée gratuitement. (...) »
Article 57
« 1. Sauf les exceptions prévues par la loi, l'instruction est secrète.
Toute personne qui est appelée à prêter son concours professionnel à l'instruction est tenue au secret. Celui qui viole ce secret est puni des peines prévues à l'article 458 du code pénal.
Sans préjudice des dispositions des lois particulières, le juge d'instruction et tout service de police qui interrogent une personne, l'informent qu'elle peut demander une copie du procès-verbal de son audition, qui lui est délivrée gratuitement. (...)
Le procureur du Roi peut, de l'accord du juge d'instruction et lorsque l'intérêt public l'exige, communiquer des informations à la presse. (...)
L'avocat peut, lorsque l'intérêt de son client l'exige, communiquer des informations à la presse. (...) »
Article 61 ter §§ 1er, 3 et 4
« 1. L'inculpé non détenu et la partie civile peuvent demander au juge d'instruction à consulter la partie du dossier concernant les faits ayant conduit à l'inculpation ou à la constitution de partie civile. (...)
Le juge d'instruction peut interdire la communication du dossier ou de certaines pièces, si les nécessités de l'instruction le requièrent, si la communication présente un danger pour les personnes ou porte gravement atteinte à leur vie privée. (...)
En cas de décision favorable, le dossier est mis à disposition dans les quinze jours de l'ordonnance du juge d'instruction (...) pour être consulté par le requérant et son conseil pendant quarante-huit heures au moins. (...)
L'inculpé ou la partie civile ne peut faire usage des renseignements obtenus par la consultation du dossier que dans l'intérêt de sa défense, à condition de respecter la présomption d'innocence et les droits de défense de tiers, la vie privée et la dignité de la personne. (...) »
b) L'article 125 du tarif criminel
L'article 125 du tarif criminel régi par l'arrêté royal du 28 décembre 1950 portant règlement général sur les frais de justice en matière répressive prévoit une exception complémentaire au secret de l'instruction. Il est libellé comme suit :
« En matière criminelle, correctionnelle (...), aucune expédition ou copie des actes d'instruction et de procédure ne peut être délivrée sans une autorisation expresse du procureur général près la Cour d'appel ou de l'auditeur général. Mais, il est délivré aux parties, sur leur demande, expédition de la plainte, de la dénonciation, des ordonnances et des jugements. (...) »
Le contrôle de l'instruction par la chambre des mises en accusation
Jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi précitée du 12 mars 1998, l'article 136 bis du code d'instruction criminelle disposait :
« Le procureur du Roi fera rapport au procureur général de toutes affaires sur lesquelles la chambre du conseil n'aurait point statué dans les six mois à compter du premier réquisitoire.
Dans le mois, le procureur général exposera à la chambre des mises en accusation, dans un rapport détaillé, les causes des lenteurs de l'information et fera telles réquisitions qu'il jugera utiles.
Semblables rapports seront ensuite faits de trois mois en trois mois par le procureur du Roi au procureur général, et par celui-ci à la chambre des mises en accusation.
A la suite de ces rapports, la chambre des mises en accusation pourra, même d'office, prendre les mesures prévues par l'article 235 du Code d'instruction criminelle.
L'inculpé ou son conseil seront entendus par la chambre des mises en accusation.
Le conseil pourra prendre communication de toutes les pièces, sans déplacement et sans retarder l'instruction.
Le procureur général avertira l'inculpé, par lettre recommandée et en laissant un délai de huit jours francs, de la date fixée pour le rapport ».
Les articles 136 et 136 bis se lisent désormais ainsi :
article 136
« La chambre des mises en accusation contrôle d'office le cours des instructions, peut d'office demander des rapports sur l'état des affaires et peut prendre connaissance des dossiers. (...)
Si l'instruction n'est pas clôturée après une année, la chambre des mises en accusation peut être saisie par requête motivée adressée au greffe de la cour d'appel par l'inculpé ou la partie civile. La chambre des mises en accusation agit conformément à l'alinéa précédent et à l'article 136 bis. La chambre des mises en accusation statue sur la requête par arrêt motivé, qui est communiqué au procureur général, à la partie requérante et aux parties entendues. Le requérant ne peut déposer de requête ayant le même objet avant l'expiration du délai de six mois à compter de la dernière décision. »
article 136 bis
« Le procureur du Roi fait rapport au procureur général de toutes les affaires sur lesquelles la chambre du conseil n'aurait point statué dans l'année à compter du premier réquisitoire.
S'il l'estime nécessaire pour le bon déroulement de l'instruction, la légalité ou la régularité de la procédure, le procureur général prend, à tout moment, devant la chambre des mises en accusation, les réquisitions qu'il juge utiles.
Dans ce cas, la chambre des mises en accusation peut, même d'office, prendre les mesures prévues par les articles 136, 235 et 235 bis.
Le procureur général est entendu.
La chambre des mises en accusation peut entendre le juge d'instruction en son rapport, hors la présence des parties si elle l'estime utile. Elle peut également entendre la partie civile, l'inculpé et leurs conseils, sur convocation qui leur est notifiée par le greffier, par télécopie ou par lettre recommandée à la poste, au plus tard quarantehuit heures avant l'audience. »
Les conséquences du dépassement du délai raisonnable
L'article 21 ter, entré en vigueur le 12 décembre 2000, de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du code de procédure pénale est rédigé comme suit :
« Si la durée des poursuites pénales dépasse le délai raisonnable, le juge peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi.
Si le juge prononce la condamnation par simple déclaration de culpabilité, l'inculpé est condamné aux frais et, s'il y a lieu, aux restitutions. La confiscation spéciale est prononcée. » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La requérante est née en 1933 et réside à Florence.
Elle est propriétaire d'un appartement à Florence, qu'elle avait loué à G.L.P.
Par une lettre recommandée du 27 mai 1987, elle informa le locataire de son intention de mettre fin à la location à l'expiration du bail, soit le 31 décembre 1987, et le pria de libérer les lieux avant cette date.
Par une ordonnance du 6 octobre 1987, qui devint exécutoire le 12 octobre 1987, ce dernier confirma formellement le congé du bail et décida que les lieux devaient être libérés au plus tard le 31 décembre 1988.
Le 6 mai 1989, la requérante signifia au locataire le commandement de libérer l'appartement.
Le 15 juin 1989, elle lui signifia l'avis que l'expulsion serait exécutée le 27 juin 1989 par voie d'huissier de justice.
Entre le 27 juin 1989 et le 11 février 1993, l'huissier de justice procéda à huit tentatives d'expulsion.
Le 17 septembre 1993, la requérante fit une déclaration solennelle qu'elle avait un besoin urgent de récupérer l'appartement pour en faire son habitation propre.
Entre le 6 octobre 1993 et le 21 octobre 1998, l'huissier de justice procéda à douze tentatives d'expulsion. Ces tentatives se soldèrent toutes par un échec, la requérante n'ayant pas obtenu le concours de la force publique dans l'exécution de l'expulsion.
Le 13 juillet 1999, la requérante signifia l'avis que l'expulsion serait exécutée le 12 octobre 1999 par voie d'huissier de justice.
Début 2000, la requérante a pu récupérer son appartement.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Le droit interne pertinent est décrit dans l'arrêt Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, §§ 18-35, CEDH 1999-V. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
La requérante, née en 1960, est actuellement détenue à la maison d'arrêt de Kırşehir. Elle est avocate. A l'époque des faits, elle était membre de l'Association des droits de l'homme et du Parti social-démocrate populaire (SHP).
Le 2 mars 1994 vers 2 h 30, la requérante fut arrêtée par la police à Kırşehir. Elle fut placée en garde à vue jusqu'au 17 mars 1994. Il lui était reproché d'avoir porté assistance à une bande armée illégale, à savoir le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).
Le 17 mars 1994, la requérante fut traduite devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara qui ordonna sa mise en détention provisoire.
Par un acte d'accusation présenté le 21 avril 1994, le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara intenta une action pénale contre la requérante, sur la base des articles 168 et 264 § 6 du code pénal, réprimant la formation des bandes armées pouvant commettre des délits contre l'Etat et les pouvoirs publics et l'usage de violence en utilisant des explosifs et des armes prohibées.
Par un arrêt du 7 février 1995, la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara condamna la requérante à trente ans d'emprisonnement ainsi qu'à une amende.
La Cour de cassation confirma le jugement de première instance.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Aux termes de l'article 9 a) de la loi no 2845 sur la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat, les infractions visées par les articles 125, 168 et 169 du code pénal et celles réprimées par la loi no 3713 du 12 avril 1991 sur la lutte contre le terrorisme relèvent de la compétence exclusive de ces juridictions. A l'époque des faits, l'article 16 de la loi no 2845 prévoyait, quant à ce type d'infractions, que toute personne arrêtée devait être traduite devant un juge au plus tard dans les 48 heures ou, en cas de délit collectif commis en dehors de la région soumise à l'état d'urgence, dans les quinze jours, ce sans compter le temps nécessaire pour amener le détenu devant ledit juge.
Aux termes de la législation d'alors, telle qu'applicable aux procédures devant les cours de sûreté de l'Etat, une personne détenue ne disposait pas d'un recours d'habeas corpus pour ce qui est des gardes à vue, que les procureurs étaient habilités à prolonger d'office jusqu'à quinze jours. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
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