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Oui, Pylade, il est vrai, la valeur et l'adresse Ont de l'Asie enfin fait triompher la Grèce. De tous côtés en foule on vient dans cette Cour, Croyant d'Agamemnon célébrer le retour, Et toi-même suivant le zèle qui te guide, Pour voler dans Mycènes as quitté la Phocide. Cependant cher Ami, tes soins sont superflus. Les Troyens sont vengés : mon Père ne vit plus. Il n'est plus ! Ô disgrâce à jamais déplorable ! Des caprices du fort exemple mémorable ! Monarque infortuné ! Mais de grâce, Seigneur, Quand, comment a péri cet illustre Vainqueur ? Après que pour venger l'enlèvement d'Hélène Il eut mis Ilion sous le joug de Mycènes. Enfin à la faveur et des vents et des eaux Il retournait en Grèce avec mille vaisseaux. De proie et de captifs cette flotte chargée Couvrait presque déjà tout la mer Egée, Déjà du haut des mâts les experts matelots Découvraient les sommets des montagnes d'Argos : Quand après un long calme il s'élève un orage Qui des Grecs les plus fiers fait trembler le courage ; Et bientôt les écueils, l'eau, la foudre et les vents Font périr à l'envie leurs vaisseaux triomphants. Celui d'Agamemnon, par les vagues émues, Tantôt presqu'englouti, tantôt parmi les nues, Enfin malgré les voeux et tout l'Art des Nochers Heurte, s'ouvre et le brise entre d'affreux rochers. Juste Ciel ! Pour cacher des objets si funèbres, La tempête et la nuit redoublent leurs ténèbres Et des flots agités les contraires efforts Dispersent en cent lieux le débris et les morts. Mais enfin sait-on bien qu'Agamemnon lui-même, Seigneur, ait succombé dans ce péril extrême ? La douleur quelquefois trouble, aveugle, séduit ; Et le bruit de la perte est peut-être un faux bruit. Ah Pylade ! Eurybate échappé de l'orage Vint d'abord de mon père annoncer le naufrage, Et depuis quelques Grecs arrivés dans ce Port N'ont que trop confirmé son funeste rapport. Encor, si sur les bords l'onde daignant le rendre, J'avais dans un tombeau pu renfermer sa cendre : Mais Oreste est privé de ce bien précieux Qu'au plus simple des Grecs ont accordé les Cieux, Et ma douleur n'a pu que par des sacrifices À ses Mânes errants rendre les Dieux propices. Voilà par quel destin ces Dieux nous ont trahis. Voilà le sort du Père, apprends celui du Fils. Le grand Agamemnon ayant mis Troie en cendre, Des filles de Priam ne voulut que Cassandre, Et bientôt avec elle envoya dans ces lieux Du butin le plus rare un amas glorieux. Quel devins-je au moment que je fus sur la rive Recevoir dans un char cette illustre captive ! Ces dépouilles amies, qu'on traînait sur ses pas, Armes, étendards, tout relevait ses appas. Quelquefois à la voir ferme, fière et constante On eût dit qu'à Mycènes elle entrait triomphante. Quelquefois sur son front une noble douleur Faisait aux plus cruels déplorer son malheur. Hélas ! Bien plus que tous je plaignis sa misère. Je fus presque indigné des exploits de mon Père. J'admirais sa vertu, j'admirais ses appas. Dans ces lieux en tremblant je conduisis ses pas. Que te dirai-je enfin ? Je pris toute la flamme Que l'Amour peut jamais allumer dans un âme, Et je sens plus de maux par cette passion Que les Grecs n'en ont fait les murs d'Ilion. Quoi, Cassandre pour vous, Seigneur, trop insensible ? Justes Dieux ! Qu'elle a vu mes feux d'un oeil terrible ! Dès l'enfance vouée au culte des autels Elle abhorre l'amour des profanes mortels. Elle hait, cher Pylade, un amant dont le père A détruit sa famille, a causé a misère, Et toujours trop fidèle à ses vives douleurs, Sa plus douce réponse est de verser des pleurs. Vos vertus, votre amour, vos soins, votre constance, Charmeront ses ennuis, vaincront la résistance. Mais la Reine sait-elle ?..... Hélas ! Que me dis-tu ? Clytemnestre la plaint et chérit sa vertu. Cependant Clytemnestre et dédaigne et déteste Le sang d'un Ennemi dont Cassandre est le reste Et perdant tout espoir d'obtenir rien sur moi, En prenant un époux elle veut faire un Roi. Jusque-là le dépit fait emporter la Reine ! Déjà pour son Hymen tout s'apprête à Mycènes, Et le superbe Egisthe est cet indigne époux.... Egisthe ! Ah que ce choix est à craindre pour vous ! Chargé pendant dix ans par le roi votre père, Du soin de seconder la Reine votre mère, Ce perfide aura su par de secrets complots S'assurer des plus grands de Mycènes et d'Argos. Oui, Pylade : d'abord les uns ont fait connaître Que lassés d'une Reine ils veulent voir un maître : D'autres ont soutenu que l'État veut un roi, Plus savant à régner et moins jeune que moi. Ce sont les sentiments qu'Egisthe leur inspire, Et c'est par ces degrés qu'il s'élève à l'Empire. N'offrez donc point, Seigneur, en cette occasion Des prétextes nouveaux à son ambition. Étouffez ou cachez cet Amour que Cassandre..... Moi cacher un Amour si glorieux, si tendre ! Un amour que le Ciel alluma dans mon sein ! Ah plutôt.... Mais, Seigneur, quel est votre dessein ? Connais, puisqu'il le faut, mon âme tout entière. Je veux..... mais quelqu'un vient : C'est la Reine ma mère ; Je dois tâcher encor de fléchir son courroux. Va, tu sauras après à quoi je me résous. Que son front marge une âme en secret agitée ! Mon fils, vous le savez, vous m'avez irritée ; Mais n'importe, du sang j'écoute encor la voix Et je viens vous parler pour la dernière fois. Avec combien de soin, avec quelle tendresse M'a-t-on vue élever votre illustre jeunesse ! Quel plaisir si j'avais dans les bras d'un époux Pu remettre en son fils un Prince tel que vous ! Il n'est plus : Il a fait un funeste naufrage. Son Trône par sa mort devient votre héritage : Cependant les mutins viennent à haute voix De demander qu'Égisthe ici donne des Lois. Ne craignez rien, mon fils : Je suis et Mère et Reine ; Je mettrai dans vos mains la Grandeur souveraine ; Mais il faut qu'un Hymen auguste avantageux, En rende encor le jour plus saint et plus pompeux. Ouvre les yeux, voyez auprès de votre Mère Les filles de ces Rois qu'assembla votre Père. Pour chacune à l'envie l'on brigue en cette Cour. Choisissez, épousez dès demain, dès ce jour La Princesse ou de Crète, ou de Sparte, ou d'Athènes. De l'État à ce prix je vous remets les rênes ; Mais n'en murmurez pas : je sais ce que je dois, À vous, à vos sujets, à tous les Grecs, à moi. Je conçois vos bontés, je vois votre prudence. Je sens pour vous Respect, Amour, Reconnaissance. Mais que j'en donnerais des gages peu certains, Si j'osais arracher le Sceptre de vos mains ! Régnez encor, régnez. Ne croyez point, Madame, Qu'on se veuille soustraire aux ordres d'une femme. Les Reines comme vous valent les plus grands Rois, Et l'Etat ne doit point vous imposer des Lois. S'il faut un Maître, enfin j'en accepte le titre ; Mais des droits souverains soyez toujours l'arbitre. Voyez toujours mon Peuple à vos pieds prosterné, Vous aurez en moi-même un sujet couronné, J'en atteste les Dieux. Quand à mon Hyménée, Quel besoin pour l'Empire en presse la journée ? Il faut sans ce secours vaincre la trahison, Il faut enfin qu'Oreste imite Agamemnon. Son bras et non l'Hymen fournit à la Couronne Les Champs Arcadiens, Corinthe, Sicionne, Et s'il faut à mon tour étendre nos Etats, Je ne veux rien devoir qu'au secours de mon bras. Donnez d'autres raisons à qui sait vous entendre. Je vois que vous aimez toujours votre Cassandre. Est-ce un crime si grand de s'en laisser charmer ? Un invincible instinct me force de l'aimer. Cette nécessité d'aimer n'est que faiblesse Et choisir dans un sang ennemi de la Grèce, C'est une lâcheté trop honteuse à mon sang. Reine, méprisez-vous celles de votre rang ? Mère, condamnez-vous l'excusable faiblesse D'un fils charmé des yeux d'une auguste Princesse ? Vous pour moi si sensible et si juste pour tous ! Je suis la même encor ; mais vous, ingrat, mais vous, Gardez-vous pour Cassandre une flamme rebelle, Quand vos seuls intérêts me font armer contre elle ? La verrai-je pour dot n'apporter à mon fils Que des pleurs, que des fers, que de tristes débris ? Sans Amis, sans Parents, Captive, misérable..... Pour être infortunée est-elle moins aimable ? La vertu dans les fers, la beauté dans les pleurs, N'attire-t-elle pas la pitié des grands coeurs ? Plus elle est malheureuse et plus elle m'est chère. Quel plaisir de pouvoir réparer sa misère ! Mais vous la haïssez, Madame. Je le dois, Et vous devez aussi la haïr comme moi. Sur votre haine hélas dois-je régler la mienne ? Quelles raisons ?... Songez que Cassandre est Troyenne. Que son frère Pâris, ce lâche ravisseur Sût dans Sparte enlever la Princesse ma soeur. Pour ouvrir à nos Grecs le chemin de l'Asie, Il fallut immoler ma fille Iphigénie. Troie a fait succomber nos plus braves Héros. Ses vainqueurs, mon Époux a péri sous les flots : Et vous épouseriez cette même Cassandre, Que d'un sang si fatal les Dieux ont fait descendre ? Ah laissez-là plutôt en proie à ses douleurs Prédire l'Avenir pleine de ses fureurs Et pousser dans les airs ces tristes Prophéties, Que ses propres malheurs n'ont que trop éclaircies, Et n'allez point en lâche à son sang odieux Mêler le plus beau sang de la terre et des Dieux. Je vois bien, fils ingrat, que ce discours te gêne. Mais je le redis, règne et fais une autre Reine, Ou par mon propre Hymen je m'en vais faire un Roi. Clytemnestre en ces lieux peut encor plus que toi. L'Autel est préparé, la Victime est ornée, Le Prêtre, tout est prêt pour ce grand Hyménée. Cruel, ne veux-tu point te garantir d'un mal ?... Oui je l'empêcherai cet Hymen fatal, Madame, je saurai..... Quoi jusqu'à la menace ! Insolent, osez-vous ?..... Excusez mon audace. Contre Egisthe mon coeur tourne tout son courroux, Et ne confondra point ce perfide avec vous. Tant que vous serez seule au rang de Souveraine Votre fils à vos lois se soumettra sans peine. Mais avant qu'avec vous on partage ce rang, Cet injuste dessein coûtera bien du sang. Je vous laisse y penser. Ô Ciel, quelle arrogance ! De tous mes soins pour lui cruelle récompense ! J'ai garanti ses jours des périls les plus grands Ou l'absence d'un Père expose les Enfants. Fille, Veuve de Rois et seule dans Mycènes Depuis dix ans entiers Maîtresse Souveraine, Je lui cède mon rang et cet indigne fils.... Ah, mon Hymen, Ingrat, punira tes mépris. Non que mon seul dépit contre un fils téméraire Me contraigne à l'éclat que je suis preste à faire Mais... Quel autre motif vous y force en ce jour ? Te le dirai-je ? Hélas, Doride, c'est l'amour. Dieux, que m'apprenez-vous ? quoi se peut-il, Madame, Que pour Egisthe !...... Egisthe a su toucher mon âme. Tout me le fait aimer, un astre injurieux, Le temps l'occasion, le Roi, mon fils, les Dieux. Hé quoi, Madame ?.... Apprends par quelle destinée Dans ce fatal amour je me trouve entraînée. Tu sais qu'écoutant trop un Oracle inhumain, Dans l'Aulide arrêté par un calme soudain, Mon époux préférant sa Gloire à sa famille Pour obtenir les Vents sacrifia ma fille. Quelle douleur pour moi, quels transports, quel courroux ! Je le nommais cent fois lâche et perfide époux, Roi cruel, Père indigne. Il partit, son absence De mes emportements calma la violence, Des devoirs de son rang je compris les rigueurs Et je vins dans Mycènes enfermer mes douleurs. Cependant par quels soins, avec combien de zèle Egisthe combattait ma tristesse mortelle ! M'aidait à soutenir le fardeau de l'Etat ! Travaillait, s'exposait pour en croître l'éclat ! On l'admirait, Madame. Hélas ! Qui l'eut pu croire ? Egisthe trahissant son devoir et sa Gloire, Sous ce zèle apparent, sous ce dehors trompeur Cachait pour Clytemnestre une coupable ardeur. Ciel, qu'entends-je ! Il m'en fit un aveu téméraire. Ah que n'en crus-je alors ma trop juste colère. Je voulais sur le champ le perdre ou le bannir, J'y prévis des périls, je dus les prévenir, Je me tus : seulement j'employais mon adresse Pour pouvoir rappeler mon époux dans la Grèce, J'écrivis, je pressai. Vaine précaution ! Son grand coeur ne songeait qu'à détruire Ilion, Ne cherchait qu'une gloire à tous les deux fatale. Bien plus. Quoi ? Dans son Camp j'avais une Rivale : Il aimait Briséis, il me manquait de foi. Quel surcroît de douleur et de dépit pour moi ! Pleine de mes chagrins, sombre, inquiète, triste, J'en conçus plus d'horreur pour la flamme d'Egisthe, Je l'évitais partout. Ce mépris généreux Irritait sa constance et redoublait ses feux. Pour le bien de l'Etat, ses soins, sa vigilance Me forcèrent enfin à quelque complaisance : Un funeste poison se glissa dans mon sein, Et pour comble de maux un récit trop certain M'apprit qu'Agamemnon sur les bords du Scamandre S'était laissé charmer aux beautés de Cassandre, Qu'il voulait l'arracher au culte de ses Dieux, Que peut-être il venait l'épouser à mes yeux. Je ne le cèle point, toutes ces perfidies Jetèrent dans mon coeur les plus noires furies, Et troublant ma raison m'allaient presqu'engager Dans tout ce qu'a d'affreux l'ardeur de se venger. Toutefois tu le sais, quelle atteinte mortelle M'a porté de sa mort la funeste nouvelle ! J'ai pleuré, j'ai gémi : sans ton cruel secours, De mes jours malheureux j'aurais tranché le cours. De mille vains tombeaux j'honorais sa mémoire, J'allais tout oublier pour soutenir ma Gloire. Mais quand je vois mon fils aimer ce que je hais, Oublier son devoir, sa Gloire, mes bienfaits, Me braver ; le courroux s'empare de mon âme. Je n'examine point si c'est fureur ou flamme, Si c'est haine, vengeance, orgueil, ambition ; Tout soutient aujourd'hui ma résolution : La mort de mon époux, l'orgueil d'un fils rebelle. La pompe est toute preste et le peuple m'appelle. Aussi bien désormais je ne puis résister Au torrent que je sens malgré moi m'emporter. Allons au Temple, il faut que ma vengeance éclate, Il faut que mon Hymen..... Mais que veut Eurybate ? Ah, Madame ! Apprenez quel est nôtre bonheur. La mort d'Agamemnon n'est qu'un bruit imposteur Que mes sens abusés ont semé dans Mycènes. Eace en a porté la nouvelle certaine : Il est avec Egisthe. Agamemnon : ô Dieux ! Je verrai mon époux, il revient en ces lieux ! Emporté tout d'un coup par l'effort de l'orage Loin de l'endroit fatal ou nous fîmes naufrage, Lorsque la Mer allait engloutir ce Héros Par un Vaisseau des siens il fut tiré des flots. Échappé, grâce au Ciel de ces périls funestes, Il a su de sa flotte assembler tous les restes ; Mais toujours quelque obstacle empêchant son retour, Il n'a pu vers Mycènes aborder qu'en ce jour. Déjà de ses Vaisseaux la richesse et le nombre Oreste jusqu'à nos bords leur éclat et leur ombre. Oreste avec les siens court, vole vers le Port. Après vous avoir fait ce fidèle rapport, Je dois le suivre. Allez, j'approuve votre zèle : Je vous suivrai de près. Quelle grande nouvelle ! Dieux ! qu'est-ce que je sens, quel trouble dans mon coeur, Quel désordre confond ma joie et ma douleur ? Mais qu'est-ce qui retient ma première tendresse ? Le vainqueur d'Ilion, le vengeur de la Grèce, Le Chef de tant de Rois, le grand Agamemnon Revient ! que tout s'efface à l'éclat de ce nom. Que tout s'évanouisse au bruit de tant de gloire. Qu'il occupe à lui seul mon coeur et ma mémoire. Je vous sens revenir mes premiers sentiments, Gloire, vertu, devoir, généreux mouvements : Je brûle de revoir un époux que j'adore. Mais grands Dieux quel chagrin m'accable, me dévore, Quand je vois que bientôt cet époux va savoir Les honteux sentiments que j'ai pu concevoir : Malheureuse ! Ah ! Chassez des pensées trop timides, Madame. Je connais la fierté des Atrides Et surtout mes remords dissipant mon erreur Des projets que j'ai faits je vois toute l'horreur. Est-ce la foi constante et cette douleur tendre Qu'une épouse fidèle aurait dû à sa cendre ! Sous couleur de venger de trop justes mépris J'allais mettre à son Trône un autre que son fils ! À quels lâches transports m'étais-je abandonnée ! Il va voir l'appareil d'un indigne Hyménée ! Fuyons, partons, quittons ce Palais, ces États, Et qu'un exil du moins purge mes attentats. Vous, fuir ? De quelle crainte êtes-vous prévenue ? Juste Ciel ! Votre flamme à moi seule est connue. Qui peut de ce secret instruire votre époux ? Ah ! la fuite ferait un témoin contre vous, Mon Hymen résolu va tout faire comprendre. Je vois mille raisons pour pouvoir vous défendre, Et tous vos vains projets s'étouffant aujourd'hui, Le bruit n'en ira pas peut-être jusqu'à lui. Mais quand il saurait tout, un projet d'Hyménée À d'éternels remords vous a-t-il condamnée ? D'un projet si honteux, de cette trahison, Des remords éternels me demandent raison, Et mes troubles cruels vont mettre en évidence..... De ces troubles enfin calmez la violence. Agamemnon revient : Il est près de ces lieux. Allons le recevoir et laissons faire aux Dieux. Laisse-moi la fureur dont je suis animée. Dans un gouffre de maux les Dieux m'ont abîmée. Je ne reconnais plus ni raison ni devoir, Et ma seule espérance est dans mon désespoir : La mort est le seul bien que mon coeur peut attendre. Quoi, Madame, faut-il que l'illustre Cassandre, Ce digne sang des Rois, des Héros et des Dieux ?... Ah, ne me vante plus un sang si glorieux. N'expose à mes regards que nos longues misères, Tous les miens massacrés, la mort de tous mes frères, Mon père dépouillé des honneurs de son rang, Ses cheveux blancs, souillés de poussière et de sang, Et sa tête autrefois auguste et révérée Par de barbares mains de son corps séparée. Peins-moi le corps d'Hector encore tout fumant Autour de nos Remparts traîné honteusement. Offre-moi de Pyrrhus l'impitoyable haine, Sur le tombeau d'Achille égorgeant Polyxène, Astyanax lancé du haut de nos Remparts De ses propres bourreaux effrayant les regards. Fais-moi voir des Autels où j'étais attachée Par une main impie enlevée, arrachée. Mais qu'est-ce que j'entends ? pour comble de malheur, J'entends de toutes parts le nom de mon vainqueur : Il revient triomphant. Que de cris d'allégresse ! Je vois de tous côtés la foule qui le presse. Je vois pour l'honorer tous les Grecs assemblés, Tandis qu'Ilion n'offre à mes sens désolés, Que cendre, que tombeaux, que campagnes désertes, Éternels monuments de mes sanglantes pertes : Tandis que pénétrant jusques aux sombres bords Je vois Priam suivi d'une foule de morts, Dont les cris douloureux partout se font entendre Et percent jusqu'au coeur de la triste Cassandre. Hé, Madame, oubliez ces cruels entretiens. Oubliez le destin de Troie et des Troyens : Oreste vous adore. Ah ! Que n'oses-tu dire ? Dieux ! quel trouble nouveau ce nom seul vous inspire ? Le haïssez-vous tant lui qui par tant de soins ?... Si je le haïssais je me troublerais moins. Ainsi, Madame ?.... Hélas, j'ai cru que dans Mycènes, Je ne verrais qu'objets de terreur et de haine, Que de fiers ennemis horribles à mes yeux, Des lâches Ménélas, des Pyrrhus odieux, Et mes yeux n'ont rien vu de pareil dans Oreste. J'en rends grâce, Madame, à la bonté céleste. Les Dieux pour relever votre fort abattu Ont permis que ce Prince........ Hélas que me dis-tu ? Des maux les plus cruels dont j'ai lieu de me plaindre, L'Amour est le malheur que j'ai le plus à craindre. Je ne te dirai point que ma race, mon nom, Ma Gloire me refuse au fils d'Agamemnon : Qu'Agamemnon lui-même a pris soin de me plaire Et que je dois haïr et le fils et le père. Ces sacrés Ornements, ces Voiles que tu vois Me font contre l'amour de trop sévères lois. Tu m'as vue aux autels à jamais consacrée, De victimes, d'encens, de prêtres entourée, Par un culte assidu mériter ce grand nom, Ce titre glorieux d'Amante d'Apollon, Et ce Dieu que je sers par ses vives lumières, Du plus sombre Avenir m'ouvrir tous les mystères. Mais dès que d'un Mortel j'osai souffrir les voeux, Le Dieu qui m'inspirait retira tous ses feux. On croit que l'Avenir m'est une nuit obscure, Et ce que je prédis passe pour imposture. Les Dieux jaloux d'un coeur qu'ils veulent tout pour eux Font à ce coeur trop tendre un sort si rigoureux, Que n'étant pas contents de me punir moi-même, Leur haine éclate encor contre tout ce qui m'aime. Attachée à ces Dieux qui vous traitent si mal, Quel fruit recevez-vous d'un culte si fatal ! De vos propres vainqueurs la haine est moins funeste. Vos Dieux vous servent moins que l'amoureux Oreste. Le voici, mon courroux, ma haine, ma douleur, Cachés au moins, cachés le secret de mon coeur. Madame, enfin les Dieux m'ont renvoyé mon Père. Il n'a pu qu'un moment entretenir ma Mère, Occupé des respects dont le peuple et la Cour D'un Roi victorieux honorent le retour : Il vous verra bientôt. En attendant, Madame, Puis-je vous demander le destin de ma flamme ? Tant de pleurs, tant d'ennuis, tant de soins, tant d'ardeur, Rien enfin ne peut-il fléchir votre rigueur ? Quoi toujours ce discours ? Dieux ! qu'est-ce que vous faites ? Songez-vous qui je suis, songez-vous qui vous êtes ? Nous sommes ennemis : Est-il rien entre nous Qui puisse autoriser un langage si doux ? Mais que dis-je ? des Grecs la barbare furie M'a ravi liberté, parents, amis, patrie, Et vous-même à mes maux affectant d'insulter, Seigneur, vous vous plaisez à persécuter ? Abusant de mes fers vous voulez...... Ah Madame ! Par quel cruel discours accablez-vous mon âme ? Ciel, verrez-vous toujours comme un crime odieux L'amour, l'ardent amour que j'expose à vos yeux ? Si c'est un crime, hélas ! mon destin, mon envie Est d'être criminel tout le temps de ma vie, De ne perdre jamais l'espoir d'un feu si beau Et de porter ma flamme au-delà du tombeau. Et mon destin, Seigneur, est d'avoir l'âme pleine De tragiques fureurs, de désespoir, de haine, De me nourrir toujours d'amertume et de pleurs, De craindre, d'annoncer, de souffrir des malheurs. Un sort si malheureux, adorable Princesse, Un destin si cruel doit-il durer sans cesse ? Si les Grecs maintenant ont détruit vos États, Le Ciel un jour mettra tous leurs Trônes à bas : Tout change tour à tour, tout succombe, tout passe. Je sais quels attentats ont éteint votre race ; Mais, Madame, du moins par son heureux secours Mon Père a conservé votre gloire et vos jours. Loin de vous retenir en esclave à Mycènes, Peut-être voudra-t-il pour vous en faire Reine, Pour voir avec nos coeurs nos Empires unis Vous assurez son Trône en vous donnant son fils. Ah ! Seigneur, Si les Grecs vous ont trop outragée Par leurs pertes, déjà n'êtes-vous pas vengée ? Bien plus, dans cette Cour cent maux que je prévois, Vont peut-être éclater par le retour du Roi : L'ambitieux Egisthe est puissant dans Mycènes. Mais dussent tous les Grecs mériter votre haine, Devez-vous me punir des maux qu'ils vous ont faits Moi que dans vos Etats vous ne vîtes jamais, Moi qui m'applaudissais d'un âge ou ma faiblesse M'épargna les fureurs, les crimes de la Grèce ? Hélas ! Si mon respect, ma tendresse, ma foi, N'excitent rien en vous qui vous parle pour moi, Frappez, percez ce coeur accable de tristesse. Punissez-en Oreste, Agamemnon, la Grèce, Éteignez dans mon sang mes téméraires feux : Que ma mort........ Votre mort n'est pas ce que je veux. Étouffez seulement une flamme funeste, On me dédaigne ici, Seigneur, on me déteste. N'ayez aussi pour moi que mépris et qu'horreur. Qui moi, Madame ? ô Dieux ! Craignez au moins, Seigneur, Que Cassandre en ces lieux, que cette infortunée Ne verse un noir poison sur votre destinée. De mon triste ascendant telle est la dure Loi, Que je traîne partout le malheur avec moi. Vous êtes né, Seigneur, d'Atrée et de Tantale Et je sors comme vous d'une race fatale, Funeste à mes amis, funeste mes amants. Tremblez, Prince, voyez leurs affreux châtiments Corèbe à mon Hymen destiné par mon père À peine entré dans Troie y perdit la lumière. D'un téméraire amour votre Ajax embrasé S'est vu presqu'à mes yeux par la foudre écrasé. Craignez, Prince, craignez leur exemple funeste. Tombe, tombe sur moi la colère céleste. Votre Amant ose ici défier tous vos Dieux, Si leur haine s'attache à ce nom glorieux. Mais peut-être comme eux me haïssant vous-même...... Vous parler des malheurs que je crains pour qui m'aime, Et les craindre pour vous est-ce là vous haïr ? Ah Madame ! Arrêtez, craignez de vous trahir Par l'appas trop flatteur d'un espoir favorable. Rien n'est si malheureux rien n'est si déplorable Que le sort d'un mortel que mes yeux ont charmé, Quels seraient vos malheurs si vous étiez aimé ? Vous ne m'aimez donc pas et je n'oserais croire..... Le Roi vient : Tout vous nuit, mon sort, les Dieux, ma Gloire, Et je trouve au Roi même un obstacle en ces lieux Aussi grand que mon sort, que ma Gloire et les Dieux. Ah si vous n'êtes point à mes voeux trop contraire, J'ose tout espérer des tendresses d'un père. Quels voeux ne seront point par le sang écoutez ? Que l'on me laisse ici. Vous Arbas arrêtez. Et vous pour m'acquitter envers le Ciel propice Donnez l'ordre mon fils d'un pompeux Pour nos heureux succès rendre grâces aux Dieux, C'est le premier devoir d'un Roi victorieux. Avoir tous les honneurs qu'on me rend dans Mycènes, Mon bonheur est parfait et ma gloire est certaine. Cependant que d'ennuis viennent le traverser ! Et de quoi votre esprit va-t-il s'embarrasser ? Grâces au Ciel Seigneur vous avez eu la joie D'étaler sur ces bords le triomphe de Troie Et vous pouvez, sauvé de la Guerre et des flots, Espérer dans Mycènes un solide repos. Qu'on en croit aisément une faible apparence ! Un triomphe pareil n'est pas tout ce qu'on pense. Un mélange cruel en corrompt les douceurs. Dieux ! quel est ce discours ? d'où naissent vos douleurs ? Qu'ai-je après tant d'exploits conduit sur ce rivage Que les restes affreux d'un funeste naufrage ? Rebut infortuné de la fureur des eaux, J'ai vu qu'on m'élevait ici de vains tombeaux. À travers une joie apparente et contrainte J'entrevois des éclats de douleur et de crainte, La Cour me semble triste et le Peuple étonné Egisthe est interdit, Oreste est consterné ; Et surtout, s'il te faut expliquer ma pensée, La Reine m'a paru surprise, embarrassée. Son trouble que j'ai feint de ne pas remarquer, Des bruits tristes, confus, qu'on n'ose m'expliquer, Des secrètes terreurs que je ne puis comprendre..... N'est-ce point que le bruit de vos feux pour Cassandre. Oui cher Arbas, sans doute et cette passion Va causer des malheurs au vainqueur d'Ilion. Tu le sais toutefois, par quelle résistance J'ai tenté d'étouffer ce feu dans sa naissance ! Souvent près de Cassandre au lieu d'être indigné Je me suis applaudi de me voir dédaigné. Malgré tous mes efforts voyant durer ma flamme, J'ai cherché par l'absence à dégager mon âme : Même affectant l'orgueil d'un Roi victorieux, J'ai fait venir Cassandre en Esclave en ces lieux, Elle partit de Troie éplorée, éperdue, Et moi je respirais éloigné de sa vue. Mais Dieux ! dès que j'ai vu les murs de ce Palais J'ai senti tout mon coeur rappelant ses attraits, Plus pressé pour la voir de voler dans Mycènes, Que par l'ardeur de voir et mon fils et la Reine. Seigneur vous pouvez tout, mais de grâce en ce jour Souffrez que je combatte un si funeste amour. Pourriez-vous consentir ?..... Arrête, oses-tu croire Que j'écoute un amour si fatal à ma gloire ? Dans l'âge où tu me vois, au déclin de mes jours J'aurais trop à rougir de ces folles amours. Dans l'Asie et parmi la licence des Armes Mes yeux en Briséis ont pu trouver des charmes ; Mais parmi ma famille, au sein de mes États Je dois de mon amour vaincre l'indigne appas. Que dis-je ? Quand on est à ce comble de gloire Ou par tant de travaux m'a conduit la victoire, De l'Univers entier on voit sur soi les yeux Détourner, arrêter leurs regards curieux, Et la moindre faiblesse offre trop à l'envie De quoi flétrir l'éclat de la plus belle vie. Ah ! J'avais bien prévu dans cette occasion Qu'un vainqueur si fameux vaincrait sa passion. Quel triomphe pour vous ! Quelle gloire nouvelle ! Qu'il en coûte mon coeur une peine cruelle ! Mais pour la mieux guérir, cessons de les revoir Ces appas qui sur moi prennent trop de pouvoir. Je veux que dans Argos Cassandre se retire. Je fais tout préparer, tu pourras l'y conduire : Trop heureux si je puis en cet illustre jour Triomphant pleinement de Troie et de l'amour Assurer mon repos, consacrer ma mémoire, Goûter tranquillement les fruits de ma victoire. Ah Seigneur ! Excusez mon abord indiscret, Mais je viens vous apprendre un important secret. Ici, presqu'à vos yeux on cabale, on conspire, On veut vous arracher la vie avec l'Empire. Juste Ciel ! D'un projet si noir, si plein d'horreur, Le croirez-vous ? Egisthe est le coupable auteur Et d'un des conjurés le remord favorable Vient de me découvrir ce forfait exécrable. Le perfide ! En partant on me vit dans ses bras Remettre, abandonner mes enfants, mes Etats, Et quand je viens l'ingrat laisse aller sa furie Jusqu'à vouloir m'ôter et l'Empire et la vie ! Ô trahison ! Avant qu'il puisse rien tenter, Prends mes gardes Arbas et va, cours l'arrêter. Ah lâche, quelques coups que ta fureur m'apprête, Je les ferai bientôt retomber sur ta tête. Mais depuis quand, comment ce traître dans son sein A-t-il pu concevoir cet horrible dessein ? Il a toujours pour vous cette haine funeste, Que pour le sang d'Atrée a le sang de Thyeste Et brûlant en secret du désir de régner, Pour remplir son orgueil ne veut rien épargner. Mais tandis que j'étais éloigné de Mycènes N'a-t-il rien attenté contre Oreste ou la Reine ? Dis-moi tout ce qu'ici tes yeux en ont pu voir, Tout ce qu'on t'en a dit, je prétends tout savoir. Seigneur dispensez-moi. Dieux ! quel est ce mystère Que je brûle d'apprendre et qu'on cherche à me taire. Parle, je te l'ordonne. Hé bien, il faut parler. Apprenez ce qu'en vain je voudrais vous celer, Aussi bien il vaut mieux qu'une bouche fidèle À votre empressement l'expose et le révèle. Au bruit de votre mort qu'on a crue avec moi, L'État là d'une Reine enfin voulait un Roi; Mais en le demandant il faisait bien connaître, Que s'il ne l'obtenait il se ferait un maître. Egisthe qui briguait en secret pour ce choix Seigneur, était nommé d'une commune voix. On brûlait de le voir par l'Hymen de la Reine Élevé dès ce jour au Trône de Mycènes, Et quoi que Clytemnestre enfin pût opposer, Egisthe l'emportait, elle allait l'épouser. L'épouser ? Ô destins ! Ô fortune jalouse ! Quel accueil ai-je ici d'un Peuple, d'une épouse ! Quel retour ! quel triomphe ! Ah voilà ces horreurs Que m'ont fait pressentir mes secrètes terreurs. Sur le bruit incertain d'une mort si cruelle, La Reine à ma mémoire aussitôt infidèle, Par son impatience allait aux yeux de tous D'un indigne sujet se faire un autre époux ! Quels soins a-t-elle pris pour recueillir ma cendre ! Et quel temps pour les pleurs qu'elle devait répandre ! Ô Grecs que j'ai vengés et vous lâches sujets, Mon fils, Dieux, souffrez-vous ces indignes projets ! Céder à des mutins avec tant de faiblesse ! Quoi tandis que mon bras fait triompher la Grèce, Tandis que devenu le Chef de tant de Rois Je fais aller si loin le bruit de mes Exploits, Tandis qu'un monde entier jouit de ma victoire, Et qu'au prix de mon sang je me couvre de gloire, Elle allait dépouiller l'héritier de mon rang ! Elle allait enlever la Couronne à mon sang ? Ô trop sensible affront pour un Roi, pour un Père ! Ô trop injuste Reine et trop barbare Mère ! Seigneur mille raisons s'opposaient à ce choix. Est-il quelque raison pour détruire ses droits ? L'ingrate ! Cet amour que tes yeux m'ont vu prendre Dans les veux de l'aimable et divine Cassandre, Ce doit au pur respect du conjugal amour. Pour goûter sans remord un glorieux retour, Pour faire à Clytemnestre une pleine allégresse, J'éloignais pour jamais une illustre Princesse, Et par ce digne effort, mais trop cruel pour moi, J'assurais à la Reine et mon coeur et ma foi. Seigneur est-il bien vrai ce qu'on vient de m'apprendre ? On dit que dans Argos vous envoyez Cassandre, Et que daignant ainsi l'éloigner de nos yeux, Vous prétendez..... Cassandre est encor dans ces lieux ; Mais Egisthe qui même attentait sur ma vie Va bientôt expier sa noire perfidie. Vous, craignez ce qu'un Juge, un Monarque, un Époux Dans sa juste fureur ordonnera de vous. Dans cet appartement Gardes qu'on la retienne. O Ciel ! quelle surprise est égale à la mienne ! Qu'ai-je entendu ? Cassandre est encor dans ces lieux. Egisthe ose former des complots furieux ! Et pour combler encor ma honte et mon supplice On me fait arrêter, on me croit sa complice ! Et peut-être est-il vrai que sa témérité N'agit que par l'espoir dont je l'avais flatté. Que votre sort, Madame, est un sort déplorable ! D'un si noir attentat le Roi vous croit coupable ! Non, il aime Cassandre, et dans ce triste jour Votre crime envers lui c'est ce fatal amour. Oui, Oui, Doride, il l'aime et son indigne flamme Embrasse avidement tout ce qui perd sa femme. Mais contre cet amour quel secours, quel espoir ! Opposons-lui son fils, sa vertu, son devoir, Et si je ne puis vaincre une ardeur si fatale Doride, il faut périr ou perdre ma Rivale. Oui j'ai suivi, Seigneur, votre ordre et mon devoir. L'ambitieux Egisthe est en votre pouvoir : Egisthe est arrêté malgré sa résistance. Il suffit, laisse-moi. Mais pour plus d'assurance, Veille, prends garde à tout, songe Arbas, que ton Roi Daigne plus que jamais se reposer sur toi. Viens Eurybate, approche : as-tu dit à la Reine, Que mon juste courroux la bannit de Mycènes ? Ira-t-elle dans Sparte ? Oui Seigneur. De quel front, De quel air reçoit-elle un châtiment si prompt ? En épouse soumise, en Reine malheureuse, Avec une douleur sage et respectueuse. Et si j'osais vous dire un mot en sa faveur. Rien ne peu affaiblir son crime et ma fureur. Absent depuis dix ans, je volais vers Mycènes, Impatient d'y voir une épouse, une Reine, Me garder toute entière une tendre amitié : Ravi de partager avec cette moitié, Ce grand amas de gloire et ce comble de joie, Que vient de m'assurer la Conquête de Troie. J'allais même, éloignant Cassandre de ces lieux. Affliger pour jamais et mon coeur et mes yeux. Que j'avais de faiblesse ! ah mon cher Eurybate, Je sacrifiais tout à cette épouse ingrate. Grâce à sa trahison qui souffre qu'un vainqueur, Au gré de ses désirs dispose de son coeur. Mais pour Cassandre enfin, n'est-elle pas éteinte Cette amour que j'ai vu vous causer tant de crainte ? Vous avez résolu qu'elle parte demain : Vous voulez.... Il est vrai, j'avais fait ce dessein. Mais je viens de la voir, et j'ai repris pour elle Des désirs si pressants, une flamme si belle ; Que bien loin de vouloir l'éloigner de mes yeux, Je prétends avec moi qu'elle règne en ces lieux. Quoi, Seigneur, lui donner la place de la Reine ? La Reine en est indigne, elle sort de Mycènes. Le divorce Eurybate est commun parmi nous : Je sens même en secret murmurer mon courroux, Quand à ce châtiment je veux borner sa peine. Mais ne me parle plus de l'objet de ma haine. Parle-moi seulement du choix qui m'a charmé, De ce divin objet que les Dieux ont aimé, Beauté sans art, fierté sons orgueil, sans faiblesse, Dans la honte des fers tout l'air d'une Princesse. Dis-moi qu'elle est des Dieux l'interprète et la voix, Qui nous eut épargné la mort de tant de Rois Et de tant de fureurs les barbares spectacles, Si l'aveugle Troyen avait cru ses Oracles. Je te dirai bien plus ; ce n'est pas sans dessein Que le Ciel a versé cet amour dans mon sein. Penses-tu qu'au retour d'une effroyable Guerre Où des torrents de sang ont inondé la terre, Où ma fureur m'a fait tant de noms odieux, Où je me suis chargé de la haine des Dieux ; Crois-tu, qu'on les apaise avec quelques victimes ? Il faut bien autrement expier tous mes crimes. Pour recouvrer Hélène exigeait-t-on de moi De remplir tant d'Etats de carnage et d'effroi ? Des enfants égorgés, des filles immolées, Des vieillards massacrés, des mères désolées, Tous demandent justice et c'est moi leur vainqueur Qui dois venger leur sang et servir leur douleur. De tant d'illustres morts qui ne sont que poussière, La gloire dans Cassandre est encor toute entière : C'est en elle qu'il faut relever ses aïeux, Réparer leur disgrâce et satisfaire aux Dieux. Ah, Seigneur ! Qu'ai-je appris, quand je recouvre un père, Faudra-t-il que l'exil me ravisse ma mère ? Je devrais la traiter avec plus de rigueur. L'infidèle ! Est-ce là cet amour ?.... Ah Seigneur ! Doutez-vous que son coeur vous aime, vous adore ? Tout jeune que j'étais il me souvient encore, Que mourante et sans voix en vous disant adieu, Quand pour vaincre Ilion vous quittâtes ce lieu, Clytemnestre à la vie à peine fut rendue. Dans ce triste Palais languissante, abattue, Sans cesse on l'entendait gémir de ses ennuis. Que de jours douloureux ! que de cruelles nuits ! Combien en m'embrassant, l'esprit rempli d'alarmes, Ses yeux sur mon visage ont répandu de larmes ! Avec quel zèle ardent et quels soins curieux Elle faisait sans cesse observer tous les lieux, Où vous aviez voulu que nous eussions la joie De voir l'heureux signal du triomphe de Troie ! Sans moi, sans mon secours, l'erreur de votre mort, Son désespoir, Seigneur, allait finir son sort. Ces regrets, ces tombeaux, ces pleurs, ces sacrifices..... Ce sont fausses douleurs et trompeurs artifices. En arrivant ici, parmi ces monuments On ne voit que festons, autels, vases fumants, Trop indigne appareil d'un fatal hyménée. Mon retour différé d'une seule journée, J'allais voir sur le Trône un autre Roi que vous ! J'allais entre ses bras trouver un autre Époux ! Ô trop dignes sujets d'une implacable haine ! Ah, Seigneur ! Tous les Grecs assemblés dans Mycènes Sont témoins qu'à grands cris on demandait un Roi, Qui dans l'art de régner fut plus savant que moi. On nommait même Egisthe. Hélas, que pouvait faire, Pour un fils malheureux une impuissante mère ? Elle allait à l'Autel en Victime d'État, Et cet Hymen contre elle était un attentat. Mais j'aurais bien rompu ce funeste Hyménée. J'en eusse ensanglanté la fatale journée. J'aurais tout soulevé, j'aurais de coups mortels, Percé le traître Egisthe aux pieds de nos autels. Et la Reine voulait dans ce péril extrême Par son indigne Hymen vous plonger elle-même ? Ah ! Si contre son fils quelques lâches sujets, Osaient d'un téméraire appuyer les projets : Si ses yeux devaient voir exposer cette Ville Aux tragiques horreurs d'une Guerre civile, Devait-elle embrasser que le parti d'un fils ? Non, Prince, vous et moi, nous étions tous trahis, Mais ne m'en parlez plus, que demain elle parte, Et qu'elle aille à jamais se renfermer dans Sparte. Suspendez votre arrêt : que sur moi seulement, Sur le seul criminel tombe le châtiment ; La Reine est innocente, et puisque son silence L'accuse, je lui dois rendre son innocence. Malgré tous nos mutins il ne tenait qu'à moi D'accepter la Couronne et de me faire Roi, Ma mère me l'offrait, je régnais dans Mycènes, Si j'avais de sa main voulu prendre une Reine. Mais je n'écoutais rien qu'un téméraire amour, Résolu de tout perdre et le Trône et le jour, S'il fallait les sauver en perdant ce que j'aime. C'est ce fatal amour donc la fureur extrême Forçait seule la Reine à faire un autre Roi. J'aime Cassandre enfin : Elle a mon coeur, ma foi. Jamais l'Amour, les Dieux n'ont jeté dans une âme Des transports plus pressants, une plus vive flamme : Je dois, je veux l'aimer jusques dans le tombeau, Trop heureux d'expirer pour un crime si beau Et plus heureux encor d'en mériter la peine, Si mon sang peut laver le crime de la Reine. Où suis-je ? Qu'ai-je ouï ? Justes Dieux quel poison Répandez-vous toujours sur moi, sur ma maison ! Allez trop digne fils d'une coupable mère, Vanter loin de ma vue un crime téméraire ; Ou ne vous offrez plus, fils ingrat, à mes yeux, Qu'affranchi d'un amour qui m'est trop odieux. Qu'ai-je entendu Seigneur ! Ô disgrâce nouvelle, Qui vient frapper mon coeur d'une atteinte mortelle ! La Reine, mon devoir, les Dieux, tout en ce jour, Semble ouvrir un Champ libre à mon ardent amour, Et cependant Oreste adore ce j'aime ! Je rencontre un Rival dans un autre moi-même ! Ma Captive triomphe, et par mon propre fils, Je vois tous mes desseins et tous mes voeux trahis ! La Reine vient, Seigneur, accablée, éperdue. La Reine ! ah qu'a jamais elle évite ma vue. Non, c'est trop de rigueur, quoi que vous ordonniez, Pour la dernière fois je me jette à vos pieds. Je ne viens pas ici rappeler dans votre âme, Par de tendres adieux votre première flamme : Vous m'en jugez indigne, et c'est assez, Seigneur, Pour ne prétendre plus de place en votre coeur. Mais ne pourrai-je au moins dans un sort si funeste, Vous parler en faveur du malheureux Oreste ? Il adore Cassandre, et jusques à ce jour Il m'a vue obstinée à troubler son amour. Je le devais, croyant votre perte certaine ; Mais les temps ont changé : vous êtes dans Mycènes. Permettez que prenant un plus juste dessein, Je présente à mon fils Cassandre de ma main. Permettez qu'en partant, sa déplorable mère Répare ainsi les maux qu'elle a voulu lui faire. Que je vois à mon fils une épouse en ces lieux, Et puisse-t-il dans Sparte un jour fermer mes yeux. Ce langage, Madame, a droit de me surprendre. D'où vous vient pour Oreste une amitié si tendre ? Un zèle si nouveau ? sans vous, sans vos avis, Je saurai bien régler le destin de mon fils. Laissez de son Hymen tout le soin à son père. Pourquoi, Seigneur, pourquoi vouloir priver sa mère, D'un devoir si sacré, d'un spectacle si doux ? Et du dernier bienfait qu'elle espère de vous ? Pourquoi ne point unir Oreste avec Cassandre ? J'ai mes raisons, Madame, et ne dois point en rendre : C'est assez et c'est trop que je daigne en ce jour Pardonner à mon fils son téméraire amour. Achevez, achevez, cessez de vous contraindre. Je sais tout, je vois tout : il n'est plus temps de feindre. Seigneur, la Renommée en contant vos Exploits, N'a pas pour vous louer donné toutes ses voix. À votre honte ici sa bouche a fait entendre Le bruit injurieux de vos feux pour Cassandre. Pour vous, pour mon repos, je voulais en douter ; Mais, vos cruels refus les font trop éclater. Poursuivez élevez votre Esclave à ma place. Quel reproche au moment qu'il faut demander grâce ! Quand un nouvel Hymen occupait tous vos soins, Aviez-vous de ma mort de fidèles témoins ? Il fallait en courant de rivage en rivage Par des signes certains confirmer mon naufrage. Mère d'Oreste, enfin Veuve d'Agamemnon, Il fallait soutenir l'éclat de grand nom. II fallait à mon ombre être toujours fidèle, Oser tout pour un fils, contre un Peuple rebelle. Mais enfin c'en est fait, plus d'Hymen entre nous, Plus de rang en ces lieux, plus de Trône pour vous. Je quitte avec plaisir le Trône des Atrides, Ce Palais teint du sang de tant de Parricides, Cet Empire odieux, déshonoré cent fois. Par la haine des Dieux et les crimes des Rois. Le divorce, l'exil ont pour moi plus de charmes Qu'un séjour où mes yeux ont versé tant de larmes, Qu'un époux dont la vie a cent fois démenti Le sang de Jupiter dont il se croit sorti. Mais avant que je parte il faut que je te laisse L'image des forfaits qui te suivront sans cesse Souviens-toi qu'autrefois un vain orgueil du rang De ma fille à mes yeux te fit verser le sang : La triste Iphigénie... Ah funeste spectacle ! Calchas même eut horreur de son barbare Oracle. Les flammes du bûcher cherchant à s'éloigner Respectaient la Victime et voulaient l'épargner. Souviens-toi quelle ardeur malheureuse, inutile, Enleva Briséis d'entre les bras d'Achille. Mais c'est trop peu : tu viens assujettir ton fils Aux enfants qui naîtront de la soeur de Pâris ! Digne époux ! grand Monarque ! ô père et juste et tendre ! Ô Héros ! Aime, épouse et fais régner Cassandre. Mais pour le châtiment de ce crime odieux, Crains tes remords, ton fils, moi, les Grecs, tous les Dieux. Ah que l'emportement que sa fureur déploie, Dans mon coeur étonné jette une prompte joie ! Et d'un funeste Hymen déchirant tous les noeuds, Dégage heureusement un époux malheureux ! Allons chercher Cassandre, et laissons de mon âme Échapper à ses yeux tout l'espoir de ma flamme. Ah laissez-là partir : quel est votre dessein ! D'aller lui présenter et mon Sceptre et ma main, Mais elle vient. Seigneur, jusqu'où va votre haine ! Après m'avoir captive envoyée à Mycènes : On dit que vous voulez m'envoyer dans Argos ! Faudra-t-il traversant et les Monts et les Flots, Que j'aille encor traîner ma misère et mes chaînes. Dans Ithaque, en Epire, en Crète, dans Athènes Et ferez-vous partout aux Grecs victorieux, De la triste Cassandre un trophée odieux ? Ah ! S'il faut de ces lieux éloigner ma présence, Daignez me renvoyer au lieu de ma naissance. Je puisse revoir ses débris, ses tombeaux. Objets à ma douleur plus charmants et plus beaux, Que la pompe et l'orgueil des villes de la Grèce. Que le triste Ilion voie encore sa Princesse Honorer la misère, adoucir les malheurs Des vivants par ses soins et des morts par ses pleurs. Quoi, Madame, avez-vous tant d'horreur pour Mycènes ? Vous êtes dans ma Cour et libre et souveraine. Mais ces soins, ces respects qu'on vous rend en ces lieux, Ont-ils trop peu d'appas pour arrêter vos yeux ? Aimez-vous mieux aller sur les bords du Scamandre Y voir Troie embrasée et pleurer sur sa cendre, Que me voir dans ma Cour environné de Rois, Plus que jamais Madame asservi sous vos lois ; Après tous vos mépris dont j'ai souffert l'outrage, De mon fidèle amour renouveler l'hommage ? Qu'entends-je ? Avez-vous crû que l'absence ou le temps Éteindrait dans mon coeur des feux si violents ? Ah ! Si ce coeur pour vous a brûlé devant Troie, De quels tourments depuis me suis-je vu la proie ! Dans les premiers transports de mes ardents désirs Je n'osais qu'en tremblant expliquer mes soupirs. Mais enfin dégagé d'une épouse perfide, Ma passion muette, étonnée et timide, Ne peut-elle parler quand pour vous couronner, J'ai tout mon coeur, ma main, mon Sceptre à vous donner ? Permettez donc, Madame..... Ah ! Cessez ce langage, Et ne m'accablez point par ce dernier outrage. Juste Ciel ! Quoi j'ai vu nos États saccagés, Mon père massacré, tous les miens égorgés ! Les Troyens sont détruits ! Ilion est en cendre ! Quel temps, quel appareil pour l'Hymen de Cassandre ! La fille de Priam, l'Amante d'Apollon, Unirait son destin au sort d'Agamemnon ! On me verrait porter cette main innocente, Dans une main encor de sang toute fumante ! J'irais vous épouser sur des Autels parés Des drapeaux des Troyens sanglants et déchirés ! Ah, Seigneur ! Que sur moi votre vengeance assemble Tous les maux qu'ont soufferts tous les Troyens ensemble : On me verra sans crainte expirer à vos yeux, Fidèle à ma douleur, à ma gloire, à mes Dieux. Quoi je serai toujours en bute à votre haine ! Dans vos Temples Achille épousa Polyxène, Et Pyrrhus doit s'unir à la veuve d'Hector ! Le seul Agamemnon ?... Je vous le dis encor, Dussé-je m'attirer votre fureur extrême. Je hais Agamemnon beaucoup plus qu'il ne m'aime. De nôtre inimitié c'est la fatale loi, Et ma haine, Seigneur, ne mourra qu'avec moi. Mais cette haine enfin et si pleine et si fière, Cette invincible horreur, vient-elle toute entière De la fatale loi qui nous fait ennemis ? Haïssez-vous ainsi tous les Grecs et mon fils ? Votre fils ! Quoi, Seigneur ? Vous croyez... Ah, Madame ! Ce trouble fait trop voir le secret de votre âme. Voilà cette douleur, cette gloire, ces Dieux, Dont votre amour voulait se couvrir à mes yeux Non Seigneur, je n'ai point l'âme assez inhumaine, Pour confondre avec vous votre fils dans ma haine. Loin de causer mes maux il leur donne des pleurs, Et si l'accablement, l'excès de mes malheurs Permettait à mon coeur de prendre quelque flamme.... Il n'en a pris que trop, avouez-le, Madame. Mon malheur est enfin pleinement éclairci. Femme, sujets, enfants, amis et vous aussi : Tout me hait, tout me perd et tout me désespère. Mais je ne prétends plus contraindre ma colère, Et c'est sur ce Rival qui vous devient si cher, Que mon ressentiment se va tout attacher. J'ai trop d'amour encor pour l'ingrate Cassandre. Mais, je ne dis qu'un mot, c'est à vous de l'entendre, Votre vainqueur est maître et d'Oreste et de vous. Votre vainqueur enfin veut être votre époux. Songez-y bien, adieu. Ciel ! que viens-je d'entendre ! Oreste infortuné ! malheureuse Cassandre ! Hélas ! je sens mon coeur si sensible à tes feux Cher Prince, et cependant loin de te rendre heureux ; Ton amante s'expose aux fureurs de ton père ! Ah, Madame espérez..... Que veux-tu que j'espère, D'un vainqueur endurci, d'un Roi dont les Aïeux Par leurs crimes cent fois ont effrayé les Dieux ? Ah ! Si malgré les pleurs de toute sa famille, Ce barbare en partant sacrifia sa fille, Dieux ! Que n'osera point son horrible courroux Ismène, contre un fils dont il est trop jaloux ? Hé bien, puisqu'il le faut, par cet Hymen funeste, D'un péril trop certain garantissez Oreste. Juste Ciel ! Quel conseil ! Quel indigne secours ! Allons plutôt finir ma misère et mes jours. Allons, d'Agamemnon flattant l'injuste flamme, Irriter contre lui les fureurs de sa femme, Mettre en trouble Mycènes et voir ses Citoyens S'immoler de leur main aux mânes des Troyens. Allons enfin. Hé bien dans ce désordre extrême, Que ferez-vous ? Hélas! le sais-je encor moi-même ? Ombres de mes parents et vous Dieux que je sers, Dieux qui voyez la honte et l'horreur de mes fers, Quel secours dois-je offrir à l'ardeur qui m'emporte ? Donnez-moi vos conseils : quels qu'ils soient il n'importe Pourvu que ces conseils secondent le courroux De ce coeur tout rempli de sa gloire et de vous. Oui c'en est fait, Cassandre oublie enfin la haine. Cassandre veut monter au Trône de Mycènes. Elle veut m'épouser elle veut dès ce jour, Payer par son Hymen mes soins et mon amour. Seigneur m'est-il permis d'expliquer ma surprise ? Je connais mal Cassandre, ou Cassandre déguise. Quel charme, quel miracle a si subitement Dans un coeur ennemi fait ce grand changement ? Ne vous flattez-vous point et voulez-vous qu'on croie, Qu'il n'est rien qui résiste au fier vainqueur de Troie ? Mais comment pourront voir cet Hymen odieux, Ces Grecs que votre gloire assemble dans ces lieux ? N'auront-ils vu Cassandre envoyée à Mycènes, Que pour remplir le rang dont vous chassez la Reine ? Ils verront qu'ennemi de l'infidélité, Je rends à la vertu ce qu'elle a mérité ; Que juste possesseur de la grandeur suprême, Je dispose à mon gré, du Trône et de moi-même. Les Grecs prétendraient-ils tyranniser mes veux ? Et dans quel temps encor ! quand j'ai tout fait pour eux ! Quant au prix de mon sang j'ai vengé les ravages Qu'autrefois les Troyens ont fait sur leurs rivages ! Que dis-je quand je viens d'assurer pour toujours, Leurs biens, leur liberté, leur honneur et leurs jours ! Du butin partagé sur les bords du Scamandre, Je me suis réservé la divine Cassandre : Nos Chefs me l'ont cédée, et je puis à mon tour Donner, comme ils ont fait, quelque chose à l'amour. Je ne vous presse point par ces raisons de gloire Qui rendent un grand coeur jaloux de sa mémoire, Par des raisons d'Etat qui parlent contre vous. Mais par ces noms sacrés et de père et d'époux ; Mais partout ce qu'ils ont et de tendre et d'auguste. Aimez-vous mieux les noms de cruel et d'injuste ? Voulez-vous accabler une illustre moitié ? Désespérer d'un fils si digne de pitié ? Seigneur..... N'augmente point la cruelle tendresse, Qui me parle en secret et murmure sans cesse. Ah ! Je n'aime que trop ceux que je dois haïr. Mais enfin pour tous deux faudra-t-il me trahir ? Qu'esclave malheureux d'un fils et d'une femme, Un vainqueur se refuse aux douceurs de sa flamme ? Des Rois mes Compagnons, mes Voisins, mes Amis, Qui brûlent tous de faire un gendre de mon fils, Me verront-ils pour lui choisir une ennemie ? Mais, Seigneur, avec vous la verront-ils unie ? Ces raisons contre un fils ne sont pas contre moi. Cassandre est dans mes fers, j'ai vaincu, je suis Roi : À mon Hymen enfin Cassandre est résolue. Mais je veux à mon fils en épargner a vue. Je viens de le mander. Il paraît, laisse nous. Quelle bonté Seigneur, m'appelle auprès de vous ? Vous savez à quel point la Reine votre mère, Par son ingratitude excite ma colère. Cependant je veux bien que le bannissement Et le divorce seul bornent son châtiment : Voulant lui faire grâce, il faut que son absence, À la confusion épargne ma présence. Je fais plus, sachant bien qu'une tendre amitié Vous fait de ses malheurs ressentir la moitié, Vous irez avec elle à Sparte où je l'envoie : La présence d'un fils lui rendra quelque joie. C'est là que vous pourrez commencer de gagner Ces Peuples, ces États où vous devez régner ; Car enfin vous savez que l'Hymen d'Hermione, Sur votre tête un jour doit mettre une Couronne : Un accord arrêté par son père et par moi, À cet Hymen pour vous engage nôtre foi. C'est trop peu, voulant mieux consoler votre absence, Je partage avec vous la suprême puissance Et content de Mycènes où je règne en repos, Sans attendre ma mort, je vous fais Roi d'Argos. Vous recevez cette offre avec si peu de joie, Que je ne sais mon fils ce qu'il faut que j'en croie. Dès l'enfance privé du plaisir de vous voir, Votre retour faisait mon plus charmant espoir, Et vous ne voulez pas, Seigneur, que j'en jouisse ! Qu'ai-je fait à vos yeux digne de ce supplice ? Je ne m'attendais pas qu'à votre heureux retour, Mon départ, ma disgrâce en dût marquer le jour Vous me flattez en vain par l'offre d'un Empire. Ce n'est point pour ce rang que mon âme soupire : Quelle honte pour moi d'ôter à votre main La plus belle moitié du pouvoir souverain ! Au retour d'une illustre et fameuse victoire, Laissez-moi prés de vous jouir de votre gloire. Je suis jeune et c'est vous qui devez m'enseigner Par vos propres leçons le grand art de régner. Si l'hymen d'Hermione et juste et nécessaire, Si le trône d'Argos, si l'exil d'une mère, N'ont rien qui vous oblige à quitter ce séjour, Je vois trop jusqu'où va l'erreur de votre amour. Quoi, je verrai mon fils au moment que j'arrive Prisonnier et chargé des fers de ma Captive ! Est-ce ainsi que fuyant un indigne repos, Vous marchez comme moi sur les pas des Héros ? Pélops, Thésée, Hercule, ont-ils dans leur jeunesse Langui honteusement aux pieds d'une Maîtresse ? Ils ont fini par où vous voulez commencer. Dans les bras de l'Amour on peut se délasser, Quand par un nom fameux et tout brillant de gloire, On a su pour jamais assurer sa mémoire. L'Amour qui dans mon coeur allume tous ses feux N'y mettra rien, Seigneur, de bas et de honteux. Tout faible que j'étais par le défaut de l'âge Troie aurait vu briller ce fer sur son rivage, Si l'excès importun de l'amour maternel Ne m'avait retenu par un soin trop cruel, Et n'eut cru, jugeant mal des grandes destinées Qu'il faut que la valeur dépende des années. Sans cesse je m'offrais vos Exploits, vos Combats Et mes désirs faisaient ce qu'a fait votre bras. Et si jamais le sort pour me combler de joie, Présente à mon courage une seconde Troie, Vous verrez si l'amour a jeté dans mon coeur, Une indigne faiblesse, une honteuse ardeur. Pouvait-il y jeter un sentiment plus lâche ? Vous voyez à quel joug votre amour vous attache. Cassandre a-t-elle enfin de quoi vous couronner ? Quels États, quels amis vous peut-elle donner ? Je puis, Seigneur, je puis au seul nom de Cassandre Relever et tirer Ilion de sa cendre, De son Trône abattu ramasser le débris, Où le père a vaincu faire régner le fils, Par ma main, par mes soins rétablir un Empire Que vous eûtes sans moi la gloire de détruire. Je puis, aimant Cassandre, amener à ses pieds Des Peuples asservis, des Rois humiliés, Vous faire voir enfin par plus d'une victoire Qu'un feu tel que le mien sait conduire à la gloire, Qu'aimer pour les grands coeurs est un illustre emploi, Et que l'amour peut tout quand il agit pour soi. Mais quand toute la Grèce est soigneuse et jalouse, De l'honneur de pouvoir vous donner une Epouse, Voulez-vous qu'au mépris des filles de vingt Rois, Pour Cassandre à leurs yeux j'approuve votre choix ? Je dois tout à la Grèce, au lieu de ma naissance ; Mais le choix de ma flamme est hors de leur puissance. Je dois encore plus à mon Père, à mon Roi ; Mais, Seigneur, mon amour ne dépend plus de moi. J'ai pitié de votre âge et plains votre tendresse, Où je vois tant d'erreur avec tant de faiblesse. Mais enfin, apprenez pour guérir votre amour, Que je donne à Cassandre un époux dès ce jour. Un autre épouserait la Princesse que j'aime ! Et quel est cet époux ? Qui Seigneur ? C'est moi-même. Elle-même y consent. Puisque vous m'y forcez, Je vous le dis : suivez la Reine, obéissez. Ciel ! qu'ai-je entendu ! je frissonne, je tremble. Je vois en ce malheur tous mes malheurs ensemble Par ce fatal amour les Dieux ont commencé Ce long amas d'horreurs dont je suis menacé. Détournez, prévenez ces fatales menaces. Puisque l'amour ici commence vos disgrâces, Arrêtez-en le cours, Prince, dérobez-vous Au cruel ascendant que ce Dieu prend sur nous. Que l'exemple du fils fasse rougir le père. Cette illustre Cassandre et qui vous est si chère Elle dont vous croyiez avoir touché le coeur, Vous voyez qu'elle veut épouser son vainqueur. Que dis-tu cher Pylade ! Ah respecte sa gloire. Quoi Cassandre pourrait ?... Non je ne le puis croire Et je mériterais tout son ressentiment, Si je la soupçonnais d'un pareil changement. Je veux m'en éclaircir. Ah ! Qu'ai-je appris, Madame ! De quel espoir mon père ose flatter sa flamme ! Ô Dieux ! À son hymen vous auriez consenti ! Votre sang, votre coeur se serait démenti ? Cassandre sans pitié du fils et de la mère, Cassandre court au trône, à l'hymen de mon père Le croirai-je, Madame ! Oui, malgré mes souhaits, Il faut qu'un même sort nous unisse à jamais. Vous unisse à jamais ? Ô ciel ! Cette Princesse, Elle qui faisait voir tant d'horreur pour la Grèce, Qui voyait en mon père un vainqueur odieux, Elle que je voyais si pleine de ses Dieux. Se faire de l'Hymen un effroyable crime, Elle qui m'honorant de toute son estime, Sans confondre en son coeur le père avec le fils Semblait me distinguer de tous ses ennemis, Elle-même m'annonce un Hymen si funeste ! Elle aime Agamemnon et désespère Oreste ! Ô discours plein pour moi de honte et de rigueur ! Je déteste toujours la Grèce et mon vainqueur. À ces Dieux que je sers attachée et fidèle Je conserve toujours même ardeur, même zèle ; J'estime vos vertus, je plains votre malheur Et je voudrais enfin..... mais que puis-je, Seigneur ? Victime déplorable, Esclave infortunée, À l'autel malgré moi je me vois entraînée. C'est un arrêt du sort aussi bien que du Roi. Des Dieux même, des Dieux l'impérieuse loi, Leur redoutable voix dont je me sens pressée, Ont fait résoudre enfin mon âme balancée Et quel que soit, Seigneur, mon dessein à vos yeux, La gloire me l'inspire aussi bien que les Dieux. Mais que dis-je : au milieu du malheur qui m'accable, J'entends encor un Dieu qui vous est favorable J'entends encor un Dieu que je n'ose nommer, Un Dieu qui pour vos jours vient encor m'alarmer. Quels horribles périls, quelle affreuse tempête, Auraient fait mes refus tomber sur votre tête ! Et que n'eut point enfin attenté contre vous, Un vainqueur, un rival, un père, un Roi jaloux! Allez, Seigneur, fuyez sa haine et sa colère. Sparte vous tend les bras, suivez-y votre mère. Partez sans balancer et sans être jaloux, D'un Roi plus malheureux plus à plaindre que vous. Ah ! Je vois trop d'où part un conseil si funeste. Plus que tous vos vainqueurs vous détestez Oreste Et vous ne me flattez d'une fausse douceur, Que pour mieux trouver l'art de tourmenter mon coeur. Vous allez à l'autel par un ordre suprême ? Ah plutôt à l'Hymen vous consentez vous-même. D'Agamemnon pour moi vous craignez le courroux ! Il est bien moins cruel, moins barbare que vous. Achevez cet Hymen, la honte de mon père, Mon dernier désespoir et l'horreur de ma mère : Faites-vous dans Mycènes un destin glorieux. Haï, persécuté des hommes et de Dieux, Je quitte pour jamais parents, Trônes, Maîtresse. Je quitte pour jamais Mycènes, Argos, la Grèce. Je me livre en aveugle aux horreurs de mon sort. Je déteste la vie et vais chercher la mort : Adieu, Madame. Hélas ! par quel discours funeste, Venez-vous d'accabler le malheureux Oreste ! Laisse-le fuir Ismène, il n'est point de séjour, Plus à craindre pour lui que cette affreuse Cour Au dessein que j'ai fait sa fuite est nécessaire. Et quel est ce dessein, vous épousez son père ! Oreste, Agamemnon, tous l'ont pu croire ainsi ; Mais toi qui me connais le peux-tu croire aussi ? Quel est donc ce secret ? Hé bien, il faut t'apprendre, Un projet étonnant, mais digne de Cassandre. Quoi ? Je veux sous l'espoir d'un Hymen solennel, Tromper Agamemnon, l'attirer à l'Autel : Là, brûlant d'apaiser par un grand sacrifice, Tous les Dieux, tout mon sang qui demande justice, Je veux Ismène au lieu de lui donner la main, Que cette main lui porte un poignard dans le sein, Et de ce même fer me perçant avec joie, Consommer dignement tout le destin de Troie. Quel dessein ! Quel plaisir d'immoler le vainqueur, Le destructeur de Troie et mon persécuteur ! D'envoyer par un coup qui finit ma misère, L'ombre d'Agamemnon à l'ombre de mon père ! Et d'aller aux Enfers m'offrir à tous les miens, Après avoir vengé tout le sang des Troyens ! Mais faut-il de ces soins remplie, embarrassée, Essuyer le courroux d'une Reine offensée. Non, non, ne craignez point cet injuste courroux. Je viens plutôt gémir et me plaindre avec vous : Je suis seule coupable, et quoi qu'on puisse croire, Madame, je vous crois trop sensible à la gloire, À l'excès de mes maux, aux larmes de mon fils, Pour fonder votre espoir sur nos tristes débris Et si d'Agamemnon vous flattez l'espérance, C'est pour ne pas aigrir toute sa violence. Ce torrent arrêté peut reprendre son cours. Pour Oreste, pour vous je ne vois qu'un secours Dans l'état déplorable où vous êtes réduite, Et ce secours enfin, Madame, c'est la fuite. Venez, vous vous ferez en fuyant avec nous, D'une Reine une mère et d'un Prince un époux ; Vous fuirez un tyran. L'entreprise est aisée. J'ai des amis : la suite est déjà disposée. Quittons secrètement ces détestables bords. Sparte dans peu de jours nous verra dans ses ports, Et pour nous protéger tous ses Princes, mon Père, Armeront, s'il le faut, toute la Grèce entière. Madame vous voyez quel confus embarras, M'ont causé vos bontés que je n'attendais pas. Mais pourquoi vous flatter d'une vaine espérance ? Comment tromper du Roi les soins, la vigilance ? Pour sortir de ces lieux nos efforts seraient vains, Où retombant bientôt dans ses cruelles mains, Ciel ! que n'oserait point sa vengeance funeste, Sur vos jours, sur Cassandre et sur tout sur Oreste ! Mais quand nous pourrions fuir sans peur d'être arrêtés, Quand nous serions dans Sparte où sont nos sûretés ? Sur quelque grand secours que votre espoir se fonde, Le vainqueur des Troyens peut vaincre tout le monde. Pour venger ses affronts que ne ferait-il pas, Lui qui par tant de sang a vengé Ménélas ! Suivons puisqu'il le faut nos tristes destinées. Par un noir ascendant nous sommes entraînées. Vous allez endurer un divorce cruel, Un exil rigoureux : moi, je vais à l'Autel Suivre un vainqueur, un Roi que mon âme déteste ; Je vais enfin je vais par cet hymen funeste, Porter sur lui.... que dis-je ? Oui je vais sur le Roi, Porter tous les malheurs que je traîne après moi. Artifice trompeur ! Vains détours ! Ah, Madame ! Mes yeux enfin, mes yeux lisent trop dans votre âme. Il vaut mieux vous unir au sort d'Agamemnon, Confondre votre race avec un si grand nom, De vos malheurs ainsi réparer tout l'outrage, Triompher et régner. Je ferai davantage Et pousserai si loin ce dessein glorieux..... Mais c'est assez, le temps vous éclaircira mieux. Arrêtez et sachez que perdre un Diadème, Que perdre Agamemnon est un malheur extrême ; Mais moindre que de voir une Ennemie aux fers, Ma Rivale usurper la place que je pers. Pour prévenir l'affront de vous voir couronnée, Mille morts marqueront cette affreuse journée. Vous qui pour l'avenir avez tant de clartés Ignorez-vous les maux qui vous sont apprêtés ? Sans consulter vos Dieux j'ose vous les prédire. Croyez-en ma fureur, c'est le Dieu qui m'inspire. Vous ne m'affligez point en m'annonçant la mort. Je suis bien mieux que vous instruite de mon sort, Je lis trop dans le vôtre et commence de plaindre Mille horribles malheurs que vous avez à craindre Tonnez, accablez-moi de noms injurieux. Le temps et la raison vous ouvriront les yeux. Ah ! Ce n'est pas ainsi qu'on trompe ma vengeance. Tu crois que mon départ te met en assurance. Tout ce jour reste encor à mon ressentiment, Et pour servir ma haine il ne faut qu'un moment. Quel est votre courroux ! quoi pour perdre Cassandre ? .... Des traits de ma fureur rien ne la peut défendre. À vos ressentiments quels chemins sont ouverts ? Egisthe est prisonnier. Allons briser ses fers. J'ai des amis encor : mes bien faits, ma prudence, Ont su pendant dix ans établir ma puissance. Meure Cassandre aux yeux et dans les bras du Roi, Et tombe son courroux sur Egisthe et sur moi. Ne t'abuses-tu point ? dis-tu vrai chère Ismène ? Oui, c'en est fait, Oreste est parti de Mycènes Madame ; mais le Roi vient d'en être averti. Et pour le suivre, Arbas par son ordre est sorti. Ah ! Puisse-t-il d'Arbas tromper la diligence. Puisse loin de sa vue éclater ma vengeance. Sa présence en ces lieux, je le nierais en vain, Étonnait mon courage et retenait ma main. Quel que soit mon courroux contre un vainqueur funeste, Ce vainqueur chère Ismène est le père d'Oreste, Et par quelque fureur qu'on le prive du jour On le quitte à regret quand on tient à l'amour. N'importe, Oreste fuit : il faut me satisfaire. J'épargne aux yeux du fils le meurtre de son père Et réduite à périr dans le même moment, J'épargne mon trépas aux yeux de mon Amant. Ensanglanter vos mains par un meurtre effroyable ! Vous avez pu verser en Prêtresse adorable Le sang des animaux sur les sacrés Autels. Mais tremper votre main dans le sang des mortels ! Dans votre propre sang, dans le seul qui nous reste De tant d'illustres Rois, d'une Race céleste ! Pourriez-vous conserver ce dessein furieux ! Hélas ! Retiens tes pleurs, ou les cache à mes yeux. Laisse-moi m'affranchir, de ma disgrâce extrême. Dois-je survivre à Troie, à ma gloire, à moi-même ? Sur tout dois-je survivre aux faiblesses d'un coeur Qui malgré moi se rend au fils de mon vainqueur ? Tout ce que de tes soins Ismène j'ose attendre : De ces bords ennemis daigne enlever ma cendre Et va la renfermer en fuyant de ces lieux Dans les tristes tombeaux de mes sacrés Aïeux. Et vous qui garantis des fureurs de la Guerre, Errez de toutes parts sur l'Onde et sur la Terre, Dispersez, fugitifs, déplorables Troyens, Les Dieux rendent vos jours plus heureux que les miens. Mais c'est trop différer, il est temps d'entreprendre. Il est temps d'immoler Agamemnon, Cassandre. Quel plus digne spectacle aux yeux des immortels ! Quel plus grand sacrifice honora leurs Autels ! Mais quel trouble soudain, quelque effort que je fasse, Me retient en ce lieu, m'épouvante, me glace ? De quels frémissements mon corps est agité Ah ! Croyez que du Ciel la suprême bonté Veut étouffer en vous un dessein trop coupable. Non non, j'entends d'où vient ce trouble redoutable. C'est Apollon, c'est lui qu'on a vu tant de fois, À mon père, aux Troyens s'expliquer par ma voix. Ce Dieu dont la fureur dans tout mon sang s'allume, M'inspire des transports plus grands que de coutume. Ne me presse pas tant Dieu, que veux-tu de moi ? Esclave d'un mortel je ne suis plus à toi. Après avoir perdu mes parents, mon Empire, Je n'ai rien à prévoir, je n'ai rien à prédire. Mais je pers mes efforts : un trop cruel devoir Asservit mon destin à son divin pouvoir, Son esprit me domine et je sens que je cède Aux pressantes ardeurs du Dieu qui me possède. Quelle horreur ! mes cheveux hérissés, séparés, Rompent tous les liens de mes voiles sacrées. Quelle invisible main malgré moi les arrache ? Mais quels sont ces objets où mon regard s'attache ? Ô dieux ! Dans ma fureur je revois les forfaits Jadis exécutés dans cet affreux Palais : Noirs desseins, trahisons, événements funestes, Meurtres, impiétés, parricides, incestes. Sur tout je te revois trop barbare appareil Du destin dont l'horreur fit pâlir le Soleil. Je vois encor, je vois la terre divisée, L'Asie est toute en feu, l'Europe est embrasée. Mais où m'emportez-vous impétueux transports ! Ilion s'offre à moi, je me vois sur ses bords. Ses Temples, ses Palais, ses Remparts si superbes Sont réduits en poussière ou cachez sous les herbes. Est-ce pour irriter ma haine et mes douleurs Que vous me faites voir tant de sang, tant de pleurs ? Mânes de mes parents, Ombres trop inquiètes, Agamemnon mourra, vous serez satisfaites. Les Dieux veulent punir l'ennemi des Troyens, Le digne fils d'Atrée et le bourreau des miens. Déjà dans l'avenir je prévois son supplice. Madame tout est prêt : l'autel, le sacrifice, La pompe de l'Hymen. Le Trône vous attend Et l'Amour vient hâter cet Hymen éclatant. Allons. Ne parle plus d'amour et d'Hyménée. Je croyais disposer de notre destinée. Mais le Ciel me fait voir ses secrets souverains Et ton sort et le mien ne sont plus dans nos mains. Dieux ! quel est ce désordre et que n'osez-vous dire ? Ce qu'ici ma fureur, ce qu'Apollon m'inspire. Agamemnon, les Dieux veulent finir mon sort Et l'aveugle destin précipite ta mort. Hé n'est-ce point, Madame, une menace vaine Que me font beaucoup moins vos Dieux que votre haine Que peut craindre un Monarque au sein de ses États Que peut craindre un vainqueur ? Tout ce qu'il ne craint pas. Oui, c'est dans ces moments de pleine confiance, Que tu vas voir, trop fier d'une vaine puissance, Ta grandeur renversée et tes projets trahis. Je prévois ton trépas, je le vois, j'en jouis : Je goûte dans ton sang la vengeance de Troie, Et ce jour fortuné qui me comble de joie, Est un jour plus cruel pour toi, pour tous les tiens, Que dix ans de malheurs ne furent aux Troyens, Mais c'est peu que ta mort m'ait pleinement vengée. Par un crime étonnant Clytemnestre égorgée, À tes mânes sanglants ira se réunir. Mais pourquoi jusque-là percer dans l'avenir ? Hélas ! Je vois ton fils.... ah déplorable Oreste ! J'ai commencé tes maux, quelle suite funeste ! Oui je le vois ton fils tremblant, épouvanté, Errant de toutes parts, de fureur agité. Ciel, quelle est sa disgrâce ! Elle est si peu commune, Que des yeux ennemis pleurent son infortune. Remettez-vous, Madame, et calmez des fureurs Qui vous font vainement prédire ces malheurs. Respecte en ma fureur le Dieu qui me la donne. Mais elle se dissipe et le Dieu m'abandonne. Laisse-moi respirer : mon esprit et mon corps Succombent fatigués de ces derniers transports. Je t'ai déjà prédit et ma mort et la tienne. Adieu, songe à ta gloire et laisse-moi la mienne. L'instant fatal approche accepte ton trépas. Les arrêts du destin ne se révoquent pas. Si pourtant sans remords, sans crainte, sans scrupule, À mes prédictions tu te rends incrédule : Si tu braves les Dieux de ma gloire jaloux, Si ton impiété méprise leur courroux, Si tu t'oses livrer à l'Hymen de Cassandre, Viens m'épouser au Temple où je m'en vais t'attendre. Oui j'irai t'épouser. Mais qu'est-ce que je sens ? Quelle secrète horreur ! que de troubles pressants ! Croirais-je les malheurs qu'on vient de me prédire ? La crainte sur mon coeur prend-elle quelque empire ? Non, c'est la main des Dieux dont je sens le pouvoir Qui frappe mon esprit et presse mon devoir. Que faisais-je ? Ayant su, par des chemins contraires Éviter de si loin la route de mes pères, Faut-il que l'Univers qui distinguait mon nom Avec tous mes Aïeux confonde Agamemnon ! Vois ton fils désolé te fuir, quitter Mycènes. Vois l'affreux désespoir où tu plonges la Reine, Quand d'un Hymen forcé le projet seulement Est puni du divorce et du bannissement. Au culte des Autels Cassandre si attachée. Elle a pour toi toujours une haine cachée. Oreste a su plaire. Et tes feux criminels La voudraient arracher à ton fils, aux Autels ! Ah lâche ! ouvre les yeux et cesse de te rendre Trop digne des malheurs que t'a prédits Cassandre. Fais révoquer au sort l'arrêt qu'il a donné, Ou fais rougir les Dieux de t'avoir condamné. Oreste qui fuyait est enfin dans Mycènes, Seigneur, auprès de vous Pylade le ramène. Oui, Seigneur, je reviens : mais Dieux ! Ne pouvez-vous De l'illustre Cassandre être l'heureux époux, Sans que de cet Hymen dont la rigueur m'accable, Spectateur désolé, Victime déplorable, Dans le temple, à vos yeux, entre vos bras, Seigneur Oreste aille expirer d'amour et de douleur ? Non mon fils c'en est fait ; vos larmes, votre fuite, Le déplorable état où ma gloire est réduite Cassandre, Clytemnestre et ces puissantes voix Que les Dieux font parler dans les coeurs des grands Rois, Tout me presse pour vous, tout m'invite à me rendre. Je vous donne, ou plutôt je vous cède Cassandre. Obtenez son aveu ; je suis prêt dès ce jour À voir par son hymen couronner votre amour. Qu'ai-je ouï ! Quel bonheur ! Faut-il que je le croie ! Quelle gloire pour vous et pour moi quelle joie ! Quel effort ! Quel triomphe ! Ah de grâce Seigneur, Poursuivez, achevez de vaincre votre coeur. Après m'avoir rendu ma Maîtresse et mon Père, Daignez, Seigneur, daignez me rendre encor ma Mère : Qu'un fils qui vous doit tout aussi bien que le jour Rétablisse entre vous la concorde et l'amour. Ah je n'ai plus besoin du secours de vos larmes. Pour triompher de moi j'ai d'assez fortes armes : Je pardonne à la Reine, et de tous ses projets, Je ne veux accuser qu'Egisthe et mes sujets. Je vous rends votre mère et Cassandre et moi-même. Ainsi vous me rendez, Seigneur, tout ce que j'aime ? Ce n'est que d'aujourd'hui, mon fils, que j'ai vaincu. D'aujourd'hui seulement j'ai régné, j'ai vécu. La gloire de ce jour passe toute la joie Que versa dans mon coeur la Conquête de Troie : J'en rends grâces aux Dieux et puisse désormais Régner dans ma famille une éternelle paix. Allez trouver la Reine, allez lui tout apprendre. Moi, je vais de ce pas en avertir Cassandre, Lui demander pour vous et cette même foi Et cette même main que je voulais pour moi. Quelle félicité surprenante et soudaine ! Quel changement cher Prince ! Allons trouver la Reine. Elle paraît. Que vois-je ? Oreste dans ces lieux ! Fuyons mon fils, fuyons, dérobons à nos yeux Le spectacle cruel de tout ce qui se passe. Ah plutôt demeurons : tout a changé de face, Tout rit à nos souhaits, Madame, un sort plus doux Et m'a rendu mon père et vous rend votre époux. Cassandre court au temple et le peuple autour d'elle Célèbre en murmurant cet Hymen infidèle. Agamemnon la suit plein d'amour, plein d'ardeur. Et d'un frivole espoir vous flattez votre coeur ! Non non, Agamemnon triomphe de sa flamme. Il se rend à lui-même, à son fils, à sa femme. Il me cède Cassandre et va presser pour moi Le succès de mes voeux et le don de sa foi. Ciel qu'entends-je ? Oui, lui-même il vient de me le dire Et par son ordre exprès j'allais vous en instruire. Ah Cassandre ! Ah mon fils ! Daignez le détourner Dieux, cet ordre cruel que je viens de donner. Quel est ce prompt départ, quel trouble, quel langage, Cher amie ? Mais que vois-je ? Ah funeste présage ! Que m'apprennent ces pleurs, ce désordre confus? C'est vous, Seigneur ! hélas ! Cassandre ne vit plus. Cassandre ne vit plus ! Le voilà ce mystère, Du désordre, des pleurs, du départ de ma mère. Pour dérober Cassandre aux voeux d'Agamemnon Clytemnestre, d'Egisthe a rompu la prison. Ce barbare pressé d'exécuter son crime Cherche Cassandre au Temple, où voyant sa victime, Il s'avance, il l'approche environné des siens. Meurs fatale beauté, meurs reste des Troyens. Dit-il en la frappant, ta mort venge la Reine. Elle tombe en mourant. Je meurs, dit-elle, Ismène : Mes malheurs sont finis : mais quand je pers le jour, Oreste que de maux vont suivre ton amour ! Que le mien craint pour toi la colère céleste ! Puisse ma mort te faire un destin moins funeste. Là, par de long regards qui percent jusqu'aux Cieux, Elle semble implorer la clémence des Dieux, Elle expire et j'allais, pleine d'impatience, D'Agamemnon pour elle implorer la vengeance. Elle est morte ! en quel temps ! ah moment trop fatal ! Quand le Roi me la cède et n'est plus mon Rival ! Et lorsque je la pers, pour combler ma misère Pylade, je la pers par l'ordre de ma mère ! Mais que fais-je ? suis-moi, seconde ma douleur. Où courez-vous ? Sachez un plus cruel malheur. Agamemnon. Hé bien ? Ce vainqueur de l'Asie, Ce Roi dont les flots même ont respecté la vie, Après dix ans d'absence en ces lieux de retour, Par un lâche attentat vient de perdre le jour. Ô comble de disgrâce ! Ô destin trop contraire ! Perdre eu un même jour ma Maîtresse et mon Père ! Ah ! Par quel sort fatal, par quelle trahison. A-t-on pu triompher du grand Agamemnon ! Le Roi pressé pour vous d'un soin ardent et tendre, Dans le Temple, Seigneur, allait chercher Cassandre. À peine il est entré qu'Egisthe furieux, Suivi de conjurés se présente à nos yeux, Nous attaque : du Roi l'adresse et le courage, Font de ces assassins un horrible carnage. Mais Dieux de toutes parts, surpris enveloppé, De mille coups mortels en même instant frappé, Il voit à gros bouillons tout son sang se répandre, Chancelle, tombe, meurt presqu'aux pieds de Cassandre. Ciel ! Egisthe effrayé de ce crime odieux, Craignant également Vous, le Peuple et les Dieux, Échappe à nos regards par sa fuite soudaine. Cependant dans le Temple on voit entrer la Reine, Qui voyant, mais trop tard, que ses transports jaloux Croyant perdre Cassandre ont perdu son époux, De remord, de douleur et rage saisie, Dans la foule des morts tombe presque sans vie. Ainsi, tandis qu'au Temple accablez de douleur, Les uns forment des voeux, d'autres versent des pleurs Je viens vous annoncer cet affreux parricide, Heureux si garanti des fureurs d'un perfide, J'expirais à vos yeux en vous le racontant. C'est trop gémir, je vois ce que mon Père attend. Je vois ce que demande et ma gloire et Cassandre Poursuivons l'assassin, allons tout entreprendre. Et que tout l'Avenir apprenant mon malheur, Admire ma vengeance et plaigne ma douleur.
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GEO
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Asie 5
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Grèce 15
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Mycènes 34
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Phocide 1
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Ilion 11
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mer Egée 1
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Argos 8
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Troie 19
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Crète 2
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Sparte 9
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12 |
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Athènes 2
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13 |
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Corinthe 1
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Ithaque 1
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15 |
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Epire 1
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Europe 1
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17 |
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Champs Arcadiens 1
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18 |
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Scamandre 3
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19 |
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Sicionne 1
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Superbes demi-Dieux dont les noms éclatants Triomphent de l'oubli, de la mort et du temps, Vous que je fais revivre avec tant de gloire, Héros contentez-vous des honneurs de l'histoire. Le siècle de Louis confond tout votre orgueil Pourquoi vous retirer des ombres du cercueil, Pour faire à ce grand Roi quelque nouveau spectacle ? Son Règne chaque jour nous fournit un miracle, Et s'il lui faut offrir des objets glorieux, Dois-je offrir d'autre objet que lui-même à ses yeux ? Mais de ce grand dessein mon âme possédée En peut-elle remplir la glorieuse idée ? Louis se verra-t-il, tel qu'il est aujourd'hui, Dans tout ce que ma main entreprendra pour lui ? De ce fonds infini de gloire et de merveilles... Mais quel bruit importun a frappé mes oreilles. C'est une de mes soeurs qui pour quelque succès Dans un siècle enjoué se flatte avec excès. Elle vient m'insulter avec cet avantage. Hé bien toujours ma soeur sur quelque grand ouvrage, J'ai tort d'oser ainsi troubler votre repos : Je vois bien qu'au milieu de ces fameux Héros Votre esprit se remplit de sentiments tragiques. Vous n'aimez que les vers enflés et magnifiques. La pompe vous déplaît et vous fait mal aux yeux : Vous décriez partout le langage des Dieux. C'est savoir se connaître, et c'est par cette adresse Qu'étant faible on se fait honneur de sa faiblesse. Selon vous tout est faible, à moins d'être en fureur. Guérissez votre esprit d'une si longue erreur : Je viens vous détromper et non pas vous combattre : Ne me disputez plus la gloire du Théâtre ; Votre Règne est passé, le mien vient à son tour ; Vous êtes du vieux temps et de la vieille Cour ; Tout le monde aime à rire, et j'en sais la méthode : Vos tristes entretiens ne sont plus à la mode ; Louis m'aime en un mot, j'ai pour lui des appas. Il vous aime il est vrai, mais il ne me hait pas, Et pour dire tout haut ce que j'en ose croire, Louis me doit aimer puisqu'il aime la gloire. Pouvez-vous inspirer ces nobles mouvements, Ces belles passions, et ces grands sentiments, Que je fais si souvent éclater sur la Scène ? La gloire des héros et la vertu Romaine Qui la sait mieux que moi retirer du cercueil ? Qui la fait mieux revivre avec tout son orgueil ? Pour rendre dignement présents à sa mémoire Ces exemples fameux de vaillance et de gloire ? Avez-vous comme moi d'assez nobles chaleurs ? Avez-vous comme moi d'assez riches couleurs ? Quoique l'ingénieuse et savante satire Mêle le soin de plaire à la gloire d'instruire, Louis peut-il tirer de ces enseignements, De ces faibles leçons, de ces amusements, Ces sentiments d'honneur, dont une âme enflammée Soupire pour la gloire et pour la renommée ? L'art de porter un Sceptre et de le maintenir ? L'art de récompenser et celui de punir ? Ce que vous enseignez n'est que pour le vulgaire ; Ainsi contentez-vous de la gloire de plaire. Et n'est-ce pas assez de pouvoir quelquefois Divertir le plus sage et le plus grand des Rois ? Après que tous les jours sa sagesse profonde A su dans son Conseil régler le sort du monde, Est-ce peu que l'honneur de délasser un Roi De ces soins assidus, de ce pénible emploi, Pour le mettre en état de reprendre avec joie Cette noble fatigue où son zèle l'emploie ? Mais c'est trop peu pour vous, votre orgueil aujourd'hui Fait de votre Théâtre une école pour lui ; Pour lui qui pour régner n'a besoin de personne, Et qui soutient lui seul le poids de la Couronne. Vantez-vous de l'instruire, il en sait plus que vous : Ma gloire est de lui plaire et c'est assez pour nous. Ne puis-je pas ma soeur, ne m'est-il pas facile De joindre quand je veux l'agréable à l'utile ? Est-il rien d'aussi beau qu'un transport glorieux Que pousse avec éclat un coeur ambitieux, Qu'une intrigue de Cour menée avec adresse, Qu'un entretien mêlé de flamme et de tendresse ? Quelle douceur alors qu'un malheureux amant, Touche le spectateur d'un tendre sentiment ! Lorsque je fais agir cette adresse admirable Et ce bel art qui rend la douleur agréable, Et qui des maux d'autrui nous faisant soupirer Fait trouver si souvent de la joie à pleurer. Pour vous qui vous piquez de divertir le monde Donnez-vous une joie et solide et profonde ? Le ris, l'emportement, n'ont qu'un charme trompeur, Les sensibles plaisirs sont dans le fond du coeur, Et ce sont là ma soeur les plaisirs que je donne. Vos charmes sont puissants, mais on vous abandonne, On ne veut plus de vous, tout le monde est pour moi. Et pour vous en parler ici de bonne foi, La pompe de vos vers plaît moins que ma satire ; Apprenez que pour plaire, il faut savoir médire : Voilà tout le secret pour aider mon dessein, Il se glisse en naissant dans tout le genre humain Un chagrin qui s'attache à la plus belle vie, Une maligne humeur que l'on appelle envie. Par là la médisance a des charmes pour tous ; Surtout en déguisant sa malice et ses coups Sous une délicate et fine raillerie. Pour mordre impunément il suffit qu'on en rie. Ce sont là des secrets dont je fais peu de cas, Mais au moins ménagez cette source d'appas, Ce trésor de venin, ce fonds de médisance, Ne le prodiguez pas avec tant de licence. Comme le ridicule est court et limité, On craint pour vos sujets quelque stérilité. Que vous connaissez mal le fonds de ma satire ! Je prends de tous côtés la matière de rire ; L'univers m'en fournit de l'un à l'autre bout, Mon Empire est sans borne et mon fonds est partout. Ne vous flattez donc pas d'une vaine espérance, Et quand d'un monde entier j'obtiens la préférence. En voulez-vous juger ? Vos yeux sont-ils meilleurs... Non ; mais adressons-nous à celle de nos soeurs, Qui connaît comme nous les grâces de la scène ; Qu'elle règle entre nous une palme incertaine. Elle vient ; je l'entends ; ces sons mélodieux Font parler hautement les échos de ces lieux. Approchons. Ah ma soeur gardez de l'interrompre. Je vois que vous songez ma soeur à la corrompre. Que vous m'avez charmée avec un air si doux ! Notre grand Apollon n'en sait pas plus que vous. On vous flatte ma soeur, mais vous êtes fidèle. Vous venez à propos finir notre querelle : Sous savez le Théâtre, et c'est là votre emploi ; Sa vanité prétend de l'emporter sur moi, Et croit que sur la scène, elle à tout l'avantage. Quoi mes soeurs votre honneur dépend de mon suffrage ! Donc le prix n'est ici disputé qu'entre vous : J'admire entre vous deux ce mouvement jaloux, Qui vous fait oublier la part que je dois prendre, Mais si vous ignorez ce que je dois prétendre, Vous permettrez mes soeurs que je garde pour moi Ce que vous disputez, et ce que je me dois. Ce jugement sans doute étonne l'une et l'autre ; Vous blâmez mon orgueil pour contenter le vôtre : Mais voyons si j'ai tort, et si c'est un arrêt Dicté par la justice ou par mon intérêt. Je commence par vous de qui l'humeur altière Prétend entre les soeurs la préférence entière. Vous imaginez que toutes ces horreurs, Ces grands emportements, et ces nobles fureurs, Dont le monde autrefois fut longtemps idolâtre, Font encore aujourd'hui les beautés du Théâtre. Vos sujets quelquefois ont de tels embarras, Qu'on se lasse d'ouïr ce que l'on entend pas : Par le profond secret d'un art impénétrable, Vous embrouillez si fort l'intrigue de la fable, Qu'à peine un Jupiter la pourrait démêler. Tout ce que sur la scène on nous voit étaler, N'est souvent que fumée, et qu'un éclat qui trompe, N'a que de faux brillants, et qu'une vaine pompe. Vous avez beau donner les plus belles couleurs, Aux furieux transports, aux crimes, aux douleurs, Aux plaintes d'un amant, au désespoir, aux larmes, Ma soeur sur le théâtre on cherche d'autres charmes ; On y veut des objets agréables et doux, Sans y mêler l'horreur, la crainte et le courroux. Pour vous vous le savez, le siècle vous fait grâce, Bien souvent votre Jeu n'est que pure grimace ; Un geste ridicule, et des tons imités, Font ordinairement vos plus grandes beautés. On vous voit tous les jours avec tant de licence, (Soit adresse ou chagrin) pousser la médisance, Que les plus retenus en gronde contre vous. Pour moi qui n'ai l'esprit, ni chagrin ni jaloux, J'avouerai que vos vers vous donnent de la gloire ; Vous aurez votre place au temple de mémoire ; On vous doit estimer tout ce que vous valez, Mais peut-être un peu moins que ce que vous voulez. Je ne vous direz point à sa honte et la vôtre, Pour ne pas tout à fait confondre l'une et l'autre, Qu'on vous voit tous les jours sans front et sans pudeur Briguer chez les mortels l'estime et la faveur. Moi-même j'en rougis, quand je vois des Déesses Pour un faible intérêt faire mille bassesses. Est-ce là le moyen de mériter le prix ? Mais je veux autrement convaincre vos esprits. Pour vous faire céder la gloire et l'art de plaire, Voyez si comme vous je suis triste et sévère. Je n'ai point vos défauts, et j'ai tous vos appas. Je chante sur un ton ni trop haut ni trop bas ; J'ai de vos passions le tendre et l'agréable ; J'ai comme vous le style ingénu, raisonnable ; Dans ma façon d'agir et dans mes sentiments Je n'ai ni vos chagrins, ni vos emportements ; Plus discrète que vous je plais sans médisance ; Et plus douce que vous j'agis sans violence : Ainsi vous voyez bien si j'ai droit d'emporter Le prix qu'entre vous deux vous osez disputer. Je sais bien toutefois qu'elle est votre espérance, Pour emporter l'honneur de cette préférence. Comme le grand Louis anime votre voix, Vous me croyez mal propre à chanter ses exploits. Le moyen que je puisse avec des soins rustiques Célébrer dignement ses vertus héroïques, Ce qu'il fait tous les jours pour l'honneur des beaux arts ; Son règne plus heureux que celui des Césars ; Le retour de la paix si longtemps exilée ; L'injustice bannie et la foi rappelée ; Ses amis secourus, ses ennemis défaits ; La gloire du triomphe au milieu de la paix ; Le commerce établi par sa sage conduite ; Des tyrans de la mer la défaite ou la fuite ; Et tout ce qui le rend la gloire des François, La terreur de l'Europe et l'exemple des Rois. Mais vous verrez un jour ce que peut ma musette, Notre grand Apollon a porté la houlette, Et ma voix pour les Rois n'est pas à négliger, Si les Dieux ont paru sous l'habit de Berger. Hé quoi ma soeur de Juge on vous voit ma partie, De vos prétentions j'étais mal avertie. Vous disputer le prix ? Vous dont la faible voix Ne sait représenter que les plaisirs des bois, Les amours des Bergers, et cette vie obscure Qui ne saurait fournir une illustre aventure ? Vous prétendre à mon rang avec tant de fierté ? Votre exemple ma soeur a fait sa vanité, Et vous voyant prétendre un pareil avantage, Votre présomption vient d'enfler son courage. En vain à mon orgueil vous imputez le sien ; Vous confondez nos droits pour détruire le mien : Mais pour mieux distinguer son mérite et le nôtre, Défions-nous, ma soeur, doutons l'une de l'autre, Cherchons un autre Juge, allons lui faire voir Par quelque grand essai quel est notre savoir : Consultons Apollon, et qu'un Dieu si fidèle Décide entre nous trois cette grande querelle. C'est le Dieu du Théâtre il peut seul nous juger. Ma gloire entre ses mains ne court pas grand danger. Divin dispensateur de la plus belle gloire Venez par votre arrêt assurer ma victoire, Venez donner le prix à qui l'a mérité. Il vient et nous fait voir toute sa majesté. Arbitre souverain des filles du Parnasse, Le croirez-vous ! On veut me contester ma place : Mes soeurs fières d'avoir l'honneur d'un même sang, Me veulent disputer celui du premier rang, Et mettant devant vous leur adresse en usage, Par des nouveaux efforts briguer votre suffrage. Je sais de toutes trois le mérite et l'emploi : Je suis le Dieu des vers comme de la lumière, Et puisque l'on s'adresse à moi, Pour savoir qui des trois doit être la première, J'userai du pouvoir que vous m'avez donné. Je ne veux écouter ni faveur ni caprice, Et vous verrez par ma justice Le seul mérite couronné. C'est sur ce digne espoir grand Dieu que je commence, Et je prends pour ma gloire une entière assurance. Sur le luth ou sur la musette, Pour le sceptre ou pour la houlette, Chantez, mes soeurs, chantez de toutes les façons : Pour moi je n'aime qu'à médire, Et la gloire de faire rire Vaut bien celle de vos chansons. Melpomène, ces chants si charmants et si doux Semblent à votre soeur promettre la victoire. Non, non vous n'avez rien à craindre pour ma gloire, Grand Dieu, vous êtes juste et c'est assez pour nous. Faibles esprits, âmes vulgaires, Qui des biens les plus ordinaires Faites vos solides plaisirs, Ce n'est pas vous que je veux croire : De plus dignes objets occupent mes désirs, Et si je pousse des soupirs, C'est pour le trône ou pour la gloire. Déesse, l'une et l'autre ont charmé mes oreilles. Attendez de ma voix de plus grandes merveilles. Venez pasteurs, venez, et des chants les plus beaux, Des plaines de l'Écho, du bruit de vos ruisseaux, Faites un concert agréable ; Faites voir à mes soeurs par des charmes si doux, Que tout ce qu'elles ont d'aimable, Ne l'est pas tant que vous. Prononcez votre arrêt, grand Dieu qu'attendez-vous ? Est-il si mal aisé de juger entre nous ? C'est trop c'est trop languir dans cette inquiétude. Tirez-nous promptement de cette incertitude. Que puis-je prononcer, alors qu'également Je me trouve surpris entre tant de merveilles ? Le prix est incertain pour des beautés pareilles, Et cette égalité suspend mon jugement. Aussi ne voulant pas qu'une ait tout l'avantage, Par un art qui vous mêle et ne vous détruit pas, Le théâtre aujourd'hui va produire un ouvrage ; Qui doit unir tous vos appas, Et sans juger sur qui doit tomber la victoire, Par un mélange heureux confonde votre gloire. Vivez sans jalousie et n'ayez d'autre soin Que de plaire à Louis et d'avoir son suffrage : Travaillez à l'envi pour ce grand avantage ; Qu'il soit de vos travaux le juge et le témoin. Sur ses soins généreux tout votre espoir se fonde ; Par lui vos différents cesseront désormais, Et pour comble de ses bienfaits, Son équitable arrêt vous va donner la paix, Qu'il a donnée à tout le monde. Tout ce qui va paraître aux yeux de ce grand Roi, Le résoudra bientôt à prononcer pour moi. Suspendez votre espoir ; attendez son oracle. Cependant faisons place à ce rare spectacle, Venez-en avec moi contempler la beauté, Et prendre votre part de cette nouveauté. Allez et flattez-vous d'un bien imaginaire, Ma présence en ces lieux est encore nécessaire. Vous spectacles pompeux venez parler pour moi. Venez justifier l'honneur de mon emploi. Venez me seconder, vous savantes fureurs ; Vous, qui communiquez ces divines chaleurs, Ces glorieux transports ; dont le pouvoir suprême Peut élever l'esprit au-delà de lui-même. Voici la brillante Déesse, Qui vient nous annoncer la naissance du jour. Princesse un jeune coeur tout enflammé d'amour, Peut-il avoir tant de paresse ? La grand maître des Dieux presse votre réveil ; Il languit en secret d'un amoureux martyre. Le repos vous sied mal quand Jupiter soupire, Et l'amour est un Dieu plus doux que le sommeil. Belles heures allez éveiller la Princesse ; La douceur de vos chants peut moins que sa paresse. Montrez-lui promptement ce spectacle nouveau. Allez sans tardez davantage, Et que l'ombre de ce rideau Ne lui dérobe plus ma voix et mon visage. Quel éclat, quelle voix force agréablement Un repos si profond, in sommeil si charmant ? Princesse nous entrons avec cette licence Que nous donne aujourd'hui le souverain des Dieux. Par son divin pouvoir nous pénétrons ces lieux, Où la discrétion dérobe sa présence. Jupiter sans vous voir, ne peut être content : Dans ce parc amoureux, en ces sombres retraites, De vos premiers soupirs confidentes discrètes, Sous l'habit d'un berger Jupiter vous attend. L'image d'un beau songe, un fantôme agréable Rend envers Jupiter ma paresse excusable ; Lui-même était l'objet d'un songe si charmant. Allez belle Déesse avertir mon amant, Que j'aime son ardeur, et son impatience : Mais aussi dites-lui qu'il faut par bienséance, Pour sortir du palais, attendre un plus grand jour, Et voler malgré moi ce temps à son amour. Sémélé je ne puis paraître davantage : Une de ces Heures pour moi, Peut aller faire ce message, Le grand jour qui s'avance a fini mon emploi ; Je dois quitter la place au Dieu de la lumière, Il a commencé sa carrière. Filles de Jupiter témoins de ses ardeurs, Vous allez satisfaire à son impatience ; Vous pour ce grand secret gardez bien le silence, Et remontez au Ciel pour rejoindre vos soeurs. En est-ce assez, Dircé, pour te faire connaître L'amour, qu'au coeur d'un Dieu mes appas ont fait naître ? L'Aurore en ma faveur viendrait-elle en ces lieux, Sans l'ordre de ce Dieu, qui commande les Dieux ? Non, je n'en doute plus, et j'en tremble, Madame. Quoi le Prince Alcméon, qui régnait dans votre âme, Ce grand Prince d'Argos, qui depuis si longtemps Vous offre sa Couronne et des voeux si constants, Va perdre tout l'espoir de son amour fidèle ? J'ai cru brûler pour lui d'une flamme immortelle : Mais puis-je garantir un feu si glorieux Contre l'ordre éternel du Destin et des Dieux ? Mais le Roi qui du Prince estime l'alliance, Et voit que votre coeur penche à quelque inconstance, Veut, sans plus différer le faire votre Époux ; Vous devez obéir ou craindre son courroux. Ah Dircé, son courroux ne serait pas à craindre, Si pour vaincre un pouvoir, qui voudra me contraindre, J'osais lui découvrir la glorieuse ardeur, Que le grand Jupiter allume dans mon coeur : Mais l'ordre de ce Dieu me condamne au silence. Mais l'amour de ce Dieu fait seul votre défense : Pour vous justifier, il doit paraître au jour. J'obtiendrai de ce Dieu l'aveu de son amour. Aussi bien il est temps que son rival apprenne Que l'ardeur, dont je brûle est fatale à la sienne, Et qu'un mortel me cède à ce nouvel amant, Puisqu'enfin c'est un Dieu qui fait mon changement. De cet amant plutôt songez à vous défaire. Se défait-on d'un Dieu qui fait tout pour nous plaire ? Est-il quelque constance, est-il quelque devoir, Qui puisse résister contre tant de pouvoir ? Si tu savais l'effet de ces divines flammes, Et de quel air un Dieu s'introduit dans les âmes ; Ou bien si tu savais combien l'amour des Dieux Se saisit aisément d'un coeur ambitieux ; Car enfin je veux bien t'avouer ma faiblesse, L'orgueil fait dans mon coeur autant que ma tendresse. Vous m'avez confié le nom de votre amant : Contez-moi votre amour et son commencement. Ah ! Que l'amour des Dieux est fort en sa naissance ! Il peut tout, il triomphe au moment qu'il commence. J'étais dans ce beau parc où Jupiter m'attend, Quand au milieu des airs un tumulte éclatant, Du côté de ce bruit me fait tourner la vue. À mes pieds aussitôt je vois fondre une nue, Qui s'étant entr'ouverte offre à mon oeil charmé Tous les appas d'un Dieu quand il veut être aimé. Sa Majesté d'abord trouble toute mon âme : Puis un regard mêlé de tendresse et de flamme, Comme un brillant amas de force et de douceur, Me lance un trait de feu jusques au fond du coeur. Pour mon premier amour ma raison s'intéresse ; Mais elle le défend avec tant de faiblesse, Que dans le doux penchant de cette trahison Mon coeur gagné sans peine entraîne ma raison. Jupiter qui connaît mon désordre et sa gloire, Par la parole enfin achève sa victoire ; Il me flatte, il me loue, et de la main des Dieux Tu sais combien pour nous l'encens est précieux. Ce Dieu qui sait l'orgueil qui suit notre faiblesse, Et ce que peut un Dieu qui flatte et qui caresse, Lui qui de la fierté se doit faire une loi, Avare des douceurs, les prodigue pour moi. Que ne puis-je exprimer la douce violence Que fit à mon esprit cette tendre éloquence ? Je dévore aussitôt avec avidité Ce poison de mon coeur et de ma liberté : Tous mes sens éblouis de cet amas de charmes, Contre un Dieu, sans raison, sans défense et sans armes, Je me perds, je m'égare au milieu d'un beau jour. Et n'ai des mouvements que ceux de mon amour ; Je ne me connais plus dans ce désordre extrême ; Je ne vois ni le parc, ni le Dieu, ni moi-même : Une extase amoureuse, un doux enchantement... Que te dirai-je enfin de cet heureux moment ? S'il fallait t'expliquer tout ce que j'en dois croire... Mais Jupiter m'attend et je pers la mémoire : J'en dirai davantage un jour plus à loisir. Contentez sur un point mon curieux désir, Dites-moi, si les Dieux aiment comme les hommes. Quand il s'agit d'aimer, ils sont ce que nous sommes. Pour être plus que nous aiment-ils autrement ? Ils diffèrent de nous en ce point seulement, Qu'un Dieu maître de tout, ainsi que de lui-même, Se fait tout ce qu'il veut, pour plaire à ce qu'il aime, Et peut se faire un coeur, plus sensible et plus doux, Et plus tendre que ceux que le Ciel fait pour nous : Mais c'est trop s'arrêter, Jupiter s'en offense. Au moins n'abuse pas de cette confidence, Et crains de mon amant le souverain pouvoir. Le Prince est là, Madame, et demande à vous voir. Madame pardonnez à mon impatience. Quoi, Seigneur, si matin prendre cette licence. Par un doute cruel mon coeur est si pressé, Qu'il veut savoir le coup dont il est menacé : Je meurs à tout moment dans cette incertitude, Prenez quelque pitié de mon inquiétude ; De grâce apprenez-moi quelle ingrate froideur Change l'heureux destin de ma fidèle ardeur. On vient de m'assurer qu'on voit naître en votre âme Le remords d'un adieu favorable à ma flamme : Depuis que mon amour me retient dans ces lieux N'ai-je pas fait pour vous ce qu'on fait pour les Dieux ? C'est de vous aussi bien que du Roi votre père, Que j'ai reçu l'aveu d'une flamme si chère. Ai-je arraché ce coeur ? Vous me l'avez donné Ce coeur, pour qui le mien eut tout abandonné. Que si pour mériter un don si favorable J'ignore l'art d'aimer, et de se rendre aimable, Au moins j'ai dans mon coeur, de quoi vous enflammer, Si pour se rendre aimable il ne fallait qu'aimer. Les plus profonds respects, la plus forte tendresse... Mais je vous parle en vain infidèle Princesse ; Au désordre inquiet, qui trouble vos appas, Ingrate je vois bien qu'on ne m'écoute pas. Que me sert d'écouter n'ayant rien à répondre ? Vos reproches sans doute ont de quoi me confondre ; Je ne puis le nier, je vous aimai Seigneur, Cependant... Achevez, dites-moi quel malheur, Quel rival me dérobe une amitié si tendre ? Prenons un autre temps Seigneur pour vous l'apprendre Un devoir si pressant... Je ne vous quitte point À moins... Faut-il Seigneur m'expliquer sur ce pont ! Hélas je le vois bien, vous en aimez un autre. Oui Seigneur ; et ce n'est ma faute ni la vôtre Je plains votre malheur, et ce coeur innocent Vous trahit par l'effort d'un charme tout puissant. Même je vous dirais, si j'osais vous le dire, Que de son premier feu ce coeur encore soupire, Et sent auprès de vous, quand il vous faut quitter... Ah Princesse... Ah Seigneur gardez de vous flatter. Si votre fier rival savait que ma faiblesse Laisse échapper pour vous une ombre de tendresse, Ce reste de pitié vous deviendrait fatal. C'est peu de me trahir, on vante mon rival, On veut que sa puissance étonne ma colère, Quel est donc ce rival ! Seigneur c'est un mystère ; Les Dieux seuls, et mon coeur ont droit de le savoir. Et vous voulez ainsi flatter mon désespoir. Hélas je le vois bien, ce rival qui se cache, Pour ma honte et la vôtre est un perfide un lâche ; Pour vous justifier il paraîtrait au jour, S'il avait mérité l'honneur de votre amour : Mais par un sort fatal qui comble ma disgrâce, Un indigne rival vient de prendre ma place. Tout beau Seigneur, craignez ce dangereux rival. Mais vous vous faites tort en le traitant si mal. Mais vous devez présumer, qu'alors que je vous quitte, Ce n'est pas par l'effort d'un plus faible mérite ; Mais sans autre raison croyez-en ma fierté ; Nul n'a droit sur ce coeur, s'il ne l'a mérité, Et puisque ma raison me donne au plus aimable, Jugez de ce qu'il vaut, s'il vous est préférable : Blâmez si vous voulez mon coeur de trahison, Mais faites sur ce choix justice à ma raison. Quel qu'il soit, ce rival triomphe dans votre âme, C'est là qu'il peut braver mon courroux et ma flamme : Mais nous le connaîtrons ce rival si charmant. Cependant dites-lui que je suis votre amant, Et qu'on enlève point, sans coûter bien des têtes, À des gens comme nous de semblables conquêtes. Quand vous le connaîtrez vous perdrez ce courroux : Il sied mal avec lui de faire le jaloux, Et si vous me croyez, sachant ce qu'il faut craindre, Vous vous plaindrez fort bas, si vous osez vous plaindre. Peut-être j'en dis trop et plus que je ne veux, Quand il faut consoler un amant malheureux : Mais comme votre amour attend tout de mon père, Je crains que vous fassiez un éclat téméraire, Et qu'un rival qui peut du moindre de ses coups... Le Roi vient : échappons à son premier courroux. Toi demeure ; je cours où mon amour m'appelle. Vous me voyez frappé d'une atteinte mortelle, Seigneur, on me trahit ; je viens de tout savoir ; Un rival en secret m'ôte tout mon espoir. Ah ! Prince ce soupçon marque trop de faiblesse. Je viens de le savoir, Seigneur, de la Princesse. Quoi vous pourriez avoir un rival dans ma Cour ? Ma fille veut sans doute éprouver votre amour, On plutôt l'augmenter par ces fausses alarmes. Hélas c'est bien assez du pouvoir de ses charmes. La fière Sémélé ne fera point de choix Qui puisse être au-dessous des Princes et des Rois. À l'entendre parler du choix qu'elle se donne, Son mérite est d'un prix plus haut que la Couronne. Il faut donc que ma cour à mes yeux abusés Cache sous des sujets des Héros déguisés. Mais en fut-il quelqu'un caché dans cet Empire, Voudrait-il traverser l'hymen que je désire ? On sait, pour faire à Thèbes un solide repos, Que voulant allier ce trône avec Argos, Il faut qu'avecque vous, par un Hymen fidèle, Sémélé nous assure une paix immortelle : Un si grand intérêt ne peut être ignoré. Cependant mon malheur, n'est que trop assuré. Je sais bien que ma fille au moins en apparence, Dans ses premiers désirs marque quelque inconstance ; Mais parmi les amants cette ombre de froideur Peut changer le dehors sans aller jusqu'au coeur. Seigneur tout est changé ; la Princesse elle-même D'un air si transporté m'a vanté ce qu'elle aime, Qu'il n'est mortel ni Dieu qui lui puisse être égal. Elle veut que je tremble au nom de ce rival, Et sa fausse pitié qui craint pour ma faiblesse, Veut que sans murmurer je cède la Princesse ; Qu'une lâche terreur étouffe mes désirs, Et cache au fond du coeur jusqu'aux moindres soupirs. Madame vous devez connaître votre fille ; Elle tient plus qu'à vous que toute ma famille. Plus belle que ses soeurs elle a le premier rang, Et vous fait négliger le reste de mon sang. Par cette aveugle ardeur qui possède les mères, N'avez-vous point rempli sa tête de chimères ? Vous fille de Vénus, ne la flattez-vous pas De l'espoir de gagner un Dieu par tant d'appas, Et qu'un Héros mortel n'est pas assez pour elle ? Vous me vantez souvent votre race immortelle, Et Sémélé sans doute, au point où je la vois, Prend pour lui tout l'orgueil, que vous avez pour moi. Je n'ai rien fait, Seigneur, qui vous oblige à croire Que le sang de Vénus, dont je tire ma gloire, Me fasse négliger mon Époux et mon Roi : Je sais ce que je suis, et ce que je vous dois. Cet imprudent orgueil qui n'est qu'extravagance, Vient aux simples mortels d'une simple naissance : Mais cet orgueil qui suit ceux qui sortent des Dieux, Est un orgueil illustre, innocent, glorieux. C'est celui que j'ai mis dans l'esprit de ma fille, Et si je la préfère à toute ma famille, Je ne puis le nier, dès qu'elle vit le jour, Elle eut mes premiers soins et mon premier amour ; Mais tout ce grand amour et cette préférence N'ont rien mis dans son coeur plus haut que sa naissance. Elle a choisi ce Prince et j'ai loué son choix ; Et si le sang des Dieux avec celui des Rois, Est entre vous et moi joint par notre hyménée, Ce grand exemple instruit une fille bien née. Quoi qu'il semble aujourd'hui, que pour ce digne amant, Sémélé se dispose à quelque changement, Je lui rendrai bientôt sa première tendresse : Mais il faut ménager son âme avec adresse ; N'y mêlez pas, Seigneur l'aigreur et le courroux ; Il faut pour la gagner des traitements plus doux ; Elle doit obéir, mais d'une obéissance, Qui n'ait rien d'indigne et basse dépendance. Je veux bien à vous seule abandonner ce soin ; Je saurai faire agir mon pouvoir au besoin. Mais quel est cet amant dont on fait un mystère ? Pour de pareils secrets choisit-on une mère ? Madame il faudra donc employer mon pouvoir. Je saurai l'obliger à faire son devoir. Ah ! Madame, ah ! Seigneur, sans forcer ma Princesse, Laissez-la disposer de toute sa tendresse : Mes maux sont trop cruels pour les pouvoir guérir : C'est assez de l'aimer, l'adorer, et mourir. Prince défaites-vous de ce respect frivole ; La Princesse est à vous, je tiendrai ma parole. Vous, voyez votre fille, et faites-lui savoir, Qu'elle doit s'expliquer ou craindre mon pouvoir. Tu vois l'ordre du Roi, Dircé par ton adresse Découvre promptement l'amant de ta Maîtresse ; Ou plutôt ouvre-moi cet important secret ; Ma fille l'aura mis dans un sein si discret ; Il n'en faut pas douter. Ah ! De grâce, Madame, Ne me demandez pas le secret de sa flamme ; Ce secret révélé me coûterait le jour. L'ordre qui me défend d'expliquer cet amour, Vient d'un Amant si fier, si puissant, si terrible, Qu'en vous le découvrant ma perte est infaillible. Contentez-vous enfin d'apprendre que ce choix Vous fera plus d'honneur, que le plus grand des Rois. S'il en est ainsi, pourquoi s'obstiner à se taire ? Puis-je pas, s'il le faut, cacher ce grand mystère ? Ah ! Que je crains de l'air, dont je te vois agir, Que tu caches un choix qui nous fera rougir. Quel que soit cet Amant, il faut que je l'apprenne. Pourquoi par cet aveu m'exposer à sa haine ? Puisque de Sémélé vous pouvez l'obtenir, Ne me contraignez point... Faites-la donc venir. Mais que vient m'annoncer ce merveilleux spectacle ! Viens-tu nous éclaircir, Amour, par ce miracle ? Non Reine, à qui je puis donner ce nom de soeur, Puisque Vénus est notre mère. Loin d'aller de ta fille éclaircir le mystère, Garde-toi de forcer le secret de son coeur ; Commande-lui plutôt d'aimer et de se taire. L'aigle sur qui je viens t'imposer cette loi, T'apprend, qu'elle te vient d'un Dieu plus grand que moi. Madame vous voyez ce que les Dieux ordonnent. Je le vois avec joie, et l'ordre qu'ils me donnent, Montre, combien au Ciel mon sang est précieux, Quand ce sang jusqu'ici fait descendre les Dieux. Allons apprendre au Roi cette grande nouvelle, Et l'ordre souverain d'une bouche immortelle : Qu'il respecte un secret qu'une divine voix Commande de la part du grand maître des Rois. Toi, dis à Sémélé que sans crainte de blâme, Elle peut conserver son secret et sa flamme, Et que malgré l'ardeur d'un désir indiscret, Je renonce au pouvoir d'arracher ce secret. Oui j'attends Sémélé sous ce nouveau visage : C'est l'amour qui m'a fait ce galant équipage : Mais si tu vois un Dieu sous l'habit d'un Berger, Ce n'est pas d'aujourd'hui que tu m'as vu changer ; Et de mes feux secrets cacher les aventures, Sous les traits différents de cent autres figures. C'est donc l'Amour qui fait tous ces beaux changements. J'admire Jupiter sous ces déguisements, Et sitôt qu'il s'agit de faire une conquête, Il fait beau voir un Dieu faire l'homme ou la bête. On sait sous quelle forme on vous vit sur le dos, Ravir la belle Europe et traverser les flots. Vous en voulez toujours à celles de sa race : Et déjà Sémélé vient de prendre sa place. Dans le sang d'Agenor vous trouvez des appas, Que dans un autre sang vos yeux ne trouvent pas. On vous voit tous les jours courir de belle en belle, Aimez-vous ces beaux noms d'inconstant, d'infidèle ? N'est-il point de beauté qui vous puisse arrêter, Les Dieux n'ont-ils point honte de coqueter ? Momus, veux-tu toujours censurer et médire ? N'as-tu jamais connu le souverain Empire, Qui force au changement le plus puissant des Dieux ? Vois comme c'est en nous un défaut glorieux. Quand j'aime une beauté, d'abord je vois en elle Tout ce qu'a de charmant une beauté mortelle ; La lumière d'un Dieu découvre en un moment Tout ce qui peut toucher les désirs d'un amant. Un mortel a besoin de temps et de lumière, Pour faire à son amour une digne matière ; Mais un Dieu pour ce choix n'a pas besoin de temps : Il voit tout d'un coup d'oeil et dehors et dedans ; Son esprit convaincu d'un mérite adorable, Aime d'abord, autant que l'objet est aimable, Et par un feu divin qui peut tout enflammer, Il embrase l'objet qui vient de le charmer. Ce violent Amour vient à peine de naître, Qu'il est victorieux autant, qu'il le peut être, Et dès lors qu'il jouit avec tant d'ardeur, Sa flamme à son objet applique tout son coeur, Qu'au même instant qu'un Dieu possède une maîtresse, Il épuise sa joie et toute sa tendresse : Ainsi le coeur d'un Dieu presque en un seul moment, Aime, se fait aimer, et cesse d'être Amant. Toi qui n'aimas jamais, tu sais mal comme on aime. Peut-être Jupiter, l'ignorez-vous vous-même : Car enfin Sémélé vous coûte plus d'un jour, Et je ne vous crois pas trop bien avec l'Amour ; Vous vous brouillez souvent avec lui ce me semble. Nous nous brouillons exprès pour être mieux ensemble. Si l'amour avec moi s'entendait tous les jours, Quelle gloire de vaincre avec ce grand secours ? Je me fais de l'amour un combat volontaire, Un doux empressement, une agréable affaire : Sous l'habit d'un Berger je me déguise exprès, Pour affaiblir ainsi la force de mes traits, Et par quelques combats achetant la victoire, Pour croître mes plaisirs, j'y mêle un peu de gloire. Quelquefois en un jour on vous voit demander, Attaquer, emporter la place, et la céder. Oui mais de mon amour apprend tout le mystère. Quelque glorieux choix, qu'un Dieu se puisse faire, Sache qu'il ne saurait remplir tous ses désirs : Son coeur qui veut par tout le comble de plaisirs, Répare le défaut de ces beautés mortelles, Par un enchaînement de conquêtes nouvelles. Pourquoi vous attacher aux beautés d'ici-bas ? Nos déesses pour vous sont-elles sans appas ? L'Amour n'a pas au Ciel son véritable empire : C'est ici seulement qu'on brûle et qu'on soupire ; Dans le séjour des Dieux l'on y vit sans désirs, Et sans désirs l'Amour a-t-il de vrais plaisirs ? Est-il d'autres plaisirs pour le Dieu du tonnerre Que celui quand il v eut de foudroyer la terre ? Rire des beaux desseins d'un fol ambitieux, Et préparer sa chute en l'élevant aux Cieux ; Tout rempli de nectar dans une paix profonde, D'un branlement de tête ébranler tout le monde ; Faire de ses désirs sa raison et ses lois ; Se jouer à son gré des peuples et des Rois ; Voir les mortels brouillés dans toutes leurs prières ; Leur voir pousser des voeux l'un à l'autre contraires ; Confondre leurs projets et d'une même main, Aujourd'hui les flatter et les punir demain ; Et sur cette conduite inégale, incertaine Ouïr les sots discours de la prudence humaine ; Voilà de Jupiter les doux amusements. J'en trouve dans l'amour qui sont bien plus charmants : Quand l'amour dans un coeur met toute sa tendresse... C'est avec ce beau nom qu'on cache sa faiblesse. S'il est quelque faiblesse à se laisser charmer, Que ne suis-je plus faible afin de mieux aimer ? Ou s'il faut souhaiter une chose impossible, Que ne suis-je moins Dieu pour être plus sensible ? Mais j'ai tort de parler à qui n'aima jamais : Ne combats plus ma flamme et sert-la désormais ; Momus tu tiens ici la place de Mercure. Oui grâce à vos bontés et ma gloire en murmure ; Votre ordre malgré moi m'employant en ce jour, Fait d'un censeur des Dieux un confident d'amour. C'est pour tromper Junon qu'aujourd'hui je t'emploie, Tu sais qu'incessamment elle trouble ma joie, Et du subtil Mercure appréhendant l'emploi, Il lui serait suspect s'il était près de moi. Ainsi... Mais j'aperçois Sémélé. Je vous laisse ; Un tiers est incommode auprès d'une maîtresse. Ma Princesse est-ce vous ? Est-ce là mon amant ! Me méconnaissez-vous sous ce déguisement ? Avez-vous oublier le discours de l'aurore ? Non, non, il m'en souvient, c'est le Dieu que j'adore ; Sous l'habit d'un berger il m'attend en ces lieux. Je trompe ainsi Junon et me cache à ses yeux : De son jaloux esprit la triste inquiétude À m'épier sans cesse applique son étude ; Mais voulant m'assurer mes plaisirs les plus doux... Ah vous vous cachez moins pour Junon que pour vous : Vous aimez votre gloire, et vous craignez pour elle, Qu'on sache ce qu'un Dieu fait pour une mortelle. Moi craindre pour ma gloire un choix si glorieux ? Moi qui pour vous servir, abandonne les cieux ? Moi qui brûlant pour vous d'une ardeur sans seconde Néglige sans rougir la conduite du monde ? Moi qui montre à vos yeux un amant si charmé, Qu'il cesse d'être Dieu pour être plus aimé ? Hé bien si votre amour est à couvert du blâme, Si vous prisez si fort l'honneur de votre flamme, Jupiter il est temps qu'elle paraisse au jour ; Il court de fâcheux bruits de ce secret amour, Et si votre ordre encor me condamne au silence, Cet amour va périr par mon obéissance : On presse mon hymen pour le Prince Alcméon ; J'oppose un autre amant, mais j'en cache le nom. Ce silence honteux où s'obstine mon âme, Au sentiment de tous cache une indigne flamme, Et tandis que ce feu n'osera voir le jour, Ma gloire est en péril ainsi que mon amour. Ne craignez rien ; Amour pour finir votre peine, Et par mon ordre exprès envoyé vers la Reine, Lui défend d'écouter un désir indiscret, Qui veut de votre flamme arracher le secret, Et par un autre choix tyranniser votre âme. Tant de précautions à cacher votre flamme, Le respect de Junon, tous vos déguisements Ne m'apprennent pas trop quels sont vos sentiments. En effet, quand un Dieu se fait une maîtresse, Il doit aimer sans bruit, et cacher sa faiblesse ; Un Dieu doit s'épargner cette confusion ; Junon est trop à craindre en cette occasion, Et quoique le secret soit fatal à ma gloire, Qu'importe on en croira ce qu'on en voudra croire. Ce procédé n'est pas d'un véritable amant : Un Dieu qui craint les bruits aime bien faible ment. Pour moi je ne crains pas de dire qu'un Dieu m'aime. Donnez m'en la licence, ou je la prends moi-même. Contre un père en courroux, contre tout son pouvoir Je n'ai que cet aveu pour sauver mon devoir, Et je crois qu'un amour, dont mon âme est si fière, Est trop noble et trop beau pour craindre la lumière. Cependant avouez que j'aime plus que vous. Je le vois bien, les Dieux n'aiment pas tant que nous : Les Dieux n'ont pas le temps d'aimer comme on les aime, Le soin de votre gloire et l'amour de vous-même Vous peuvent-ils pour nous laisser quelques désirs ? Mais vous êtes vous seul ma gloire et mes plaisirs : Ainsi loin de cacher cette flamme divine ; J'en veux vanter partout l'adorable origine, Et faire voir partout un feu si glorieux. Et n'est-ce pas assez qu'il paraisse à vos yeux ? Un témoin comme moi suffit pour votre gloire. Je veux que tout le monde apprenne ma victoire, Et ne croirai jamais qu'on m'aime tendrement, Si le grand Jupiter rougit du nom d'amant : Ma gloire en cet état est toujours imparfaite. Hé bien que tout le monde apprenne ma défaite : Il faut bien satisfaire à votre ambition ; Que mon amour éclate aussi loin que mon nom. Après un tel aveu je brave la colère Des hommes et des Dieux, d'un amant et d'un père. Mais Alcméon paraît, tachons de l'éviter. Il faut voir le rival, qu'on donne à Jupiter. Ce beau berger est-il de votre confidence ? Comment ? Je vous apporte un avis d'importance, Et n'ose devant lui... Parlez ne craignez rien, Ou gardez votre avis, s'il rompt notre entretien. J'ai trop de l'interrompre ; et je vois bien Madame, Puisque vous lui fiez le secret de votre âme, Que c'est lui qui souvent vous attire en ces lieux. C'est donc là ce rival si fier, si glorieux ; Puis donc qu'on ne craint rien d'un témoin si fidèle, Apprenez le sujet d'une douleur mortelle. Malgré tous mes conseils, contre votre dessein, Le Roi vous veut contraindre à me donner la main, Et pour ce coup fatal marque cette journée. Mes ordres sauront bien rompre cet Hyménée. Que me conseillez-vous sur cet ordre absolu ? Ou vous-même plutôt qu'avez-vous résolu ? Mon sort dépend de vous, faut-il que j'obéisse ? C'est à ce digne amant faire trop d'injustice, De prendre en ce besoin conseil de son rival. Ce conseil quel qu'il soit nous fera peu de mal. Hé quoi vous me braver ? Non j'aurais peu de gloire, De braver un rival quand il perd la victoire. C'est parler devant moi bien haut pour un berger. Des bergers comme moi le peuvent sans danger. Cette fierté m'étonne et je ne puis comprendre... On m'aime et ce seul mot suffit pour vous l'apprendre. Que vous sert cet amour quand j'ai l'aveu du Roi ? Que vous sert cet aveu, quand son coeur est à moi ! Quand on a comme moi la gloire de lui plaire... Quand on a qu'à combattre un berger téméraire... Je ne sais qui l'est plus du berger ou de vous. Ah c'en est trop. Calmez ce dangereux courroux. Hé quoi contre un berger et même en ma présence Un Prince... Je réponds ici de sa clémence. Vous voyez qu'un berger me brave impunément, Et vous vous offensez de mon ressentiment ? C'est trop souffrir. Ô Dieux ! Ne craignez rien Princesse. Quel charme sur mes bras jette tant de faiblesse ? Pouvez-vous pour un Dieu craindre quelque danger ? Ma tendresse d'abord n'a rien vu qu'un berger. Ce prompt enchantement et ce charme invisible Me fait connaître enfin cet amant si terrible, Ce rival dont tantôt vous m'avez menacé. Oui Prince, c'est lui-même, et le charme est passé : J'ai pitié de l'état, où vous met trop d'audace : Amant de Sémélé vous méritez ma grâce. Au moins par cet essai connaissez mon pouvoir. Va ta pitié ne fait qu'aigrir mon désespoir, Injurieux rival, laisse moi ma faiblesse ; Accable un malheureux, ou me rend ma Princesse ; Tu me l'ôtes cruel, et ton charme trompeur Ainsi que sur mon bras a passé dans son coeur. Princesse ouvrez les yeux et voyez l'imposture D'un art affreux et noir, qui force la nature. Vous laissez-vous surprendre aux charmes d'un trompeur ? Vous-même connaissez ce divin enchanteur, Qui sous les faibles traits d'un enfant de la terre, Cache le puissant Dieu qui lance le tonnerre. Admirez quel rival vous fait mon changement. Jupiter mon rival ! Dieux quel aveuglement ? Vous voyez... J'ai pitié de l'erreur qui l'abuse. Votre infidélité cherche en vain cette excuse. Sans doute, et je rougis qu'un changement fatal Donne au Prince d'Argos un berger pour rival, Si la bonté d'un Dieu ne daigne vous absoudre, Craignez de le connaître à l'éclat de sa foudre. Plût au Ciel, qu'il voulut découvrir à mes yeux Par un coup de tonnerre, un choix si glorieux. Du moins en connaissant le Dieu qui me surmonte, Je mourrais avec joie, et vous perdrais sans honte ; Mais las ! Ce n'est pas lui, mais c'est vous que je crains La foudre est dans vos yeux, et non pas dans ses mains. Mais quoi l'air s'obscurcit et l'orage s'apprête... Quel changement soudain excite la tempête ? Quand je suis sur la terre, il tonne dans les cieux. Il tonne, et c'est ici le grand maître des Dieux. C'est à cet imposteur qu'il déclare la guerre. Junon quand il lui plaît peut former le tonnerre, Elle est Reine des airs. Foudre tombe en ce lieu ; Ta gloire est de punir le fantôme d'un Dieu. Sans doute que Junon en veut à ma Princesse. Sans doute qu'un faux charme abuse ma tendresse. Quoi vous doutez ? Voyez quel était votre erreur. Junon descend en terre ; évitons sa fureur. Nuages descendez, et qu'une épaisse nue La dérobe à sa rage et nous cache à sa vue. Dissipez ce nuage, il est temps d'éclater, Tombez foudres, tombez sur un faux Jupiter. Grand Dieu venge ton nom usurpé par un traître. Mais quel est ce prodige, et que vois-je paraître ? C'est Junon elle-même avec la foudre en main. Pourquoi cet équipage, et quel est son dessein ? De ce faux Jupiter qui m'ôte ce que j'aime, Me vient-elle venger, ou se venger soi-même ? Bergers qui la voyez descendre dans ce bois, Pour hâtez son secours, prêtez-moi votre voix. Reine des vents Maîtresse des tempêtes Épargnez nos champs et nos têtes, Et sur ce ravisseur tournez ce grand courroux, À ce triste mortel il ravit ce qu'il aime : Vous voyez sa douleur, vous savez par vous-même, Tout ce que souffre un coeur amoureux et jaloux. Tu me vois Alcméon au milieu des nuages Par un soin inutile exciter des orages, Et pour des vains efforts prêter à mon courroux, Ces traits que j'ai surpris à mon perfide époux. Jupiter à mes yeux dérobe son amante ; Son amour tout puissant, rend ma haine impuissante. Vents, tempêtes, éclairs, enfants de ma fureur, Qui ne semez ici qu'une vaine terreur, Évanouissez-vous : l'artifice et l'adresse Vengeront mieux que vous ma gloire et ma faiblesse. Toi Prince d'Argos approche et n'appréhende rien, Nos malheurs sont communs et ton sort est le mien : Une ingrate Princesse à ta flamme infidèle, Triomphe d'un mortel, et brave une immortelle, Et sa fière beauté par un malheur fatal Rend Jupiter perfide, et le fait ton rival. Jupiter mon rival ? Que dites-vous Déesse ? Le rival dont j'osais mépriser la faiblesse, Lui qui comme un berger se montrait à mes yeux, Ce rival est un Dieu le plus puissant des Dieux ? J'espérais éclaircir cette étrange aventure, Pour convaincre un rival d'une lâche imposture, C'était là tout l'espoir dont j'osais me flatter, Et dans cet imposteur je trouve Jupiter ? Vous deviez prévenir ces mortelles alarmes : Avec tant de puissance, avec tant de charmes, Déesse ignorez-vous l'art de vous faire aimer ? Et que vous manque-t-il pour plaire et pour charmer ? Mais Prince le moyen que ma beauté l'arrête Ce Dieu qui va toujours de conquête en con quête. Rien ne saurait borner ses glorieux soupirs, Quel objet peut borner de si vastes désirs. Pour consoler ma gloire et toute ma tendresse, Tâchons adroitement de perdre sa Maîtresse ; Sue sa fière beauté par de secrets moyens Je m'apprête à venger tes feux comme les miens. Jusqu'ici j'ai voulu par une guerre ouverte, Par de honteux éclats, entreprendre sa perte ; Mais le grand Jupiter est plus puissant que moi. Pour la perdre en secret... D'où te vient cet effroi ? Tremble-tu des périls d'une ingrate Princesse ? Toute ingrate qu'elle est excusez ma faiblesse : J'ai pour sa trahison une secrète horreur, Et l'amour toutefois règne encor dans mon coeur. J'ai donc tort de venir avec tant d'imprudence, Te fier le secret d'une juste vengeance. Gardant pour ma rivale un sentiment si doux, Ta faiblesse contre elle augmente mon courroux. Regardez ma Princesse avec moins de colère : Qu'a-t-elle fait enfin qui puisse vous déplaire ? Aux tendresses d'un Dieu peut-elle résister. Que suis-je, hélas que suis-je auprès de Jupiter ? Sous ces belles couleurs couvre ton infamie, Pour mériter ma haine aime mon ennemie. Hé bien sauvez mon coeur de cette lâcheté : Je voudrais bien haïr cette ingrate beauté ; Mais puisque sur mes sens elle est trop souveraine, Pour venger mon amour, prêtez-moi votre haine ; Si je ne sais qu'aimer, haïssez-la pour moi. Tu seras satisfait et c'est là mon emploi. Je sais l'art de haïr sans remords et sans haine. Si l'amour à ses Dieux je le suis pour la haine. Pour faire agir la mienne avec plus de bonheur, Et mettre en sûreté mon nom et mon honneur, Sous des traits déguisés abusant ta Princesse... Mais je t'en dirais trop et je crains ta faiblesse : Je t'instruirai de tout avant la fin du jour. Adieu je vais venger ma gloire et ton amour. Vous n'avez rien à craindre ici belle Princesse. Toi, tâche d'observer la jalouse Déesse : Surtout cache-lui bien cet asile secret. J'obéirai fort mal s'il faut être discret. Hé bien ces grands essais d'amour et de puissance Vous laissent-ils encor dans quelque défiance ? Doutez-vous de mon nom ? Ce merveilleux séjour, Et ces lieux enchantés qu'a produit mon amour, Sont-ils de ma grandeur un faible témoignage ? Vous voyez au milieu d'une forêt sauvage, Naître par un miracle aussi rare que beau, D'un amas de beautés le spectacle nouveau. Ces lieux quand vous voudrez vous offrent un asile, Pour vous comme l'accès l'issue en est facile. Ici loin de Junon, et loin de votre Cour, Et sans autres témoins que les yeux de l'Amour, Nous goûterons tous deux tout ce que dans les âmes Répandent de douceurs les plus heureuses flammes, Tout ce que font sentir de joie et de plaisirs, Le commerce amoureux des yeux et des soupirs, Les combats d'amitié, de soins, de déférences, Les flatteurs entretiens, les tendres confidences, Ces beaux emportements de l'esprit et du coeur, Ces charmes composés de flamme, et de langueur, Les doux égarements, les aimables faiblesses, Les extases d'amour, les transports, les tendresses, Tout ce qui peut enfin nous flatter tour à tour, Quand on se donne tout au pouvoir de l'Amour. Ah ! Que de ces discours la divine éloquence, Du Dieu dont je doutais me fait voir la présence ! Vous êtes Jupiter, mon doute est éclairci, Et les Dieux seulement peuvent parler ainsi. Autrefois d'un mortel j'ai ressenti la flamme ; Mais ce n'est pas ainsi qu'il régnait dans mon âme : Je sens bien d'autres feux, et des traits plus puissants, Un coup d'oeil vous rend maître, et des coeurs et des sens, Et cette liberté notre unique avantage, De vos divines mains le présent et l'ouvrage, Pour entrer dans vos fers trouve un penchant si doux, Qu'on voit bien que nos coeurs s'entendent avec vous. Si ma divinité vous paraît si présente, Je dois vous en donner une marque éclatante. Je veux que dans ces lieux le comble des plaisirs, Par un charme éternel remplisse vos désirs ; Le ciel respectera ce précieux asile ; Vous y respirerai un air pur et tranquille, Que rien ne troublera que vos tendres soupirs, Et le souffle amoureux des aimables Zéphyrs ; Ici chaque saison vous donnera des roses, Les plus charmantes fleurs, et les plus belles choses, Et pour n'y rendre pas nos plaisirs limités Chaque jour produira de nouvelles beautés ; La Mère des Plaisirs vous y suivra sans cesse, Cette source d'appas, la brillante Jeunesse, Répandra sur vos jours un éternel printemps, Et les affranchira de la fureur des ans ; Mille Ris, mille Jeux, et leur charmante Mère, N'y prendront d'autre soin que celui de vous plaire ; Vous y verrez toujours les plus jeunes Amours, Et tout ce qu'avec eux amènent les beaux jours ; C'est ici que nos coeurs aimeront sans contrainte, Jouiront sans dégoût, posséderont sans crainte, Et ce qui plus que tout doit flatter vos désirs, C'est un Dieu tout-puissant qui promet ces plaisirs. Que de biens à la fois ! Mais hélas ! Leur durée. N'en sera-t-elle point courte et mal assurée ? Ces plaisirs qui seront les fruits de votre amour, Suivront-ils le destin de qui les met au jour ? L'amour n'est pas pour vous un tribut nécessaire, Vous êtes de ses lois esclave volontaire, Un Dieu n'aime qu'autant qu'il se laisse enflammer, Et qui peut n'aimer pas, cesse bientôt d'aimer. Pardonnez-moi de grâce un peu de défiance ; Tant de biens pour jamais ont si peu d'apparence, Que j'ai trop de sujet de craindre un changement. Que vous connaissez mal le coeur de votre amant ! Son ardeur pour s'éteindre est trop grande et trop belle ; Dans un coeur immortel l'amour est immortelle, Et ce feu dont vos yeux sont la source et l'appui, Doit s'il enflamme un Dieu durer autant que lui. Souffrez pour un moment qu'en ces lieux je vous laisse ; Mon destin me l'ordonne et mon devoir me presse ; Mais songez quand je rends mes soins à l'univers, Qu'un Empire si beau me plaît moins que vos fers. Faites votre devoir, grand Dieu vous devez croire Que je vous aime trop pour trahir votre gloire. Mais du plus haut des cieux dans ce divin emploi Laissez tomber au moins quelque regard sur moi. Je dois à l'univers les soins de ma sagesse, Et ceux de mon amour sont tous à ma Princesse. Mais avant que quitter ce jardin enchanté Je vais voir si Momus pour votre sûreté Veille sur la déesse, et le prier encore D'éloigner ses regards de celle que j'adore. Ah ! Que je veux de mal Princesse à ma grandeur ! Hélas si j'en croyais et mes yeux et mon coeur, Je laisserais le Ciel sans maître et sans conduite : Ma gloire ne se peut sauver que par la fuite. Vous cependant, Vénus, plaisirs jeunesse amour Venez prendre ma place attendant mon retour. Princesse on ne voit rien de charmant et de doux, Qui ne se rendent auprès de vous : Rien ne peut égaler votre bonheur extrême ; Un Dieu prend soin de vos plaisirs, Que ne fera-t-il point pour remplir vos désirs ? Il peut tout et vous aime. Que de beautés ensemble et de rares merveilles Enchantent à la fois mes yeux et mes oreilles ! C'est la mère d'amour qui descend en ce lieu, Et me vient consoler de l'absence d'un Dieu. Digne sang de ma fille, et digne de la pomme, Que je reçus jadis de la faveur d'un homme, Je viens à tant d'appas joindre un nouveau secours : Jupiter est volage et je crains pour ta gloire, Pour t'assurer cette grande victoire, Je viens à ta beauté prêter ces deux amours. Ils ont ordre tous deux de t'obéir sans cesse : L'un comme étant un Dieu de flamme et de tendresse, Doit d'un amour constant embraser ton vainqueur ; L'autre te doit armer d'un charme inévitable ; L'un fait aimer, et l'autre rend aimable, L'un ira dans tes yeux, et l'autre dans son coeur. Ah ! Que de votre part tant d'heur et de puissance, Prouve bien clairement l'honneur de ma naissance. Mais ce n'est pas assez du glorieux secours Que te promettent ces amours ; Tu vas voir dans ces lieux la charmante déesse, La mère des amours l'immortelle jeunesse, Te suivre incessamment dans cet heureux séjour. Elle vient, c'est assez d'elle je me retire ; Je la laisse auprès de toi, ma fille et c'est tout dire, Je laisse auprès de toi la jeunesse et l'amour. Par ce même pouvoir, que vient de faire naître Tout ce que dans ces lieux Jupiter fait paraître, Je viens ici Princesse exécuter ses lois. C'est par son ordre exprès et par son propre choix, Que ma main de ces fleurs a fait une Couronne, C'est par son ordre aussi que ma main vous la donne. Tout ce que sur ce teint le Ciel a mis de fleurs, Et tout ce que j'y mets de brillantes couleurs, Conservera toujours ces grâces naturelles À l'ombre et sous l'abri de ces fleurs immortelles. Le temps ce vieux tyran de toutes les beautés N'eut jamais droit d'entrer dans ces lieux respectés, Et s'il règne partout sur tout ce qui respire, Il perdra près de vous ses droits et son Empire ; Sans cesse malgré lui je veux suivre vos pas. Vous venez rendre hommage à ses divins appas, Plaisirs, venez ici mes compagnons fidèles, Et faites votre Cour à la Reine des belles. Voilà le faible essai de vos contentements ; Vous aurez dans tous les moments Ou de nouveaux plaisirs ou des beautés pareilles. Commandez ; vous avez un plein pouvoir sur nous : Mais attendez encor de plus grandes merveilles De ces puissants amours, que je laisse avec vous. Vous donc divins enfants, dont la seule puissance Peut d'un bonheur sans borne affermir l'espérance, Pour élever ma gloire au comble de mes voeux, Rendez un Dieu constant, comme il est amoureux, Mais quel nouvel éclat vient augmenter ma joie ? C'est Mercure, c'est lui que Jupiter m'envoie. Oui je viens de sa part vous tirer d'une erreur, Qui vous livre aux désirs d'un infâme imposteur. Un amant qui se cache et qui n'ose paraître Se nomme Jupiter et se vante de l'être ; L'Enfer prête à sa flamme un merveilleux pouvoir, Et tout ce qu'en ces lieux ces charmes vous font voir N'est qu'une illusion d'images empruntées, Et le pompeux amas de beautés enchantées Est-ce vous que j'entends, Mercure ? Quoi Vénus L'Aurore, et d'autres Dieux si grands et si connus, Ont-ils autorisé cette lâche imposture ? Contre leur témoignage en croirai-je Mercure ? Non non n'en croyez pas le fils de Jupiter, De cette douce erreur vous devez vous flatter ; Mettez dans votre esprit cette belle chimère ; Dites, pour vous tromper que je trompe mon père : Puisque Europe autrefois eut de quoi le charmer, Vous êtes de son sang, il peut bien vous aimer ; Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il aime des mortelles, Et l'on peut vous compter au nombre des plus belles ; Tout le Ciel a-t-il rien, qu'on vous peut comparer ? Jupiter à Junon vous a dû préférer : Elle est Reine du monde, elle est belle et déesse ; Mais enfin elle est femme et vous êtes maîtresse : Ce beau nom vous suffit et c'est assez pour vous De vaincre une déesse aux yeux de son époux. J'ai pitié d'un orgueil si faible et si crédule, Et pour détruire enfin une erreur ridicule, Qui du grand Jupiter mérite le courroux, Fantômes décevants évanouissez-vous. Hé bien m'en croirez-vous ? Ah surprise mortelle, J'ai pris pour Jupiter un fourbe un infidèle. Voilà de votre orgueil la vaine illusion. Vous me couvrez de honte et de confusion. Quoi cet amour d'un Dieu, cette illustre aventure, Quoi tout ce que j'ai vu n'était qu'une illusion ? Voici ces mêmes lieux où ce perfide amant Sema tous les appas d'un long enchantement, Ou de grand amas de plaisirs et de gloire, À peine en reste-t-il une ombre en ma mémoire ; Abandonnez ces lieux infidèles amours, Contre un faux Jupiter ridicule secours, Allez qu'à d'autres soins votre pouvoir s'applique ; Enfin d'une Vénus trompeuse et chimérique. Nous t'allons obéir, mais s'il faut te quitter Princesse écoute au moins ce fidèle langage. Cet envoyé de Jupiter T'abuse par un faux message : Ce feint ou vrai Mercure est lui-même un trompeur ; Sache que ce n'est point un imposteur qui t'aime, C'est Jupiter lui-même. Nul ne sait mieux que moi le secret de son coeur. Quelle est cette étonnante et bizarre aventure ? Et qui croirai-je enfin d'amour ou de Mercure ? Princesse en doutez-vous ! Puis-je n'en pas douter ? L'en croyez-vous sitôt qu'il se vante de l'être ? Ces yeux à qui l'amour doit le nom de vainqueur N'ont garde de douter d'un si charmant honneur ; Vous pourriez toutefois, sachant ce que vous êtes Prendre d'autres garants pour de telles conquêtes. Mais n'en croyez ici Mercure ni l'amour, Et dans ces lieux suspects craignez quelque faux jour. Que ce Dieu supposé si grand en apparence Vous fasse un digne essai de sa toute puissance ; Qu'il descende du Ciel avec la foudre en main, Avec tout l'appareil du pouvoir souverain, Et tel qu'il est enfin quand pour plaire à sa femme, Il s'offre tout brillant de lumière et de flamme. C'est comme cet amant se doit montrer à vous. Oui sans doute il me doit un spectacle si doux : C'est ainsi qu'à mes yeux cet amant doit paraître ; S'il n'est pas Jupiter, il est digne de l'être. Grâce à votre avis, j'ai trouvé le moyen D'éclaircir pleinement son dessein et le mien ; Mais c'est trop s'amuser, cette longue retraite Peut trouver dans la Cour un mauvais interprète. Cependant allez dire à votre Jupiter, Que si de son amour mon coeur s'ose flatter Je ne puis consentir à perdre tant de gloire ; Votre nom vos discours m'obligent de vous croire ; Mais il faut que l'essai, dont vous êtes l'auteur Me montre clairement que j'aime un imposteur. Va ce fatal essai te coûtera la vie ; Tu mourras ma rivale et ma rage assouvie... Mais j'aperçois Momus. Ah ? Mercure est-ce toi ? Viens-tu pour mon honneur reprendre ton emploi ? Tu sais quelles raisons m'ont fait prendre ta place ; Mais j'aime mon métier, et le tien m'embarrasse. Il faut pour ce commerce un confident discret, Et je suis fort mal propre à garder un secret. De l'emploi de censeur, je ne puis me défaire : Mon métier vaut celui de Jupiter ton père : Qu'il dispose de tout, qu'il règne dans les Cieux, Qu'il gouverne à son gré les hommes et les Dieux, Il a droit de tout faire, et j'ai droit de tout dire ; Il est armé de foudre, et moi de la satire : L'empire d'un censeur va plus loin que le sien ; Il épargne les Dieux, et je n'épargne rien : Quand je puis censurer selon ma fantaisie, C'est un plaisir qui vaut toute notre ambroisie. Toi qui fais vanité de plaire et de flatter ; Toi qui trahis Junon pour servir Jupiter... Mais tu rêves, d'où vient un si morne silence À l'orateur des Dieux ; au Dieu de l'éloquence ? Ah ? Momus connais mieux sous ces traits supposés, Celle qui se déguise à tes yeux abusés ; Tu vois ici Junon sous ce nouveau visage. Je viens de vous laisser dans un autre équipage, La maîtresse des Dieux se déguiser ainsi ? Je blâmais Jupiter et je vous blâme aussi. C'est sans doute un effet de votre jalousie. Toi qui sais les transports de cette frénésie, Pourquoi m'as-tu fait voir en ami peu discret, (Par zèle ou par chagrin) cet asile secret, Que Jupiter exprès a fait pour sa maîtresse ? Je ne puis rien cacher, c'est mon faible Déesse. D'ailleurs si de ce Dieu j'évente le secret, C'est un juste dépit qui me rend indiscret ; Quand pour servir sa flamme on m'érige en Mercure, Je trahis son amour pour venger mon injure. Et j'ai su profiter d'un secret éventé, Faisant évanouir le jardin enchanté, Et trompant Sémélé dessous cette apparence, Elle croit mes avis, les suit sans défiance, Et de ces faux conseils ignorant le danger... Quoi toujours dans l'esprit le soin de vous venger ? Verrai-je sans courroux ces amours infidèles, Et tout mon bien en proie à des beautés mortelles ? Et ne savez-vous pas Déesse qu'un grand Dieu Ne saurait s'empêcher d'aimer en plus d'un lieu ? Qu'ayant un riche fonds de tendresse et de flamme, Il en peut dérober quelque part à sa femme. Voulez-vous tout pour vous, tout son temps, tous ses soins ? Pour être un peu galant vous en aime-t-il moins ? Croyez-moi, laissez-lui ces ardeurs passagères, Cette courte inconstance, et ces flammes légères : Les beautés de la terre avec tous leurs appas Amusent Jupiter, et ne l'arrêtent pas. Quoi le censeur des Dieux excuse un infidèle ? Je me lasse d'ouïr cette vieille querelle, Ce courroux importun qui trouble tous les Cieux, Et dont vous fatiguez les hommes et les Dieux. En effet je rougis de l'ardeur qui m'emporte ; Va dire à Jupiter que ma fureur est morte : Mais cache-lui l'état où tu trouves Junon ; Adieu je vais reprendre et mon char et mon nom. Je vous serai fidèle, et je saurai me taire, Elle a beau déguiser sa haine et sa colère ; Elle m'en a trop dit pour cacher son courroux. Allons de sa vengeance avertir son époux : Si j'offense Junon, que ne se souvient-elle Que j'ai pour le secret une haine mortelle ? Cesse de m'abuser espérance orgueilleuse ; Je ne vois plus le Dieu qui règne dans mon coeur, Il se cache cet imposteur, Qui flattait de mes feux l'erreur ambitieuse. Hélas ! Faut-il cesser d'aimer en si beau lieu ? Quelque choix, quelque amant que mon destin m'apprête, La plus précieuse conquête, L'est moins que l'erreur de posséder un Dieu. Cher Prince, dont l'amour fut si pure et si tendre, Toi que j'abandonnai par l'espoir seulement, D'avoir un Dieu pour mon amant, Ne m'offre plus un coeur que je ne puis reprendre, Après avoir flatté l'orgueil de mes désirs. De la flamme d'un Dieu que je crus véritable, Après cet espoir adorable, Peut-on s'accoutumer à de moindres soupirs ? Je te plains, Alcméon, et ce reste de flamme, Te fait voir le remords d'un changement fatal : Mais enfin tu sais quel rival, Ou plutôt quel orgueil t'a chassé de mon âme. Tu devais de ma flamme attendre un prompt retour, Après avoir guéri l'erreur de ma tendresse ; Mais la gloire est une maîtresse, Qui veut être obéie aussi bien que l'Amour. Je l'entends cette gloire incessamment me dire, Qu'un coeur qui s'est flatté jusques à se vanter, D'enchaîner le grand Jupiter, Ne doit plus d'un mortel reconnaître l'empire. Il est vrai que l'Amour à demi révolté, Honteux de son erreur d'un ton plus favorable, Parle pour un Prince adorable, Et ce tendre discours étonne ma fierté. Soutiens ce mouvement que l'amour autorise, Prince pour toi je laisse échapper des soupirs, Et parmi de faibles désirs, Je te prête un secours dont la gloire est surprise. Ménage le moment de ce tendre retour, Et pour ne laisser plus balancer la victoire, Ne laisse plus parler la gloire, Et l'ai presque oubliée en faveur de l'amour. Viens, Dircé, viens calmer le trouble de mon âme ; Je consultais ici mon orgueil et ma flamme, Et mon coeur partagé combattait tour à tour, Tout ce que me disait ma gloire et mon amour. Tu sais ce que je dois au rapport de Mercure, Et d'un faux Jupiter la fatale aventure. Le fidèle Alcméon en secret dans mon coeur, Me demande un amour qu'usurpe un imposteur : Ce coeur tout indigné me presse de le rendre ; Mais ma gloire aussitôt semble me le défendre, Et je sens de l'orgueil l'impérieuse loi, Prendre, malgré l'amour, trop de pouvoir sur moi. Quel est donc cet orgueil, Madame, qu'il s'explique, Lui, qui parle si fort pour un Dieu chimérique. La gloire défend-elle à ce coeur abusé, De préférer un Prince à ce Dieu supposé ? La gloire permet-elle à ma flamme trompée, Qui de l'espoir d'un Dieu s'était préoccupée, D'accepter un mortel, et par ce changement, Faire éclater ma honte et mon aveuglement ? Mais d'un scrupule vain votre gloire est gênée : On vient d'ouvrir pour vous le temple d'Hyménée. Ah ! Dircé, c'est ici qu'un scrupule si fort, Pour révolter mon coeur redouble son effort. Quoi j'aurais dit partout que c'est un Dieu que j'aime, Et je pourrais tomber dans cette honte extrême, D'avouer que j'ai feint d'aimer en si haut lieu, Ou dans la lâcheté d'abandonner un Dieu ? Non je dirai toujours que Jupiter m'adore. Je l'ai dit, je l'ai cru, je le veux croire encore. Peut-être que Mercure avec un faux rapport... Mais le Prince paraît, je tremble à son abord. Glorieux sentiments, dont je suis idolâtre, Ramassez votre force, on vient pour vous combattre ; Ne vous démentez point, épargnez à mon front, La honte qui suivrait un changement si prompt. Madame vous savez l'ordre de votre père : Pardonnez si l'ardeur d'un amour téméraire, Se laissant emporter au dernier désespoir, Abuse contre vous du souverain pouvoir. Je me suis dit cent fois en secret, à moi-même, Qu'il faut cesser d'aimer quand Jupiter vous aime, Et que d'un faible amant le sort trop inégal, Doit trembler près d'un Dieu qui s'est fait mon rival. Toutefois je ne puis lui céder ma Princesse, Et quand trop de puissance étonne ma faiblesse, À ma flamme en secret je prête cet appui, Il peut tout, il est Dieu, mais j'aime plus que lui, Et s'il faut à son rang céder tout l'avantage, Quiconque a plus d'amour mérite davantage. Qui vous fait présumer qu'il aime moins que vous ? Mais je veux que son coeur ne soit pas tout à nous, Je veux que d'autres soins occupent sa mémoire ; Un regard que pour nous il dérobe à sa gloire, Un penser détourné des soins de sa grandeur, Un seul soupir vaut plus que toute votre ardeur. Ah ! Princesse, l'amour parle un autre langage ; La seule ambition touche votre courage. Quoi le grand Jupiter, un si parfait amant, Ne peut-il d'un coeur tendre être aimé tendrement ? Peut-on l'aimer ainsi si son coeur est volage ? Il suffit un moment d'avoir cet avantage : Ce moment glorieux répand sur l'avenir L'éternelle douceur d'un si beau souvenir. Je vous perds à regret, et mon coeur en soupire ; Je sais que votre hymen me promet un Empire ; Mais l'hommage d'un Dieu, fût-il d'un seul moment, Vaut cent trônes offerts des mains d'un autre amant. Poussez jusques au bout cette belle maxime : Ce digne emportement rend le mien légitime ; Méprisez le pouvoir et d'un père et d'un Roi ; Faites tout pour ce Dieu, je ferai tout pour moi. Quoi ne voyez-vous pas le Dieu qui vous menace ? Je crains peu son courroux, si vous me faites grâce. C'est vous perdre, Seigneur, que de vous secourir. N'importe, je ne veux que vous seule et mourir. Que Jupiter éclate et me réduise en poudre, Que je tombe à vos pieds, et par un coup de foudre, Puis-je me réserver pour un plus digne autel ? Dois-je échapper aux coups de ce bras immortel ? Pour le moins, puisqu'enfin il faut que je périsse, Je puis faire à vos yeux un si grand sacrifice, Que le plus grand des Dieux en doit être jaloux. Que pouvez-vous pour moi ? Je puis mourir pour vous, Et rien ne vaut aux yeux de mon amour fidèle, La gloire d'une mort dont la cause est si belle : Ce Dieu pour qui je vois qu'on veut m'abandonner, A-t-il du sang à perdre, une vie à donner ? Et si vous demander et son sang et sa vie, Votre Dieu pourrait-il contenter votre envie ? Vivez, Prince, vivez, et peut-être qu'un jour... Et peut-être est-ce là l'espoir de mon amour ? Après que Jupiter à vos voeux infidèle, Aura mis dans son coeur un flamme nouvelle, Peut-être alors que vos voeux ne seront que pour moi. Non, non cruelle, il faut suivre l'ordre du Roi ; Je veux absolument achever l'hyménée. En vain auprès du Roi ma tendresse obstinée, A tâché de combattre un hymen résolu ; Il faut aller au temple, et l'ordre est absolu. Esclave de la foi, dont il fait son idole, Il croit devoir aux Dieux bien moins que sa parole, Et sans considérer un Dieu fier et jaloux, Pour tenir sa promesse, il brave son courroux. Mais que prétendez-vous, Alcméon ? Ah ! Madame, Je connais tout entier le malheur de ma flamme : Mais dans mon désespoir contre la trahison, Je ne connais ni Dieu, ni conseil, ni raison. Résister contre un Dieu c'est une audace extrême ; Mais enfin qu'ai-je à craindre en perdant ce que j'aime ? Si je lui cédait tout, par la peur de périr, Il me laisserait vivre, et je cherche à mourir. Perdez, Prince, perdez cette funeste envie ; Conservez pour le trône une si belle vie ; Souffrez que Jupiter... Que me demandez-vous ? En gardant Sémélé sera-t-il son époux ? Je sais bien que ce Dieu consacre ce qu'il aime, Qu'au sang de votre fille il s'attache lui-même ; Mais préférez-vous de légères amours, Aux ardeurs d'un mortel qui dureront toujours ? Mais enfin que ce Dieu soit constant ou volage, Je l'aime, je l'adore, en faut-il davantage ? Je le répète encor, n'aimait-il qu'un moment, Le plus fidèle époux vaut moins que cet amant. Au moins, s'il me trahit, si je perds ma victoire, Je sais plus d'un moyen pour conserver ma gloire, Et c'est trop pour venger mes voeux humiliés, De voir un seul moment Jupiter à mes pieds. Prince vous la voyez pleine de cette idée, De l'orgueil de son choix tellement possédée, Qu'il n'est point de mortel, qu'elle veuille écouter, Ni peut-être de Dieu s'il n'est pas Jupiter. Laissez à sa fierté ces biens imaginaires, Ces nobles visions, ces brillantes chimères. Vous, portez autre part vos amoureux désirs, L'ingrate ne veut pas l'honneur de vos soupirs ; Retirez votre coeur des mains d'une infidèle. Je vois dans vos conseils plus d'orgueil que de zèle. Votre fille n'agit que par vos mouvements, Elle a tout votre coeur, et tous vos sentiments. Vous croyez que le sang d'une race divine, A droit de remonter jusqu'à son origine, Et que sans voir l'abîme, où l'orgueil la conduit, Il est beau de tomber, quand on tombe avec bruit. Le Roi... mais il s'avance. Hé bien se rendra-t-elle, Cette âme ambitieuse à mes lois si rebelle ! Croit-elle que le nom de souverain des Dieux, Que ce nom éclatant ait ébloui mes yeux ? Je n'examine point si c'est histoire ou fable, Et si son Jupiter est feint ou véritable. Quoi qu'il en soit, il peut user de son pouvoir ; Mais non pas m'empêcher de faire mon devoir. Venez, Seigneur, suivez, et vous aussi Princesse ; Allons dedans ce Temple accomplir ma promesse. Que faites-vous, Seigneur, j'embrasse vos genoux. C'est tout perdre, Seigneur, et j'en tremble pour vous. Voulez-vous irriter le maître du tonnerre ? Lui préférez-vous un amant de la terre ? Vous devez à ses lois bien plus qu'à votre foi. Un Dieu peut dégager la parole d'un Roi. Par lui votre grandeur doit être sans seconde. Par lui Thèbes sera la maîtresse du monde. Esprits ambitieux que vous connaissez mal, Le péril d'un amour qui vous sera fatal ! Et ne savez-vous pas que les Dieux infidèles, Au gré de leurs désirs, se jouent des mortelles, Et que l'illusion d'un orgueil abusé, D'un mortel quelquefois fait un Dieu supposé ? Allons sans plus tarder au temple d'Hyménée, De ce Prince à la vôtre unir la destinée. N'attend rien de l'Hymen, ni du reste des Dieux, Le Ciel a pour toi tant de haine, Que je me vois forcé d'abandonner ces lieux, Par le commandement d'une loi souveraine. Que vois-je, justes Dieux, quel est ce grand courroux ? Et le Temple, et le Dieu, tout s'enfuit devant nous. Et je vois à leur place un horrible spectacle. Dieux que m'annoncez-vous par cet affreux miracle ! Votre perte et la mienne, il n'en faut plus douter : Des coups si surprenants partent de Jupiter. Je vous l'ai déjà dit, c'est Jupiter lui-même, Qui veut par ses efforts m'arracher ce que j'aime. Sortons, Seigneur, sortons de ces lieux pleins d'effroi ; Hélas ! Je ne vaux pas le trouble où je vous vois. De plus heureux destins attendent la Princesse. Je crains peu ces horreurs, et je suis sans faiblesse. Jupiter à son gré, ce fameux ravisseur, Peut enlever ma fille aussi bien que ma soeur ; Mais que d'un Dieu tyran la fureur obstinée, S'oppose injustement à ce juste hyménée, Je tiendrai ma parole, et j'irai jusqu'au bout. Vous obstinerez-vous contre un Dieu qui peut tout ? Voyez encor l'enfer pour rompre votre envie, De ce fonds ténébreux vomir une furie, Fuyons Seigneur. Fuyons en d'autres lieux, Achever cet hymen, et chercher d'autres Dieux. Arrête, père aveugle, où mènes-tu ta fille ? Ce malheureux hymen va perdre ta famille. Au lieu de l'Amitié, de l'Honneur, de la Foi, Qui doivent assister à l'heureux hyménée, Pour unir cet amant à cette infortunée, Tu n'auras d'autres Dieux que moi. Je suis la noire Jalousie, Qui puis quand je le veux par un poison fatal, Des plus heureux amants brouiller la fantaisie : Crains pour tous deux le fléau de l'amour conjugal. Adieu, je vais semer mille et mille querelles, Chez les amants les plus fidèles. Vous le voyez Seigneur tout parle contre vous. Non non, et tous les Dieux ne sont pas contre nous ; C'est de son imposteur le dernier artifice ; De ces illusions l'enfer est le complice. Qu'il arme encor s'il peut le Ciel contre mon choix : La parole et l'honneur sont les Dieux des grands Rois. Mais il nous reste encore notre grande Déesse. C'est à toi seule enfin Pallas, que je m'adresse, Pour unir ces amants prête-nous tes Autels, Et redouble l'ardeur de tes soins immortels. Nous sommes exaucés, malgré ces noirs présages, Madame je la vois au travers des nuages ; La Déesse descend, et sa divinité Fait plus qu'à l'ordinaire éclater sa fierté. Roi de Thèbes en vain en faveur de ta fille, J'ai pressé le grand Jupiter ; Ce Dieu ne veut plus m'écouter, Pour l'intérêt de ta famille : Ta désobéissance irrite son courroux. Roi, Reine, Prince, allez, retirez-vous, Dérobez la Princesse à ce triste Hyménée : C'est trop peu que le trône il lui faut des Autels ; La hauteur de sa destinée La rend inaccessible aux soupirs des mortels. Déesse, j'obéis, toute ma résistance Ne saurait plus tenir contre votre présence : Vous pouvez tout sur nous, et votre seule voix Fais rompre sans remords la parole des Rois. Sortez donc de ces lieux qu'un chacun se retire. Vous Princesse arrêtez, j'ai beaucoup à vous dire. Les Dieux ont secondé votre injuste rigueur Cruelle, ils doivent seuls achever mon malheur, Et j'avais mérité de perdre ce que j'aime, Pour la haine des Dieux, et non pas par vous-même. Jouis de ta fortune et soutiens dignement, L'illustre choix d'un Dieu, qui s'est fait ton amant. Ah ! Déesse sans vous par un ordre sévère... Mais que vois-je ? Est-ce vous, Minerve ou votre père ? D'où me vient tout d'un coup un trouble si puissant ? À juger des transports que mon amour ressent, J'en connais la cause, et si je l'ose dire, Ils ne sont pas de ceux qu'une Déesse inspire. Ces traits me sont connus sous ce déguisement : C'est Jupiter lui-même, ou du moins mon amant. Princesse pouvez-vous séparer l'un de l'autre ? Mon amour est trop grand pour soupçonner le vôtre ; Les surprenants effets d'un merveilleux pouvoir, Cent miracles d'amour me le font assez voir. Cependant cet amant n'est pas le Dieu que j'aime, Et je puis opposer Jupiter à lui-même, Puisqu'un Dieu de sa part, dont je ne puis douter, M'apprend qu'un imposteur s'érige en Jupiter. Momus m'a tout appris touchant cette imposture : Junon vous a parlé sous l'habit de Mercure, Et pour vous abuser me traitant d'imposteur... S'il est ainsi, pourquoi connaissant mon erreur, Me laisser si longtemps dans cette incertitude, Et livrer mon amour à tant d'inquiétude ? Hélas ! Si vous m'aimez, fallait-il un moment Laisser ce tendre coeur douter de son amant ? Loin de moi d'autres soins vous occupent sans cesse : Vous ne voudriez pas pour toute ma tendresse Suspendre un seul moment votre divin emploi ; Quand on a rien à faire alors on pense à moi : C'est le sort malheureux d'une faible mortelle. Hé ! Ne voyez-vous pas, Princesse avec quel zèle, Je m'oppose aux désirs d'un père et d'un amant : Je fais dans votre Temple un affreux changement ; Je soulève l'Enfer, je descend sur la terre ; J'abandonne le Ciel, ma gloire et mon tonnerre, Et sachant qu'en ces lieux Minerve a tout pouvoir, Sous l'habit de Minerve ici je me fais voir. N'avez-vous pas partout une égale puissance ? Pourquoi vous déguiser sous une autre apparence ? Jupiter doit rougir sous un nom étranger : Un Dieu quand il peut tout n'a rien à ménager. Ah ! Vous ne l'êtes pas, ou n'osez le paraître. Que faut-il faire enfin pour me faire connaître ? J'atteste du destin le pouvoir glorieux, Que s'il est un moyen pour me connaître mieux... Il en est, et j'en sais qui seront infaillibles, Montrez de Jupiter des marques plus sensibles. Vous devez autrement vous montrer en ce lieu ; Pour vous faire connaître il faut paraître en Dieu. Que me demandez-vous trop aveugle Princesse ? Ah ! C'est là le conseil de la grande Déesse. Gardez-vous d'écouter ce conseil dangereux ; Contentez-vous de voir Jupiter amoureux, Jupiter désarmé de ces clartés terribles, Qui rendent aux mortels les Dieux inaccessibles. Est-ce trop de le voir une fois glorieux ? Ah ! Ne refusez pas ce plaisir à mes yeux ; Montrez-moi mon amant avecque tous ses charmes. Ah ! Vous ne m'aimez point... Ah ! Cachez-moi ces larmes. Hélas ! Savez-vous bien ce que vous demandez ? Tout me semblera doux si vous me l'accordez ; Vous me l'avez juré Jupiter c'est tout dire. Je l'ai juré, Princesse, et mon coeur en soupire ; Mais songez aux périls qui menacent vos jours. Quels périls ai-je à craindre avec votre sec ours ? Je ne sais si je puis vous sauver de moi-même ; On s'oublie aisément auprès de ce qu'on aime. Un rayon échappé de cette majesté, De cet éclat qui sort d'une divinité, Peut embraser le monde et mettre tout en cendre. Plus contre mes désirs vous vous voulez défendre, Plus mon soupçon revient, plus j'ai lieu d'en douter, Si l'amant que j'adore est le vrai Jupiter. Faut-il vous le montrer en perdant ce que j'aime ? Vous me faire périr, c'est douter de vous-même. Il n'est rien de si sûr, croyez-en ces frayeurs ; Croyez un Dieu, qui tremble, et qui verse des pleurs. Qu'ai-je à craindre d'un Dieu si tendre et si sensible ? Ce Dieu-là devenir si fier et si terrible... Dans quelque état qu'il soit il m'aimera toujours. L'amour dans cet état est d'un faible secours. Je vous ferai périr en dépit de moi-même. Je ne crains rien d'un Dieu qui peut tout et qui m'aime. Vous devez craindre tout, je vous laisse y penser. Mon esprit sur ce point n'a rien à balancer ; Ne laissez plus languir cette douce espérance, Épargnez ce tourment à mon impatience. Au nom de notre amour... Ah ! C'est trop contester ? Vous le voulez, Princesse, il faut vous contenter. Que vois-je juste Ciel ! Quel Dieu me les envoie, Ces fantômes affreux au milieu de ma joie ? En vain par ces horreurs on veut m'épouvanter, Quel qu'en soit le succès, je veux voir Jupiter. Que d'un superbe espoir mon âme possédée, Se fait de mon amant une agréable idée ! Que j'aurai de plaisir de le voir en ces lieux, Apporter cet éclat qui fait trembler les Dieux ! Pour répondre à l'honneur que ce Dieu me veut faire, Je voudrais des appas plus grands qu'à l'ordinaire, Leur donner plus de force, et me rendre aujourd'hui Plus aimable cent fois et plus digne de lui. Mais quoi le jour pâlit, et le Dieu que j'adore, Le puissant Jupiter ne paraît point encore ! Lui qui voit tout mon coeur, lui qui sait mes désirs, Qui voit pour son retour l'ardeur de mes soupirs, Me faut-il si longtemps attendre sa présence ? Veut-il faire mourir ce coeur d'impatience ? Te dirai-je, Dircé, que j'ose encore douter, Si c'est un imposteur ou le vrai Jupiter ? Votre doute, Madame, est assez raisonnable, Et quand vous trahissez un héros adorable, Peut-être que le Ciel pour venger votre amant... Ah ! Cruelle veux-tu redoubler mon tourment ? Mais j'aperçois Momus, et je tremble à sa vue. Viens-tu de Jupiter m'annoncer la venue, Ou d'une vaine excuse amuser mon espoir ? Non, non, vous le verrez. Je brûle de le voir. Pour vous du haut des Cieux il s'apprête à descendre : Mais un Dieu tel qu'il est peut bien se faire attendre. Quoiqu'il donne à l'amour ses moments les plus doux, Les soins de Jupiter ne sont pas tous pour vous. Vous le voulez donc voir avec toute sa pompe ; Vous vous abandonnez à l'orgueil qui vous trompe, Et sans considérer le péril qui le suit, Vous suivez follement l'amour, qui vous conduit. Vous aimez mieux le voir d'une ardeur indiscrète Avec la foudre en main, qu'avec une houlette : Cet ornement sied mal au grand Maître des Dieux : Les feux et les éclairs le pareront mieux. Ah ! Que vous êtes femme, et que pour être aimée, Du souverain des Dieux dont vous êtes charmée, Vous avez dans la tête un orgueil dangereux ! Voir sans bruit en secret Jupiter amoureux, C'est trop peu pour l'honneur d'une amante orgueilleuse ; Sa flamme est une flamme illustre, ambitieuse ; Alors qu'un Dieu nous aime on peut être indiscret, Et l'orgueil d'un tel choix ne veut pas le secret. En effet ce serait perdre toute sa gloire, De vaincre un si grand Dieu, sans vanter sa victoire, Être aimé selon vous n'est pas le plus grand bien : Un triomphe ignoré vous le comptez pour rien. Il faut s'accoutumer à l'esprit d'une femme ; Vous demandez du bruit, vous en aurez, Madame ; Jupiter quand il veut en sait faire beaucoup ; Il tonnera pour vous, mais gardez-vous du coup. Qu'il éclaire, qu'il tonne au péril de ma vie ; Voyons tout Jupiter, c'est toute mon envie. Qu'on m'accuse d'orgueil, de trop d'ambition, Jupiter qui voit tout, connaît ma passion. Quoi qu'il en soit, il faut que je me satisfasse ; Comme Jupiter m'aime, il peut me faire grâce ; Il peut en ma faveur suspendre pour un temps, Tout ce qu'ont de mortel des feux trop éclatants. C'est-à-dire forcer sa grandeur pour vous plaire, Et n'apporter chez vous qu'une foudre légère, Où son amour mêlant ce qu'il a de plus doux, Y laissera bien moins de force et de courroux. Vous voulez de la pompe, et la voulez commode, Et qu'à votre faiblesse un grand Dieu s'accommode. Vous beautés d'ici-bas vous croyez follement Qu'on doit tout immoler quand on est votre amant, Et qu'on peut d'un Dieu même exiger sans scrupule, L'effet le plus bizarre et le plus ridicule. Jupiter a pour vous le coeur bien radouci ; Mais ce n'est pas un Dieu qui se gouverne ainsi. Vous le verrez ce Dieu, tel qu'un Dieu doit paraître, Et tel qu'il l'a juré pour se faire connaître. C'est comme je le veux, il ne me plairait pas, S'il n'apportait chez moi tous ses divins appas : Ces foudres, ces éclairs, cette pompe terrible, Me rendront de ce Dieu la présence sensible : Je ne douterai plus, et pour ne plus douter, M'embrase de ses feux le puissant Jupiter. 7 Dans votre appartement vous le pouvez attendre. Ce tumulte m'apprend qu'il s'apprête à descendre. Ce tumulte agréable a passé dans mon coeur. Grand Dieu, venez, hâtez ma gloire et mon bonheur. Je descends sur la terre avec toutes mes armes, Avec tout ce que j'ai de puissance et de charmes ; Mais parmi tant d'éclat quel destin est le mien ? Je crains pour Sémélé cette pompe mortelle : Ainsi dans cet état, Amour tu le sais bien, Quand je fais tout trembler, mon coeur tremble pour elle. Quoi pour une mortelle apporter ici-bas Cette affreuse beauté, ces dangereux appas ! Tu ne vois qu'un essai de cet éclat terrible, Qui doit rendre à ses yeux tout Jupiter visible : De peur d'offrir ici ma gloire à d'autres yeux, J'affaiblis tous les traits du grand maître des Dieux ; Ils sont pour ma Princesse, et ce n'est qu'auprès d'elle Que je veux étaler cette pompe immortelle. Tu l'as vue, et tu sais jusqu'où va cette ardeur, De voir toute ma gloire, et toute ma grandeur. Oui, mais quand vous venez contenter son envie, Songez-vous bien au moins au péril de sa vie ? Je connais le péril, il n'en faut point douter : Mais Jupiter l'a dit, il faut l'exécuter. Contre un serment lâché tout respect est frivole, Et le destin n'est pas plus sûr que ma parole. Tout le sort des mortels est trop à négliger, Quand pour eux notre gloire est en quelque danger, J'aime, mais j'aime en Dieu, sans honte et sans faiblesse, La gloire fut toujours ma première maîtresse ; Si je prête à l'amour ma gloire et mon pouvoir, Je sais sacrifier l'amour à mon devoir. J'adore Sémélé, le péril est extrême ; Montrant ce que je suis j'expose ce que j'aime ; Sa curiosité lui va coûter le jour ; Je le vois, tout mon coeur tremble pour mon amour. Je voudrais retenir cette foudre, et ces flammes, Mais quand l'amour a mis le trouble dans vos âmes, Tout échappe au milieu de ces charmants transports, Et le dedans troublé répond mal au dehors. Cependant ma parole a sur moi tant d'empire... En effet un grand Dieu ne doit pas se dédire : Il fait de sa parole une éternelle loi, Périsse tout plutôt que manquer à sa foi. Depuis quand avez-vous ce scrupule dans l'âme ? Cette fidélité qui trahit votre flamme, N'est-ce point un prétexte à quelque changement ? Vous vanter un peu trop le pouvoir d'un serment ; Je crois qu'à Sémélé vous n'êtes si fidèle, Que par le seul espoir de vous défaire d'elle. Tu répands ton venin sur tout ce que je fais ; Mais voyons Sémélé, contentons ses souhaits. Tu vois ce que je fais en dépit de moi-même ; Amour sauve de moi si tu peux ce que j'aime. Toi garde ici mon aigle attendant mon retour. Je garderai votre aigle, et vous ferez l'amour. Fiez-vous à ce Dieu, qui malgré sa tendresse, Au respect d'un serment immole sa maîtresse. Vantez votre pouvoir, vous allez voir enfin, Orgueilleuse beauté quel est votre destin. Durant que Jupiter demeure sur la terre, Au gré de mon chagrin gouvernons son tonnerre, Apprenons aux mortels à nous mieux respecter, Et montrons à la terre un autre Jupiter. Mais quoi je vois déjà des flammes allumées, Des gens épouvantés, des femmes alarmées ; Le palais est en feu, Jupiter dans les airs S'enfuit enveloppé de flammes et d'éclairs. Quelqu'un vient, en ces lieux je ne dois plus paraître. Aigle remonte au Ciel, et vole après ton maître. Ah ! Seigneur. Ah ! Dimas, quel est notre malheur ? Secourons la Princesse. Il n'est plus temps, Seigneur. Quoi déjà... C'en est fait, une flamme cruelle, A vengé votre amour d'une amante infidèle. Hélas ! C'est trop punir son infidélité : Malgré sa trahison j'adorais sa beauté. Je la plains cette ingrate, et la plaindrai sans cesse, Et si j'ose un moment survivre ma Princesse, C'est pour savoir quel sort, dans son appartement A produit tout d'un coup ce grand embrasement. Ce rival immortel, lui qui me l'a ravie, N'a-t-il pu garantir une si belle vie ? Quoi celle qui portait sa flamme jusqu'aux Dieux, Périt donc par la flamme, et périt à leurs yeux ! Quoi ce Dieu qui l'aimait souffre qu'elle périsse ! Est-ce orgueil, jalousie, inconstance, ou caprice ? Admirez et plaignez la rigueur de son sort ; Ce grand Dieu , qui l'aimait, est l'auteur de sa mort. Quoi lui-même ! Oui Seigneur, cet amant adorable, Aux voeux de la Princesse un peu trop favorable, Est descendu du Ciel, pour s'offrir à ses yeux, Tel qu'il est, quand il règne, et tonne dans les Cieux. De ce Dieu tout en feu la fatale présence... Quoi ce Dieu plein d'amour manque-t-il de puissance ? Ou plutôt ce grand Dieu, pour lui sauver le jour, Avec tant de puissance a-t-il manqué d'amour ? Mais j'aperçois la Reine. Où fuyez-vous Madame ? Ah ! Seigneur, rien ne peut éteindre cette flamme. Voilà de votre orgueil le juste châtiment : Vous avez allumé ce triste embrasement. Je vous le disais bien que les beautés mortelles Ne trouvaient dans les Dieux que des coeurs infidèles. Si vous aviez voulu consentir à mes voeux, Votre fille vivrait, et je serais heureux. Oui sans doute, Seigneur, et par votre hyménée Elle serait vivante, heureuse et couronnée ; Son orgueil l'a perdue, et je l'ai trop flatté Ce malheureux orgueil qu'enfante la beauté. Quelque aveugle amitié que vous eussiez pour elle, Je ne m'en prends qu'aux Cieux, qui la firent trop belle. Jupiter qui la fit pour le charme des yeux, Enviait à la terre un bien si précieux, Et de tant de trésors qu'il a voulu reprendre, À peine ce rival nous laisse un peu de cendre. Achève, Dieu jaloux, et détruis promptement, Tout ce qui reste d'elle en ce fidèle amant, Et pour anéantir un si parfait ouvrage, Mets en cendre ce coeur qui garde son image. Mais pourquoi, quand il faut finir mon triste sort, Remettre à mon rival la gloire de ma mort. Pour le faire rougir de mon amour fidèle, Dans cet embrasement allons mourir pour elle. Mais j'aperçois Junon, qui semble de sa main, Opposer à ma mort un ordre souverain. Arrête et ne perds pas le fruit de ta vengeance ; Ma rivale a bravé ma haine et ta constance, Et ma haine a fait son devoir. Ce feu qui me servit contre elle, Quand tu veux suivre une infidèle, S'éteint et ne veut pas servir ton désespoir. Gardez votre secours trop jalouse Déesse. Quel secours m'offrez-vous quand je perds ma Princesse ? Ce feu qui lui ravit la lumière du jour, A vengé votre haine et non pas mon amour. En vain vous me voulez empêcher de la suivre ; En vain ce feu s'éteint pour me forcer de vivre : Cruelle pour finir ma peine et mon malheur, Hélas ! C'est bien assez de ma seule douleur. Va mourir, Prince ingrat, indigne de ma grâce. Toi Reine, vante encor la gloire de ta race : Dans ce palais brûlé, vois comme en son cercueil, La folle ambition d'une fille trop vaine ; Vois la peine de ton orgueil Et le triomphe de ma haine. Je ne connais que trop votre divin pouvoir. Triomphez de ma fille et de mon désespoir : Mais pourquoi la punir du crime de sa mère ; J'avais mis dans son coeur cet orgueil téméraire, Et c'est par mes leçons qu'elle osa se flatter, D'arracher à Junon le coeur de Jupiter. Mais le Roi vient. Le feu qui brille en son visage... Vous voyez nos malheurs, et voilà votre ouvrage : Voilà comme les Dieux savent faire l'amour. Vous me l'aviez bien dit que je verrais un jour, Par la faveur d'un Dieu ma grandeur sans seconde, Et que Thèbes serait la maîtresse du monde. C'est là le digne sort que j'avais attendu. La honte de mon sang, tout mon espoir perdu, Mon tr��ne et mon palais embrasés par la foudre, Ma fille anéantie, et son corps mis en poudre, Et les justes horreurs qu'attireront sur nous Ces effets éclatants du céleste courroux. Pardonnez ma faiblesse à cet amour de mère, Qu'alluma dans mon coeur une fille si chère : Toute mère est aveugle, et je serai toujours, Un exemple éclatant de leurs folles amours. Je vous pardonnerais cette horrible disgrâce, Si tout ce que j'en crains se bornait à ma race ; Mais le Prince accablé de ce dernier malheur Abandonne son âme à toute sa douleur. J'ai vu son désespoir, et sa funeste envie : C'est par mon ordre en vain, qu'on prend soin de sa vie ; L'ingrate, à qui le Ciel vient de ravir le jour, Trop digne de sa peine, et non de tant d'amour, Entraîne par sa mort un amant trop fidèle ; Il vivait pour ma fille, il va mourir pour elle. Hélas ! Le roi d'Argos, ce père infortuné, Envoya dans ma cour un amant couronné, Un héros plein d'honneur, de gloire et d'espérance, Et je lui rends... Ô Dieux ! C'est Atys qui s'avance, Et je vois dans ses pleurs le malheur que je crains. Hé bien le Prince est mort. Nos soins ont été vains. Voyant que par votre ordre, on s'obstine à le suivre ; Quoi (nous dit-il) veut-on me contraindre de vivre ? Quelle pitié barbare, et quel injuste effort Me condamne à la vie, et m'arrache à la mort ! Mais que tout l'univers s'oppose à mon envie, Je sais mille chemins pour sortir de la vie. Là tirant son épée, et par un coup pressé, De son fer raccourci, dans son sein enfoncé, Il prévient mon dessein, et trompant notre zèle, Il tombe dans son sang d'une chute mortelle. Puis donnant à l'objet de ses tendres désirs, Et ses derniers moments, et ses derniers soupirs, Il cherche autour de lui dans ces débris funestes, D'un objet trop aimé les pitoyables restes : Mais son oeil vainement jeté de toutes parts, Sur un morceau de cendre arrêtant ses regards, Ne serait-ce point vous, reliques précieuses, Cendres, où j'allumerai mes flammes amoureuses ? Recevez tout mon sang, avec ces tristes pleurs, Que je donne à mes maux bien moins qu'à vos malheurs. Voyez de vos amants quel fut le plus fidèle ; L'un détruit ma Princesse, et j'expire pour elle. Il fut aimé l'ingrat, et je ne l'étais pas. À ces mots sa douleur achève son trépas, Et tirant de son coeur un soupir tout de flamme, Elle emporte avec lui le reste de son âme. Voilà le dernier coup d'un malheur sans égal. Que vous avons-nous fait pour nous traiter si mal, Jupiter ? Quoi mon sang pour être aimable, Pour être trop aimé s'est-il rendu coupable ? Pourquoi d'un Prince illustre et rival et jaloux Enlever la maîtresse, ou la choisir chez nous. Si ce fatal honneur fait ma honte et ma peine ? Votre amour est-il donc pire que votre haine ? Hélas ! Puisqu'il produit de si cruels trépas, Grand Dieu haïssez-nous, ou ne nous aimez pas Dieux quelle surprenante et nouvelle tempête, Agite tous les airs et descend sur ma tête ? Quel épais tourbillon se lève autour de nous ? C'est le grand Jupiter ; est-ce grâce ou courroux ? Il semble que le Ciel est tombé sur la terre. Peuples rendez hommage au maître du tonnerre. Ne craignez plus ce Dieu, dont l'éclat dangereux Vient d'embraser un objet plein de charmes, Jupiter n'aura plus de clartés ni de feux, Que pour tarir la source de vos larmes. Roi de Thèbes, je viens consoler ta douleur : Cesse de t'affliger du trépas de ta fille, Et rend grâces au Ciel, d'un illustre malheur, Qui consacre à jamais l'honneur de ta famille. Mais pour ne pas douter d'un sort si glorieux, Qui la rend par sa mort plus brillante et plus belle, Nuages ouvrez-vous, et montrez à ses yeux, Ce qu'a fait pour sa fille une main immortelle. Vois quel est le beau coup qui l'arrache aux mortels Pour le prix d'un trépas que j'ai causé moi-même, Je la rends immortelle et digne des autels ; C'est comme Jupiter fait périr ce qu'il aime. Pardonnez-moi grand Dieu cette aveugle douleur, Qui du plus grand des biens se faisait un malheur. J'adore cette main puissante et favorable, Qui rend les maux heureux, et la honte adorable. Mais ce n'est pas assez pour venger ton honneur Que les Dieux soient témoins d'une illustre aventure, Je veux que tout le monde apprenne ton bonheur, Venez ici venez, Renommée et Mercure. Vois ces divinités fidèles à mes lois, Tu les verras toujours fidèles à ta gloire, Par cet éclat qui suit leur immortelle voix, Consacrer à jamais ton nom et ta mémoire. Quels encens, quels présents offerts sur tes autels, Payeront dignement ces honneurs immortels ? Ah grand Dieu pardonnez aux douleurs d'une mère Un insolent murmure, un éclat téméraire ; Je vous connaissais mal, et ne prévoyais pas Les biens que Sémélé tire de son trépas. Vous, allez publier ce que j'ai fait pour elle ; Allez vanter partout la gloire de son sort, Mais avec tant d'éclat, que toute autre mortelle, Porte envie aux honneurs d'une si belle mort.
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En vain contre l'effort d'une sanglante guerre, Retranchés sur ce mont qui semble fuir la terre, Nous défendons l'honneur du nom Messénien Si le démon de Sparte est plus fort que le sien. Il triomphe, et malgré les efforts de nos armes Après tout notre sang nous arrache des larmes. Oui, Princes, en l'état où nous réduit le sort Où le moindre malheur est celui de la mort. À l'effroyable objet des maux qu'on nous prépare Je sens que malgré moi ma confiance s'égare ; Et je ne saurais voir qu'avec la larme à l'oeil Toute la Messénie au bord de son cercueil. Hélas ! Pour quel forfait, pour quel crime exécrable Lui faites-vous, grands Dieux, un sort si déplorable ? Ou pourquoi si ce coup ne pouvait s'éviter Attendiez-vous mon règne à le faire éclater ? Dieu du mont Ithomé, Dieu de toute la terre Qui souvent de ce Temple as lancé le tonnerre, Souffres-tu qu'aujourd'hui tes ennemis mortels Nous viennent égorger au pied de tes Autels ? Que leur Religion dans le sang étouffée Renouvelle à tes yeux les désordres d'Amphée ? Et que Sparte employant le fer et le flambeau De ton Temple et du mont fasse un ardent tombeau ? Est-ce ainsi puissant Dieu que tu nous abandonnes ? Messène va périr puisque tu nous l'ordonnes ; Mais notre désespoir se mêlant à nos coups, Ceux qui la font périr, périront avec nous. Vaillant Aristodème, et toi mon cher Cresphonte Que l'ennemi jamais n'éprouva qu'à sa honte, Et qui sans être issu du sang Messénien, De Messène pourtant t'es rendu le soutien ; Prévenez avec moi la cruelle disgrâce Dont depuis si longtemps le destin nous menace ; Et pour ne pas nous voir honteusement soumis S'il faut tomber, tombons avec nos ennemis. N'aggravez pas, Seigneur, les malheurs de Messène, Bien que le Ciel sur elle ait déployé sa haine, Après les grands exploits qu'a faits votre valeur Elle peut hardiment défier le malheur : Et tant que votre bras soutiendra sa querelle Si Sparte ne fléchit la guerre est immortelle, Du superbe sommet de ce mont orgueilleux Le mal qu'ils nous ont fait retombera sur eux. Nous le renverserons dessus leurs propres têtes, De ces lieux élevés partiront les tempêtes, Dont les traits par nous-même heureusement conduits Les réduiront bientôt où nous sommes réduits. Aristodème, perds cette espérance vaine, Juge plus sainement des malheurs de Messène, Et sache qu'ils sont tels que pour borner leur cours Les Dieux ont trop longtemps différé leur secours. À peine ils le pourraient de puissance absolue, Mais déjà dans le Ciel sa perte est résolue. Les prodiges sanglants qui nous ont menacés Nous font voir contre nous tous les Dieux courroucés. Tout le monde a tremblé sous un coup de tonnerre, Cent fantômes hideux se sont levés de terre, Et remplissant ces lieux de tristesse et d'effroi Androcle et ses amis ont paru devant moi. Tel qu'alors qu'opposant sa puissance Royale À la guerre qu'il crût à son pays fatale, Beaucoup plus fort que lui, quoiqu'en un même rang, Mon père Antiochus la signa de son sang. L'heure vient, m'a-t-il dit, où le Ciel délibère De me venger sur toi du crime de ton père. Mais las ! Par des rigueurs que j'ai peine à souffrir Toute la Messénie avec toi doit périr. À ces mots il se perd dans le sein d'une nue, Les épais tourbillons qui m'en ôtent la vue, Sont sans cesse percés de mille et mille éclairs Qui peignent nos malheurs dans le vague des airs. On oit bruire partout des instruments de guerre : Une pluie de sang tombe sur cette terre, La couvre de serpents, d'insectes, et d'abord Nous respirons un air de poison et de mort, Un si triste destin eut-il jamais d'exemple ? Joignez à ces horreurs ce qui se fait au Temple. Déjà près de l'Autel les Prêtres par trois fois Avaient sommé les Dieux d'accourir à leurs voix. La pureté du feu prêt pour le sacrifice Nous faisait espérer un succès plus propice. L'encens montait au Ciel avecque liberté, Mais sitôt qu'à la dextre un foudre eut éclaté, Le Ministre effrayé lâche les deux victimes Qui devaient expier la grandeur de nos crimes. L'une échappe et s'enfuit, l'autre court à l'Autel, Arrête, tombe et meurt avant le coup mortel. Le Prêtre épouvanté de voir ses funérailles Cherche encor nos destins au fond de ses entrailles. Mais passant plus avant il voit avec erreur, Un serpent qui mourait en lui rongeant le coeur. Ô de nos derniers maux triste et dernier présage ! C'est ce prodige affreux qui m'ôte le courage. Tout est perdu pour nous. C'est l'extrême malheur Qui des vrais généreux redouble la valeur. Allons doncques amis où nous attend la gloire, Une éclatante mort vaut mieux qu'une victoire. Puisque c'est triompher des hommes et du sort De finir de beaux jours par une illustre mort. Suivons un sentiment si noble et si sublime. Mais Alcidamas vient. Enfin, Roi magnanime, Les Dieux vont retirer Messène de ses fers, Ils ont déjà, touchés des maux qu'elle a soufferts, Commencé son salut par un fameux miracle, Nous n'attendions plus rien du côté de l'Oracle, Tisis étant cru mort, à peine à nos esprits Restait le souvenir du soin qu'il avait pris. Cependant il revient, et son zèle invincible Nous porte d'Apollon le remède infaillible. Il revient, et le Dieu qu'il porte dans son sein Du camp des ennemis l'a tiré par la main. Quoi ! Tisis vit encor, ô frivole espérance ! Mais quand bien son salut aurait quelque apparence, Peut-il pour nous revoir aborder des remparts Que nos fiers ennemis ceignent de toutes parts ? Ne vous trompez-vous point ? Par cette défiance Vous accusez les Dieux de manquer de puissance ; Mais, Seigneur, écoutez ce qu'ils ont fait pour nous, Et par là connaissez la fin de leur courroux. Marchant sous la faveur du Dieu qui l'accompagne, Tisis touchait déjà les bords de la montagne, Quand voyant tous nos champs couverts de pavillons, Tant de corps détachés, tant d'épais bataillons De nos murs ruinés lui défendre l'entrée, L'âme de déplaisir et de douleur outrée, Il tourna vers le Ciel ses yeux grossis de pleurs, Et par ces tristes mots déplore nos malheurs. Je te vois cher pays au bord de ta ruine, Et pouvant arrêter la colère divine, Alors que je te vois sur le point de périr Je porte ton remède et ne puis te guérir. Ô Dieu qui m'a commis ta volonté suprême, M'abandonneras-tu dans ce besoin extrême ? Non, non, je sens ton aide, elle vient à propos. Au camp des ennemis il s'engage à ces mots, Et trouvant un quartier sans beaucoup de défense, Où le rapide Haly des montagnes s'élance, Il surprend l'ennemi, l'enfonce, se fait jour, Le seul fleuve pour lors s'oppose à son retour, Mais l'extrême danger redoublant son courage, Il pousse son cheval qui le passe à la nage : L'ennemi qui le suit confus, épouvanté, Sur un pont de bateaux gagne l'autre côté, Se range sur les bords, couvre tout le rivage, Et lui prépare au port un assuré naufrage. Dans cette extrémité que fera-t-il grands Dieux ? La mort de toutes parts se présente à ses yeux, Dans les eaux, sur la terre, il la voit infaillible : Mais à tous ces périls son esprit insensible De l'amour du pays occupé pleinement, S'il craint en cet état c'est pour nous seulement. Cependant le vieux fleuve ennuyé de sa chaîne, Connaissant son vainqueur et celui de Messène, Va rendre sur les bords ce précieux fardeau. L'ennemi qui craignait de le perdre dans l'eau Lui fait place, il paraît sur sa natale terre, Il s'avance, et sentant que l'ennemi l'enserre Il voit sans se troubler par ce second effort Dresser superbement l'appareil de sa mort. Il les prévient, il part, et plus vite qu'un foudre D'abord aux plus ardents il fait mordre la poudre, Les renverse à ses pieds l'un sur l'autre entassés, Et se fait un rempart de morts ou de blessés, Les coups marquent du Dieu l'infaillible présence. Mais malgré sa valeur, malgré sa résistance, Contre tant d'ennemis ne pouvant se sauver Blessé, mourant il tombe, et l'on court l'achever. Ah ! Tisis que ta mort nous va coûter de larmes. Justes Dieux ! Il allait expirer sous leurs armes, Quand du milieu des airs une terrible voix Leur fait ouïr ces mots par trois diverses fois. Sacrilèges, sauvez le porteur de l'Oracle. Ces Tigres furieux frappés de ce miracle, Voyant combien le Ciel prenait soin de ses jours Oubliant leur fureur, s'offrent à son secours. Ils voulaient l'emporter dans leur tente prochaine : Mais Tisis dans l'ardeur de secourir Messène, Se servant du pouvoir que lui donnaient les Dieux, Commande qu'aussitôt on le porte en ces lieux. On obéit, il vient environné de gloire, Ses ennemis confus annoncent sa victoire Par de profonds soupirs et de tristes regards, Et portent leur vainqueur au pied de nos remparts, Et c'est là que j'ai su ce succès admirable. Grands Dieux ! Après un sort à ce point favorable J'ose tout espérer. Grâces aux immortels ; Que de mille présents on charge leurs Autels. Allons par mille jeux célébrer la journée Qui des Messéniens change la destinée. Ah ! Si pour l'honorer par un dernier bonheur, Connaissant de quel feu je brûle pour ta soeur, Tu voulais achever cet heureux hyménée Pour qui semblent les Dieux marquer cette journée, Que je serais heureux si dans un même jour Je faisais triompher Messène et mon amour. Car pour rendre aujourd'hui ma victoire achevée, Si je voyais ta soeur sur mon trône élevée J'irais pour l'affermir par mille exploits divers, Vaincre nos ennemis, subjuguer l'Univers, Et pour faire partout régner ma souveraine Joindre toute la terre aux États de Messène. L'honneur que vous offrez est pour nous trop charmant Pour le vouloir, Seigneur, différer d'un moment. Et puisqu'un meilleur sort aujourd'hui nous envoie, En nous rendant Tisis, tant de sujets de joie, Célébrons un hymen si longtemps désiré, Qu'un malheur sans relâche a toujours différé. Seigneur par son aveu que le mien autorise, Si vous le souhaitez, ma soeur vous est acquise. Que te pourrai-je rendre après un tel bienfait ? Hélas ! Si mon mérite égalait mon souhait, Si ce Prince touché des peines que j'endure Voulait. Alcidamas vous me faites injure. Quoi ? Ne savez-vous pas que ma fille est à vous ? Oui, puisque le destin se déclare pour nous : Ce jour si vous voulez verra votre hyménée. Que je baise ses mains. Ô cruelle journée ! Je l'aime et pleure. Tisis devant nos Dieux Vient exposer l'oracle et mourir à leurs yeux. Ah ! Tisis. Grâce au Dieu qui m'a sauvé la vie, Je revois mes amis, mon Prince, et ma patrie. Trop heureux puisqu'encor au dernier de mes jours Je leur rends en mourant un utile secours. Que te rendrai-je, ô Dieu ! pour un bienfait si rare ? Hélas ! Qu'à l'adorer un chacun se prépare. Peuple Messénien, vous Princes, vous mon Roi, Oyez, oyez le Dieu qui vous parle par moi. Que l'on jette le sort sur les Vierges d'Épyte, Que l'une de ce sang immolée au Cocyte, Aux lieux d'où le Haly précipite ses eaux, Pour apaiser Androcle, et ses mânes funèbres, Sans regret et dans les ténèbres Tombe sous les sacrés couteaux. Voilà ce que les Dieux m'ordonnaient de vous dire, Faites leur volonté, qu'on m'emporte, j'expire. Adieu Roi, Peuple, Amis que je ne verrai plus, Usez bien de l'Oracle, ou vous êtes perdus. Que nous demandez-vous ? Grands Dieux ! Aristodème, Qu'est-ce ci ? Justes Dieux sauvez-moi du blasphème ! Ah ! Seigneur. C'est à vous que l'Oracle a parlé, Prince c'est votre sang qui doit être immolé. Les Dieux veulent mon sang, je veux leur satisfaire, Pour celui de la fille offrir celui du père ; Je vous l'offre, grands Dieux, acceptez mon trépas, Mais je vois bien, cruels vous ne le voulez pas. Et vous me demandez pour sauver ma patrie Un sang qui m'est plus cher, donc je te perds Argie. Le Ciel peut la sauver. Quoi cher Prince ? Seigneur, Ma soeur doit aspirer à ce fatal bonheur. Elle est du sang d'Épyte. Ah ! Frère trop barbare. Mais trop sensible amant. Le mal qu'on nous prépare Menace également et ma fille et ta sour ; Le sort doit disposer d'un si funeste honneur. Étant seules du sang propre à ce sacrifice, Il faudra que pour nous l'une ou l'autre périsse. Ah ! Que notre salut nous sera cher vendu. Est-ce là ce secours si longtemps attendu ? Dieux cruels, Dieux sanglants, et vous mânes funèbres Qui pour nous tourmenter sortez de vos ténèbres ; Androcle objet rempli de menace et d'effroi. Que ne demandiez-vous qu'on vous offrît un Roi ? Après un tel Arrêt qui serait légitime, J'eusse été sans tarder le Prêtre et la victime. L'un et l'autre ressent une pareille ardeur. Je réponds pour ma fille, il répond pour sa soeur. Puisqu'il faut par leur sang sauver la Messénie, Que l'on les jette au sort. Dieux ! Quelle tyrannie ? Que ne nous montrez-vous quel est notre désir : Sans remettre au hasard le pouvoir de choisir. Faudra-t-il que le sort. N'importe, qu'il choisisse. Allons, allons pourvoir à ce grand Sacrifice. Vous y résolvez-vous ? Ah ! Cher Prince. Ah ! Seigneur. Tu perds Alcidamas ta maîtresse ou ta soeur. Sauvez Mérope, ô Dieux ! Pour sauver sa patrie Si l'une doit périr, grands Dieux sauvez Argie. Argie, à qui le Ciel m'unit si fortement, Enfin nous approchons de ce fatal moment, Où pour calmer des Dieux la colère obstinée L'une ou l'autre doit voir sa course terminée, Et recevoir au gré des caprices du sort L'irrévocable arrêt ou de vie ou de mort. C'est nous seules, c'est nous que l'Oracle demande, Une Vierge Épityde en doit être l'offrande. Si seules nous restons du sang épytien On ne lui peut offrir que ton sang ou le mien. Que si l'une des deux y doit perdre la vie, Quelle sera-ce enfin de Mérope ou d'Argie ? Dans la nécessité de cette triste loi Ah ! Je crains tout pour elle, et ne crains rien pour moi. Épargne ma faiblesse, et tâche de suspendre Le noble sentiment d'une amitié si tendre. Ici tes sentiments vont affaiblir les miens, Plus tu crains pour mes jours plus je crains pour les tiens. Quoi ? Si c'est un honneur que le Ciel me destine, Si ma mort, du pays divertit la ruine, Voyant couler mon sang pour un sujet si beau Voudrais-tu de tes pleurs arroser mon tombeau ? Pour moi je te le dis, malgré cette tendresse Qui fait que pour tes jours mon âme s'intéresse, Si le Ciel veut ton sang, et néglige le mien, Je pleurerai mon sort, loin de pleurer le tien. Tu voudrais en mourant me conserver la vie, Et tu ne peux souffrir que je te porte envie, Ah ! C'est faire à ma gloire une trop dure loi De vouloir que j'en sois moins jalouse que toi. Laisse moi cet honneur, et permets que j'espère De sauver par ma perte et ma soeur et mon frère, Amour l'unit à toi par de si forts liens Que le cours de ses jours se règle sur les tiens. Et s'il faut aujourd'hui que tu perdes la vie La mort d'Alcidamas suivra celle d'Argie. Je ne connais que trop l'amour d'Alcidamas, Mais s'il plaignait ma perte, il ne m'aimerait pas ; Et sa lâche pitié mériterait ma haine S'il ne pouvait la vaincre en faveur de Messène : Et si par son trépas il osait lui ravir Un bras qui l'a servie et qui peut la servir. Si j'en suis la victime, il doit voir avec joie Cet éclatant honneur que le Ciel nous envoie ; Et loin de l'effacer par de lâches soupirs Joindre pour l'obtenir ses voeux à mes désirs. Que s'il voit que mon sang ne lui soit pas utile Qu'il baigne alors du sien les cendres de la ville ; Pour me faire un spectacle aussi charmant que beau Que dessous sa ruine il s'érige un tombeau. Que sa propre défaite égale une victoire, Et que même en tombant il se couvre de gloire. C'est de ce noble orgueil qu'il se doit enflammer, Et s'il veut que je l'aime, et s'il ose m'aimer. Je l'aime cependant, et mon humeur sévère En faveur de la soeur a fléchi pour le frère. J'avais peine à souffrir son courage bouillant, Volage, impérieux, inquiet, turbulent. Et si pour son amour j'eus de la complaisance, C'est lors que sa vertu régla sa violence. Mais je le haïrais s'il fallait qu'aujourd'hui Nous rougissions du feu que j'ai conçu pour lui. Pour le rendre durable autant que légitime Il faut que son courage égale mon estime. Si tu vois chère soeur, si tu vois que le Roi N'ait pas sur ce sujet mêmes pensers pour toi, Imite mon exemple, et pour vivre sans blâme Dépouille cette amour qui règne dans ton âme, Et si pour sa vertu tu daignas l'y placer, En la voyant périr tâche de l'en chasser... Hélas ! Qu'est-ce ma sour ? Je l'aime, et j'en soupire, Il règne dans mon coeur comme dans cet Empire, Et malgré mes efforts ce Monarque absolu A pris plus de pouvoir que je n'aurais voulu. Quoique ce coeur soit plein de cette illustre envie Qui fait qu'avec plaisir je renonce à la vie ; Je vois ce beau désir mêlé de quelque ennui, Et crains également pour mon frère et pour lui. Quoi ? Ma soeur, est-ce ainsi qu'on renonce à la gloire ? Quoi ? Veux-tu sans combat me céder la victoire ? Ta générosité si tôt s'évanouit ? Et loin de t'éclairer ton amour t'éblouit ? S'il te souvient ma soeur du dessein de l'Oracle, Ta douleur à ta gloire est un puissant obstacle, Il veut que la victime approche de l'Autel, Et voie avec plaisir tomber le coup mortel. Je le vois bien, ma soeur, tu seras la victime, Les Dieux ne sauraient faire un choix plus légitime, Je ne mérite pas une si belle mort, Et ce n'est que sur toi que tombera le sort. Déjà le Temple s'ouvre, et cet Arrêt sévère Éclate évidemment sur le front de ton père. Mon père, qui mourra de Mérope ou de moi ? Hélas ! Vous soupirez. Ô rigoureuse loi ! Si j'ose interpréter ses soupirs et sa plainte, J'y vois le triste effet de ma trop juste crainte, Je te perds, chère soeur, comme je l'ai prédit. Mon père, est-ce ma mort qui vous rend interdit ? Pouvez-vous, devenu jaloux de ma victoire, Par une injuste plainte en effacer la gloire ? Nos maux ne seront point par ton sang effacés. Non, ma fille, le Ciel ne t'aime pas assez. Mérope c'est pour vous que le sort se déclare, C'est à vous qu'il réserve une faveur si rare. Mais bien que votre sort me semble noble et doux Je ne puis m'empêcher de soupirer pour vous, Voyant que le malheur dont elle est poursuivie Doit coûter à Messène une si belle vie. Ô Ciel ! Qu'ai-je entendu ? Cet Arrêt me surprend, Et bien que préparée à ce malheur si grand Je n'en puis sans frémir entendre la nouvelle. Hé quoi ? Votre vertu vous abandonne-t-elle ? Suivre des sentiments quand vous les condamnez, C'est bien mal pratiquer ce que vous enseignez : Rendez-vous à vous-même, et que votre courage S'oppose fortement à ce dernier orage. Je n'ai pu de mes sens vaincre la trahison, L'amour verse ces pleurs, et non pas la raison, Au lieu de m'en blâmer, il faut que l'on m'en loue. Si mon oeil les reprend mon coeur les désavoue ; Et malgré moi je donne en cette extrémité Des marques de tendresse, et non de lâcheté. Non je ne change point, et mon âme est ravie, Qu'un si beau trépas suive une si belle vie ; Donc puisqu'il plaît aux Dieux va généreuse soeur Recevoir un laurier d'immortelle splendeur, Avec moins de regret je perds cette Couronne, Puisque le Ciel me l'ôte afin qu'il te la donne. Va pendant que ta soeur d'un esprit plus remis Partagera ta gloire autant qu'il est permis : Si ta perte nous sauve, ainsi que j'ose croire, On me verra jouir du fruit de ta victoire ; Non je ne mourrai point, mais si mon cher pays Voit son plus doux espoir et nos désirs trahis Alors sans plus tarder j'irai joindre ton ombre, Et poussant des sanglots et des soupirs sans nombre, Nous n'aurons désormais de plus doux entretien Que celui du débris du nom Messénien. Non, Sparte n'aura pas le cruel avantage De me voir soupirer sous un triste esclavage, Si les Messéniens secondent mes desseins Ils ne succomberont que par leurs propres mains. De grâce espérons mieux de la bonté céleste ; Mon trépas n'aura point de suite si funeste, Si mon sang n'éteignait la colère des Dieux D'adorables qu'ils sont ils seraient odieux. C'est crime d'en douter, ils tiendront leur parole. Mais dans ce doux espoir tout ce qui me console C'est de voir que l'amour, dont tu brûles pour moi, Souffre qu'après ma mort, je vive encore en toi. Pour mourir pleinement glorieuse et contente Il ne me restait plus que cette douce attente. Mérope, en me voyant de douleur transporté Cachez mieux cet excès de générosité. Votre illustre vertu redouble ici ma peine, Elle me fait trop voir ce que perdra Messène, Et jusques à quel point va le courroux des Cieux. Puisqu'il faut l'apaiser d'un sang si précieux. Dieux ! Si je puis choquer vos décrets sans blasphème Vous deviez demander celui d'Aristodème. Quoi, Seigneur, mon bonheur vous fait aussi souffrir Quand la faveur du Ciel me destine à mourir, Jaloux d'un si beau sort vous me portez envie. Que ne puis-je en mourant vous conserver la vie ? Messène en mon trépas ne peut perdre que moi. Mais las ! En vous perdant elle perdra son Roi. Votre frère ni lui dedans cette occurrence N'ont pu près des Autels seconder ma constance. L'esprit de tous les deux tout noble et grand qu'il est N'a pas osé du son voir prononcer l'Arrêt. Pour s'en instruire enfin l'un et l'autre s'avance, Je vous laisse ce soin, j'évite leur présence. Et je cours cependant d'un pas précipité Remettre les esprits d'un peuple épouvanté. Aristodème fuit et se cache à ma vue, Je conçois de sa fuite un soupçon qui me tue. Qu'en croirai-je moi-même ? Et qu'en dois-je juger ? Hélas ! De tous côtés j'ai de quoi m'affliger, Ou je perds une soeur, ou je perds une amante, Tout désir m'est fatal, tout succès m'épouvante : Cruelle destinée ! Ah ! Ma soeur. Ah ! Ma soeur. Leurs visages sont peints d'une égale douleur, Et dans le triste excès du mal qui les opprime Je ne puis discerner qui sera la victime. Hélas ! Doncques le Ciel vous condamne à mourir ? Est-ce le seul moyen qui nous peut secourir ? De grâce expliquez mieux mes soupirs et mes larmes, Dans un si beau trépas je trouverais des charmes. Il serait plein pour moi de gloire et de douceur, Mais tout me semble horrible en celui de ma soeur, C'est par l'arrêt du sort qu'elle nous est ravie, Et le cruel qu'il est me condamne à la vie. Est-ce à ce rude coup que tu m'as condamné Grand Dieu ? Tombe plutôt ce trône infortuné. Que dites-vous, Seigneur ? Ah ! Ma soeur, ah ! Princesse. Épargne, Alcidamas, la douleur qui me presse. Si tu m'aimes encor, si tu plains mon malheur Viens seconder mes soins pour conserver ta soeur. Adieu, Mérope, adieu je sens que mon courage Cède insensiblement à ce dernier orage ; Et malgré mon effort de douleur abattu Voit avec déplaisir chanceler ma vertu. Va, suis l'ordre des Dieux, que rien ne te retienne, Laisse-moi ma vertu je te laisse la tienne. Quoi ? Si tôt me quitter ? Arrête encor. Hélas ! Aime-moi chère soeur, même après le trépas. Adieu. Prince sur moi dans un coup si funeste, Tu tiens entre tes mains tout l'espoir qui me reste. Vous voulez donc mourir. Grand Prince, Qu'est-ce ci ? Loin de me consoler vous m'affligez aussi ? Quand le Ciel à nos voeux devenu plus propice Nous retire du bord d'un affreux précipice : Est-ce d'un oeil si triste et si peu satisfait Que l'on doit recevoir un si rare bienfait ? Ah ! Reconnaissez mieux cette faveur insigne, En paraître affligé serait s'en rendre indigne ; Que si l'amour produit un si bas sentiment Pour être meilleur Roi ne soyez plus amant. Ou bien songez pour vaincre un si dangereux zèle Que je ne puis tomber d'une chute plus belle. Ni subir un trépas plus noble ni plus doux, Puisqu'il doit conserver et votre État et vous. Ah ! Périsse plutôt mon État et moi-même, J'abandonne pour vous et sceptre et diadème : C'est un pesant fardeau que je n'ai dû porter Qu'autant qu'il m'a servi pour vous mieux mériter. Par ce fidèle aveu jugez s'il est possible Que je montre à ce coup un courage insensible ; Quand votre mort assure et ma vie et mon rang, Moi je refuserais des pleurs à ce beau sang ? Plus vous me témoignez une ardeur si fidèle, Plus je me montrerais indigne de ce zèle, Plus vous le signalez en ces illustres soins ; Enfin plus vous m'aimez, je vous aimerais moins. Il faut que mon amour comme le vôtre éclate, Si le Ciel veut qu'ici je montre une âme ingrate, S'il ose condamner des sentiments si beaux Qu'il garde son remède et nous laisse nos maux. Craignez que sa bonté ne se change en colère, Ce transport violent ne peut que lui déplaire, Si vous osez , Seigneur, résister à sa loi Vous allez perdre et vous et votre peuple et moi. Au lieu qu'en subissant cette loi souveraine Je puis vous conserver, aussi bien que Messène. Il ne saurait plus loin étendre son courroux, Qu'importe qu'aujourd'hui tout périsse avec vous, Vous me tenez lieu seule et de peuple et d'Empire, Si je vous perds mon sort ne saurait être pire. Ce n'est pas que je veuille empêcher son arrêt, Je le respecte encor à cause qu'il vous plaît. Suivez votre destin, je vous laisse à vous-même, Voyez, belle Princesse, à quel point je vous aime ; Je veux vous imitant devenir généreux, Il veut une victime, et j'en veux offrir deux. Me voici résolu de ne pas vous survivre, Au moins ne m'a-t-il pas défendu de vous suivre, Et si je m'en souviens son arrêt rigoureux Ne m'ôte pas l'espoir qui reste aux malheureux. Choisissant votre sang mon trépas lui doit plaire, L'amour qui nous unit l'a rendu nécessaire, Et le Ciel qui vous perd par la bouche du sort, Avec le même Arrêt me condamne à la mort. Il faut pour me sauver qu'il en choisisse un autre. Donc le fruit de ma mort va périr par la vôtre ? Mon sort en vous quittant me semblait assez doux Quand j'osais espérer que je mourrais pour vous, Mais par vos cruautés ma mort perd tous ses charmes. Vous en devriez trouver dans la fin de mes larmes, Et sachant que la mort en doit borner le cours Ne vous pas obstiner à prolonger mes jours, Est-ce m'aimer ? Voyez où l'amour m'a réduite. J'abhorre mon trépas quand j'en prévois la suite. Trop sensible pour vous, insensible pour moi, Je vois le mien sans peur, le vôtre avec effroi. Qu'ai-je dit ? Je le dois avouer à ma honte, Messène est la plus faible, et mon feu la surmonte, Voyant que mon trépas vous va faire périr, Oubliant mon pays j'ai regret de mourir. Êtes-vous satisfait de cet aveu si lâche ? Je souffre pour vous seul cette honteuse tache, Pour vous seul je me rends par ce zèle obstiné Indigne de l'honneur qui m'était destiné. Que cet aveu charmant serait digne d'estime S'il obligeait les Dieux à changer de victime, Et si pour ce beau sang qu'ils exigent de nous Ou le mien ou tout autre apaisait leur courroux. Votre amour vous aveugle, et sait mal se défendre, D'une indigne pitié qui tâche à vous surprendre, Si ce coeur amoureux a bien pu surmonter L'extrême déplaisir que j'ai de vous quitter. Quand de lâches pensers vous défendent de vivre Résistez au transport qui vous force à me suivre. J'acquerrai de la gloire en cherchant le trépas. Mais la vôtre redouble en ne me suivant pas. Adieu. Vous me quittez. Prince il faut s'y résoudre. Elle part, je la perds, ô dernier coup de foudre Je ne puis résister à ton cruel effort, Et je tombe déjà par la peur de sa mort. Douleurs, justes douleurs accablez mon courage, Et par un trait mortel achevez votre ouvrage. Quoi ? Mérope est sauvée ! Elle ne mourra pas ? Que dans ce changement je rencontre d'appas ? Ignoriez-vous encor cet important mystère ? Tout le monde l'a su. Quoi ? Qu'Ismire est sa mère. Quoi ? La Prêtresse Ismire ? On a longtemps couvert Aux yeux de tout le monde un crime qui la perd. Sachez donc un secret caché par son silence. Ismire ne pouvant sauver son innocence, D'un hymen contracté contre un vou solennel, Et n'osant publier cet acte criminel, Pour sauver d'un affront Ismire et sa famille, Lisciscus avoua Mérope pour sa fille, L'assura dans sa mort, et depuis son trépas Elle a passé pour soeur du Prince Alcidamas. Mais Ismire voyant qu'on l'offrait pour victime, A cru que son silence augmenterait son crime, Son zèle et sa pitié nous dessillent les yeux. Ton amour a formé ce projet glorieux Fidèle Alcidamas, pour ce bienfait extrême Que ne te dois-je point ? Il s'est servi lui-même, Il a sauvé sa soeur, et sachez qu'aujourd'hui Épébole a moins fait, mais plus osé que lui. Cet étranger. Enfin votre discours m'offense, Épébole est trop cher à votre confidence, Sitôt qu'Alcidamas s'offre à mon souvenir Avec votre inconnu voulez-vous l'en bannir ? Il mérite beaucoup, et je ne m'en puis taire. Alcmène, ce discours peut enfin me déplaire, Croyez-en davantage, et nous en dites moins. Pauvre Prince, qu'en vain je te donne mes soins. Mais que fait-on au Temple ? On voit la populace, Ne sachant par quel sang détourner la menace Qui dans tout ce pays a porté la terreur, Se couvrir de tristesse et pâlir de frayeur. Parmi tant d'affligés que fait Aristodème ? Mais il vient. Je la vois ; mon coeur c'est elle-même, Fuyons, fuyons ses yeux, perdons-la sans la voir : Mais plutôt à ses yeux faisons notre devoir. Hé ! bien Seigneur, les Dieux nous ont fait grâce entière, Leur extrême bonté répond à ma prière. Ma soeur ne mourra point ; que ce succès est doux. Il l'est pour toi ma fille, et ne l'est pas pour tous. Il doit l'être, Seigneur, puisqu'il est légitime, Nous nous acquitterons par une autre victime. Oui, sans plus consulter sur ce choix important, Je t'apprends que c'est toi que cet honneur attend. Cette grâce, Seigneur, surpasse la première. Mais le vouloir des Dieux se perd dans la dernière. Ils demandent du sang, mais par la main du sort Et de ma propre main je te livre à la mort. Ah ! Lâche, soutiens mieux la grandeur de ton zèle, Si c'est dessein pour toi, c'est un hasard pour elle. Non, je l'avais prévu, ne me dérobez rien, Sachez que votre choix ne prévient pas le mien. Quand aux Dieux, pour ma soeur, j'osais demander grâce, Je leur offrais un sang qui peut remplir sa place. Il est vrai que du sort je tiens ce beau trépas, Puisque c'est un bonheur que je n'espérais pas. Grâces aux immortels, qui pour se satisfaire Aux désirs de la fille ajoutent ceux du père. Hélas ! Vous soupirez, est-ce pour nos malheurs ? Est-ce pour une mort qui doit tarir nos pleurs ? La nue est sur le point de crever sur nos têtes, Et je cours au-devant de ses noires tempêtes, Je suis entre la foudre et les Messéniens, Et prête d'éclater seule je la retiens. Pourrai-je de mes jours faire un plus digne usage Qu'en les sacrifiant à ce noble avantage ? Puis-je aller à la mort par un chemin plus beau Qu'en cherchant sur l'autel un illustre tombeau ? Ah ! Ma fille, ah ! Mon sang, souffre que je t'embrasse, Que tu vas élever l'honneur de notre race ? Pardonne des soupirs, pardonne-moi des pleurs Témoins de ta vertu, mieux que de mes douleurs. J'ai voulu découvrir quelle est ton assurance, Par un trait de faiblesse éprouver ta constance ; Et par l'impression de ces soupirs forcés Voir si tes nobles voeux pourraient être effacés. Mais je le reconnais, ô sang d'Aristodème, La nièce d'Épytus sera toujours la même. Je te vois maintenant aller d'un front égal Sur les Autels des Dieux souffrir le coup fatal. Par un beau sacrifice arrêter le tonnerre, Et noyer dans ton sang le flambeau de la guerre. Soupçons, et vous soupirs à mon coeur échappés Je vous vois maintenant heureusement trompés. Oui, sans que de ma part vous craigniez quelque obstacle Vous pouvez hardiment me promettre à l'Oracle. Je saurai comme il faut dégager votre foi, Et l'on doit s'assurer et de vous et de moi. Hélas ! Ta fermeté me surprend et m'étonne. Voyant tant de vertu, la mienne m'abandonne, Et ma gloire indignée a peine à m'arracher Le désir d'un honneur qui me coûte si cher. Mais, sentiments d'un coeur à soi-même infidèle, Mourez, mourez de honte, et respectez mon zèle ; C'est dedans ce combat que vous devez périr, Et c'est vaincre pour vous que d'y savoir mourir ; Je cours ravir le peuple, et par cette nouvelle Lui faire ressentir les effets de mon zèle. Après ce grand effort prends mes derniers adieux, Je ne te verrai plus qu'entre les mains des Dieux. Ah ! Madame, est-ce là cette belle journée Qui devait achever cet heureux hyménée ? Aimable Alcidamas ! Je te perds et te plains, Insensible à mon mal c'est pour toi que je crains, Que si dans cette mort je trouve quelques charmes Souviens-toi qu'en mourant je te donne des larmes. Mais il vient, et la joie éclate sur son front. Hélas ! Qu'il va souffrir d'un changement si prompt. D'où te vient ce transport, et quel Dieu te l'envoie ? Vous pouvez aisément expliquer cette joie, Sachant que nul bonheur n'a droit de me ravir, Que celui seulement que j'ai de vous servir. Les Dieux sauvent Mérope et se lavent du crime D'avoir contre vos voeux choisi cette victime. Il est vrai qu'à ce bien mêlant quelque rigueur En servant mon amour ils m'ôtent une soeur, Puisque pour la sauver d'un trépas nécessaire Il a fallu qu'Ismire ait passé pour sa mère. Son mérite chez toi lui rend son premier rang, Mais puisqu'enfin les Dieux veulent un autre sang, Afin de m'acquitter de ce bienfait extrême, Si je t'ôte une soeur je me donne moi-même. Princesse à quel bonheur... Si proche du trépas En te faisant ce don je ne rougirai pas. Vous parlez de mourir quand vous me faites grâce. Mérope étant sauvée, il faut remplir sa place. J'ai su mettre à couvert des jours si précieux, Étant seule du sang que demandent nos Dieux, On ne peut par le sort satisfaire à l'Oracle. Mon zèle généreux a levé cet obstacle. Quoi, Madame, quel zèle est injuste à ce point D'offrir aux Dieux un sang qu'ils ne demandent point ? Ce zèle est, comme aux Dieux, à moi-même fidèle, De leur ôter ta soeur et de m'offrir pour elle. Avez-vous résolu d'éprouver mon amour ? Le salut de Mérope a mis ta flamme au jour, Elle paraît assez dans ce bienfait extrême. Appelez-vous bienfait ce qui vous perd vous-même ? Mais pour vous conserver j'irai tout découvrir, Et Mérope est ma soeur si vous voulez mourir. On ne nous trompe pas avec cet artifice. Me traitez-vous, Madame, avec tant d'injustice ? Donc je vous ai perdue, au lieu de vous sauver ? Et par le même soin qui vous doit conserver. Donc de ma propre main j'immole ma Princesse, Pour sauver une soeur je perds une maîtresse ? Et pour me mettre encor au point de tout souffrir Vous vous donnez à moi quand vous allez mourir. Si cet aveu vous rend digne de cette peine, Reprenez votre amour, laissez-moi votre haine. Que sous le poids mortel de mille déplaisirs Ce coeur. Épargnez-moi d'inutiles soupirs, Qui ne servant ici qu'à souiller ma mémoire N'empêchent pas ma mort, et m'en ôtent la gloire. Ah ! Vous ne mourrez point. Que tous les immortels Soient plutôt sans victime ainsi que sans Autels, Que nos fiers ennemis dessous leur tyrannie Fassent plutôt gémir toute la Messénie ; Que ce mont ébranlé par mille tremblements Se renverse sur moi jusqu'à ses fondements ; Et pour tout hasarder dans ce péril extrême Que vous me haïssiez autant que je vous aime. Ne vous étonnez pas d'un désordre si grand, Alors que je vous perds tout m'est indifférent. Pardonnez toutefois à mon dernier blasphème, Si j'ose en vous perdant m'aigrir contre moi-même, Dépiter tous les Dieux, défier leur courroux, Ma fureur ne doit pas aller jusques à vous. Elle ose toutefois pour ternir ma mémoire Arrêter un dessein qui me couvre de gloire ; Quoi ? Lâche Alcidamas, tu voudrais empêcher Un trépas que l'honneur me doit rendre si cher ? Le salut du pays, le vou d'Aristodème M'y forceraient sans doute en dépit de moi-même. Quand la compassion de tes tendres soupirs Me pourrait inspirer de contraires désirs. Quoi ? Votre père même, ah ! Fatale aventure, Ingrat à mon amour autant qu'à la nature. Lui qui doit être ici mon unique secours À la fureur des Dieux abandonne vos jours. Voyez jusqu'où le Ciel fait monter sa colère. Afin de me punir tout me devient contraire, Il nous fait voir le sang armé contre le sang, Et se sert de moi-même à me percer le flanc. Mais malgré tous les Dieux, votre père et moi-même Seul je vous sauverai de ce péril extrême. J'irai sur les Autels signaler ma douleur, J'irai vous arracher au Sacrificateur, Et de quelque façon que ce coup réussisse J'irai par mille morts troubler le sacrifice. On verra par l'effort d'un amour furieux Sous des autels brisés les images des Dieux. Et ces cruels tyrans qu'on peint avec la foudre Renversés de leur trône et cachés sous la poudre. Ah ! Ne t'emporte point à ces lâches douleurs, Et par ton désespoir n'accrois point nos malheurs ; Si tu dois trébucher tombe au moins avec gloire, Que ton sang soit le prix d'une illustre victoire, Ou plutôt souviens-toi que je porte en ce flanc De quoi fléchir les Dieux sans y mêler ton sang, Et que tous deux vainqueurs du malheur où nous sommes J'apaiserai les Dieux quand tu vaincras les hommes. Vis doncques pour ta gloire, et malgré ta douleur Laisse-nous un espoir fondé sur ta valeur, Et ne nous ôte pas par une mort cruelle Les effets de ma mort, et le fruit de mon zèle. Si le respect des Dieux, si l'amour de ton Roi N'empêchent pas ta mort, vis pour l'amour de moi. Ah ! Pitié rigoureuse ! Ah ! Cruelle tendresse ! Qu'ai-je fait contre vous trop aimable Princesse Qui vous puisse obliger à prolonger un sort Dont l'extrême rigueur est pire que la mort ? Quel crime ai-je commis qui me condamne à vivre. Et qui m'ôte aujourd'hui la gloire de vous suivre, Ou plutôt quel motif vous oblige à périr ? Quand par d'autres moyens on nous peut secourir ? Si vous m'aimiez. Hélas ! Plût aux Dieux que mon âme Pût au moins quand je meurs, te découvrir ma flamme. Doncques par cet amour si cher à mes désirs, Qui fait toute ma joie et tous mes déplaisirs : Par cet oeil adoré plus craint que le tonnerre Qui ne devrait périr qu'avec toute la terre ; Par ce torrent de pleurs dont le deuil des mortels Doit avec votre sang arroser nos Autels : Par l'effroyable objet de cette mort cruelle Qui frappe mon amour d'une crainte mortelle, Par ce grand désespoir. Ah ! Prince c'est assez, N'exige pas de moi des sentiments forcés ; Adieu, je fuis des pleurs qui troublent ma constance, Te consolent les Dieux que ta douleur offense. Allez impitoyable, abandonnez ces lieux, Fuyez un misérable, et courez à vos Dieux ; À ces Dieux sans amour, à ces Dieux homicides Du sang des innocents cruellement avides ; À ces Dieux impuissants, dont le secours fatal Ne peut guérir nos maux que par un plus grand mal, Et dont l'oracle obscur qui ne sait nous apprendre Quels voeux il faut former, quel sang il faut répandre, Nous faisant immoler ce qu'il faut conserver, Nous fait souiller d'un sang qui nous devrait laver. Mais où m'emportez-vous inutiles blasphèmes, Vous me secourez mal dans ces malheurs extrêmes ; Enlevons un trésor que l'on nous veut ravir : Mais hélas ! C'est la perdre au lieu de la servir. Je vois luire partout le flambeau de la guerre, Et c'est ici pour nous le seul bout de la terre. Doncques par des efforts qui me seront permis Éclate ma fureur contre nos ennemis. Et qu'un torrent de sang qu'on peut verser sans crime Nous épargne le sang d'une seule victime. Si tes voeux, juste Ciel, ne sont pas satisfaits, Si ton courroux encor résiste à nos souhaits, Nos exploits t'apprendront qu'en l'état où nous sommes Nous pouvons triompher et des Dieux et des hommes, Et que sans se fier à quelque autre pouvoir On peut tout espérer d'un juste désespoir. Cher et noble dessein, mais dessein téméraire, Seul, sans aucun secours, quel effort puis-je faire Épébole ? Ah ! Seigneur, je ressens vos douleurs. N'as-tu, contre mon mal, que le secours des pleurs ? Il faut tout hasarder pour sauver la Princesse. Mon coeur pour son salut à ce point s'intéresse. Que si vous consentez à ce que je ferai, Je vous promets, Seigneur, que je la sauverai. Oui, je consens à tout pour secourir Argie. Votre aveu me suffit pour lui sauver la vie ; Mais peut-être il vous nuit plus que vous ne pensez. Qu'elle vive. Craignez. N'importe. C'est assez. Quoi Seigneur ? Quoi mon frère est-ce ainsi que l'on me joue ? Est-ce pour me sauver que l'on me désavoue ? Ah ! Loin de me sauver par ce sanglant affront Vous rendez mon trépas plus funeste et plus prompt. Souffrez, loin de m'ôter un honneur si sublime, Puisque je dois mourir, que je meure en victime. Et ton frère trop lâche, amant plein de rigueur Regarde par quel soin tu rachètes ta soeur. Ah ! Ma sour ! Par ce nom qui m'a rendu mon frère, Apprenez que ma mort est un coup nécessaire, Qu'on ne songe donc plus d'offrir aux immortels Que ce sang, que le sort destine à leurs Autels. Que tarde-t-on ? Seigneur. Faible et lâche tendresse. Tu trahis ton pays pour sauver ta maîtresse, Veux-tu pour lui ravir l'honneur de ce trépas Offrir aux Dieux un sang qu'ils ne demandent pas, Exposer de nouveau ta malheureuse terre. À de maux plus cruels que celui de la guerre. Prince, hélas ! À quel point l'emporte sa douleur ? Perds, perds, Alcidamas, ou règle ton ardeur. En vain pour détourner le trépas de ma fille Tu veux faire rentrer Mérope en ta famille, Elle n'est point du sang dont l'Oracle a parlé : Et le mien seulement lui doit être immolé. Ne nous enviez pas un honneur si funeste Mérope, et jouissez du bonheur qui vous reste, Mon Prince vous doit rendre en vous donnant sa foi Plus d'éclat qu'on en tire à descendre d'un Roi. Vous amant généreux, montrez cette grande âme, Secondez noblement le zèle qui m'enflamme, Ne vous dérobez pas cet éclat glorieux ; Consentez au présent que nous faisons aux Dieux : Et si pour le pays votre coeur s'intéresse, Si je donne mon sang, donnez une maîtresse. Que le père et l'amant triomphent en ce jour, Moi des forces du sang, vous de celles d'amour. Ne vous étonnez pas dans cette conjoncture Si vous voyant trop fort à vaincre la nature, Et prodigue d'un sang qu'on destine à l'Autel, Je me montre ennemi d'un zèle si cruel. Tout intérêt me choque, et tout devoir me blesse, S'il m'ose conseiller de perdre une maîtresse. L'amour, ce Dieu puissant est un tyran jaloux Qui ne cède jamais le droit qu'il a sur nous. Ne pensez pas pourtant qu'une ardeur criminelle Envers notre pays refroidisse mon zèle ; En sauvant votre sang, je sauve le pays, Je veux vaincre une erreur qui vous aurait trahis. Apaisez-vous le Ciel par une juste offrande ? Donnez-lui comme moi le sang qu'il vous demande, Puisqu'il faut vous fléchir par la mort de ma soeur, Détrompez les grands Dieux, d'une fatale erreur. C'est trop, Alcidamas, cette ardeur obstinée Par les Dieux, par vous-même, est déjà condamnée. Souffrez donc qu'un trépas trop longtemps attendu Rende à mon sang l'honneur que Mérope a perdu. Dieux ! Si par un tel sang il faut vous satisfaire Acceptez une fille offerte par son père. Ah Seigneur ! Ah ! Grand Roi j'embrasse vos genoux. Voulez-vous de nos Dieux irriter le courroux ? Du moins pour mériter l'effet de sa parole, Différez cette plainte au retour d'Épébole, Il est dedans le camp pour voir nos ennemis, Et ses soins obtiendront ce qu'il nous a promis. Mais je le vois qui vient. Hé ! bien ami fidèle As-tu vu Théopompe ? Et Sparte fléchit-elle ? Tout incline à la paix. Ce succès me surprend, Et j'admire un miracle et si prompt et si grand. Vous en verrez un autre en lisant cette lettre, Puis vous saurez d'Arcas les desseins de son maître. Puisque les Dieux enfin rendent à nos souhaits Un fils longtemps caché sous le nom d'Épébole : Qu'il dispose à son gré du traité de la paix, Et pour mieux assurer la foi de ma parole Et pour hâter l'effet de mes justes desseins Je le remets entre vos mains. THÉOPOMPE. Ah Cresphonte ! Ah ! Prince incomparable. Dieux que votre retour me sera favorable, Que ne puis-je, Seigneur, en cet heureux moment Égaler les effets à mon ressentiment ? Mais, Prince, quel motif ou quelle défiance Vous ont fait si longtemps cacher votre naissance ? Apprenez, apprenez ce qu'a fait mon amour. J'étais auprès d'Androcle inconnu dans sa cour, Où l'on vit votre père exposer cette terre Au succès incertain d'une si longue guerre. Androcle en ma faveur traversant son dessein Il vint nous attaquer les armes à la main ; Dans ce désordre affreux ou l'un et l'autre Prince En deux puissants partis arma cette Province, Androcle succombant sous le premier effort Je suivis sa disgrâce, et je passai pour mort. Mon père qui le crut arme avec diligence, Et vient dans tous ces lieux signaler ma vengeance. Tandis j'aimais Argie, et sa possession Bornait toute ma gloire et mon ambition. Je rentre en votre Cour, où mon amour fidèle Par des voeux seulement se déclarait pour elle, Sachant qu'Alcidamas ce Prince généreux, Par l'espoir d'un hymen s'opposait à mes voux : Mais mon père aujourd'hui favorable à ma peine Remettant dans mes mains les États de Messène, J'ose me déclarer, et je puis mettre au jour Ma naissance et mes voeux, ma gloire et mon amour. Vous donc, Roi magnanime, et vous Aristodème Montrez un coeur sensible à mon ardeur extrême, Et si je m'offre à vous avec trop peu d'appas Considérez la main qui vous rend vos États. Et qui s'intéressant pour le salut d'Argie Vient poser à ses pieds toute la Messénie. Dieux ! Qu'est-ce que j'entends ? Ah ! Prince généreux Qui pourrait justement s'opposer à vos voux ? Ou le trône ou l'Autel attendent ta maîtresse, Cher Prince, si pour nous ta pitié s'intéresse, Puisque tu ne saurais la conserver pour toi. Garde-la de périr, et pour elle et pour moi. Où me réduisez-vous, Cresphonte, Aristodème ? La veux-tu voir périr ? Non, qu'elle vive, et l'aime. Je vais la disposer à ce rare bonheur. Mon frère... Laissez-lui digérer sa douleur, Si son coeur est touché par la perte d'Argie Il doit baiser la main qui lui sauve la vie. Que je souffre en voyant les maux que je lui fais. Je vais avec Arcas consulter de la paix. Venez, vous que le Ciel destine à ma Couronne Recevoir votre part des soins qu'elle vous donne. Est-ce là ce secours que vous m'aviez promis, Ami plus dangereux que tous nos ennemis. Ah ! Prince pardonnez à l'éclat de ma flamme, Je n'attends de vos feux ni reproche ni blâme, Ce n'est pas contre vous que j'ose disputer Un bien que votre amour pouvait seul mériter, Ce n'est qu'à vos malheurs que je dérobe Argie, Et sans considérer en lui sauvant la vie À qui peut, ou servir, ou nuire cet effort, Par un zèle amoureux je l'arrache à la mort. Je sais qu'en la sauvant de ce péril extrême, Après l'aveu du Roi , celui d'Aristodème, Je la puis justement disputer contre tous ; Toutefois je ne veux la tenir que de vous. Hélas ! Cette bonté rend mon tourment plus rude, Je fais ce que je puis pour fuir l'ingratitude, Mais ne pouvant céder ni retenir mon bien, Quand je veux tout donner je ne vous donne rien. Après l'aveu du Roi, celui d'Aristodème, La Princesse arrachée à ce péril extrême, Je vous cède, Seigneur, un bien qui m'est si cher, Et c'est moi toutefois qui dois vous l'arracher. Quoi? Vous me l'ôteriez après l'avoir cédée, Quand ce n'est qu'en priant que je l'ai demandée. Un obstacle secret vous ôte ce présent, Je suis juste, Seigneur, si je fus complaisant, Je l'ai tu par respect devant Aristodème, Et je devrais encor le cacher à vous-même, Si je ne savais bien qu'un aveu généreux Doit borner un respect qui nuirait à nous deux. N'espérez plus, chassez une flamme obstinée. Comment ? Elle est à moi par les lois d'hyménée. Que ces mots sur mon coeur font un puissant effet, Et qu'ils vous vengent bien du mal qu'on vous a fait. Hé bien ! Il faut quitter des espérances vaines, Jouissez de mes soins, et du fruit de mes peines. Ingrat Aristodème où me réduisez-vous ? Si vous m'avez charmé par un espoir si doux, Regardez ce que souffre une amour méprisée ; Et par un faux espoir lâchement abusée. Ah ! Ce n'est pas ainsi qu'il en fallait user, Il fallait me conduire, et non pas m'abuser. Et si vous négligiez de soulager ma peine, Vous deviez respecter le maître de Messène. Mais puisqu'il faut agir avec des ingrats Si vous gardez vos biens, rendez-moi vos États. Si vous vouliez la paix vous me rendriez Argie, Sans m'ôter pour jamais le repos de ma vie. Si c'est un coup du sort qui nous rend malheureux, Plus nous sommes ingrats, rendez-vous généreux. Qu'il est doux d'inspirer une si noble envie Quand on se peut vanter de posséder Argie ; Mais non, je vais trouver l'auteur de mes malheurs, Et tâcher d'égaler sa honte à mes douleurs. Oui, Prince, il apprendra, l'ingrat Aristodème, À quel point m'a choqué son lâche stratagème, Je vais lui déclarer son crime et mon malheur, Et le mettre en état de craindre ma douleur. Hélas ! De tous côtés ma peine est infinie, Par tout, cruel destin, je sens ta tyrannie. Je veux par l'imposture assurer mon amour ; Et ce crime me perd, si on le met au jour. Où me suis-je emporté ? Qu'ai-je fait téméraire ? Mais enfin qu'ai-je fait que je ne dusse faire, Si la Princesse osait condamner cet effort J'aurais pour l'apaiser mon amour, ou ma mort. Mais Dieux de quel transport est-elle possédée. Évitons. Fuis, ingrat, après m'avoir cédée Mais sache que ce don te doit être fatal, Non que par mon aveu je sois à ton rival ; Mais je sors de tes mains, et je veux qu'il m'obtienne De ma main seulement, et non pas de la tienne. Va perfide. Ah ! Madame, écoutez un moment Donnez plus de matière à ce ressentiment. Écoutez, écoutez un aveu téméraire, Non celui que j'ai fait, mais que je devais faire, Connaissant son mérite autant que mes défauts, Et ce que vous valez, et le peu que je vaux, Sachant bien que sans lui vous me seriez ravie, Que pour payer des soins qui vous sauvent la vie, C'est lui seul maintenant qui vous doit posséder, Sans honte, et sans regret je devais vous céder. Je l'ai fait par respect aux yeux de votre père, Si cet aveu contraint aigrit votre colère, Princesse, ce présent ne peut m'être fatal, Puisqu'au même moment je l'ôte à mon rival. Par force, ou par justice il vous rend à ma flamme. Pardonne, Alcidamas. Écoutez tout, Madame, C'est à moi qu'il vous rend, mais las le croirez-vous ? Non comme à son rival, mais comme à votre époux. Cet hymen supposé m'a rendu ma Princesse. Qu'entends-je ? Ah ! C'est ainsi que tu perds ta maîtresse, Tu devais m'obtenir en ce fatal moment Non de ta trahison, mais de moi seulement. Dois-je chérir des feux qui me couvrent de honte, Qui par le crime seul triomphent de Cresphonte, Et qui par un affront à mon honneur fatal Me donnent plus d'horreur que ceux de mon rival. Vengez-vous, vengez-vous et punissez mon crime, Mon amour qui l'a fait vous offre la victime, Si devant d'autres yeux il le faut expier Je répandrai mon sang pour vous justifier Et devant mon rival, et devant votre père. Quoi ? Mon père l'a su, Dieux ! Quelle est sa colère ? Je vais pour l'apaiser mettre mon crime au jour. Cependant pardonnez ce crime à mon amour. Ah ! Je ne fais point grâce à qui m'ôte mon père, Et sans plus différer je vais le satisfaire. Madame. Laissez-moi. Je ne vous quitte point. Cette obstination me pique au dernier point. Quoi ? Je vous quitterais sans avoir votre grâce. Va, ce n'est pas ainsi qu'un tel affront s'efface. Non, non, pour m'en laver, Princesse, il faut mourir, C'est le seul désespoir qui me peut secourir, Mais au moins en suivant une si noble envie Tranchons avec honneur une honteuse vie. Portons sur l'ennemi ce sanglant désespoir, Pour redoubler ses coups faisons-en un devoir. Oui, considère-toi comme chargé des crimes Qu'on ne peut expier que par mille victimes. Et pour accroître encor l'effet de tes douleurs Cruel regarde en toi l'auteur de nos malheurs. Mais aussi souviens-toi qu'une illustre victoire Doit effacer ta honte et racheter ta gloire. Affranchir ce pays, fléchir les immortels, Venger l'honneur du trône, et celui des Autels, Rejoindre heureusement la soeur avec le frère, Et rendre à son amour, et la fille et le père. Engageons notre Roi dans un si beau dessein, Qu'il seconde le Dieu qui règne dans mon sein, Si je lui rend Mérope, il doit me rendre Argie. Qu'il serve mon amour avec la Messénie, Qu'il rompe avec honneur un funeste traité Sans attendre ce coup d'un rival dépité. Aussi bien cette paix n'est qu'une fausse amorce, S'il la faut acquérir, gagnons-la par la force. Reprends tous tes États ambitieux rival, L'offre que tu nous fais est un présent fatal, Moins digne de nos voeux qu'il ne l'est de nos larmes, Nous nous affranchirons par l'effort de nos armes. Que s'il faut succomber sous la haine des Cieux, Tu pourras triompher, mais non pas à nos yeux. Mérope, quel effroi trouble votre visage ? J'y lis d'un grand malheur quelque nouveau présage. Mais que puis-je moi-même en ce funeste jour Juger de notre sort et de votre retour ? Venez-vous relever ou détruire Messène ? Portez-vous en ces lieux ou l'amour ou la haine Et le cruel dépit qui vous en a chassé Par un contraire effet sera-t-il effacé ? Vous ne répondez rien. Lisez dans mon silence De vos maux redoublés l'extrême violence : Sparte est victorieuse, et vous êtes défaits. Hélas ! J'avais dessein de couronner la paix, Et bien que mon départ fît craindre un sort contraire, Malgré l'affront reçu Messène m'était chère ; Mais votre Alcidamas a mal interprété Un départ innocent, mais trop précipité. Jetant l'esprit du Roi dans les mêmes alarmes, Il l'a même obligé de recourir aux armes. À peine étais-je au camp qu'ils ont fondu sur nous, Poussés d'un même esprit et d'un même courroux. Ainsi leur désespoir a détruit mon ouvrage. Je ne vous dirai point ce qu'a fait leur courage, Contemplant les grands coups de ces deux furieux, J'ai longtemps soupçonné le rapport de mes yeux. Mais ce n'est rien au prix du grand Aristodème, Je le méconnaissais, ce n'était plus lui-même. M'approchant il m'a dit, mais d'un ton affligé, Je suis content, Cresphonte, et vous êtes vengé. À ces mots je l'ai vu partir comme un tonnerre, Et semblable au démon qui préside à la guerre, Rompre nos escadrons, voler de rang en rang, Et combler tout le camp de désordre et de sang. Par des corps entassés il marques ses vestiges, Et le Sparte confus de ces sanglants prodiges, N'a soin que d'éviter les redoutables coups Dont son bras les moissonne en son bouillant courroux. Cette grande âme enfin de douleur accablée Se dérobe à ma vue entrant dans la mêlée ; Mais comme je cherchais ses pas victorieux Je vois votre grand Roi tomber devant mes yeux. Hélas ! À cet objet le Sparte prend courage, Et pour mieux assouvir sa belliqueuse rage, Si mes soins vigilants ne l'eussent conservé Des bras de ses sujets il l'aurait enlevé. De cet illustre Roi le corps plein d'ouvertures Au défaut de la voix parle par ses blessures, Et semble s'écrier, sauvez-moi de leurs mains. Et ma langue et mon bras secondent ses desseins. Je repousse les uns, et j'anime les autres ; J'arrête nos soldats et j'exhorte les vôtres. Quoi, dis-je, souffrez-vous qu'on vous enlève un Roi ? Et pour qui meurt pour vous manquerez-vous de foi ? Ce discours fait cesser la frayeur qui les trouble. Leur âme s'affermit, et leur pitié redouble. Enfin pour seconder leur généreux effort Abandonnant les miens je l'amène en ce fort. Donc je le puis revoir. Il ne vit plus, Madame, Dans mes bras, à mes yeux, ce Prince a rendu l'âme. Il ne vit plus ! Ô mort que je ne puis souffrir ! Oyez ce qu'il a dit sur le point de mourir. Si j'ai pu voir, dit-il, vos Autels sans victime, Souvenez-vous, Grands Dieux ! Que l'amour fit mon crime. Que s'il a pu choquer votre gloire et mon rang Pour pouvoir l'expier je vous offre mon sang. Puis se tournant vers moi m'adresse ce langage. Cresphonte, me dit-il, dont l'illustre courage A paru si souvent parmi les Messéniens, Et qui pour les servir abandonnas les tiens, S'il reste de ce zèle un rayon dans ton âme Prends soin des beaux objets de notre chaste flamme. Qu'Argie et que Mérope en cette extrémité Éprouvent jusqu'au bout ta générosité ; Sois aussi doux vainqueur que défenseur fidèle, Si je ne puis la voir ni prendre congé d'elle, Et si le Ciel me traite avec tant de rigueur, Lui découvrant mon sort, découvre lui mon coeur. Dis-lui que les malheurs où le Ciel l'abandonne M'affligent beaucoup plus que la mort qu'il me donne, Et que j'estimerais mon destin trop heureux Si la rigueur rendait le sien moins rigoureux, Qu'elle apprenne ma mort, mais qu'elle s'en console. Mérope... Ce cher nom lui coupe la parole, Sa paupière se ferme à la clarté du jour, Et son dernier soupir parle de son amour. Mais enfin... Permettez à ma douleur extrême Que j'aille à ce grand Roi rendre l'honneur suprême. Ne m'accompagnez point, ce funeste devoir Loin de me consoler croîtrait mon désespoir : Gardez pour vos malheurs toute votre constance, Vous en avez besoin dedans cette occurrence. Vous n'êtes mieux traité, ni plus heureux que moi. Quel coup peut s'égaler à la perte du Roi ? Adieu. Silence obscur que je ne puis comprendre ! Explique à mon amour ce que je viens d'entendre, C'est lui seul, c'est lui seul qui craint à cette fois. Que n'étais-je sans yeux ? Que ne suis-je sans voix ? Pour ne pas raconter cette étrange disgrâce ? Parle, et n'amoindris pas le coup qui me menace. À peine Aristodème, enflammé de courroux, Que sa fille vous eût dédaigné pour époux, Eût su d'Alcidamas le discours téméraire, Par le funeste aveu que vous veniez d'en faire, Qu'il estima qu'Argie après l'avoir aimé Avait sans son aveu cet hymen consommé. Plein de ce sentiment il entre dans le Temple, Mais avec un transport qui n'eut jamais d'exemple, Son esprit en désordre, et ses yeux égarés Ne savent où guider ses pas mal assurés. Il paraissait aux miens plus grand que de coutume. D'une maligne ardeur son visage s'allume, Son coeur gros de soupirs l'un par l'autre opprimés N'exhale sa douleur qu'en sanglots mal formés. Quelquefois immobile, et puis tout hors d'haleine Il s'arrête tantôt, et tantôt se promène, Quelque fois sur la terre il attache ses yeux, Puis par de longs regards semble percer les Cieux. Enfin son corps tremblant, et son âme inquiète Cherchant à demeurer dans une ferme assiette Il vient se prosterner aux marches de l'Autel, Comme pour y souffrir le dernier coup mortel. Puis tout à coup de terre il relève sa vue, Et du grand Jupiter regardant la statue, Ne pouvant autrement exprimer ses douleurs Lui parle quelque temps par un torrent de pleurs. Sa voix dedans son sein trop longtemps retenue Comme un foudre enfermé dans celui de la nue, Rompt enfin sa prison, et par un triste éclat Ouvre de son esprit le déplorable état. Dieu, dit-il, qui voyez qu'une fille infidèle Viole vos décrets et s'oppose à mon zèle, Que n'exterminez-vous pour venger notre honneur Cette âme subornée avec son suborneur ? Vous devez protéger votre gloire et la mienne, Vengez-vous, vengez-moi, que rien ne vous retienne, Si le Roi les soutient, qu'il sache que les Rois Tiennent de vous leur force, et sont dessous vos lois, Si vous ne daignez pas faire un tel sacrifice, Servez-vous de mon bras pour ce sanglant office ; Donnez-moi, s'il se peut, votre foudre à lancer, Et bientôt à vos pieds je vais les renverser. Il finissait ces mots, quand sa fille tremblante Pour montrer à quel point elle était innocente, La voix lui défaillant au fort de ses douleurs Vient fondant à ses pieds les laver par ses pleurs. Cet abord le surprend, et la voyant muette Il est de ce silence un mauvais interprète, Prend son étonnement pour un aveu secret, Et d'un oeil indigné ne la voit qu'à regret. Puis soudain transporté comme d'un zèle extrême, Je t'adore, dit-il, divinité suprême, Et te rendrai sans cesse un honneur immortel, Puisqu'enfin tu conduis la victime à l'Autel. J'entends ce que tu veux, en Vierge ou violée Ma fille par mes mains te doit être immolée, Et doit perdre la vie en ce fatal moment Pour le bien du pays, ou pour son châtiment. Je frémis. À ces mots il tire son épée, L'âme de désespoir et de rage occupée, Et fermant son oreille aux tendresses du sang D'une main parricide il lui perce le flanc. Ô prodige d'horreur ! Ô monstre de nature ! Son sang sort de sa plaie, et sortant il murmure. Mais malgré sa faiblesse embrassant ses genoux, Sa fille tâche encor à fléchir son courroux, Pour ne pas l'écouter il détourne sa vue, Plus que le coup mortel cette rigueur la tue, Et voyant qu'il s'échappe à ses bras languissants S'efforce à l'arrêter par ces tristes accents. Pour le moins quand je meurs écoutez-moi mon père, Dans l'état où je suis ne saurais-je vous plaire ? Goûtez votre vengeance et repaissez vos yeux De la perte d'un sang qui vous est odieux . Souffrez qu'il puisse au moins laver mon infamie. Sa voix réveille enfin la nature endormie, Il commence à la voir d'un oeil plus adouci. Tout ce qu'elle ressent, il le ressent aussi. À ce soudain bonheur que le ciel lui renvoie, Argie allait mourir par un excès de joie, Mais le désir de voir ses parents détrompés Rappelle les esprits qu'elle avait dissipés. Au point qu'avec le corps l'âme faisait divorce Par un soudain miracle on voit croître sa force, Et pousser ce discours pour se justifier D'un soupçon que son sang ne pouvait expier. Je ne suis plus, dit-elle, en état de rien feindre, Car enfin en mourant qu'est-ce que je puis craindre ? Aussi ne crains-je point, arbitres immortels, De jurer à mon père, et devant vos Autels Qu'Alcidamas a feint le crime qu'il m'impose, Justes Dieux ! Si ma mort mérite quelque chose Désabusez mon père, et souffrez qu'aujourd'hui Je paye en expirant pour Messène et pour lui ; Ses voeux sont exaucés, cette belle victime Tombant dedans son sang se lave de son crime. Et vous l'avez souffert, Dieux ! Insensibles Dieux ! Quand les siens sont fermés, son père ouvre les yeux, Et voit dessus l'Autel pour comble de misères Son innocence écrite en sanglants caractères. Alors le désespoir s'emparant de son coeur Il devient à lui-même un objet plein d'horreur, Il se fuit, et voulant s'éloigner de son crime Il sort, puis revenant, innocente victime Prends, dit-il, dans ces pleurs, prends mes derniers adieux. Se levant à ces mots il échappe à nos yeux, Il court sur l'ennemi. N'en dis pas davantage, J'ai vu dans le combat ce qu'a fait son courage, Mais s'il avait alors mille traits à lancer, C'est par moi, c'est par moi qu'il devait commencer. Si j'échappe belle ombre aux traits de votre père, Souffrez que par mes mains j'aille vous satisfaire. Toi conduis-moi de grâce auprès de son tombeau. Mais je vois dans le Temple un spectacle nouveau. Puisque les ennemis sont maîtres de la ville, Grands Dieux qui m'accordez ce Temple pour asile Souffrez pour m'affranchir de la honte des fers Que je retrouve Argie alors que je la perds ; Que vois-je ? Ah ! Pauvre amant d'une illustre Princesse, Que je te plains ! Approche, et viens voir ta maîtresse, Vois le triste cercueil où son corps est réduit, Voilà de notre amour le déplorable fruit, Par les mains de son père elle a perdu la vie ; Mais c'est plutôt par nous qu'elle lui fut ravie C'est ma lâche imposture, et ma jalouse humeur, C'est ton zèle, cruel, qui lui perça le coeur , Mais je dois expier et l'un et l'autre crime, De ses mânes sacrés je serai la victime ; Jouis, jouis du trône où t'appellent les Dieux, Après la mort d'Argie il m'est trop odieux, Sur le corps de son Roi Mérope l'a suivie, Son père en combattant a vu trancher sa vie, Et je veux accablé d'un excès de douleur, Confondre en ce moment mon sang avec le leur. Que faites-vous, Seigneur ? Ô Dieux ! Cresphonte, Alcmène, Je vais rejoindre Argie, et pour calmer la haine Qu'excita dans son âme un discours criminel, Exposer à ses yeux un regret éternel : Belle ombre, en quelque lieu que tu sois devenue, Sur cet infortuné daigne porter la vue, D'un oeil moins irrité regarde son trépas, Sa dernière action ne te déplaira pas, Si son crime n'a pu mériter quelque grâce, Il ne tient pas à moi que mon sang ne l'efface, Et mon coeur transpercé de son juste remords, Se plaint de ne pouvoir endurer mille morts. Je me meurs. Ô malheur ! Ô funeste aventure ! Allons-lui promptement donner la sépulture, Et pour ne pas trahir un exemple si beau, Ensevelissons-nous dans le même tombeau.
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La Perse enfin triomphe ; et des Grecs ennemis, Ce qui restait à vaincre, est défait, ou soumis. Aux Victoires du Roi j'ajoute une Victoire, Et je me flatte encor d'une nouvelle gloire. Voici ce jour pompeux si longtemps souhaité, Où pour rendre à l'État plus de tranquillité, Mon père va nommer l'héritier de l'Empire. En attendant ce choix, Babylone soupire, Trop lasse d'essuyer les complots différents De ceux qu'un même sang a fait mes concurrents. Artaxerce à ses fils équitable et fidèle, Leur voulant pour la gloire inspirer plus de zèle, Sans distinguer l'Aîné du reste de son sang, Veut que le seul mérite hérite de son rang. Je n'en murmure point ; le roi doit son suffrage Plutôt à la vertu, qu'à la faveur de l'âge. Oui, Seigneur. Mais je vois qu'entre ses fils jaloux Le roi ne distinguant qu'Ariarathe et vous, Seuls dignes de l'honneur de cette concurrence, Il vous est bien aisé d'emporter la balance. Le roi doit couronner votre âge et vos exploits, Même il semble, Seigneur, qu'en attendant son choix, Vous fustes par avance au milieu de l'Armée Nommé par la Victoire et par la Renommée. Tout se tait devant vous, ou tout parle pour vous. Vous n'avez qu'à gagner un favori jaloux Qui veut faire passer le sceptre en sa famille. Il prétend l'obtenir pour l'époux de sa fille. C'est de tous les Mortels le plus impérieux, Il est vindicatif, ardent, ambitieux. On l'a vu quelquefois plein d'une indigne audace Près du Roi hautement à nos yeux prendre place, Et porter en public, en dépit de nos lois, Les mêmes ornements qui distinguent nos rois. Mais si d'un feu caché j'avais l'âme enflammée... Quel amour ! En partant pour commander l'Armée, Je brûlais en secret et cet embrasement Qu'irritaient mon silence et mon éloignement, Semble encor s'augmenter, revoyant ce que j'aime. J'aime Aspasie. Ô Dieux. Aspasie ! Elle-même. Étrangère, et d'un sang trop indigne de vous... Il n'est rien de si grand, de si beau parmi nous ; Et mon amour est tel, qu'au milieu des alarmes, Tout plein de la beauté dont j'adore les charmes, L'ardeur de la revoir, qui croissait tous les jours, Donnait à mes exploits un plus rapide cours, Et m'inspirait sans cesse une force nouvelle, Pour hâter mon triomphe, et me rapprocher d'elle. Mais quel est votre espoir ? Vous savez que le Roi Est maître souverain de vous, de votre foi. Avez-vous oublié la disgrâce d'Arsame ? Aspasie autrefois refusée à sa flamme... Ce malheureux amant dans nos derniers combats Blessé mortellement, et tombant dans mes bras ; Darius, me dit-il, reçois avec ma vie Ces soupirs que je donne à l'aimable Aspasie. Transporté de douleur, par un dernier effort, Je presse ma victoire, et je venge sa mort. Je reviens, et tout plein de mon impatience, Je revois Aspasie, et je romps le silence. Cet aveu la troubla, mais dans cet entretien Mon trouble était trop grand pour bien juger du sien. Mais depuis quelques jours une froideur mortelle... Elle craint votre amour. Si trop d'ardeur pour elle Contre le choix du Roi révoltait votre cour, La modeste Aspasie en mourrait de douleur. On croit qu'à Nitocris votre foi destinée... Le Roi m'imposerait cet étrange hyménée ! Tiribaze est d'un sang noble, mais odieux, Fier, vaillant ; mais sans foi, sans justice, sans Dieux. Nitocris est sa Fille ; et si le Roi qui m'aime, Gagné par Tiribaze, et s'oubliant lui-même, A promis un hymen si peu digne de moi, Je sais bien le moyen de dégager sa foi. Qu'osez-vous espérer, et que m'osez-vous dire ? Ne va-t-on pas nommer l'héritier de l'Empire ? Ignores-tu nos lois ? Le Roi doit accorder Ce que son successeur lui voudra demander. Mais, Seigneur, songez-vous que vous avez un frère Amant de Nitocris, et chéri de son père ? Vous devez ménager, implorer la faveur D'un Ministre insolent jaloux de sa grandeur. Faudra-t-il m'abaisser jusqu'à prier un traître, Moi l'Héritier du trône, et le fils de son maître ? Oui, noble orgueil du sang, il faut malgré tes lois, Il faut fléchir, mais c'est pour la dernière fois. Allons pour Tiribaze affecter tant de zèle. Mais aimant Nitocris, présumant tout pour elle, S'il presse votre hymen, vous devez l'accorder. Il a trop de fierté pour me le demander ; Pour sa fille et pour lui, mes soins, ma complaisance, Lui donnent plus d'orgueil, et plus de confiance. Je sais que de sa fille aveugle adorateur, Il croit que son mérite a touché votre cour. Cependant il suspend le choix de votre père, Incertain jusqu'ici sur le choix qu'il doit faire, Toujours prêt à trahir ou votre frère, ou vous. Régnez par sa faveur, et bravez son courroux. Ne perdez point de temps ; dans ce moment peut-être Le Perfide travaille à vous donner un maître. Forcez votre fierté pour conserver vos droits. L'ambition n'est rien, j'écoute une autre voix. Le Trône ne vaut pas ce qu'on souffre de blâme À prier un sujet qu'on déteste dans l'âme ; Mais l'amour qui nous rend plus faibles, plus soumis, Descend jusqu'à prier nos plus grands Ennemis. Je le vois. Laisse-nous. Que venez-vous m'apprendre ? Ce grand choix que le Roi fait si longtemps attendre, Le va-t-il faire enfin pour le commun bonheur ? Il brûle de le faire, et malgré tant d'ardeur, Il plaint Ariarathe, et son inquiétude Entre deux fils si chers fait son incertitude. Ajoutez à ce triste et cruel embarras, Le trouble que la Reine a fait par son trépas. Joignez aux déplaisirs d'un époux et d'un père, Le sanglant souvenir de la mort de son frère. Depuis l'instant fatal qu'en nos derniers combats Il fit tomber Cyrus sous l'effort de son bras, Troublé par cette mort, dont l'image l'étonne, Il est presque tenté de quitter la Couronne. Ainsi le voyant plein de remords, de douleur, Oserai-je presser le choix d'un Successeur ? Son triomphe rend-il sa valeur criminelle ? Se fait-il un forfait de la mort d'un Rebelle ? Le Roi rend par ce coup la paix à ses États ; Et s'il veut s'épargner de nouveaux embarras, Le choix d'un successeur n'est pas moins nécessaire. Si vous aviez voulu... mais vous aimez mon frère, Et ne pouvant sur lui tourner le choix du Roi, Vous voulez empêcher qu'il ne tombe sur moi. Puisque vous m'y forcez, je veux bien vous le dire, On sait par quels conseils je sauvai cet Empire, Quand votre Oncle Cyrus vint attaquer le Roi ; On sait quels coups pour lui je détournai sur moi, Et qu'aux plus grands périls ma vie abandonnée, Par mon sang prodigué marqua cette journée. Quand le Roi veut nommer un successeur, je crois Que sauvé par mon bras, il peut songer à moi. Je pourrais me flatter de l'espoir qu'il me donne. Qui m'a sauvé la vie, a part à la Couronne. Voilà ce qu'il m'a dit, Seigneur, plus d'une fois ; Mais je laisse le Trône au seul sang de nos Rois ; Et l'exemple éclatant de cette déférence, Aux plus ambitieux doit imposer silence. Je fais plus. Quand je vois plus d'un frère jaloux Combattre fièrement de l'Empire avec vous, J'obtiens enfin du Roi, Seigneur, qu'entre vos frères, Qui déchirent l'État en des partis contraires, Ariarathe seul vous dispute ce choix. Ayant devant le Roi balancé tous vos droits, Quoi que toujours pour vous un doux penchant l'entraîne, Ainsi que sa raison, sa tendresse incertaine, Semble entre ses deux fils n'oser rien décider, Et me livrer un choix qu'il n'ose hasarder. Si de votre destin vous devenez le maître, Au moins faites un Roi qui soit digne de l'être. N'attendez rien de bas d'un cour comme le mien, Un autre pour régner ne ménagerait rien. Nul ne sait mieux que moi ce que vaut un Empire. Je ne suis point ingrat, cela vous doit suffire ; Mais s'il fallait rougir pour un Trône à gagner, J'aimerais mieux cent fois obéir que régner. J'aime ce noble orgueil, ce généreux langage. Vous estes né trop grand pour manquer de courage ; Des Princes comme vous ne sont jamais ingrats, Mais de grands intérêts que vous n'ignorez pas... Seigneur, n'en parlons plus, je n'ai plus rien à dire ; C'est à vous de m'entendre, il s'agit de l'Empire. Je veux vous le devoir, d'autant plus que je vois Que vous aimez ma gloire, et me traitez en Roi. Moins vous me demandez et plus je dois vous rendre ; Qui donne ainsi le trône, a droit de tout prétendre ; Et mon zèle agissant sur l'exemple du Roi, Vous répond après lui de ce que je vous dois. Mais voici Nitocris. Que ne puis-je, Madame, Expliquer à vos yeux les transports de mon âme ! Votre père m'apprête un sort si glorieux... Mais je vois un grand trouble éclater dans vos yeux, L'espoir qu'il m'a donné pourrait-il vous déplaire ? Laissez agir pour moi les soins de votre père. Pour n'être pas ingrat, je n'épargnerai rien, Et je mettrai son sort aussi haut que le mien. Quel succès attend-il, Seigneur, de votre zèle ? À son frère, à vous-même, estes-vous infidèle ? Vous savez quelle part je prends à ce grand choix, Où deux princes rivaux demandent votre voix. Mais ce qui plus me gêne, est de voir que vous-même Vous renoncez pour eux à la grandeur suprême. Quel est votre dessein ? Il suffira pour nous Qu'il nomme un de ses fils qui sera ton époux. Il suffira pour nous ! Quel langage est le vôtre ? Vous avez pour régner plus de droit que tout autre. Ne songez qu'à vous seul. Le pouvoir souverain Est presque tout entier, Seigneur, dans votre main. Du suffrage du Roi n'êtes-vous pas le maître ? Ma fille, à cet orgueil que tu me fais paraître, Je reconnais mon sang, et j'aime à voir en toi Une fille si fière, et si digne de moi. J'ai du courage assez pour prétendre à l'Empire ; Mais enfin quelque orgueil que ma faveur m'inspire, Le Roi me refusa la Princesse Amestris. Quoi que de grands honneurs effacent ce mépris, Le Roi souffrira-t-il qu'une audace insensée Jusqu'aux droits de son sang élève ma pensée ? Le Roi me promet tout, mais la commune voix Élève Darius au Trône de nos Rois. Des Perses inconstants n'irritons pas la haine, Assurons à mon sang la grandeur souveraine ; Que ton front couronné console mes vieux ans, Et que je règne en toi pour régner plus longtemps. Le Roi pour Darius fortement s'intéresse, Mais j'ai su pour son frère exciter sa tendresse, Et parlant pour tous deux, j'ai suspendu sa voix, Pour devenir enfin l'Arbitre de son choix. Non, qu'à le faire seul mon orgueil se dispense, Mais comme il semble enfin m'en donner la puissance, Je remets dans tes mains un droit si glorieux. Choisis sans plus tarder avec tes propres yeux. Il faut prendre parti, sans te laisser surprendre Aux dangereux conseils de l'Amour faible et tendre. Le jeune Ariarathe a pour toi plus d'ardeur, Mais Darius fait voir par tout plus de grandeur. Il semble qu'en naissant, et prévenant son frère, Il prit du sang des Rois l'auguste caractère, Et que s'étant saisi des vertus de son rang, N'en a laissé que l'ombre aux restes de son sang. Il revient triomphant, et fier de sa victoire, Il montre moins d'amour, occupé de sa gloire. L'amour d'Ariarathe est digne de pitié ; Mais doit-on écouter l'amour et l'amitié, Quand un grand intérêt veut qu'on les sacrifie ? La Fortune nous rit, elle nous justifie. Vos leçons, votre exemple, et vos fiers sentiments, M'ont appris à braver l'Amour et les amants. Vous m'avez inspiré ces pensers héroïques, Et cette dureté des vertus politiques. Si la seule grandeur a pour vous des appas, J'ai mêmes yeux que vous, je marche sur vos pas. Commandez, choisissez, je suis toute à mon père, Et s'il faut faire un choix, c'est à vous à le faire. Ministre ambitieux, je devrais te donner Un Roi faible, et qui fut facile à gouverner. Je deviendrais plus grand, plus fort par sa faiblesse ; Mais cette Politique est dure à ma tendresse ; Je t'aime ; Darius te fera plus d'honneur. Va-t-en voir Aspasie, et fais avec chaleur Agir pour Darius son crédit et son zèle. Toute Fille qu'elle est, le Roi souvent l'appelle Aux secrets de l'Empire, aux soins de sa grandeur, Et semble entre elle et moi balancer sa faveur. J'en murmure en secret, mais craignant sa puissance, Nous devons avec elle agir d'intelligence. Sur le choix qu'on attend je dois presser le Roi. Fier de son amitié qui redouble pour moi, Je pourrai faire entrer le Sceptre en ma Famille. Celui qu'il va nommer va couronner ma Fille, Et mon ambition ne pouvant plus monter, N'aura plus rien à craindre, et rien à souhaiter. Il faut abandonner le Prince Ariarathe, Cléone... Quelque espoir dont Darius vous flatte, Le tendre Ariarathe a pour vous tant d'ardeur... C'est l'ordre de mon père, et celui de mon cour ; Car enfin pour t'ouvrir le fond de ma pensée, Penses-tu que j'écoute une flamme insensée ? Penses-tu que trop faible, et sensible à mon tour, Je trouve plus d'appas, où je vois plus d'amour ? Où je vois plus d'amour, je vois plus de faiblesse ; Je distingue le rang, et non pas la tendresse ; C'est au lieu le plus haut et le plus glorieux, [B ; ] C'est là, sans balancer, que j'arrête mes yeux ; Et s'il faut plus avant pénétrer dans nos âmes, Sais-tu bien ce qui fait nos désirs et nos flammes ? L'orgueil fait tout, Cléone, et pour dire encor plus, La vanité souvent fait toutes nos vertus. L'amour n'est pas un Dieu tel qu'on l'a voulu faire; L'amour périt bientôt, sa flamme est passagère ; Le dépit, la raison, l'âge, éteint les ardeurs, Mais la gloire jamais ne meurt dans les grands cours. Il est des cours, Madame, à l'amour si fidèles, Qu'il y rend quand il veut ses flammes immortelles. Crois ce que tu voudras, je ne te dis plus rien ; Mais enfin les grands cours sont faits comme le mien. Ainsi pour Darius, lors que je m'intéresse, Darius ne doit point ce choix à ma tendresse ; J'envisage toujours sa prochaine grandeur, Et le plus près du Trône, est plus près de mon cour. Mais, Madame, après tout, s'il faut que je m'explique, Vous accommodez-vous d'un Amant politique, Qui n'en veut qu'à l'Empire, en soupirant pour vous ? Dois-je le moins aimer, s'il agit comme nous ? J'aime en lui cette ardeur qui court au diadème ; Il fait tout pour la gloire, et j'en use de même. Mais enfin Darius, de l'air dont je le vois, Vous rendre quelques soins... Hé qui peut mieux que moi Au Trône qui l'attend avec lui prendre place ? La faveur de mon père, et l'éclat de ma race, Tout son espoir qu'il prend de notre seul appui, Justice, honneur, devoir, tout me répond de lui, Et peut-être l'Amour m'en répondra lui-même. Peut-être... Mais pourquoi ne veux-tu pas qu'il m'aime ? Je sais qu'avec l'orgueil d'un cour ambitieux Je prends peu soin de plaire, et de charmer les yeux ; Que n'ayant rien dans l'âme et de faible et de tendre, On donne peu d'amour, quand on n'en saurait prendre ; Mais aussi quelquefois la fierté, les froideurs, Valent bien tous ces soins complaisants et flatteurs. Ce chemin pour charmer, est le moins ordinaire ; Mais on peut plaire enfin, en négligeant de plaire. Quoi qu'il en soit, je vois le Prince à mes genoux. Pour s'assurer du Trône, il a besoin de nous, Et sans examiner s'il aime, ou s'il sait feindre, Mon père m'en répond, je n'ai plus rien à craindre. Allons voir Aspasie, et ne contestons plus, Implorons son pouvoir, et servons Darius. Tu murmures en vain, orgueil fier et rebelle, Il faut sans balancer te contraindre auprès d'elle. Ne crains rien, de quelque air que nous puissions agir, Tout ce qui fait régner, ne fait jamais rougir. Quel que soit le sujet de votre inquiétude, Vous ne pouvez sans honte, et sans ingratitude, Vous plaindre ni du Sort, ni du Roi, ni des Dieux ; Ils vous font un destin si beau, si glorieux... Ma fortune est sans-doute illustre, et non commune ; Mais je sens des malheurs plus grands que ma fortune. Je ne me plaindrais pas, si parmi tant de biens Les Dieux avaient mêlé d'autres maux que les miens. Du pays d'Ionie en ces Lieux amenée, Au superbe Cyrus malgré moi destinée, Je vis par son trépas finir mes déplaisirs; Et mon bonheur allait plus loin que mes désirs, S'il n'eût été troublé par la mort de la Reine. Tu sais bien que pour moi sa faveur fut si pleine, Que le fier Tiribaze en conçut quelque effroi, D'autant plus qu'elle obtint de l'amitié du Roi, Que j'aurais dans sa Cour les plus augustes marques Qui distinguent ici les Filles des Monarques. Quels honneurs ! Qui jamais a passé comme moi Par un vol si rapide, au rang où je me vois ? Cependant le dirai-je, et le pourra-tu croire ? Des chagrins si cruels empoisonnent ma gloire, Que je préférerais, pour me les épargner, La honte de servir, à l'honneur de régner. Depuis deux jours, Madame, affectant la retraite, Pour combattre, ou nourrir quelque douleur secrète, Je vois couler vos pleurs. Le verrai-je toujours, Sans pouvoir à vos maux offrir quelque secours ? Ces pleurs coulent encor, ces témoins trop fidèles Du trouble que je sens, et des peines cruelles Que je souffre en voulant contraindre ma douleur. Apprends, et cache bien le secret de mon cour. Tu connais Artaxerce, et ce nom adorable Présente à ton esprit le Roi le plus aimable Que la Perse ait reçu de la main de nos Dieux, Toujours auguste et grand, toujours victorieux, Et qui pouvant gagner l'Empire de la Terre, Sacrifie à la Paix la gloire de la Guerre. Ardent à se venger de ses fiers Ennemis ; Prompt à leur pardonner, sitôt qu'il sont soumis ; Maître de la Victoire, et vainqueur de lui-même, Plus Roi par ses vertus, que par son diadème ; Libéral, tout le monde est plein de ses bienfaits, Et n'offre à ses regards que des cours satisfaits ; Juste et clément ensemble, adoré quoi qu'il fasse, Ou quand sa main punit, ou quand sa main fait grâce ; Donnant tout, faisant tout, pour le bonheur d'autrui, Sans chercher, ni garder que la gloire pour lui. Ce Roi, si grand, si craint dans la Paix, dans les armes, Et tel que je le peins avecque tous ses charmes, Semble m'offrir sa main, et me faire entrevoir D'un honneur que je crains le surprenant espoir. Incertaine, et tremblante, et n'osant m'en défendre... Est-ce un si grand malheur ? Achève de m'entendre, J'aime le Prince. Ô Dieux ! Sa bouche à son retour, Avant l'aveu du Roi, m'expliqua son amour. J'ai fait tous mes efforts, et suis preste à tout faire, Pour m'arracher au Prince, et me rendre à son père. Quoi que l'amour du Roi s'explique faiblement, Mon respect à lui seul m'attache uniquement ; Mais l'amour disposant de moi, malgré moi-même... Vous aimez Darius ? Oui, Barsine, je l'aime ; De ses fers, quoi qu'il soient, il faut se dégager ; Mais tu connais mon cour, est-il fait pour changer ? Reconnaissance, honneur, devoir, obéissance, Cent raisons à la fois condamnent ma constance ; Mais cette loi d'amour, qui rompt toutes les lois, Me fait toujours aimer ce que j'aime une fois. Quelle est cette fureur ? Faut-il parce que j'aime, Renoncer à la gloire, et m'oublier moi-même ? Quel est votre dessein ? Artaxerce aujourd'hui Choisit un de ses fils pour régner après lui. S'il nomme Darius par une loi suprême, Il peut vous demander au Roi malgré vous-même. Il peut me demander, m'obtenir malgré moi ? Quel trouble ! Quel désordre ! Avertissons le Roi. Mais c'est perdre le Prince, et lui ravir l'Empire, Ou plutôt, et j'entends que mon cour en soupire, C'est perdre mon amour. Que de cruels combats ! Prends pitié de mon cour, ne m'abandonne pas. Trahirai-je le Roi ? Trahirai-je ma flamme ? Nitocris... Nitocris ? Elle me hait dans l'âme, Et ce que j'ai de part à la faveur du Roi, Met quelque jalousie entre son père et moi. Vous me voyez, Madame, étonnée et timide, Dans l'attente d'un choix dont ce grand jour décide ; Entre deux fils Rivaux Artaxerce flottant, N'attend que votre avis sur un choix important. Un si grand intérêt également nous touche ; La Perse, l'Univers, vous parlent par ma bouche, Puis qu'enfin l'Univers prend part à ce grand choix Qui donne un successeur au plus grand de ses Rois. Ariarathe ayant l'appui de votre père, Mon crédit près du Roi vous est peu nécessaire. Je ne me flatte point ; si quelquefois le Roi Veut bien pour me parler descendre jusqu'à moi, Il croit que le conseil d'une jeune étrangère Est moins intéressé, plus libre, et plus sincère, Et la Fortune veut qu'en prenant mes avis, Il ne se repent point de les avoir suivis. Vous ne dites pas tout, et votre modestie En dérobe à nos yeux la meilleure partie. C'est ainsi, quand on a dessein de refuser, Qu'un injuste refus tâche à se déguiser. Pour vaincre vos froideurs, sachez ce qui se passe ; Ne vous abusez plus, tout a changé de face. Le Prince Ariarathe avait dans ce grand jour, Avec les droits du sang, les droits de son amour ; Et l'espoir d'un tel Gendre amoureux et sincère, Avait en sa faveur intéressé mon père ; Mais d'un plus doux espoir touché plus fortement, Mon père a tout d'un coup changé de sentiment. Il est pour Darius. Lui contre Ariarathe ? Et vous, Madame ? Et moi ? Je suis injuste, ingrate ; Mais c'est au choix d'un père à régler mes désirs. Je dévore en secret mes cruels déplaisirs ; Je plains Ariarathe, et mon cour qui soupire, Fait ce grand sacrifice au bonheur de l'Empire. Nous vous devons, Madame, après ce digne éclat, De grands remerciements au nom de tout l'État. S'il faut à cet effort laisser tout son mérite, Par quel prix envers vous faudra-t-il qu'on s'acquitte ? Le Trône est le seul bien qui peut payer un jour Cet effort de vertu plus grand que votre amour. Aussi, si j'ose enfin dire ce que j'en pense, Cet effort tant vanté n'est pas sans espérance, Et Darius touché de ce zèle éclatant, Vous destine sans-doute au Trône qui l'attend. Peut-être ; mais enfin craignant tout de son frère, Il brigue avec ardeur le secours de mon père. Il a vu votre père ? Et ce Prince a fait voir, Que sur mon père seul fondant tout son espoir, Pour mériter nos soins, il me gardait dans l'âme... Mais j'en pourrais trop dire... Il vous aime, Madame. Je connais peu l'Amour ; mais vous savez, je crois, À bien examiner ce qui l'attache à moi, Que nulle autre à son cour ne saurait mieux prétendre. C'est à vous d'achever ce que j'en puis attendre ; Sur ce choix important qu'on résout aujourd'hui, Vous estes équitable, et vous serez pour lui. Darius voudrait-il me devoir quelque chose ? De tout son sort sur vous Darius se repose. Si pour vous, si pour lui mes voeux sont écoutés... Il sait votre pouvoir, il saura vos bontés ; Et moi qui puis sur lui prendre quelque puissance, Je puis vous assurer de sa reconnaissance, Et qu'il aime à tenir du rang où je vous vois, Le rang qu'il doit un jour partager avec moi. Darius me trahit ; Nitocris est aimée. D'un si prompt changement estes-vous alarmée ? Je vous vois condamner, et craindre ses ardeurs. Voila ce qu'on produit mes ingrates froideurs ; J'ai demandé cent fois aux Dieux son inconstance, L'Infidèle a changé sans trop de violence. En gagnant Tiribaze, il veut se faire Roi ; Content de Nitocris, il veut régner sans moi. Allons parler pour lui. Si Darius me quitte, Oublions son amour, et non pas son mérite. Pour le faire régner, secondons Nitocris ; Qu'il change en sa faveur, qu'un Trône en soit le prix. Que dis-je ? tout mon cour en frémit, en soupire. Ma Rivale avec lui partagerait l'Empire ? Mais quel est cet indigne et lâche désespoir ? Le Roi m'aime, il m'écoute, et je sais mon pouvoir. Si le Roi veut nommer Darius à l'Empire, Éloignons-le du Trône où Nitocris aspire. Non, ma Rivale, non, tu ne régneras pas. Mais le Roi vient ici. Que lui dirai-je ? Hélas ! Mon amour... Mon dépit... Évitons sa présence. Me fuyez-vous ? À qui puis-je avec assurance Confier mieux qu'à vous les troubles de mon cour Chargé du nouveau soin de faire un Successeur ? Au milieu de la Paix que je donne à la Terre, Mes fils font sur ce choix une nouvelle Guerre. La jalouse fureur, l'orgueil, la trahison, Troublent de temps en temps la paix de ma Maison. J'ai cent fois éprouvé les fureurs d'une mère, Essuyé l'attentat, la révolte d'un frère ; Et mon dernier exploit, par un sort inhumain, Du trépas de ce frère ensanglanta ma main. Pour comble de misère, une épouse fidèle A rendu par sa mort ma douleur immortelle. C'était peu. Ce matin sacrifiant aux Dieux, Un présage étonnant s'est offert à mes yeux. Voyez quelle terreur m'a saisi dans le temple. Par un prodige étrange, en ces Lieux sans exemple, La Victime frappée, après le coup mortel, Se relève, s'élance, et fuyant de l'Autel, Court, remplit ses saints Lieux d'une voix gémissante, Et laissant après elle une trace sanglante, Tombe, en mourant, aux pieds du Sacrificateur, Le fait pâlir de crainte, et frissonner d'horreur. Je venais près de vous raffermir mon courage ; Mais le cour pénétré d'un si cruel présage, Une froide sueur a glacé tout mon corps. Je n'ai point fait de crime, et je sens des remords. Quel que soit ce présage, il n'a rien qui m'étonne, Tant que je vous verrai maître de la Couronne. Vivez, régnez, Seigneur, sans déclarer vos voeux. Le choix d'un Successeur serait trop hasardeux. Fier des titres du Trône, il peut tout entreprendre. Tiribaze qui veut l'obtenir pour son Gendre, Pourrait l'instruire un jour à ne rien épargner. Ôtez ce grand prétexte à l'ardeur de régner, Et qu'aucun ne prétende à cette préférence Que par de longs respects, et par sa patience. Songez que nous parler de faire un Successeur, Nommer un Héritier, ce discours nous fait peur. Épargnez-nous l'horreur d'un si cruel langage, Qui de votre destin offre une triste image, Et nous menace enfin d'en voir finir le cours. Dure, dure à jamais votre règne, et vos jours. En vain vous me flattez ; les Destins en colère Me forcent d'expier le meurtre de mon frère, Et la voix de son sang s'élève contre moi. Ce coup, quoi qu'innocent, souille la main d'un Roi. Et me rend importun, odieux à moi-même, Me donne des dégoûts pour la grandeur suprême, Source de tous les maux que je souffre aujourd'hui. Que ne puis-je, lassé de vivre pour autrui, Ne vivre que pour moi, loin du Trône et du monde ! Et pour passer mes jours dans une paix profonde, Que ne puis-je à vous seule attacher mon bonheur, En vous seule chercher, plaisirs, gloire, grandeur, Et choisir, pour remplir ma gloire et mon attente, Un Roi digne du Trône, et qui me représente ! J'avouerai qu'on vous voit dans ce rang glorieux Accablé de malheurs qui font rougir les Dieux. On vous a vu gémir des fureurs d'une mère, Punir de votre main les attentats d'un frère. On voit ici vos fils l'un à l'autre opposés, Tous les liens du sang cruellement brisés ; Le trépas de la Reine, et cent cruels présages, Capables d'ébranler les plus fermes Courages ; Mais dût le nom de Roi, qui fait tant de Jaloux, Attirer tous les traits qu'on voit tomber sur vous, Les soins qu'attend de vous un Peuple qui vous aime, Vous attachent au Trône en dépit de vous-même. Ah ! je ne sais que trop les lois de mon devoir, Et s'il me permettait de céder mon pouvoir, Oublierai-je qu'il faut couronner ce que j'aime ? Il suffit qu'en gardant la puissance suprême, Je nomme un Successeur sage, vaillant, heureux... Ne précipitez point un choix si dangereux. Les Destins ont parlé. Que ne puis-je vous dire Les maux que je prévois pour vous et pour l'Empire ! Tiribaze qui vient, seconde vos desseins, Et moi je vais pleurer les malheurs que je crains. Tout le Peuple demande avec impatience Un choix que vous tenez si longtemps en balance. L'entretien d'Aspasie a-t-il enfin calmé Les injustes terreurs qui vous ont alarmé ? Non, et par trop de zèle, ou par trop de prudence, Elle blâme mon choix, et mon impatience ; Et moi toujours pressé d'un remords éternel, Qui d'un meurtre innocent fait un coup criminel, Je me fais des terreurs sur la mort de mon frère, Dont toute ma vertu ne saurait me défaire. Mais c'est peu de sentir une indigne frayeur, Un trouble encor plus grand embarrasse mon cour. J'aime Aspasie. Ô Ciel ! Et ma faiblesse est telle, Que mon cour ne respire, et ne vit que pour elle. La Reine l'honorait d'une tendre amitié, Et si de son vivant cette auguste Moitié Eut toute mon estime, et toute ma tendresse, Aspasie avec moi pleurant cette Princesse, Me faisant auprès d'elle oublier mon malheur, Plus que je ne voulais, consola ma douleur, Et sa pitié donnant plus de force à ses charmes, Me rendit trop sensible à de si belles larmes. Honteux de soupirer dans l'état où je suis, Las du Trône, accablé de troubles et d'ennuis, Je murmure en secret contre ce rang suprême, Mais j'écoute la gloire, et la Beauté que j'aime : Je lui dois ma Couronne aussi-bien que mon cour. C'est assez de choisir un digne Successeur, De voir ainsi mes fils vivre sans jalousie, Et sans craindre les fils qui naîtront d'Aspasie. C'est ainsi qu'Aspasie obtient plus en ces Lieux, Que le sang le plus noble, et le plus glorieux. La Perse a des beautés, dont la haute naissance... Va, ne sois point jaloux de cette préférence. S'il est vrai ce qu'on dit que Darius mon fils Rend souvent des devoirs, des soins à Nitocris... Peut-être donnant trop aux sentiments d'un père, Je me laisse flatter d'un espoir téméraire. Non, non, il faut unir ton sang avec mon sang. Allons nommer enfin l'Héritier de mon rang. Que mon Conseil s'assemble, et quand toute la Terre Voit finir par mes soins les troubles de la Guerre, Qu'un Successeur nommé comble tous nos souhaits, Et rende à ma Maison une profonde Paix. C'en est fait, Darius emporte l'avantage. C'est lui sur qui le Roi fait tomber son suffrage, Et je vois ma faveur confondre aux yeux de tous, Tous ceux que trop d'envie animait contre nous. Nous triomphons, et même en dépit d'Aspasie, Qui contraire à nos voeux, soit haine, ou jalousie, Ou qui servant le Roi par zèle, ou par amour... Mais ce sont des secrets que tu sauras un jour. Ne songeons aujourd'hui qu'à ce grand hyménée, Où par l'aveu du Roi je te vois destinée. Tu vas voir Darius son digne Successeur, Te demander au Roi pour suprême faveur. On publie en tous Lieux cet Hymen que j'espère, J'ai répandu ce bruit, ce n'est plus un mystère. Sur un si doux espoir que j'ai reçu d'honneurs ! Quelle foule d'amis, et d'ennemis flatteurs ! On les voit se presser, voler à mon passage, Affecter de montrer leur joie et leur visage, Et nous faire sentir par avance à tous deux, Par leurs empressements, le succès de nos voeux. Je viens de voir, Seigneur, avec quelle allégresse Près du Prince, à grands flots, tout le monde se presse. Quel éclat ! quel triomphe ! On voit de toutes parts Tout le Peuple sur lui confondre ses regards. Moi-même en attirant les yeux de l'Assemblée, De respects et d'honneurs on m'a vue accablée. Que fait Ariarathe ? Au désespoir réduit, Il eût mêlé quelque ombre à l'espoir qui me luit, Si l'excès de ma joie, ainsi que de la vôtre, M'eût pu laisser sentir les déplaisirs d'un autre. Ce Prince infortuné, plein d'un juste courroux, Se plaint ouvertement d'Artaxerce et de vous, Et suivant son humeur sauvage et solitaire, Lui-même s'imposant un exil volontaire, D'un objet importun a délivré nos yeux. Mais, Seigneur, Darius triomphant, glorieux, Témoigne pour me voir si peu d'impatience... Peut-il sitôt au Peuple arracher sa présence ? Mais le voici qui vient, avant que voir le Roi, T'offrir l'espoir du Trône, aussi-bien que sa foy. Je me dérobe enfin à la foule empressée, Que j'ai pour vous rejoindre à peine traversée. Je brûlais de remplir le soin le plus pressant, Le plus tendre devoir d'un cour reconnaissant. Je vous l'ai déjà dit, et vous le dis encore, De quelque illustre rang que le Roi vous honore, Je vous mettrai si haut, et si proche de moi, Que l'État doutera qui de nous sera Roi. Mais comme il court un bruit qu'on commence de croire, Que Rival de mon frère, et jaloux de sa gloire, J'aspire au même Objet dont son cour est charmé, Je viens détruire un bruit dont je suis alarmé. Mon frère, et Nitocris, qui sont nés l'un pour l'autre, Et si dignes d'unir mon sang avec le vôtre, Doivent avoir leur part à l'heur de ce grand jour; Vous m'avez couronné, couronnez leur amour. On croit que je vous dois demander à mon père, Mais puis-je sans pitié vous ôter à mon frère ? Que dirait tout l'État, s'il rencontrait en moi Un tyran inhumain, quand il attend un Roi ? Non, non, par un effort digne du Diadème, Je vous cède, et vous perds pour un autre moi-même, Et pour le prix d'un rang qui m'est si glorieux, Je laisse à Nitocris, ce qu'elle aime le mieux. Quel coup de foudre ! O Ciel ! Ce grand effort m'étonne, Seigneur, et c'est bien plus que m'offrir la Couronne. Aussi vous jugez bien que de pareils bienfaits, Dans un sensible cour ne s'effacent jamais. Artaxerce m'attend, et ma reconnaissance Ne saurait témoigner assez d'impatience. M'aviez-vous réservée à cet affront ? Grands Dieux : Le Roi vient. Dérobons notre trouble à ses yeux. Le Prince est satisfait, et vous allez apprendre Quel est le fruit des soins que je viens de lui rendre. Puis-je assez dignement répondre à vos bontés ? Vous avez obtenu ce que vous méritez. Vous régnerez un jour, et sur cette espérance, Pour vous mieux préparer à la Toute-Puissance, Commencez d'en user en Prince généreux. N'insultez point au sort d'un frère malheureux. Surtout en Tiribaze, en cet ami fidèle, Mon fils, reconnaissez la grandeur de son zèle. Après cela, parlez, demandez hardiment, C'est une loi qu'en Perse on garde exactement, Que quiconque est nommé Successeur de l'Empire, Puisse obtenir du Roi la faveur qu'il désire. Avant que m'expliquer, pour répondre à vos voeux, Vous pouvez consoler un Prince malheureux. Pour payer Tiribaze, après ce grand service, Pour contenter mon frère, et lui rendre justice, Donnez-lui Nitocris, rendez ses voeux contents, Autant que je le suis du Trône que j'attends. Vous, céder Nitocris ? C'est trop de complaisance, Son père étant l'appui de la Toute-Puissance. Sa Fille doit régner, le Sceptre est à ce prix. Mon frère perdra-t-il le Trône, et Nitocris ? Reposez-vous sur moi du sort de votre frère, J'ai le pouvoir d'un Roi, j'aurai le soin d'un père. Si vous l'aimez, il faut laisser à son amour Un bien cent fois plus cher que le Trône et le jour. Pour moi, de tous les biens que possède l'Asie, Pour suprême faveur, je ne veux qu'Aspasie. Aspasie ? Oui, Seigneur. Ô sort trop rigoureux ! Que me dit ce grand trouble, et ce silence affreux ? Frère cruel, ton sang me demandait justice, C'est ici que tu vois commencer mon supplice. Demander Aspasie, est-ce un crime si noir ? Amour du sang, dois-tu contraindre mon pouvoir ? Que l'on cherche Aspasie. Il faut que devant elle Vous appreniez quelle est cette loi si cruelle, Qui vous rend assez fier pour braver mon courroux, Et demander un bien qui ne peut être à vous. Seigneur, j'aime Aspasie, et l'exemple d'Arsame Me faisant redouter même sort pour ma flamme, Je n'osais comme lui hasarder mes soupirs, Et mon respect encor suspendrait mes désirs ; Mais sachant que flatté d'un espoir téméraire, Tiribaze en faveur d'une Fille trop chère, Avait légèrement engagé votre foi, J'ai crû, pour affranchir la parole d'un Roi, Qu'il fallait aujourd'hui, par une loi suprême, Au lieu de Nitocris, demander ce que j'aime. Cent raisons, cent devoirs, l'honneur du sang des Rois, Demandent Aspasie, et m'imposent ce choix, Et je n'aimai le trône où votre voix m'appelle, Que pour la mériter, et pour m'assurer d'elle. L'hymen de Nitocris, vous croyant son Amant, Fut promis, je l'avoue, assez légèrement. Aspasie est aimable, et la Reine elle-même Estima sa vertu digne du diadème. Mais enfin Nitocris se flatte aux yeux de tous, De voir en vous un jour couronner son époux. Elle a dû l'espérer, et puis qu'il faut tout dire, Mon fils, mon Successeur, l'Héritier de l'Empire, Est-il injuste, ingrat, avec un si grand nom, Et prétend-il régner par une trahison ? De quelle trahison me croyez-vous capable ? Pour rendre Tiribaze à mes voeux favorable, J'ai promis, j'ai juré de ne ménager rien, Et de lui faire un sort aussi grand que le mien. Pour sa fille, doit-on me traiter d'infidèle ? Me suis-je offert, Seigneur, et déclaré pour elle ? N'ai-je pas beaucoup plus à me plaindre de lui ? Je me suis vu contraint de briguer son appui. Le superbe a voulu par un indigne hommage, À votre propre fils vendre votre suffrage ; Et le père, et la fille, ont-il pu concevoir Sur des respects forcés, un ridicule espoir ? Dédaigné par ma soeur, l'aveugle a-t-il pu croire Que je le vengerais aux dépends de ma gloire ? J'ai puni son orgueil par la confusion, Sans vouloir être ingrat à son ambition. Je tiendrai ma parole, et loin de m'en dédire, Il aura plus de part que moi-même à l'Empire. Je connais Tiribaze, et son zèle pour moi, Ses exploits, ses travaux, tout ce que je lui dois, Ne m'a point ébloui jusqu'à le méconnaître ; Il est fier, et se croit aussi grand que son maître. Mais enfin je lui dois et ma vie, et mon rang, Sauvez par sa valeur, conservez par son sang. Si nous trompons tous deux l'appui de ma Couronne, J'en verrai rejaillir l'affront sur ma personne. Un Roi, pour spectateurs, a cent Peuples divers, Il a cent rois jaloux, il a tout l'Univers. Mais dût ma gloire en prendre un peu de jalousie, Mettons nos différents au pouvoir d'Aspasie. Quels différents, Seigneur ? Mon sort dépend de vous. Regardez seulement sans haine, et sans courroux, Un Amant malheureux, dont le choix légitime... Elle vient ? Ai-je tort ? Seigneur, voila mon crime. Princesse, (car enfin c'est un nom que je dois À ce rang glorieux que vous tenez de moi, Vous voyez Darius assuré de mon trône ; Vous l'apprenez du bruit dont toute Babylone, Dont mes peuples charmés font retentir les airs, Et dont la Renommée instruira l'Univers. Darius revêtu d'une gloire si grande, Me peut tout demander, et c'est vous qu'il demande. Moi, Seigneur ? Le croyant Amant de Nitocris, Son changement m'étonne, et son choix m'a surpris ; Et puis qu'il ne fait plus un secret de sa flamme, La mienne ne doit plus se cacher dans mon âme. Brûlant d'un même feu dont il se sent brûler... Dieux, qu'entends-je ? Écoutez, et me laissez parler. Mon fils, j'aime Aspasie, et l'ardeur de son zèle Doit faire tout pour moi, quand j'ai tout fait pour elle. D'autres rois emploieraient la force et la rigueur, Chacun sous mon Empire est maître de son cour. Usez-en comme moi. Fier d'une loi suprême, Ne croyez pas par là m'arracher ce que j'aime ; Vous pouvez exiger ce qui dépend de moi, Mais je ne puis donner ni son cour, ni sa foi. Un Tyran peut aller jusqu'à la violence. Je suis Roi. Mon devoir sait régler ma puissance, Et les cours n'étant point sous l'Empire d'autrui, Le vôtre ne dépend ni de moi, ni de lui. Disposez-en, Madame, et de quelque avantage Dont se puissent flatter des amants de son âge, Décidez avec lui du sort de mon amour, J'attends votre réponse avant la fin du jour. Qui de nous le premier doit rompre le silence ? Si je parle, par où faut-il que je commence ? Et de quel oeil enfin dois-je vous regarder ? Vous m'aimez donc, Seigneur, et m'osez demander ? Pouvant tout demander, par l'aveu du Roi même, Pouvais-je demander au Roi que ce que j'aime ? Hé ! Que serait sans vous tout le reste pour moi ? Pouvais-je deviner, Madame, qu'un grand Roi, Qui donne encor des pleurs au trépas de la Reine, Voudrait s'embarrasser d'une nouvelle chaîne ? Pourquoi me laissiez-vous ignorer ce malheur ? Répondre à votre flamme avec tant de froideur, Refuser d'écouter Darius qui soupire, Ne m'entendiez-vous pas ? n'était-ce pas vous dire Qu'un pouvoir souverain s'opposait à vos voeux ? J'allais vous découvrir ce secret dangereux ; Mais Nitocris osant se vanter d'être aimée, Et mon âme par là cessant d'être alarmée, Je crûs que mon devoir n'était plus en danger. Quelle était votre erreur ? Hélas ! Puis-je changer, Quand l'amour de mon père est un mal que j'ignore, Si même en l'apprenant mon cour vous aime encore ? Puis que c'est mon destin de vous aimer toujours, Hélas ! Que deviendront ces fatales amours ? Quel affreux avenir ! que de maux ! que de larmes ! Faut-il tant d'embarras pour ces malheureux charmes ? Tournez vers Nitocris vos soupirs, et vos voeux ; Ne songez qu'à régner, et vous serez heureux. Ne comblez pas d'horreurs cette illustre journée, Immolez une ardeur justement condamnée, À l'espoir de régner, au respect d'un grand Roi, Aux tendresses d'un père, à votre gloire, à moi. Quoi, par tant de raisons vous me pressez vous-même D'étouffer mon amour, de céder ce que j'aime ? Pardonnez à l'erreur de mes yeux trop charmés, J'ai tort de vous ôter à ce que vous aimez. Que vous estes cruel ! Ce soupçon qui m'offense Me contraint malgré moi de rompre le silence. Mais loin de vous flatter de cet aveu, tremblez Des maux qu'il vous faut craindre, et dont vous m'accablez. Oui, Seigneur, je vous aime, et ce cour qui soupire, Se voyant malgré lui forcé de vous le dire, En devrait à vos yeux expirer de douleur. Mais au moins vous savez, quand j'appris votre ardeur, Par quels puissants efforts je voulus m'en défendre. Même je vous dirai qu'avant que de l'apprendre, À vos seules vertus s'étant laissé charmer, Mon cour n'épargna rien pour s'empêcher d'aimer. La guerre heureusement m'ôtant votre présence, Et ma flamme étant faible encor dans sa naissance, Elle allait expirer ; je ne vous voyais pas. Vous revenez paré des plus brillants appas, Qu'ajoute à la Vertu la plus charmante gloire ; Vous menez avec vous l'Amour, et la Victoire ; Je n'ai pu résister, mon feu s'est rallumé ; Vous voila satisfait, et vous estes aimé. Est-ce un crime si grand, que de m'aimer, Princesse ? Oui, c'est une honteuse et coupable faiblesse, De trahir tous les soins, tous les bienfaits du Roi ; Oui, c'est un crime affreux de disposer de moi, Quand le Roi doit lui seul régler ma destinée ; Oui, c'est une fureur, une rage obstinée, D'apprendre son amour, et de ne l'aimer pas ; Oüy, c'est le plus cruel de tous les attentats, De trahir lâchement sa plus douce espérance. Aussi de mes remords la juste violence Me tourmente sans cesse, et me rend à mes yeux Horrible, et digne encor des noms plus odieux. Mais le Roi vous laissant disposer de vous-même... Mais est-ce à moi, Seigneur, à donner ce qu'il aime ? S'il faut vous obtenir du Roi, non pas de vous, Allons, Madame, allons embrasser ses genoux. Je connais Artaxerce, un Roi si grand, si tendre, D'une juste pitié ne saurait se défendre. Allons lui présenter deux cours si bien unis, La beauté toute en pleurs, et les douleurs d'un fils ; Allons tous deux, allons par ce pressant langage, Par des pleurs tous puissants, amollir son courage. Il est père, et Monarque, il est héros vainqueur. Moi par l'amour du sang attendrissant son cour, Et vous de ces grands noms réveillant la mémoire, Nous en obtiendrons tout en faveur de sa gloire. Craignez plutôt d'aigrir un Roi fier et jaloux. Quel spectacle pour lui ! Quel sujet de courroux, De voir contre sa flamme unir toutes nos armes, Nos soins les plus ardents, nos prières, nos larmes ! Mais le Roi vous attend. Vous devez aujourd'hui Vous déclarer enfin pour son fils, ou pour lui. Que me demandez-vous ? Quelle est votre espérance ? Ah ! Ne m'obligez pas de rompre le silence, Et n'espérez jamais de m'obtenir de moi. Mais si mes pleurs pouvaient vous obtenir du Roi, Ne me défendez pas dans un sort si funeste, Ce secours innocent, et le seul qui me reste... Adieu, Seigneur. Madame... Ah, que vous me pressez ! Vous ne me dites rien. Hé n'est-ce pas assez ? Quoi, Mindate, Aspasie est encor en balance Sur un choix que j'attends avec impatience. C'était peu de rougir de mes feux ; faut-il voir Ce que sans quelque horreur je ne puis concevoir ? Mon amour abusé. Quoi, l'ingrate Aspasie Me rendrait le mépris, la fable de l'Asie ? Ne me déguise rien ; et le Peuple, et la Cour, Tout parle, tout est plein du bruit de mon amour. Fais-moi bien concevoir le reproche et le blâme Que va porter sur moi la honte de ma flamme. Le Peuple est discret, Seigneur, mais quelquefois Le Ciel le fait parler pour avertir les Rois. Mais je veux tout savoir. Vous oserai-je dire Qu'on craint pour votre gloire autant que pour l'Empire ? Qu'étant rival d'un fils, on croit que vos amours Peuvent des-honorer le reste de vos jours ? Les uns font éclater une audace indiscrète ; Les autres font parler une douleur muette. On murmure en tous lieux, et les plus emportés Semblent pour Darius à demi révoltés. Ariarathe instruit de tout ce qui se passe, Revient le cour enflé d'une nouvelle audace, Et voyant ce grand trouble entre son frère et vous, Croit pouvoir tout promettre à son orgueil jaloux. Laisse-moi, cher Mindate, en ce désordre extrême, Seul ici sans témoins, m'interroger moi-même. Qu'on cherche Tiribaze. Artaxerce, tu vois Quels bruits souillent en toi la Majesté des Rois. Tous les voeux des Persans se changent en murmures, Et les cris de triomphes, en plaintes, en injures. Vois le profond abyme où l'amour t'a jeté. La gloire de ton nom est-elle en sûreté ? Par quel aveuglement te crois-tu préférable À ce jeune rival, à ce fils trop aimable ? Successeur de l'Empire, un nom si glorieux, Cette splendeur nouvelle attire tous les yeux. La Princesse doit tout à l'espoir qui me flatte. J'attends qu'elle s'explique ; elle se tait, l'ingrate. Que la reconnaissance est un faible devoir, Quand l'amour sur un cour a pris trop de pouvoir ; Elle aime Darius ; n'aimons plus ; mais nous sommes Esclaves de l'amour, comme les autres Hommes. Ô honte de mes jours, ne puis-je t'arracher, Lâche amour, en faveur d'un fils qui m'est si cher ? Artaxerce n'est-il faible que quand il aime ? Il a vaincu cent fois, il s'est vaincu lui-même. Dans les plus grands succès, dans ma plus forte ardeur, J'ai vaincu ma fortune, et dompté ma valeur ; J'ai vaincu la colère, étouffé la vengeance ; J'ai vaincu la douleur, l'orgueil, l'impatience. Contre quels Ennemis ai-je en vain combattu ? Le seul amour est-il plus fort que ma vertu ? Mais que veut cet amour ? Veut-il malgré moi-même, Si mon fils est aimé, lui ravir ce qu'il aime ? Seigneur, le Prince est là, qui demande à vous voir. Est-il seul ? Oui, Seigneur, et plein de désespoir, J'ai vu sur son visage une douleur mortelle. Quand j'attends Aspasie, il vient triste, et sans elle. Qu'il entre. Quel transport s'élève dans mon cour ? Quel mélange confus de joie et de douleur ? Je vois qu'à mon Rival Aspasie est contraire ; Mais s'il est malheureux, je suis toujours son père. Vous voyez à vos pieds un amant malheureux, Qui se livre au pouvoir d'un rival généreux. La Princesse se tait, et mon amour extrême Ne saurait l'obtenir, Seigneur, que de vous-même. Elle sait votre amour, et connaît son devoir, Elle est à vous enfin, et je n'ai plus d'espoir. Avant que tant d'amour fût entré dans mon âme, Hélas! Que n'ai-je pu découvrir votre flamme ! Que n'a-t-elle paru plutôt pour mon secours ! Ou que n'eut-elle soin de se cacher toujours ! Mon fils, en quelque temps que mon amour paroisse, Manque-t-il de vertu pour vaincre sa faiblesse ? Je viens de vous nommer au Pouvoir souverain, Mon Sceptre doit passer un jour dans votre main ; Je ne veux qu'Aspasie. Un Prince qui soupire, Vous demande-t-il trop pour le prix d'un Empire ? Connaissez votre fils. Il n'est pas sans vertu ; Ne me reprochez point d'avoir mal combattu. J'ai mis devant mes yeux tout ce qu'aime et révère Le Sujet dans son maître, et le fils dans son père. Bien plus ; je me suis dit que vous faites pour moi Plus qu'on n'obtint jamais et d'un père, et d'un Roi. S'il faut combattre encor, je combattrai sans cesse ; Mais, Seigneur, je connais ma flamme, et ma faiblesse, Je rendrai dans mon cour mille cruels combats, Je combattrai toujours, et je ne vaincrai pas. C'est donc moi qui dois vaincre, et céder Aspasie ; C'est donc moi qui dois vaincre aux dépens de ma vie. Jusqu'ici je croyais avoir assez vaincu, Et pour vivre en repos, avoir assez vécu. Pour vous mieux assurer un Sceptre héréditaire, Il en coûte à mon Bras le trépas de mon frère. Cet Empire si beau que je gardais pour vous, Cette immense grandeur qui fait tant de Jaloux, N'enferme-t-elle rien dans sa vaste étendue Où votre ambition arrête votre vue ? Voudrez-vous, soutenu d'une cruelle loi, M'arracher le seul bien que je gardais pour moi ? Moi, je voudrais, Seigneur, en Amant téméraire, Arracher Aspasie à mon maître, à mon père ! La Loi m'avait permis de vous la demander, Et si ce cour ingrat ne peut vous la céder, Au moins je puis mourir, et cela doit suffire. Ah ! Mon fils, n'avez-vous autre chose à me dire ? Non, Seigneur, un cour faible, un cour comme le mien, Plein de trouble et d'effroi, n'est capable de rien. Le vôtre qui peut tout, se rend-il quand il aime ? Trouve-t-il tant de peine à se vaincre lui-même ? N'ai-je pas su me vaincre, et n'ai-je pas soumis Toutes mes passions, comme mes Ennemis ? N'aimai-je pas toujours une gloire si belle ? Quand commencerez-vous à travailler pour elle ? Pour elle j'ai tout fait, et je n'ai pas besoin De me tyranniser pour la pousser plus loin. Les Dieux à mon amour ont attaché ma vie. Hé bien, vivez, aimez, possédez Aspasie. Si tu veux que je vive, arrête, et me fais voir Plus d'amour pour la vie, et moins de désespoir. J'y ferai mes efforts ; mais perdant Aspasie, Mon respect ne vous peut répondre de ma vie. Nature, Amour, cessez de déchirer mon cour. Seigneur, j'entre sans ordre, excusez ma douleur. Je ne puis plus souffrir le supplice trop rude, Et l'état violent de mon inquiétude ; Votre long entretien m'a mise au désespoir, Je crains tout de sa flamme, et de votre pouvoir. Vos bontés me laissaient disposer de moi-même, Mais de tous les côtés le péril est extrême ; Et comme enfin ce choix ne saurait réussir, Pour vous déterminer, il faut vous éclaircir. J'aurai moins à rougir d'un aveu téméraire, Que je n'aurais de peine et de honte à me taire. Seigneur, j'aime le Prince. Ô Ciel ! Écoutez-moi. S'il m'a donné pour lui l'amour que je vous dois, Son triomphe, Seigneur, n'est dû qu'à ma faiblesse, Je la condamne, et veux la condamner sans cesse. Ce que je sens pour vous, vous est plus glorieux, Je vous rends dans mon cour plus qu'on ne rend aux Dieux. Aussi je vous dois plus. S'ils m'ont donné la vie, Quels bienfaits par vos mains ! quels honneurs l'ont suivie ! Je ne dois qu'à vous seul, rang, gloire, liberté. Je ne tenais des Dieux qu'un cour qu'ils m'ont ôté, Puis que c'est me l'ôter, que de l'avoir fait naître Capable d'un amour dont il n'est pas le maître. Voila le triste état de ce cour malheureux. Et de tous mes malheurs voici le comble affreux. Quelque nom que je prenne, ou de fils, ou de frère, Ou de père ou d'amant, Ciel ! Quelle est ma misère ! Fils, je vois dans ma mère un cour trop inhumain ; Frère, je fais périr un frère de ma main ; Père, je vois qu'un fils veut m'ôter ce que j'aime ; Amant... Ah c'est ici mon désespoir extrême. J'apprends que vous l'aimez, et je l'apprends de vous. Ah ! ma lâche douleur, fais place à mon courroux. Ingrats, songez-vous bien avec quelle furie Vous traversez tous deux le repos de ma vie. Je t'ai donné le jour, et mes plus tendres soins. Qui vous donna son cour, ne vous donna pas moins. Ce que j'ai fait pour vous, me répondait du vôtre ; Cependant votre cour est au pouvoir d'un autre. Vous pouviez le donner, et je vous l'ai permis ; Mais de votre devoir je m'étais tout promis. C'en est trop. Mais que fais-je ? Après tant d'injustice, Je ne puis vous punir d'un plus cruel supplice, Sans me des-honorer par de honteux transports, Qu'en laissant ma vengeance à vos propres remords. Et toi qui te prévaux du pouvoir de tes larmes, Que ne prends-tu, cruel, contre moi d'autres armes ? Rival aimé, ce nom ne rend-il pas mon fils Le plus grand, le plus craint de tous mes Ennemis ? Oui, Seigneur, et ma mort n'est que trop légitime. Oui sans doute, et c'est trop faire grâce à ton crime. Songe enfin que je règne, et que ce lâche cour Se lasse de parler toujours en ta faveur. Voila comme vos pleurs ont su toucher son âme. Sans vous, mes pleurs allaient triompher de sa flamme, Lui déclarer l'amour que vous avez pour moi, Sans respecter les noms ni d'amant, ni de Roi. Qu'avez-vous fait ? J'ai fait ce que je devais faire ; Je n'ai que trop rougi d'aimer, et de me taire. Mon silence est coupable autant que mon amour, Et puis qu'il faut enfin parler en ce grand jour, Dois-je abuser le Roi par un lâche artifice ? J'ai déclaré ma flamme, afin qu'il m'en punisse. Il faut, puis que mon cour ne veut pas m'obéir, Qu'un Roi qui m'aime trop, commence à me haïr. Que si ce cour ingrat, dont la honte est certaine, Du Roi le plus aimable a mérité la haine, Dois-je pas à jamais me cacher à vos yeux ? Ne suis-je pas l'horreur des Hommes et des Dieux ? Ah ! Plutôt étouffons cette odieuse flamme, Brisons des fers honteux. Le pourrez-vous, Madame ? Seigneur, ne mettez pas ma gloire au désespoir, Aidez ce faible cour à faire son devoir. À faire son devoir ? Est-ce un devoir, Princesse, Est-ce un devoir pour vous de trahir ma tendresse, Quand de tous mes devoirs, c'est le premier de tous, De vous aimer sans cesse, et de n'aimer que vous ? Je vous quitte, Seigneur, vos pleurs ont trop de charmes ; J'ai le Roi, vous, ma gloire, à sauver de vos larmes. Le Roi, que Tiribaze obsède nuit et jour, Aigri par ses conseils, plein de trouble et d'amour, Peut se porter enfin à quelque violence. L'orgueil de Nitocris, sa haine, sa vengeance, Tout presse Tiribaze, et j'en tremble d'effroi. Allez, de votre main, allez m'offrir au Roi, Et d'un air si constant, que le Roi puisse croire, Qu'il laisse en sûreté votre vie, et sa gloire. Mais hélas ! Je vous presse, en de semblables coups, D'avoir plus de courage, et j'en ai moins que vous. Votre douleur m'accable, et je sens ma constance Ne pouvoir plus tenir contre votre présence. De grâce, écoutez-moi. Je n'écoute plus rien. Faites votre devoir, ou je ferai le mien. Est-ce par ce discours, dont la rigueur me tue, Qu'on me rend la raison que j'ai presque perdue ? Moi-même je voulais vous céder, et mourir, Mais par votre ordre aller moi-même vous offrir ? Voulez-vous imposer ce supplice à ma flamme ? Voulez-vous jusque-là tyranniser mon âme ? Père, Maîtresse, ô noms et si chers et si doux, Voulez-vous révolter ma douleur contre vous ? Que cherchez-vous ici ? J'y cherchais Aspasie. C'est par ordre du Roi. Quelle est donc son envie ? J'ignore son dessein. Ignorez-vous le mien ? J'exécute son ordre, et n'examine rien. Cet ordre, quel qu'il soit, couvre quelque injustice, Et votre haine en est la cause, ou le complice. Vos perfides conseils empoisonnent le Roi. Est-ce à vous, Prince ingrat, à vous plaindre de moi ? Après l'affront sanglant dont vous souillez ma gloire, Croyez tout, j'y consens, je vous laisse tout croire. Quand je vous fais régner, est-ce trop de vouloir Que Nitocris ait part au souverain Pouvoir ? Je ne m'expliquai point, mais vous deviez m'entendre ; L'État, le Roi, mon rang, mon nom, vous doit apprendre Qu'un sang comme le mien vaut bien celui des Rois. Votre frère n'a pas votre âge, vos exploits ; Mais votre frère est juste, et son sang joint au nôtre, Saura venger ma gloire aux dépens de la vôtre. Il aura ce qu'il aime, et pour vous faire voir Quel sera mon triomphe, et votre désespoir, Apprenez que du Roi l'ardente jalousie Veut contre son rival s'assurer d'Aspasie, Qu'il veut vous l'enlever, et l'épouser demain, Et croyez que j'ai mis ces fureurs dans son sein. Il l'épouse demain, et tu me l'oses dire ? Toi, perfide, la honte et l'horreur de l'Empire, Tu me traites d'ingrat ? Qu'attendais-tu de moi ? Devais-je couronner un sang sorti de toi ? Ne comptes-tu pour rien ma longue patience, Qui te laisse jouir d'une injuste puissance, Et flattant ton orgueil, a fait humilier Un Prince comme moi jusques à te prier ? Quand je me flatte encor des bontés de mon père, Tu viens me menacer de toute sa colère ; Et le meilleur des Rois, devient par ta fureur, Le tyran d'Apasie, et mon Persécuteur. Tu sais qu'elle est à moi, quand je brûle pour elle. Sache que si tu romps une chaîne si belle, Sache que si le Roi par tes cruels avis Achève d'accabler sa Maîtresse et son fils De ce que je lui dois je ne puis plus répondre, Ma raison, mon devoir, commence à se confondre, Et je puis, pour agir et pour elle, et pour moi, Devenir plus méchant, et plus cruel que toi. J'y périrai ; mais crois que ta perte est certaine, Que les bontés du Roi vont plus loin que sa haine, Et qu'il m'estime assez pour trembler, pour mourir, Ou me venger du coup qui me fera périr. Va pousser jusqu'au bout ton audace rebelle. Qu'avez-vous résolu contre un Prince infidèle ? Il respire, et je meurs de honte et de douleur. De quels sanglants projets, de quel foudre vengeur Avez-vous contre un traître armé votre colère ? Remettez-vous sa perte aux fureurs de son père ? Je suis fille, Seigneur ; mais l'orgueil de mon sang, Nourri par vos leçons, enflé par votre rang, Ne me laissera point survivre à cet outrage. Plus notre sexe est faible, et plus il a de rage ; Ou la mort d'un Ingrat, ou mon propre trépas. Mais je vous parle en vain, vous ne m'écoutez pas. Non, ma fille, et je songe à la plus courte voie Qui mène ma vengeance au comble de sa joie. Darius va périr ; transporté, furieux, Sur le point d'oublier la Nature, et les Dieux, En faveur de sa flamme, il va tout entreprendre. Aux tendresses du sang s'il se laisse surprendre, Jeune, Amant, obsédé par des amis flatteurs, Qui sauront irriter ses jalouses fureurs, Il n'épargnera rien pour avoir ce qu'il aime. C'est par là que je puis me venger du Roi même ; Je l'abhorre dans l'âme, et l'affront de son fils Rend présent à mes yeux le refus d'Amestris. Vengeons-nous de tous deux. Quel dessein est le vôtre ? De les perdre tous deux, d'immoler l'un par l'autre ; De régner. Ma fureur, le temps, l'occasion, Tout rallume le feu de mon ambition. Noble ardeur de régner que je voulais suspendre, Parle, parle à mon cour, tu peux te faire entendre Ma fille, je voulais couronner ton époux ; Mais Darius indigne et du Trône, et de nous ; Ariarathe encor moins digne que son frère, Doit ainsi que le Roi faire place à ton père. Que ne vous dois-je point pour un espoir si doux ! La vie est un bienfait que j'ai reçu de vous ; Mais quel que soit ce bien que je dois reconnaître, C'est plus de me venger, que de m'avoir fait naître. Quand ces beaux sentiments m'attendrissent pour toi, Plus j'aime à te venger, plus je sens malgré moi, Que d'un si grand projet le péril m'épouvante. Rien ne peut rassurer la Nature tremblante. Quoi, vous tremblez, Seigneur, quand vous envisagez Le trône où vous courez ? L'affront que vous vengez ? Quand je vois les périls où ma fureur t'entraîne... Ah ! C'est trop de prudence, où règne tant de haine ; Quand l'honneur parle, il faut prendre pour trahison Les timides conseils que donne la raison. Ou périssons tous deux, ou vengeons notre offense. Ton courage me rend une entière assurance. Vengeons-nous promptement, perdons nos ennemis, Faisons armer le Roi contre son propre fils ; Mais envoyons au fils des Amis infidèles, Qui feignant de servir ses fureurs criminelles, Par un zèle trompeur, loin de le secourir, Aideront seulement à le faire périr. Toi, cependant soutien l'espoir d'Ariarathe ; Mais il est temps d'agir. Tout nous sert, tout nous flatte, Tout est ici pour nous, trouble, confusion, Vengeance, jalousie, amour, ambition. Quelle est cette allégresse au milieu des alarmes ? Vous entendez par tout un bruit de voix et d'armes ; On voit par tout du sang, des mourants, et des morts. C'est ce spectacle affreux qui fait tous mes transports. Je triomphe, Cléone, en ce désordre extrême ; Darius m'a vengée en se perdant lui-même. Sur le point d'enlever l'Objet qui l'a charmé, Par un avis secret Artaxerce alarmé, Vient d'armer contre lui toute sa jalousie. Ce combat, où tous deux disputaient Aspasie, Par des coups mutuels sans doute ensanglanté... Le sort trompe l'espoir dont je m'étais flatté. Dieux ! Mais j'espère encor. Ma vengeance est perdue. Qu'un coup de foudre, ô Ciel ! Ou me venge, ou me tue. Darius agité d'un combat violent, Sur les devoirs du sang, incertain, chancelant, Pressé par des Flatteurs qui l'obsèdent sans cesse, Voyant le Roi tout prêt d'épouser la Princesse, Il la veut enlever. Le Roi, par mes avis, Apprend, et veut punir l'attentat de son fils. Accompagné des Siens, dans un étroit passage, Il marque tous ses pas par un affreux carnage ; Il suit le Ravisseur. Je seconde le Roi ; Ariarathe armé pour son père, et pour toi, Par un trait imprévu dont sa main est frappée, Voit son sang se répandre, et tomber son épée. Cependant Darius malgré tout son courroux, Tremble en voyant son père, et tombe à ses genoux. On l'arrête, et voila ta première Victime... Il va donc recevoir la peine de son crime. C'est assez, achevez, et pressez son trépas. Sais-tu quel est du Roi la peine et l'embarras ? Ce père aimant son fils jusqu'à l'idolâtrie, Cherche quelque prétexte à lui sauver la vie ; Mais ne pouvant souffrir un crime plein d'horreur, Autant que sa tendresse écoutant sa fureur, Père trop indulgent, et Juge inexorable, Il souffre en ce combat un tourment qui l'accable. Mais à quelque parti qu'il se laisse emporter, Ta gloire en cet état n'a rien à redouter ; Par le sang de son fils, ou par son hyménée, Tu te verras bientôt vengée, ou couronnée. Me pouvez-vous parler d'un hymen odieux ? La Couronne à ce prix est horrible à mes yeux. Je déteste à jamais Darius, et son frère. Darius me préfère une indigne étrangère ; Et son frère blessé, malheureux, outragé, A vu couler son sang, et ne s'est point vengé. Le Lâche ose encor vivre, et me laisser en bute À tout ce qu'a d'affreux l'opprobre de ma chute. Après tant de mépris, d'affronts, et de refus, Ne songez qu'à régner, et meure Darius. Nul ne sent comme moi cette soif de l'Empire, Et toute autre grandeur ne saurait me suffire ; Mais sur le point de perdre et le père, et le fils, Je manque ce grand coup, le Sort nous a trahis. Avec quelque succès suis-je sûr de combattre, Pour la perte d'un fils que son père idolâtre ? Manquez-vous de raisons pour presser son courroux, Contre un fils dont le crime horrible aux yeux de tous, Le laisse sans secours, sans Amis, sans défense ? Vous parlant seul au Roi, dans ce commun silence, Vous avez pour l'armer contre un fils criminel, L'horreur de l'attentat, un opprobre éternel ; Vous avez contre lui l'amour, la jalousie, La haine d'un rival trop aimé d'Aspasie, Un exemple à donner, des Lois à maintenir, Un affront à venger, un grand crime à punir. Oui, ma Fille, et c'est toi dont la noble assurance Rassure ma tendresse, et soutient ma vengeance. Sans toi, toujours pour toi tremblant, faible, étonné... Le Roi vient. Laisse-nous. Ah, Prince infortuné ! Mon fils, ce fils si cher, a perdu l'innocence. Seigneur. Tu peux enfin jouir de ta vengeance ; Tes conseils, Tiribaze, ou plutôt mon amour, Coûtent à Darius et l'honneur, et le jour ; Car enfin, il faut bien contenter ma justice. Je sais ce que vous coûte un si grand sacrifice. Quand il faut condamner, et perdre un fils si cher, C'est un arrêt qu'un père a peine à s'arracher. J'ai tâché d'excuser cet effroyable crime ; Mais je ne vois qu'un gouffre où ma raison s'abîme, Quand je vois Darius en Rival furieux S'abandonner au crime, ensanglanter ces Lieux, Attenter sur son père. Épargne un fils coupable, Et laisse-moi le voir d'un oeil plus favorable. Je sais que mes amis à mes pieds renversés, Qu'Ariarathe même au nombre des blessés, Et presque tout son sang sortant de sa blessure, Doit contre Darius révolter la Nature. Mais tu n'ignores pas que dés qu'il m'a pu voir, En lui l'amour du sang a bien fait son devoir. Sa rage devenant incertaine et timide, Achève enfin, lui dis-je, achève, parricide. À ces mots plus troublé, par un effroi soudain, Les armes à mes pieds lui tombant de la main ; Que faisais-je, dit-il ? Mon aveugle colère A presque, justes Dieux ! assassiné mon père. Là ramassant le Fer, par un soudain transport, Son désespoir sans moi m'eût vengé par sa mort. À ce faux repentir vous laissez-vous surprendre ? Ce remords dont son cour ne saurait se défendre, Est-ce un respect qui part d'un cour tendre et soumis ? Je n'irriterai point un père contre un fils ; Mais je dois l'avertir qu'un Prince véritable, Sur les devoirs du rang doit être inexorable; Que la seule justice, et la vigueur des lois, Est l'âme de l'Empire, et la gloire des rois. Darius n'eût jamais attenté sur son père, Si vous aviez puni les attentats d'un frère. Contre un crime si noir, contre tant de fureur, Et le Peuple, et la Cour, ont conçu tant d'horreur, Que nul n'ose parler, ni prendre sa défense. Cependant ce forfait qui les force au silence, Ce crime qui ferait frémir vos ennemis, Est conçu dans le sein de votre propre fils ? Non, cela ne se peut. Mon fils n'est point perfide ; Il est amant jaloux, et non pas parricide. J'ai tort de vous presser. Je me retire. Ô Dieux, À cet aveugle père enfin ouvrez les yeux. Arrête. Hélas, veux-tu dans ce désordre extrême, Dans ce trouble cruel, me laisser à moi-même ? Je n'écoute que trop ma flamme, et mon devoir. Laisse parler le sang, laisse-lui quelque espoir. Pour d'autres Criminels quelquefois favorable, Pour un fils si chéri, serais-je impitoyable ? J'entends les Lois gémir, et l'Amour murmurer ; Mais vois le cour d'un père, et l'entends soupirer. Vois-tu pas que ce fils charmé de la Princesse, Est né comme son père avec trop de faiblesse, Qu'il a mon cour, mon sang, et mêmes yeux que moi, Que ses emportements ont l'exemple d'un Roi ? N'as-tu pas vu ce fils dans sa plus forte rage, Te le dirai-je encor, en voyant mon visage, En frémir de respect, et son ardent courroux, Tremblant et désarmé, tomber à mes genoux ? On va me l'amener. Hé bien, qu'avec ses larmes, Il vienne de vos mains faire tomber les armes. Souffrez, pour m'épargner ce spectacle odieux, Qu'un exil éternel m'éloigne de vos yeux. Agréez ma retraite, aussi bien ma disgrâce M'a rendu pour jamais indigne de ma place. Mon nom des-honoré par de cruels refus ; L'injure d'Amestris, celle de Darius, Tout me fait détester et mon rang, et ma vie. Quel sujet de triomphe à la haine, à l'envie, De voir de tant d'affronts qu'on fait tomber sur nous, La honte en rejaillir sur le trône, et sur vous. Voici ce fils, à qui son père sacrifie L'espoir de son amour, le repos de sa vie, La gloire de son rang, la majesté des lois, Le salut de l'État, la sûreté des Rois. Va, va, je ne suis point si faible que l'on pense, Je saurai contenter ma gloire, ta vengeance, La nature, l'amour, Darius, Nitocris. Rien ne peut nous venger que le sang de son fils. Approchez. Fils rebelle, et rival téméraire, Puis-je encor soutenir les regards de mon père ? Je veux tout oublier, mon fils, embrassez-moi. Moi qu'on croit l'assassin et d'un père, et d'un Roi ? Ah, ne vous faites point à mes yeux si coupable. Votre crime, mon fils, est presque inexcusable ; Je vois quel sang nous coûte un si cruel effort. L'État, les lois, l'honneur, tout presse votre mort. Il me reste un moyen pour vous sauver la vie. J'offensai Tiribaze, et sa Fille est trahie. Un double affront le met au dernier désespoir. Je lui dois tout, mes jours, ma gloire, mon pouvoir. Il faut par votre hymen réparer son offense, Ou hasarder pour vous ma gloire, et ma puissance. Je l'ai placé si haut, qu'au rang où je le vois, Sa haine peut donner des terreurs à son Roi. Mais je crains beaucoup moins son désespoir extrême, Que la nécessité de perdre un fils que j'aime. Il faut pour vous sauver, épouser Nitocris, Je n'ai que ce prétexte à conserver mon fils. Que jusque-là, Seigneur, le sang des Rois s'abaisse. Sauvez-vous par ma mort d'une indigne faiblesse. La blessure d'un frère, et par un de mes coups, A fait couler vos pleurs, et son sang, devant vous. À mon père, à mon Roi, j'ai donné des alarmes ; J'ai vu presque sur vous la pointe de mes armes. Si ce n'est pas assez pour me priver du jour, Ne dois-je pas aussi mon sang à mon amour ? J'ai voulu, j'ai manqué d'enlever Aspasie ; Coupable, ou malheureux, je dois perdre la vie. Au nom de votre amour, au nom de tout l'État, Par grâce, ou par justice, immolez un ingrat. Me refuserez-vous une mort souhaitée ? Pour ne pas l'obtenir, l'ai-je trop méritée ? Seigneur, à vos genoux votre fils attaché, S'il n'obtient son trépas, n'en peut être arraché. Je sais bien qu'en perdant l'honneur de ma naissance, En perdant votre estime avec mon innocence, La vie est un supplice, et le plus grand de tous ; Mais elle deviendrait un supplice pour vous. L'hymen de Nitocris me rendrait-il ma gloire ? Ah, n'examinons point tout ce qu'il en faut croire, Je le veux ; c'est assez, l'hymen de Nitocris Peut seul justifier la grâce de mon fils. La vie est-elle un bien avec tant d'infamie ? La vie est-elle un bien à qui perd Aspasie ? Et voila d'où te vient cette ardeur de périr. Sans elle, on aime mieux mourir que m'obéir. Il faut donc contenter ta rage, et ma justice. Qu'on l'ôte de mes yeux, et que l'Ingrat périsse. Qu'il meure ? Que ce mot est horrible à mon cour ! Mais tout se tait, et rien ne parle en sa faveur. Ma Cour qui l'adorait, s'étonne, et se retire. Laisserez-vous périr l'héritier de l'Empire, Vous Amis, vous Soldats, vous Peuples qui l'aimez ? Vous de tous ses périls si souvent alarmez, L'abandonnerez-vous à ma juste colère ? Si vous le confiez aux tendresses d'un père, Ce père est son rival, et son Juge, et son Roi. Sur ces horribles noms qu'attendez-vous de moi ? Hélas ! on n'attend rien. Mais pour ce fils que j'aime, Tout l'Empire est muet ; Aspasie elle-même L'amour même se tait. Le crime de mon fils A-t-il glacé d'horreur, sujets, maîtresse, amis ? Non, non, je vois déjà sa fidèle Aspasie. Mais l'Ingrate ne vient qu'aigrir ma jalousie, Et voulant à mon fils prêter tout son appui, Elle vient seulement m'irriter contre lui. Vous le voyez, Seigneur, à mon devoir fidèle, Et même à Darius peut-être trop cruelle, J'ai poussé son amour au dernier désespoir, Et je viens achever de faire mon devoir. Si cet horrible jour, si cet affreux carnage, Tant de sang, tant de morts trouvés sur mon passage, Ne vous obligent point à changer de dessein ; Me voila toute preste à vous donner la main. Vous voyez ma surprise. À cette offre, Madame, De nouveaux mouvements s'élèvent dans mon âme. Vous, me parler d'hymen ! Dans un si grand besoin La pitié de nos maux peut-elle aller si loin ? Vous m'offrez votre main, moins pour me satisfaire, Que pour sauver mon fils, et fléchir ma colère. Mais sans examiner ce qui vous donne à moi, Je ne puis trop payer l'effort que je vous dois. Qu'on ramène mon fils. Que de joie ! Ah, Madame, Si j'avais quelque part aux transports de votre âme... Mais la vue et les pleurs d'un si fidèle amant, Vous vont faire bientôt changer de sentiment. Ne croyez pas, Seigneur, qu'un si grand sacrifice Soit faiblesse, remords, inconstance, artifice. C'est de votre vertu le charme tout-puissant ; C'est l'effort généreux d'un cour reconnaissant ; C'est un pressant devoir qui règne dans mon âme. J'avouerai qu'en secret une sincère flamme Fait des voeux, s'intéresse, et parle fortement Pour un Prince coupable, aimé trop tendrement ; Que sa vie en péril me donne des alarmes ; Que je ne puis cacher, ni déguiser mes larmes ; Que s'il mourait, peut-être après un tel malheur, Avec un monde entier je mourrais de douleur ; Mais de quelques regrets que sa mort fut suivie, Si je vis, c'est pour vous que j'aimerai la vie. Que si votre bonté, malgré votre courroux, Laisse ce fils au Trône, à l'Univers, à vous, Je sens pour reconnaître un coup si favorable, Que du plus grand effort je deviendrai capable. Quelque feu qu'en mon cour ce Prince ait allumé, Je l'éteindrai, Seigneur, et vous serez aimé. L'espoir de son pardon rend mon cour si sensible, Qu'il m'entraîne vers vous par un charme invincible, Et quitte envers le Prince, en lui sauvant le jour, Je pourrai vous donner, Seigneur, tout mon amour. Quoi ! Vous pourriez m'aimer, généreuse Princesse, Et voulant conserver mon fils à sa tendresse, Je verrais votre cour s'arracher aujourd'hui À ce parfait amour que vous avez pour lui ? Soleil, Astre sacré, verras-tu dans la Perse Une gloire effacer la gloire d'Artaxerce ? Non, s'il faut disputer une gloire entre nous, J'éteindrai mon amour, je vaincrai comme vous. Quel triomphe suivrait cette grande victoire ? Quand je vous dois, Madame, et mon fils, et ma gloire, Il ne sera pas dit qu'en générosité Un Mortel, quel qu'il soit, m'ait jamais surmonté. Que le fier Tiribaze en murmure, il faut faire Grâce entière à mon fils, il faut vous satisfaire. Ah, Seigneur, c'est assez de sauver votre fils, N'irritons pas l'orgueil de nos fiers Ennemis. Je saurai consoler Nitocris, et son père ; Elle perd Darius, je lui rendrai son frère. Qu'on les fasse venir, que tous deux satisfaits... Quel tumulte, quel bruit remplit tout ce Palais ? Qu'est-ce, Oronte ? Parlez. Mais que vois-je paraître ? Quel désordre ? Quel sang ? C'est le sang de mon maître. De mon fils ? Juste Ciel ! Vos présages, grands Dieux, Sont enfin éclaircis. Quel Monstre furieux... On ramenait le Prince assuré de sa grâce. Tiribaze surpris, plein de trouble et d'audace, Balançant quelque temps, l'approche, et nous fait voir Par un regard terrible, un affreux désespoir. Arrête, lui dit-il, par sa lâche inconstance, Le Roi te faisant grâce, a trahi ma vengeance. Puis tirant un poignard ; Prince ingrat, et sans foi, Meurs, et me venge ainsi de ton père, et de toi. Je m'élance sur lui pour arrêter sa rage ; Mais son Fer malgré moi s'étant fait un passage, Frappe le Prince ; et moi des mains de l'assassin Arrachant le Poignard, je lui perce le sein. Ton zèle un peu trop prompt l'enlève à ma justice. Écoutez ce qui reste, et voyez son supplice. La mort de Darius répandue en ces Lieux, Nitocris de son sang venant saouler ses yeux, Voit son père mourant. Quel spectacle pour elle ! Pénétrez aussitôt d'une douleur mortelle, Se regardant l'un l'autre, et se parlant tous deux, Par de profonds sanglots, et des cris douloureux, Elle succombe enfin, et tombe évanouie. Lui, qui perd tout son sang, et qui la croit sans vie, Pressé par ses remords, ma Fille meurt, je meurs, Dit-il au Prince, et c'est le fruit de nos fureurs. T'ayant fait conseiller d'enlever Aspasie, J'en avertis le Roi, j'armai sa jalousie ; Mais voyant sa faiblesse excuser l'attentat, J'ai poussé ma douleur jusqu'à l'assassinat ; Je voulais sur ton père achever mon ouvrage ; Mais les Dieux par ma mort ont prévenu ma rage. À ces mots, vers le Ciel ayant levé les yeux, Il blasphème en mourant, et déteste les Dieux. Est-ce à lui que j'avais confié ma puissance ? Darius qui mourait, malgré notre assistance, Frappé de ce discours, tournant les yeux vers nous, Vous cherche, croit vous voir, et s'adressant à vous ; Vous vivez, et je meurs, le Ciel est équitable. Vous êtes innocent, je suis le seul coupable. Mon trépas, grâce au Ciel, fait justice à tous deux. Mindate m'assurait qu'en Rival généreux, Vous cédiez Aspasie avec trop d'injustice ; Le Ciel n'a pas voulu que je vous la ravisse. Puissiez-vous l'un à l'autre être unis à jamais, Et puissiez-vous tous deux vivre et régner en paix. Puis s'adressant à moi ; Va dire à ma Princesse... À ce mot il succombe, et cède à sa faiblesse ; Son cour qui veut parler, ne fait que soupirer, Et par ce vain effort achève d'expirer. Moi, de tant de malheurs la cause infortunée, Seigneur, à vivre encor m'auriez-vous condamnée ? Éteignez dans mon sang ces malheureux appas. Consolez ma douleur, et ne l'augmentez pas ; Calmez ce désespoir après ce coup funeste ; Vivez, ne m'ôtez pas le seul bien qui me reste. Allons, Madame, allons fléchir les immortels, Et porter nos regrets au pied de leurs autels.
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Arrête un peu ta course impétueuse : Mon théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux ; Tu n'en vis jamais en ces lieux La pompe plus majestueuse : J'ai réuni, pour la faire admirer, Tout ce qu'ont de plus beau la France et l'Italie ; De tous leurs arts mes soeurs l'ont embellie : Prête-moi tes rayons pour la mieux éclairer. Daigne à tant de beautés, par ta propre lumière, Donner un parfait agrément, Et rends cette merveille entière En lui servant toi-même d'ornement. Charmante muse de la scène, Chère et divine Melpomène, Tu sais de mon destin l'inviolable loi : Je donne l'âme à toutes choses, Je fais agir toutes les causes ; Mais quand je puis le plus, je suis le moins à moi ; Par une puissance plus forte Le char que je conduis m'emporte : Chaque jour sans repos doit et naître et mourir. J'en suis esclave alors que j'y préside ; Et ce frein que je tiens aux chevaux que je guide Ne règle que leur route, et les laisse courir. La naissance d'Hercule et le festin d'Atrée T'ont fait rompre ces lois ; Et tu peux faire encore ce qu'on t'a vu deux fois Faire en même contrée. Je dis plus : tu le dois en faveur du spectacle Qu'au monarque des lis je prépare aujourd'hui ; Le ciel n'a fait que miracles en lui : Lui voudrais-tu refuser un miracle ? Non ; mais je le réserve à ces bienheureux jours Qu'ennoblira sa première victoire : Alors j'arrêterai mon cours, Pour être plus longtemps le témoin de sa gloire. Prends cependant le soin de le bien divertir, Pour lui faire avec joie attendre les années Qui feront éclater les belles destinées Des peuples que son bras lui doit assujettir. Calliope ta soeur déjà d'un oeil avide Cherche dans l'avenir les faits de ce grand roi, Dont les hautes vertus lui donneront emploi Pour plus d'une Illiade et plus d'une Énéide. Que je porte d'envie à cette illustre soeur, Quoique j'aie à craindre pour elle Que sous ce grand fardeau sa force ne chancelle ! Mais quel qu'en soit enfin le mérite et l'honneur, J'aurai du moins cet avantage, Que déjà je le vois, que déjà je lui plais, Et que de ses vertus, et que de ses hauts faits Déjà dans ses pareils je lui trace une image. Je lui montre Pompée, Alexandre, César, Mais comme des héros attachés à son char ; Et tout ce haut éclat où je les fais paraître Lui peint plus qu'ils n'étaient, et moins qu'il ne doit être. Il en effacera les plus glorieux noms, Dès qu'il pourra lui-même animer son armée ; Et tout ce que d'eux tous a dit la renommée Te fera voir en lui le plus grand des Bourbons. Son père et son aïeul tous rayonnants de gloire, Ces grands rois qu'en tous lieux a suivis la victoire, Lui voyant emporter sur eux le premier rang, En deviendraient jaloux s'il n'était pas leur sang. Mais vole dans mon char, muse ; je veux t'apprendre Tout l'avenir d'un roi qui t'est si précieux. Je sais déjà ce qu'on doit en attendre, Et je lis chaque jour son destin dans les cieux. Viens donc, viens avec moi faire le tour du monde ; Qu'unissant ensemble nos voix, Nous fassions résonner sur la terre et sur l'onde Qu'il est et le plus jeune et le plus grand des rois. Soleil, j'y vole ; attends-moi donc, de grâce. Viens, je t'attends, et te fais place. Cieux, écoutez ; écoutez, mers profondes ; Et vous, antres et bois, Affreux déserts, rochers battus des ondes, Redites après nous d'une commune voix : Louis est le plus jeune et le plus grand des rois. La majesté qui déjà l'environne Charme tous ses François ; Il est lui seul digne de sa couronne ; Et quand même le ciel l'aurait mise à leur choix, Il serait le plus jeune et le plus grand des rois. C'est à vos soins, reine, qu'on doit la gloire De tant de grands exploits ; Ils sont partout suivis de la victoire ; Et l'ordre merveilleux dont vous donnez ses lois Le rend et le plus jeune et le plus grand des rois. Voilà ce que je dis sans cesse Dans tout mon large tour. Mais c'est trop retarder le jour ; Allons, muse, l'heure me presse, Et ma rapidité Doit regagner le temps que sur cette province, Pour contempler ce prince, Je me suis arrêté. Généreux inconnu, qui chez tous les monarques Portez de vos vertus les éclatantes marques, Et dont l'aspect suffit à convaincre nos yeux Que vous sortez du sang ou des rois ou des dieux, Puisque vous avez vu le sujet de ce crime Que chaque mois expie une telle victime, Cependant qu'en ce lieu nous attendrons le roi, Soyez-y juste juge entre les dieux et moi. Jugez de mon forfait, jugez de leur colère ; Jugez s'ils ont eu droit d'en punir une mère, S'ils ont dû faire agir leur haine au même instant. J'en ai déjà jugé, reine, en vous imitant ; Et si de vos malheurs la cause ne procède Que d'avoir fait justice aux beautés d'Andromède, Si c'est là ce forfait digne d'un tel courroux, Je veux être à jamais coupable comme vous. Mais comme un bruit confus m'apprend ce mal extrême, Ne le puis-je, madame, apprendre de vous-même, Pour mieux renouveler ce crime glorieux Où soudain la raison est complice des yeux ? écoutez : la douleur se soulage à se plaindre ; Et quelques maux qu'on souffre ou que l'on aie à craindre, Ce qu'un coeur généreux en montre de pitié Semble en notre faveur en prendre la moitié. Ce fut ce même jour qui conclut l'hyménée De ma chère Andromède avec l'heureux Phinée : Nos peuples, tous ravis de ces illustres noeuds, Sur les bords de la mer dressèrent force jeux ; Elle en donnait les prix. Dispensez ma tristesse De vous dépeindre ici la publique allégresse ; On décrit mal la joie au milieu des malheurs, Et sa plus douce idée est un sujet de pleurs. Ô jour, que ta mémoire encore m'est cruelle ! Andromède jamais ne me parut si belle ; Et voyant ses regards s'épandre sur les eaux Pour jouir et juger d'un combat de vaisseaux : telle, dis-je, Vénus sortit du sein de l'onde, Et promit à ses yeux la conquête du monde, Quand elle eut consulté sur leur éclat nouveau Les miroirs vagabonds de son flottant berceau. À ce fameux spectacle on vit les Néréides Lever leurs moites fronts de leurs palais liquides, Et pour nouvelle pompe à ces nobles ébats À l'envi de la terre étaler leurs appas. Elles virent ma fille ; et leurs regards à peine Rencontrèrent les siens sur cette humide plaine, Que par des traits plus forts se sentant effacer, éblouis et confus je les vis s'abaisser, Examiner les leurs, et sur tous leurs visages En chercher d'assez vifs pour braver nos rivages. Je les vis se choisir jusqu'à cinq et six fois, Et rougir aussitôt nous comparant leur choix ; Et cette vanité qu'en toutes les familles On voit si naturelle aux mères pour leurs filles, Leur cria par ma bouche : en est-il parmi vous, Ô nymphes ! Qui ne cède à des attraits si doux ? Et pourrez-vous nier, vous autres immortelles, Qu'entre nous la nature en forme de plus belles ? Je m'emportais sans doute, et c'en était trop dit : Je les vis s'en cacher de honte et de dépit ; J'en vis dedans leurs yeux les vives étincelles : L'onde qui les reçut s'en irrita pour elles ; J'en vis enfler la vague, et la mer en courroux Rouler à gros bouillons ses flots jusques à nous. C'eût été peu des flots : la soudaine tempête, Qui trouble notre joie et dissipe la fête, Enfante en moins d'une heure et pousse sur nos bords Un monstre contre nous armé de mille morts. Nous fuyons, mais en vain ; il suit, il brise, il tue ; Chaque victime est morte aussitôt qu'abattue. Nous ne voyons qu'horreur, que sang de toutes parts ; Son haleine est poison, et poison ses regards : Il ravage, il désole et nos champs et nos villes, Et contre sa fureur il n'est aucuns asiles. Après beaucoup d'efforts et de voeux superflus, Ayant souffert beaucoup, et craignant encore plus, Nous courons à l'oracle en de telles alarmes ; Et voici ce qu'Ammon répondit à nos larmes : pour apaiser Neptune, exposez tous les mois Au monstre qui le venge une fille à son choix, Jusqu'à ce que le calme à l'orage succède ; Le sort vous montrera Celle qu'il agréera : Différez cependant les noces d'Andromède. Comme dans un grand mal un moindre semble doux, Nous prenons pour faveur ce reste de courroux. Le monstre disparu nous rend un peu de joie : On ne le voit qu'aux jours qu'on lui livre sa proie. Mais ce remède enfin n'est qu'un amusement : Si l'on souffre un peu moins, on craint également ; Et toutes nous tremblons devant une infortune Qui toutes nous menace avant qu'en frapper une. La peur s'en renouvelle au bout de chaque mois ; J'en ai cru de frayeur déjà mourir cinq fois. Déjà nous avons vu cinq beautés dévorées, Mais des beautés, hélas ! Dignes d'être adorées, Et de qui tous les traits, pleins d'un céleste feu, Ne cédaient qu'à ma fille, et lui cédaient bien peu : Comme si choisissant de plus belle en plus belle, Le sort par ces degrés tâchait d'approcher d'elle, Et que pour élever ses traits jusques à nous, Il essayât sa force et mesurât ses coups. Rien n'a pu jusqu'ici toucher ce dieu barbare ; Et le sixième choix aujourd'hui se prépare : On le va faire au temple ; et je sens malgré moi Des mouvements secrets redoubler mon effroi. Je fis hier à Vénus offrir un sacrifice, Qui jamais à mes voeux ne parut si propice ; Et toutefois mon coeur, à force de trembler, Semble prévoir le coup qui le doit accabler. Vous donc, qui connaissez et mon crime et sa peine, Dites-moi s'il a pu mériter tant de haine, Et si le ciel devait tant de sévérité Aux premiers mouvements d'un peu de vanité. Oui, madame, il est juste ; et j'avouerai moi-même Qu'en le blâmant tantôt j'ai commis un blasphème. Mais vous ne voyez pas, dans votre aveuglement, Quel grand crime il punit d'un si grand châtiment. Les nymphes de la mer ne lui sont pas si chères Qu'il veuille s'abaisser à suivre leurs colères ; Et quand votre mépris en fit comparaison, Il voyait mieux que vous que vous aviez raison. Il venge, et c'est de là que votre mal procède, L'injustice rendue aux beautés d'Andromède. Sous les lois d'un mortel votre choix l'asservit ! Cette injure est sensible aux dieux qu'elle ravit, Aux dieux qu'elle captive ; et ces rivaux célestes S'opposent à des noeuds à sa gloire funestes, En sauvent les appas qui les ont éblouis, Punissent vos sujets qui s'en sont réjouis. Jupiter, résolu de l'ôter à Phinée, Exprès par son oracle en défend l'hyménée. À sa flamme peut-être il veut la réserver ; Ou s'il peut se résoudre enfin à s'en priver, À quelqu'un de ses fils sans doute il la destine ; Et voilà de vos maux la secrète origine. Faites cesser l'offense, et le même moment Fera cesser ici son juste châtiment. Vous montrez pour ma fille une trop haute estime, Quand pour la mieux flatter vous me faites un crime, Dont la civilité me force de juger Que vous ne m'accusez qu'afin de m'obliger. Si quelquefois les dieux pour des beautés mortelles Quittent de leur séjour les clartés éternelles, Ces mêmes dieux aussi, de leur grandeur jaloux, Ne font pas chaque jour ce miracle pour nous ; Et quand pour l'espérer je serais assez folle, Le roi, dont tout dépend, est homme de parole ; Il a promis sa fille, et verra tout périr Avant qu'à se dédire il veuille recourir. Il tient cette alliance et glorieuse et chère : Phinée est de son sang, il est fils de son frère. Reine, le sang des dieux vaut bien celui des rois... Mais nous en parlerons encore quelque autre fois. Voici le roi qui vient. N'en parlons plus, Phinée, Et laissons d'Andromède aller la destinée. Votre amour fait pour elle un inutile effort : Je la dois comme une autre au triste choix du sort. Elle est cause du mal, puisqu'elle l'est du crime : Peut-être qu'il la veut pour dernière victime, Et que nos châtiments deviendraient éternels, S'ils ne pouvaient tomber sur les vrais criminels. Est-ce un crime en ces lieux, seigneur, que d'être belle ? Elle a rendu par là sa mère criminelle. C'est donc un crime ici que d'avoir de bons yeux Qui sachent bien juger d'un tel présent des cieux ? Qui veut en bien juger n'a point le privilège D'aller jusqu'au blasphème et jusqu'au sacrilège. Ce blasphème, seigneur, de quoi vous m'accusez... Madame, après les maux que vous avez causés, C'est à vous à pleurer, et non à vous défendre. Voyez, voyez quel sang vous avez fait répandre ; Et ne laissez paraître en cette occasion Que larmes, que soupirs, et que confusion. Je vous le dis encore, elle la crut trop belle ; Et peut-être le sort l'en veut punir en elle : Dérober Andromède à cette élection, C'est dérober sa mère à sa punition. Déjà cinq fois, seigneur, à ce choix exposée, Vous voyez que cinq fois le sort l'a refusée. Si le courroux du ciel n'en veut point à ses jours, Ce qu'il a fait cinq fois il le fera toujours. Le tenter si souvent, c'est lasser sa clémence : Il pourra vous punir de trop de confiance : Vouloir toujours faveur, c'est trop lui demander, Et c'est un crime enfin que de tant hasarder. Mais quoi ? N'est-il, seigneur, ni bonté paternelle, Ni tendresse du sang qui vous parle pour elle ? Ah ! Ne m'arrachez point mon sentiment secret. Phinée, il est tout vrai, je l'expose à regret. J'aime que votre amour en sa faveur me presse ; La nature en mon coeur avec lui s'intéresse ; Mais elle ne saurait mettre d'accord en moi Les tendresses d'un père et les devoirs d'un roi ; Et par une justice à moi-même sévère, Je vous refuse en roi ce que je veux en père. Quelle est cette justice, et quelles sont ces lois Dont l'aveugle rigueur s'étend jusques aux rois ? Celles que font les dieux, qui, tous rois que nous sommes, Punissent nos forfaits ainsi que ceux des hommes, Et qui ne nous font part de leur sacré pouvoir Que pour le mesurer aux règles du devoir. Que diraient mes sujets si je me faisais grâce, Et si, durant qu'au monstre on expose leur race, Ils voyaient, par un droit tyrannique et honteux, Le crime en ma maison, et la peine sur eux ? Heureux sont les sujets, heureuses les provinces Dont le sang peut payer pour celui de leurs princes ! Mais heureux est le prince, heureux sont ses projets, Quand il se fait justice ainsi qu'à ses sujets ! Notre oracle, après tout, n'excepte point ma fille : Ses termes généraux comprennent ma famille ; Et ne confondre pas ce qu'il a confondu, C'est se mettre au-dessus du dieu qui l'a rendu. Seigneur, s'il m'est permis d'entendre votre oracle, Je crois qu'à sa prière il donne peu d'obstacle ; Il parle d'Andromède, il la nomme, il suffit, Arrêtez-vous pour elle à ce qu'il vous en dit : La séparer longtemps d'un amant si fidèle, C'est tout le châtiment qu'il semble vouloir d'elle. Différez son hymen sans l'exposer au choix. Le ciel assez souvent, doux aux crimes des rois, Quand il leur a montré quelque légère haine, Répand sur leurs sujets le reste de leur peine. Vous prenez mal l'oracle ; et pour l'expliquer mieux, Sachez... Mais quel éclat vient de frapper mes yeux ? D'où partent ces longs traits de nouvelles lumières ? Du ciel qui vient d'ouvrir ses luisantes barrières, D'où quelque déité vient, ce semble, ici-bas Terminer elle-même entre vous ces débats. Ah ! Je la reconnais, la déesse d'Éryce ; C'est elle, c'est Vénus, à mes voeux si propice : Je vois dans ses regards mon bonheur renaissant. Peuple, faites des voeux, tandis qu'elle descend. Reine de Paphe et d'Amathonte, Mère d'amour, et fille de la mer, Peux-tu voir sans un peu de honte Que contre nous elle ait voulu s'armer, Et que du même sein qui fut ton origine Sorte notre ruine ? Peux-tu voir que de la même onde Il ose naître un tel monstre après toi ? Que d'où vint tant de bien au monde Il vienne enfin tant de mal et d'effroi, Et que l'heureux berceau de ta beauté suprême Enfante l'horreur même ? Venge l'honneur de ta naissance Qu'on a souillé par un tel attentat ; Rends-lui sa première innocence, Et tu rendras le calme à tout l'état ; Et nous dirons enfin que d'où le mal procède Part aussi le remède. Peuple, elle veut parler : silence à la déesse ; Silence, et préparez vos coeurs à l'allégresse. Elle a reçu nos voeux, et les daigne exaucer ; écoutez-en l'effet qu'elle va prononcer. Ne tremblez plus, mortels ; ne tremble plus, ô mère ! On va jeter le sort pour la dernière fois, Et le ciel ne veut plus qu'un choix Pour apaiser de tout point sa colère. Andromède ce soir aura l'illustre époux Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne. Préparez son hymen, où, pour faveur insigne, Les dieux ont résolu de se joindre avec vous. Souffrez que sans tarder je porte à ma Princesse, Seigneur, l'heureux arrêt qu'a donné la déesse. Allez, l'impatience est trop juste aux amants. Suivons-la dans le ciel par nos remerciements ; Et d'une voix commune adorant sa puissance, Montrons à ses faveurs notre reconnaissance. Ainsi toujours sur tes autels Tous les mortels Offrent leurs coeurs en sacrifice ! Ainsi le Zéphyre en tout temps Sur tes palais de Cythère et d'Éryce Fasse régner les grâces du printemps ! Daigne affermir l'heureuse paix Qu'à nos souhaits Vient de promettre ton oracle ; Et fais pour ces jeunes amants, Pour qui tu viens de faire ce miracle, Un siècle entier de doux ravissements. Dans nos campagnes et nos bois Toutes nos voix Béniront tes douces atteintes ; Et dans les rochers d'alentour, La même écho qui redisait nos plaintes Ne redira que des soupirs d'amour. C'est assez... La déesse est déjà disparue ; Ses dernières clartés se perdent dans la nue ; Allons jeter le sort pour la dernière fois. Malheureux le dernier que foudroiera son choix, Et dont en ce grand jour la perte domestique Souillera de ses pleurs l'allégresse publique ! Madame, cependant, songez à préparer Cet hymen que les dieux veulent tant honorer : Rendez-en l'appareil digne de ma puissance, Et digne, s'il se peut, d'une telle présence. J'obéis avec joie, et c'est me commander Ce qu'avec passion j'allais vous demander. Eh bien ! Vous le voyez, ce n'était pas un crime, Et les dieux ont trouvé cet hymen légitime, Puisque leur ordre exprès nous le fait achever, Et que par leur présence ils doivent l'approuver. Mais quoi ? Vous soupirez ? J'en ai bien lieu, madame. Le sujet ? Votre joie. Elle vous gêne l'âme ? Après ce que j'ai dit, douter d'un si beau feu, Reine, c'est ou m'entendre ou me croire bien peu. Mais ne me forcez pas du moins à vous le dire, Quand mon âme en frémit et mon coeur en soupire. Pouvais-je avoir des yeux et ne pas l'adorer ? Et pourrais-je la perdre et n'en pas soupirer ? Quel espoir formiez-vous, puisqu'elle était promise, Et qu'en vain son bonheur domptait votre franchise ? Vouloir que la raison règne sur un amant, C'est être plus que lui dedans l'aveuglement. Un coeur digne d'aimer court à l'objet aimable, Sans penser au succès dont sa flamme est capable ; Il s'abandonne entier, et n'examine rien : Aimer est tout son but, aimer est tout son bien ; Il n'est difficulté ni péril qui l'étonne. ce qui n'est point à moi n'est encore à personne, Disais-je ; et ce rival qui possède sa foi, S'il espère un peu plus, n'obtient pas plus que moi. Voilà durant vos maux de quoi vivait ma flamme, Et les douces erreurs dont je flattais mon âme. Pour nourrir des désirs d'un beau feu trop contents, C'était assez d'espoir que d'espérer au temps ; Lui qui fait chaque jour tant de métamorphoses, Pouvait en ma faveur faire beaucoup de choses. Mais enfin la déesse a prononcé ma mort, Et je suis ce dernier sur qui tombe le sort. J'étais indigne d'elle et de son hyménée, Et toutefois, hélas ! Je valais bien Phinée. Vous plaindre en cet état, c'est tout ce que je puis. Vous vous plaindrez peut-être apprenant qui je suis. Vous ne vous trompiez point touchant mon origine, Lorsque vous la jugiez ou royale ou divine : Mon père est... Mais pourquoi contre vous l'animer ? Puisqu'il nous faut mourir, mourons sans le nommer ; Il vengerait ma mort, si j'avais fait connaître De quel illustre sang j'ai la gloire de naître ; Et votre grand bonheur serait mal assuré, Si vous m'aviez connu sans m'avoir préféré C'est trop perdre de temps, courons à votre joie, Courons à ce bonheur que le ciel vous envoie ; J'en veux être témoin, afin que mon tourment Puisse par ce poison finir plus promptement. Le temps vous fera voir pour souverain remède Le peu que vous perdez en perdant Andromède ; Et les dieux, dont pour nous vous voyez la bonté, Vous rendront bientôt plus qu'ils ne vous ont ôté. Ni le temps ni les dieux ne feront ce miracle. Mais allons : à votre heur je ne mets point d'obstacle, Reine ; c'est l'affaiblir que de le retarder ; Et les dieux ont parlé, c'est à moi de céder. Nymphes, notre guirlande est encore mal ornée ; Et devant qu'il soit peu nous reverrons Phinée, Que de ma propre main j'en voulais couronner Pour les heureux avis qu'il vient de me donner. Toutefois la faveur ne serait pas bien grande, Et mon coeur après tout vaut bien une guirlande. Dans l'état où le ciel nous a mis aujourd'hui, C'est l'unique présent qui soit digne de lui. Quittez, nymphes, quittez ces peines inutiles ; L'augure déplairait de tant de fleurs stériles : Il faut à notre hymen des présages plus doux. Dites-moi cependant laquelle d'entre vous... Mais il faut me le dire, et sans faire les fines. Quoi ? Madame. à tes yeux je vois que tu devines. Dis-moi donc d'entre vous laquelle a retenu En ces lieux jusqu'ici cet illustre inconnu ; Car enfin ce n'est point sans un peu de mystère Qu'un tel héros s'attache à la cour de mon père : Quelque chaîne l'arrête et le force à tarder. Qu'on ne perde point temps à s'entre-regarder : Parlez, et d'un seul mot éclaircissez mes doutes. Aucune ne répond, et vous rougissez toutes ! Quoi ? Toutes, l'aimez-vous ? Un si parfait amant Vous a-t-il su charmer toutes également ? Il n'en faut point rougir, il est digne qu'on l'aime : Si je n'aimais ailleurs, peut-être que moi-même, Oui, peut-être, à le voir si bien fait, si bien né, Il aurait eu mon coeur, s'il n'eût été donné. Mais j'aime trop Phinée, et le change est un crime. Ce héros vaut beaucoup, puisqu'il a votre estime ; Mais il sait ce qu'il vaut, et n'a jusqu'à ce jour À pas une de nous daigné montrer d'amour. Que dis-tu ? Pas fait même une offre de service. Ah ! C'est de quoi rougir toutes avec justice ; Et la honte à vos fronts doit bien cette couleur, Si tant de si beaux yeux ont pu manquer son coeur. Où les vôtres, madame, épandent leur lumière, Cette honte pour nous est assez coutumière. Les plus vives clartés s'éteignent auprès d'eux, Comme auprès du soleil meurent les autres feux ; Et pour peu qu'on vous voie et qu'on vous considère, Vous ne nous laissez point de conquêtes à faire. Vous êtes une adroite ; achevez, achevez : C'est peut-être en effet vous qui le captivez ; Car il aime, et j'en vois la preuve trop certaine. Chaque fois qu'il me parle il semble être à la gêne ; Son visage et sa voix changent à tous propos ; Il hésite, il s'égare au bout de quatre mots ; Ses discours vont sans ordre ; et plus je les écoute, Plus j'entends des soupirs dont j'ignore la route. Où vont-ils, Céphalie ? Où vont-ils ? Répondez. C'est à vous d'en juger, vous qui les entendez. Qu'elle est lente, cette journée ! Taisons-nous : cette voix me parle pour Phinée ; Sans doute il n'est pas loin, et veut à son retour Que des accents si doux m'expliquent son amour. Qu'elle est lente, cette journée Dont la fin me doit rendre heureux ! Chaque moment à mon coeur amoureux Semble durer plus d'une année. Ô ciel ! Quel est l'heur d'un amant, Si quand il en a l'assurance Sa juste impatience Est un nouveau tourment ? Je dois posséder Andromède : Juge, Soleil, quel est mon bien ! Vis-tu jamais amour égal au mien ? Vois-tu beauté qui ne lui cède ? Puis donc que la longueur du jour De mon nouveau mal est la source, Précipite ta course, Et tarde ton retour. Tu luis encore, et ta lumière Semble se plaire à m'affliger. Ah ! Mon amour te va bien obliger À quitter soudain ta carrière. Viens, Soleil, viens voir la beauté Dont le divin éclat me dompte ; Et tu fuiras de honte D'avoir moins de clarté. Ce n'est pas mon dessein, madame, de surprendre, Puisque avant que d'entrer je me suis fait entendre. Vos voeux pour les cacher n'étaient pas criminels, Puisqu'ils suivent des dieux les ordres éternels. Que me direz-vous donc de leur galanterie ? Que je vais vous payer de votre flatterie. Comment ? En vous donnant de semblables témoins, Si vous aimez beaucoup, que je n'aime pas moins. Approchez, Liriope, et rendez-lui son change ; C'est vous, c'est votre voix que je veux qui me venge. De grâce, écoutez-la ; nous avons écouté, Et demandons silence après l'avoir prêté. Phinée est plus aimé qu'Andromède n'est belle, Bien qu'ici-bas tout cède à ses attraits ; Comme il n'est point de si doux traits, Il n'est point de coeur si fidèle. De mille appas son visage semé La rend une merveille ; Mais quoiqu'elle soit sans pareille, Phinée est encor plus aimé. Bien que le juste ciel fasse voir que sans crime On la préfère aux nymphes de la mer, Ce n'est que de savoir aimer Qu'elle-même veut qu'on l'estime ; Chacun, d'amour pour elle consumé, D'un coeur lui fait un temple ; Mais quoiqu'elle soit sans exemple, Phinée est encor plus aimé. Enfin, si ses beaux yeux passent pour un miracle, C'est un miracle aussi que son amour, Pour qui Vénus en ce beau jour A prononcé ce digne oracle : Le ciel lui-même, en la voyant, charmé, La juge incomparable ; Mais quoiqu'il l'ait faite adorable, Phinée est encore plus aimé. Heureux amant ! Heureuse amante ! Ils n'ont qu'une âme. Ils n'ont tous deux qu'un coeur. Joignons nos voix pour chanter leur bonheur. Joignons nos voix pour bénir leur attente. Andromède ce soir aura l'illustre époux Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne. Préparons son hymen, où, pour faveur insigne, Les dieux ont résolu de se joindre avec nous. Préparons son hymen, où, pour faveur insigne, Les dieux ont résolu de se joindre avec nous. Le ciel le veut. Vénus l'ordonne. L'amour les joint. L'hymen va les unir. Douce union que chacun doit bénir ! Heureuse amour qu'un tel succès couronne ! Andromède ce soir aura l'illustre époux Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne. Préparons son hymen, où, pour faveur insigne, Les dieux ont résolu de se joindre avec nous. Préparons son hymen, où, pour faveur insigne, Les dieux ont résolu de se joindre avec nous. Il n'en faut point mentir, leur accord m'a surprise. Madame, c'est ainsi que tout me favorise, Et que tous vos sujets soupirent en ces lieux Après l'heureux effet de cet arrêt des dieux, que leurs souhaits unis... Ah ! Seigneur, ah ! Madame. Que nous veux-tu, Timante, et qui trouble ton âme ? Le pire des malheurs. Le roi serait-il mort ? Non, seigneur ; mais enfin le triste choix du sort Vient de tomber... Hélas ! Pourrai-je vous le dire ? Est-ce sur quelque objet pour qui ton coeur soupire ? Soupirer à vos yeux du pire de ses coups, N'est-ce pas dire assez qu'il est tombé sur vous ? Qui te fait nous donner de si vaines alarmes ? Si vous n'en croyez pas mes soupirs et mes larmes, Vous en croirez le roi, qui bientôt à vos yeux La va livrer lui-même aux ministres des dieux. C'est nous faire, Timante, un conte ridicule ; Et je tiendrais le roi bien simple et bien crédule, Si plus qu'une déesse il en croyait le sort. Le roi non plus que vous ne l'a pas cru d'abord ; Il a fait par trois fois essayer sa malice, Et l'a vu par trois fois faire même injustice : Du vase par trois fois ce beau nom est sorti. Et toutes les trois fois le sort en a menti. Le ciel a fait pour vous une autre destinée : Son ordre est immuable, il veut notre hyménée ; Il le veut, il y met le bonheur de ces lieux ; Et ce n'est pas au sort à démentir les dieux. Assez souvent le ciel par quelque fausse joie Se plaît à prévenir les maux qu'il nous envoie ; Du moins il m'a rendu quelques moments bien doux Par ce flatteur espoir que j'allais être à vous. Mais puisque ce n'était qu'une trompeuse attente, Gardez mon souvenir, et je mourrai contente. Et vous mourrez contente ! Et j'ai pu mériter Qu'avec contentement vous puissiez me quitter ! Détacher sans regret votre âme de la mienne ! Vouloir que je le voie, et que je m'en souvienne ! Et mon fidèle amour qui reçut votre foi Vous trouve indifférente entre la mort et moi ! Oui, je m'en souviendrai, vous le voulez, madame ; J'accepte le supplice où vous livrez mon âme ; Mais quelque peu d'amour que vous me fassiez voir, Le mien n'oubliera pas les lois de son devoir. Je dois, malgré le sort, je dois, malgré vous-même, Si vous aimez si mal, vous montrer comme on aime, Et faire reconnaître aux yeux qui m'ont charmé Que j'étais digne au moins d'être un peu mieux aimé. Vous l'avouerez bientôt, et j'aurai cette gloire, Qui dans tout l'avenir suivra notre mémoire, Que pour se voir quitter avec contentement, Un amant tel que moi n'en est pas moins amant. C'est donc trop peu pour moi que des malheurs si proches, Si vous ne les croissez par d'injustes reproches ! Vous quitter sans regret ! Les dieux me sont témoins Que j'en montrerais plus si je vous aimais moins. C'est pour vous trop aimer que je parois toute autre : J'étouffe ma douleur pour n'aigrir pas la vôtre ; Je retiens mes soupirs de peur de vous fâcher, Et me montre insensible afin de moins toucher. Hélas ! Si vous savez faire voir comme on aime, Du moins vous voyez mal quand l'amour est extrême ; Oui, Phinée, et je doute, en courant à la mort, Lequel m'est plus cruel, ou de vous, ou du sort. Hélas ! Qu'il était grand quand je l'ai cru s'éteindre, Votre amour ! Et qu'à tort ma flamme osait s'en plaindre ! Princesse, vous pouvez me quitter sans regret : Vous ne perdez en moi qu'un amant indiscret, Qu'un amant téméraire, et qui même a l'audace D'accuser votre amour quand vous lui faites grâce ; Mais pour moi, dont la perte est sans comparaison, Qui perds en vous perdant et lumière et raison, Je n'ai que ma douleur qui m'aveugle et me guide : Dessus toute mon âme elle seule préside ; Elle y règne, et je cède entier à son transport ; Mais je ne cède pas aux caprices du sort. Que le roi par scrupule à sa rigueur défère, Qu'une indigne équité le fasse injuste père, La reine et mon amour sauront bien empêcher Qu'un choix si criminel ne coûte un sang si cher. J'ose tout, je puis tout après un tel oracle. La reine est hors d'état d'y joindre aucun obstacle : Surprise comme vous d'un tel événement, Elle en a de douleur perdu tout sentiment ; Et sans doute le roi livrera la princesse Avant qu'on l'ait pu voir sortir de sa faiblesse. Eh bien ! Mon amour seul saura jusqu'au trépas, malgré tous... Le roi vient ; ne vous emportez pas. Ma fille, si tu sais les nouvelles funestes De ce dernier effort des colères célestes, Si tu sais de ton sort l'impitoyable cours, Qui fait le plus cruel du plus beau de nos jours, épargne ma douleur, juges-en par sa cause, Et va sans me forcer à te dire autre chose. Seigneur, je vous l'avoue, il est bien rigoureux De tout perdre au moment qu'on se doit croire heureux ; Et le coup qui surprend un espoir légitime Porte plus d'une mort au coeur de la victime. Mais enfin il est juste, et je le dois bénir : La cause des malheurs les doit faire finir. Le ciel, qui se repent sitôt de ses caresses, Verra plus de constance en moi qu'en ses promesses : Heureuse, si mes jours un peu précipités Satisfont à ces dieux pour moi seule irrités, Si je suis la dernière à leur courroux offerte, Si le salut public peut naître de ma perte ! Malheureuse pourtant de ce qu'un si grand bien Vous a déjà coûté d'autre sang que le mien, Et que je ne suis pas la première et l'unique Qui rende à votre état la sûreté publique ! Quoi ? Vous vous obstinez encore à me trahir ? Je vous plains, je me plains, mais je dois obéir. Honteuse obéissance à qui votre amour cède ! Obéissance illustre, et digne d'Andromède ! Son nom comblé par là d'un immortel honneur... Je l'empêcherai bien, ce funeste bonheur. Andromède est à moi, vous me l'avez donnée ; Le ciel pour notre hymen a pris cette journée ; Vénus l'a commandé : qui me la peut ôter ? Le sort auprès des dieux se doit-il écouter ? Ah ! Si j'en vois ici les infâmes ministres S'apprêter aux effets de ses ordres sinistres... Apprenez que le sort n'agit que sous les dieux, Et souffrez comme moi le bonheur de ces lieux. Votre perte n'est rien au prix de ma misère : Vous n'êtes qu'amoureux, Phinée, et je suis père. Il est d'autres objets dignes de votre foi ; Mais il n'est point ailleurs d'autres filles pour moi. Songez donc mieux qu'un père à ces affreux ravages Que partout de ce monstre épandirent les rages ; Et n'en rappelez pas l'épouvantable horreur, Pour trop croire et trop suivre une aveugle fureur. Que de nouveau ce monstre entré dessus vos terres Fasse à tous vos sujets d'impitoyables guerres, Le sang de tout un peuple est trop bien employé Quand celui de ses rois en peut être payé ; Et je ne connais point d'autre perte publique Que celle où vous condamne un sort si tyrannique. Craignez ces mêmes dieux qui président au sort. Qu'entre eux-mêmes ces dieux se montrent donc d'accord. Quelle crainte après tout me pourrait y résoudre ? S'ils m'ôtent Andromède, ont-ils quelque autre foudre ? Il n'est plus de respect qui puisse rien sur moi ; Andromède est mon sort, et mes dieux, et mon roi ; Punissez un impie, et perdez un rebelle ; Satisfaites le sort en m'exposant pour elle : J'y cours ; mais autrement je jure ses beaux yeux, Et mes uniques rois, et mes uniques Dieux... Arrêtez : ce nuage enferme une tempête Qui peut-être déjà menace votre tête. N'irritez plus les dieux déjà trop irrités. Qu'il crève, ce nuage, et que ces déités... Ne les irritez plus, vous dis-je, et prenez garde... À les trop irriter qu'est-ce que je hasarde ? Que peut craindre un amant quand il voit tout perdu ? Tombe, tombe sur moi leur foudre, s'il m'est dû ! Mais s'il est quelque main assez lâche et traîtresse Pour suivre leur caprice et saisir ma princesse, Seigneur, encore un coup, je jure ses beaux yeux, Et mes uniques rois, et mes uniques dieux... Téméraire mortel, n'en dis pas davantage ; Tu n'obliges que trop les dieux à te haïr : Quoi que pense attenter l'orgueil de ton courage, Ils ont trop de moyens de se faire obéir. Connais-moi pour ton infortune ; Je suis Éole, roi des vents. Partez, mes orageux suivants, Faites ce qu'ordonne Neptune. ô ciel ! Ils l'ont saisie, et l'enlèvent en l'air. Ah ! Ne présumez pas ainsi me la voler : Je vous suivrai partout malgré votre surprise. Seigneur, un tel péril ne veut point de remise ; Mais espérez encor, je vole à son secours, Et vais forcer le sort à prendre un autre cours. Vingt amants pour Nérée en firent l'entreprise ; Mais il n'est point d'effort que ce monstre ne brise. Tous voulurent sauver ses attraits adorés, Tous furent avec elle à l'instant dévorés. Le ciel aime Andromède, il veut son hyménée, Seigneur ; et si les vents l'arrachent à Phinée, Ce n'est que pour la rendre à quelque illustre époux Qui soit plus digne d'elle, et plus digne de vous ; À quelque autre par là les dieux l'ont réservée. Vous saurez qui je suis quand je l'aurai sauvée. Adieu : par des chemins aux hommes inconnus Je vais mettre en effet l'oracle de Vénus. Le temps nous est trop cher pour le perdre en paroles. Moi, qui ne puis former d'espérances frivoles, Pour ne voir point courir ce grand coeur au trépas, Je vais faire des voeux qu'on n'écoutera pas. Allons voir, chers amis, ce qu'elle est devenue, La princesse, et mourir, s'il se peut, à sa vue. La voilà que ces vents achèvent d'attacher, En infâmes bourreaux, à ce fatal rocher. Oui, c'est elle sans doute. Ah ! L'indigne spectacle ! Si le ciel n'est injuste, il lui doit un miracle. Il en fera voir un, s'il en croit nos désirs. ô dieux ! Avec respect écoutons ses soupirs ; Et puissent les accents de ses premières plaintes Porter dans tous nos coeurs de mortelles atteintes ! Affreuse image du trépas Qu'un triste honneur m'avait fardée, Surprenantes horreurs, épouvantable idée, Qui tantôt ne m'ébranliez pas, Que l'on vous conçoit mal quand on vous envisage Avec un peu d'éloignement ! Qu'on vous méprise alors ! Qu'on vous brave aisément ! Mais que la grandeur de courage Devient d'un difficile usage Lorsqu'on touche au dernier moment ! Ici seule, et de toutes parts À mon destin abandonnée, Ici que je n'ai plus ni parents, ni Phinée, Sur qui détourner mes regards, L'attente de la mort de tout mon coeur s'empare, Il n'a qu'elle à considérer ; Et quoi que de ce monstre il s'ose figurer, Ma constance qui s'y prépare Le trouve d'autant plus barbare Qu'il diffère à me dévorer. Étrange effet de mes malheurs ! Mon âme traînante, abattue, N'a qu'un moment à vivre, et ce moment me tue À force de vives douleurs. Ma frayeur a pour moi mille mortelles feintes, Cependant que la mort me fuit : Je pâme au moindre vent, je meurs au moindre bruit ; Et mes espérances éteintes N'attendent la fin de mes craintes Que du monstre qui les produit. Qu'il tarde à suivre mes désirs ! Et que sa cruelle paresse À ce coeur dont ma flamme est encore la maîtresse Coûte d'amers et longs soupirs ! Ô toi, dont jusqu'ici la douceur m'a suivie, Va-t'en, souvenir indiscret ; Et cessant de me faire un entretien secret De ce prince qui m'a servie, Laisse-moi sortir de la vie Avec un peu moins de regret. C'est assez que tout l'univers Conspire à faire mes supplices ; Ne les redouble point, toi qui fus mes délices, En me montrant ce que je perds ; Laisse-moi... Me voici, qui seule ai fait le crime ; Me voici, justes dieux, prenez votre victime : S'il est quelque justice encore parmi vous, C'est à moi seule, à moi qu'est dû votre courroux. Punir les innocents, et laisser les coupables, Inhumains ! Est-ce en être, est-ce en être capables ? À moi tout le supplice, à moi tout le forfait. Que faites-vous, cruels ? Qu'avez-vous presque fait ? Andromède est ici votre plus rare ouvrage ; Andromède est ici votre plus digne image ; Elle rassemble en soi vos attraits divisés : On vous connaîtra moins si vous la détruisez. Ah ! Je découvre enfin d'où provient tant de haine : Vous en êtes jaloux plus que je n'en fus vaine ; Si vous la laissiez vivre, envieux tout-puissants, Elle aurait plus que vous et d'autels et d'encens ; Chacun préférerait le portrait au modèle, Et bientôt l'univers n'adorerait plus qu'elle. En l'état où je suis le sort m'est-il trop doux, Si vous ne me donnez de quoi craindre pour vous ? Faut-il encore ce comble à des malheurs extrêmes ? Qu'espérez-vous, madame, à force de blasphèmes ? Attirer et leur monstre et leur foudre sur moi ; Mais je ne les irrite, hélas ! Que contre toi : Sur ton sang innocent retombent tous mes crimes ; Seule tu leur tiens lieu de mille autres victimes ; Et pour punir ta mère ils n'ont, ces cruels dieux, Ni monstre dans la mer, ni foudre dans les cieux. Aussi savent-ils bien que se prendre à ta vie, C'est percer de mon coeur la plus tendre partie ; Que je souffre bien plus en te voyant périr, Et qu'ils me feraient grâce en me faisant mourir. Ma fille, c'est donc là cet heureux hyménée, Cette illustre union par Vénus ordonnée, Qu'avec tant de pompe il fallait préparer, Et que ces mêmes dieux devaient tant honorer ! Ce que nos yeux ont vu n'était-ce donc qu'un songe, Déesse ? Ou ne viens-tu que pour dire un mensonge ? Nous aurais-tu parlé sans l'aveu du destin ? Est-ce ainsi qu'à nos maux le ciel trouve une fin ? Est-ce ainsi qu'Andromède en reçoit les caresses ? Si contre elle l'envie émeut quelques déesses, L'amour en sa faveur n'arme-t-il point de dieux ? Sont-ils tous devenus ou sans coeur, ou sans yeux ? Le maître souverain de toute la nature Pour de moindres beautés a changé de figure ; Neptune a soupiré pour de moindres appas ; Elle en montre à Phébus que Daphné n'avait pas ; Et l'Amour en Psyché voyait bien moins de charmes, Quand pour elle il daigna se blesser de ses armes. Qui dérobe à tes yeux le droit de tout charmer, Ma fille ? Au vif éclat qu'ils sèment dans la mer, Les tritons amoureux, malgré leurs Néréides, Devraient déjà sortir de leurs grottes humides, Aux fureurs de leur monstre à l'envi s'opposer, Contre ce même écueil eux-mêmes l'écraser, Et de ses os brisés, de sa rage étouffée, Au pied de ton rocher t'élever un trophée. Renouveler le crime, est-ce pour les fléchir ? Vous hâtez mon supplice au lieu de m'affranchir. Vous appelez le monstre. Ah ! Du moins à sa vue Quittez la vanité qui m'a déjà perdue. Il n'est mortel ni dieu qui m'ose secourir. Il vient : consolez-vous, et me laissez mourir. Je le vois, c'en est fait. Parois du moins, Phinée, Pour sauver la beauté qui t'était destinée ; Parais, il en est temps ; viens en dépit des dieux Sauver ton Andromède, ou périr à ses yeux ; L'amour te le commande, et l'honneur t'en convie ; Peux-tu, si tu la perds, aimer encore la vie ? Il n'a manque d'amour, ni manque de valeur ; Mais sans doute, madame, il est mort de douleur ; Et comme il a du coeur et sait que je l'adore, Il périrait ici, s'il respirait encore. Dis plutôt que l'ingrat n'ose te mériter. Toi donc, qui plus que lui t'osais tantôt vanter, Viens, amant inconnu, dont la haute origine, Si nous t'en voulons croire, est royale ou divine ; Viens en donner la preuve, et par un prompt secours, Fais-nous voir quelle foi l'on doit à tes discours ; Supplante ton rival par une illustre audace ; Viens à droit de conquête en occuper la place : Andromède est à toi si tu l'oses gagner. Quoi ? Lâches, le péril vous la fait dédaigner ! Il éteint en tous deux ces flammes sans secondes ! Allons, mon désespoir, jusqu'au milieu des ondes Faire servir l'effort de nos bras impuissants D'exemple et de reproche à leurs feux languissants ; Faisons ce que tous deux devraient faire avec joie ; Détournons sa fureur dessus une autre proie : Heureuse si mon sang la pouvait assouvir ! Allons. Mais qui m'arrête ? Ah ! C'est mal me servir. Courez-vous à la mort quand on vole à votre aide ? Voyez par quels chemins on secourt Andromède ; Quel héros, ou quel dieu sur ce cheval ailé... Ah ! C'est cet inconnu par mes cris appelé, C'est lui-même, seigneur, que mon âme étonnée... Reine, voyez par là si je vaux bien Phinée, Si j'étais moins que lui digne de votre choix, Et si le sang des dieux cède à celui des rois. Rien n'égale, seigneur, un amour si fidèle ; Combattez donc pour vous en combattant pour elle : Vous ne trouverez point de sentiments ingrats. Adorable princesse, avouez-en mon bras. Courage, enfant des Dieux ! Elle est votre conquête ; Et jamais amant ni guerrier Ne vit ceindre sa tête D'un si beau myrte ou d'un si beau laurier. Andromède est le prix qui suit votre victoire : Combattez, combattez ; Et vos plaisirs et votre gloire Rendront jaloux les dieux dont vous sortez. Courage, enfant des dieux ! Elle est votre conquête ; Et jamais amant ni guerrier Ne vit ceindre sa tête D'un si beau myrte ou d'un si beau laurier. Voyez de quel effet notre attente est suivie, Madame : elle est sauvée, et le monstre est sans vie. Rendez grâces au dieu qui m'en a fait vainqueur. Ô ciel ! Que ne vous puis-je assez ouvrir mon coeur ! L'oracle de Vénus enfin s'est fait entendre : Voilà ce dernier choix qui nous devait tout rendre ; Et vous êtes, seigneur, l'incomparable époux Par qui le sang des dieux se doit joindre avec nous. Ne pense plus, ma fille, à ton ingrat Phinée : C'est à ce grand héros que le sort t'a donnée ; C'est pour lui que le ciel te destine aujourd'hui ; Il est digne de toi, rends-toi digne de lui. Il faut la mériter par mille autres services ; Un peu d'espoir suffit pour de tels sacrifices. Princesse, cependant quittez ces tristes lieux, Pour rendre à votre cour tout l'éclat de vos yeux. Ces vents, ces mêmes vents qui vous ont enlevée, Vont rendre de tout point ma victoire achevée : L'ordre que leur prescrit mon père Jupiter Jusqu'en votre palais les force à vous porter, Les force à vous remettre où tantôt leur surprise... D'une frayeur mortelle à peine encore remise, Pardonnez, grand héros, si mon étonnement N'a pas la liberté d'aucun remerciement. Venez, tyrans des mers, réparer votre crime, Venez restituer cette illustre victime ; Méritez votre grâce, impétueux mutins, Par votre obéissance au maître des destins. Peuple, qu'à pleine voix l'allégresse publique Après un tel miracle en triomphe s'explique, Et fasse retentir sur ce rivage heureux L'immortelle valeur d'un bras si généreux. Le monstre est mort, crions victoire, Victoire tous, victoire à pleine voix ; Que nos campagnes et nos bois Ne résonnent que de sa gloire. Princesse, elle vous donne enfin l'illustre époux Qui seul était digne de vous. Vous êtes sa digne conquête. Victoire tous, victoire à son amour ! C'est lui qui nous rend ce beau jour, C'est lui qui calme la tempête ; Et c'est lui qui vous donne enfin l'illustre époux Qui seul était digne de vous. Dieux ! J'étais sur ces bords immobile de joie. Allons voir où ces vents ont reporté leur proie, Embrasser ce vainqueur, et demander au roi L'effet du juste espoir qu'il a reçu de moi. Ainsi notre colère est de tout point bravée ; Ainsi notre victime à nos yeux enlevée Va croître les douceurs de ses contentements Par le juste mépris de nos ressentiments. Toute notre fureur, toute notre vengeance Semble avec son destin être d'intelligence, N'agir qu'en sa faveur ; et ses plus rudes coups Ne font que lui donner un plus illustre époux. Le sort, qui jusqu'ici nous a donné le change, Immole à ses beautés le monstre qui nous venge ; Du même sacrifice, et dans le même lieu, De victime qu'elle est, elle devient le dieu. Cessons dorénavant, cessons d'être immortelles, Puisque les immortels trahissent nos querelles, Qu'une beauté commune est plus chère à leurs yeux ; Car son libérateur est sans doute un des dieux. Autre qu'un dieu n'eût pu nous ôter cette proie Autre qu'un dieu n'eût pu prendre une telle voie ; Et ce cheval ailé fût péri mille fois, Avant que de voler sous un indigne poids. Oui, c'est sans doute un dieu qui vient de la défendre : Mais il n'est pas, mes soeurs, encore temps de nous rendre ; Et puisqu'un dieu pour elle ose nous outrager, Il faut trouver aussi des dieux à nous venger. Du sang de notre monstre encore toutes teintes, Au palais de Neptune allons porter nos plaintes, Lui demander raison de l'immortel affront Qu'une telle défaite imprime à notre front. Je crois qu'il nous prévient ; les ondes en bouillonnent ; Les conques des tritons dans ces rochers résonnent : c'est lui-même, parlons. Je sais vos déplaisirs, Mes filles ; et je viens au bruit de vos soupirs, De l'affront qu'on vous fait plus que vous en colère. C'est moi que tyrannise un superbe de frère, Qui dans mon propre état m'osant faire la loi, M'envoie un de ses fils pour triompher de moi. Qu'il règne dans le ciel, qu'il règne sur la terre ; Qu'il gouverne à son gré l'éclat de son tonnerre ; Que même du destin il soit indépendant ; Mais qu'il me laisse à moi gouverner mon trident. C'est bien assez pour lui d'un si grand avantage, Sans me venir braver encore dans mon partage. Après cet attentat sur l'empire des mers, Même honte à leur tour menace les enfers ; Aussi leur souverain prendra notre querelle : Je vais l'intéresser avec Junon pour elle ; Et tous trois, assemblant notre pouvoir en un, Nous saurons bien dompter notre tyran commun. Adieu : consolez-vous, nymphes trop outragées ; Je périrai moi-même, ou vous serez vengées ; Et j'ai su du destin, qui se ligue avec nous, Qu'Andromède ici-bas n'aura jamais d'époux. Après le doux espoir d'une telle promesse, Reprenons, chères soeurs, une entière allégresse. Que me permettez-vous, madame, d'espérer ? Mon amour jusqu'à vous a-t-il lieu d'aspirer ? Et puis-je, en cette illustre et charmante journée, Prétendre jusqu'au coeur que possédait Phinée ? Laissez-moi l'oublier, puisqu'on me donne à vous ; Et s'il l'a possédé, n'en soyez point jaloux. Le choix du roi l'y mit, le choix du roi l'en chasse ; Ce même choix du roi vous y donne sa place ; N'exigez rien de plus : je ne sais point haïr, Je ne sais point aimer, mais je sais obéir : Je sais porter ce coeur à tout ce qu'on m'ordonne, Il suit aveuglément la main qui vous le donne : De sorte, grand héros, qu'après le choix du roi, Ce que vous demandez est plus à vous qu'à moi. Que je puisse abuser ainsi de sa puissance ! Hasarder vos plaisirs sur votre obéissance ! Et de libérateur de vos rares beautés M'élever en tyran dessus vos volontés ! Princesse, mon bonheur vous aurait mal servie, S'il vous faisait esclave en vous rendant la vie, Et s'il n'avait sauvé des jours si précieux Que pour les attacher sous un joug odieux. C'est aux courages bas, c'est aux amants vulgaires, À faire agir pour eux l'autorité des pères. Souffrez à mon amour des chemins différents. J'ai vu parler pour moi les dieux et vos parents ; Je sens que mon espoir s'enfle de leur suffrage ; Mais je n'en veux enfin tirer autre avantage Que de pouvoir ici faire hommage à vos yeux Du choix de vos parents et du vouloir des dieux. Ils vous donnent à moi, je vous rends à vous-même ; Et comme enfin c'est vous, et non pas moi, que j'aime, J'aime mieux m'exposer à perdre un bien si doux, Que de vous obtenir d'un autre que vous. Je garde cet espoir et hasarde le reste, Et me soit votre choix ou propice ou funeste, Je bénirai l'arrêt qu'en feront vos désirs, Si ma mort vous épargne un peu de déplaisirs. Remplissez mon espoir ou trompez mon attente, Je mourrai sans regret, si vous vivez contente ; Et mon trépas n'aura que d'aimables moments, S'il vous ôte un obstacle à vos contentements. C'est trop d'être vainqueur dans la même journée Et de ma retenue et de ma destinée. Après que par le roi vos voeux sont exaucés, Vous parler d'obéir c'était vous dire assez ; Mais vous voulez douter, afin que je m'explique, Et que votre victoire en devienne publique. Sachez donc... Non, madame : où j'ai tant d'intérêt, Ce n'est pas devant moi qu'il faut faire l'arrêt. L'excès de vos bontés pourrait en ma présence Faire à vos sentiments un peu de violence : Ce bras vainqueur du monstre, et qui vous rend le jour, Pourrait en ma faveur séduire votre amour ; La pitié de mes maux pourrait même surprendre Ce coeur trop généreux pour s'en vouloir défendre ; Et le moyen qu'un coeur ou séduit ou surpris Fût juste en ses faveurs, ou juste en ses mépris ? De tout ce que j'ai fait ne voyez que ma flamme ; De tout ce qu'on vous dit ne croyez que votre âme ; Ne me répondez point, et consultez-la bien ; Faites votre bonheur sans aucun soin du mien : Je lui voudrais du mal s'il retranchait du vôtre, S'il vous pouvait coûter un soupir pour quelque autre, Et si quittant pour moi quelques destins meilleurs, Votre devoir laissait votre tendresse ailleurs. Je vous le dis encore dans ma plus douce attente, Je mourrai trop content si vous vivez contente, Et si l'heur de ma vie ayant sauvé vos jours, La gloire de ma mort assure vos amours. Adieu : je vais attendre ou triomphe ou supplice, L'un comme effet de grâce, et l'autre de justice. À ces profonds respects qu'ici vous me rendez Je ne réplique point, vous me le défendez ; Mais quoique votre amour me condamne au silence, Je vous dirai, seigneur, malgré votre défense, Qu'un héros tel que vous ne saurait ignorer Qu'ayant tout mérité, l'on doit tout espérer. Nymphes, l'auriez-vous cru, qu'en moins d'une journée J'aimasse de la sorte un autre que Phinée ? Le roi l'a commandé, mais de mon sentiment Je m'offrais en secret à son commandement. Ma flamme impatiente invoquait sa puissance, Et courait au-devant de mon obéissance. Je fais plus : au seul nom de mon premier vainqueur, L'amour à la colère abandonne mon coeur ; Et ce captif rebelle, ayant brisé sa chaîne, Va jusques au dédain, s'il ne passe à la haine. Que direz-vous d'un change et si prompt et si grand, Qui dans ce même coeur moi-même me surprend ? Que pour faire un bonheur promis par tant d'oracles, Cette grande journée est celle des miracles, Et qu'il n'est pas aux dieux besoin de plus d'effort À changer votre coeur qu'à changer votre sort. Cet empire absolu qu'ils ont dessus nos âmes éteint comme il leur plaît et rallume nos flammes, Et verse dans nos coeurs, pour se faire obéir, Des principes secrets d'aimer et de haïr. Nous en voyions au vôtre en cette haute estime Que vous nous témoigniez pour ce bras magnanime ; Au défaut de l'amour que Phinée emportait, Il lui donnait dès lors tout ce qui lui restait ; Dès lors ces mêmes dieux, dont l'ordre s'exécute, Le penchaient du côté qu'ils préparaient sa chute, Et cette haute estime attendant ce beau jour N'était qu'un beau degré pour monter à l'amour. Un digne amour succède à cette haute estime : Si je puis toutefois vous le dire sans crime, C'est hasarder beaucoup que croire entièrement L'impétuosité d'un si prompt changement. Comme pour vous Phinée eut toujours quelques charmes, Peut-être il ne lui faut qu'un soupir et deux larmes Pour dissiper un peu de cette avidité Qui d'un si gros torrent suit la rapidité. Deux amants que sépare une légère offense Rentrent d'un seul coup d'oeil en pleine intelligence. Vous reverrez en lui ce qui le fit aimer, Les mêmes qualités qu'il vous plut estimer... Et j'y verrai de plus cette âme lâche et basse Jusqu'à m'abandonner à toute ma disgrâce ; Cet ingrat trop aimé qui n'osa me sauver, Qui me voyant périr, voulut se conserver, Et crut s'être acquitté devant ce que nous sommes, En querellant les dieux et menaçant les hommes. S'il eût... Mais le voici : voyons si ses discours Rompront de ce torrent ou grossiront le cours. Sur un bruit qui m'étonne, et que je ne puis croire, Madame, mon amour, jaloux de votre gloire, Vient savoir s'il est vrai que vous soyez d'accord, Par un change honteux, de l'arrêt de ma mort. Je ne suis point surpris que le roi, que la reine, Suivent les mouvements d'une faiblesse humaine : Tout ce qui me surprend, ce sont vos volontés. On vous donne à Persée, et vous y consentez ! Et toute votre foi demeure sans défense, Alors que de mon bien on fait sa récompense ! Oui, j'y consens, Phinée, et j'y dois consentir ; Et quel que soit ce bien qu'il a su garantir, Sans vous faire injustice on en fait son salaire, Quand il a fait pour moi ce que vous deviez faire. De quel front osez-vous me nommer votre bien, Vous qu'on a vu tantôt n'y prétendre plus rien ? Quoi ? Vous consentirez qu'un monstre me dévore, Et ce monstre étant mort je suis à vous encore ! Quand je sors de péril vous revenez à moi ! Vous avez de l'amour, et je vous dois ma foi ! C'était de sa fureur qu'il me fallait défendre, Si vous vouliez garder quelque droit d'y prétendre : Ce demi-dieu n'a fait, quoi que vous prétendiez, Que m'arracher au monstre à qui vous me cédiez. Quittez donc cette vaine et téméraire idée ; Ne me demandez plus, quand vous m'avez cédée. Ce doit être pour vous même chose aujourd'hui, Ou de me voir au monstre, ou de me voir à lui. Qu'ai-je oublié pour vous de ce que j'ai pu faire ? N'ai-je pas des dieux même attiré la colère ? Lorsque je vis Éole armé pour m'en punir, Fut-il en mon pouvoir de vous mieux retenir ? N'eurent-ils pas besoin d'un éclat de tonnerre, Ses ministres ailés, pour me jeter par terre ? Et voyant mes efforts avorter sans effets, Quels pleurs n'ai-je versés, et quels voeux n'ai-je faits ? Vous avez donc pour moi daigné verser des larmes, Lorsque pour me défendre un autre a pris les armes ! Et dedans mon péril vos sentiments ingrats S'amusaient à des voeux quand il fallait des bras ! Que pouvais-je de plus, ayant vu pour Nérée De vingt amants armés la troupe dévorée ? Devais-je encor promettre un succès à ma main, Qu'on voyait au-dessus de tout l'effort humain ? Devais-je me flatter de l'espoir d'un miracle ? Vous deviez l'espérer sur la foi d'un oracle : Le ciel l'avait promis par un arrêt si doux ! Il l'a fait par un autre, et l'aurait fait par vous. Mais quand vous auriez cru votre perte assurée, Du moins ces vingt amants dévorés pour Nérée Vous laissaient un exemple et noble et glorieux, Si vous n'eussiez pas craint de périr à mes yeux. Ils voyaient de leur mort la même certitude ; Mais avec plus d'amour et moins d'ingratitude, Tous voulurent mourir pour leur objet mourant. Que leur amour du vôtre était bien différent ! L'effort de leur courage a produit vos alarmes, Vous a réduit aux voeux, vous a réduit aux larmes ; Et quoique plus heureuse en un semblable sort, Je vois d'un oeil jaloux la gloire de sa mort. Elle avait vingt amants qui voulurent la suivre, Et je n'en avais qu'un, qui m'a voulu survivre. Encore ces vingt amants, qui vous ont alarmé, N'étaient pas tous aimés, et vous étiez aimé : Ils n'avaient la plupart qu'une faible espérance, Et vous aviez, Phinée, une entière assurance ; Vous possédiez mon coeur, vous possédiez ma foi ; N'était-ce point assez pour mourir avec moi ? Pouviez-vous ? ... Ah ! De grâce, imputez-moi, madame, Les crimes les plus noirs dont soit capable une âme ; Mais ne soupçonnez point ce malheureux amant De vous pouvoir jamais survivre un seul moment. J'épargnais à mes yeux un funeste spectacle, Où mes bras impuissants n'avaient pu mettre obstacle, Et tenais ma main prête à servir ma douleur Au moindre et premier bruit qu'eût fait votre malheur. Et vos respects trouvaient une digne matière À me laisser l'honneur de périr la première ! Ah ! C'était à mes yeux qu'il fallait y courir, Si vous aviez pour moi cette ardeur de mourir. Vous ne me deviez pas envier cette joie De voir offrir au monstre une première proie ; Vous m'auriez de la mort adouci les horreurs, Vous m'auriez fait du monstre adorer les fureurs ; Et lui voyant ouvrir ce gouffre épouvantable, Je l'aurais regardé comme un port favorable, Comme un vivant sépulcre où mon coeur amoureux Eût brûlé de rejoindre un amant généreux. J'aurais désavoué la valeur de Persée ; En me sauvant la vie il m'aurait offensée ; Et de ce même bras qu'il m'aurait conservé Je vous immolerais ce qu'il m'aurait sauvé. Ma mort aurait déjà couronné votre perte, Et la bonté du ciel ne l'aurait pas soufferte ; C'est à votre refus que les dieux ont remis En de plus dignes mains ce qu'ils m'avaient promis. Mon coeur eût mieux aimé le tenir de la vôtre ; Mais je vis par un autre, et vivrai pour un autre. Vous n'avez aucun lieu d'en devenir jaloux, Puisque sur ce rocher j'étais morte pour vous. Qui pouvait le souffrir peut me voir sans envie Vivre pour un héros de qui je tiens la vie ; Et quand l'amour encore me parlerait pour lui, Je ne puis disposer des conquêtes d'autrui. Adieu. Vous voulez donc que j'en fasse la mienne, Cruelle, et que ma foi de mon bras vous obtienne ? Eh bien ! Nous l'irons voir, ce bienheureux vainqueur, Qui triomphant d'un monstre, a dompté votre coeur. C'était trop peu pour lui d'une seule victoire, S'il n'eût dedans ce coeur triomphé de ma gloire ! Mais si sa main au monstre arrache un bien si cher, La mienne à son bonheur saura bien l'arracher ; Et vainqueur de tous deux en une seule tête, De ce qui fut mon bien je ferai ma conquête. La force me rendra ce que ne peut l'amour. Allons-y, chers amis, et montrons dès ce jour... Seigneur, auparavant d'une âme plus remise Daignez voir le succès d'une telle entreprise. Savez-vous que Persée est fils de Jupiter, Et qu'ainsi vous avez le foudre à redouter ? Je sais que Danaé fut son indigne mère : L'or qui plut dans son sein l'y forma d'adultère ; Mais le pur sang des rois n'est pas moins précieux Ni moins chéri du ciel que les crimes des dieux. Mais vous ne savez pas, seigneur, que son épée De l'horrible Méduse a la tête coupée, Que sous son bouclier il la porte en tous lieux, Et que c'est fait de vous, s'il en frappe vos yeux. On dit que ce prodige est pire qu'un tonnerre, Qu'il ne faut que le voir pour n'être plus que pierre, Et que naguère Atlas, qui ne s'en put cacher, À cet aspect fatal devint un grand rocher. Soit une vérité, soit un conte, n'importe ; Si la valeur ne peut, que le nombre l'emporte. Puisque Andromède enfin voulait me voir périr, Ou triompher d'un monstre afin de l'acquérir, Que fière de se voir l'objet de tant d'oracles, Elle veut que pour elle on fasse des miracles, Cette tête est un monstre aussi bien que celui Dont cet heureux rival la délivre aujourd'hui ; Et nous aurons ainsi dans un seul adversaire Et monstres à combattre, et miracles à faire. Peut-être quelques dieux prendront notre parti, Quoique de leur monarque il se dise sorti ; Et Junon pour le moins prendra notre querelle Contre l'amour furtif d'un époux infidèle. N'en doute point, Phinée, et cesse d'endurer. Elle-même paraît pour nous en assurer. Je ne serai pas seule : ainsi que moi Neptune S'intéresse en ton infortune ; Et déjà la noire Alecton, Du fond des enfers déchaînée, A, par les ordres de Pluton, De mille coeurs pour toi la fureur mutinée : Fort de tant de seconds, ose, et sers mon courroux Contre l'indigne sang de mon perfide époux. Nous te suivons, déesse ; et dessous tes auspices Nous franchirons sans peur les plus noirs précipices. Que craindrons-nous, amis ? Nous avons dieux pour dieux, Oracle pour oracle ; et la faveur des cieux, D'un contre-poids égal dessus nous balancée, N'est pas entièrement du côté de Persée. Je te le dis encore, ose, et sers mon courroux Contre l'indigne sang de mon perfide époux. Sous tes commandements nous y courons, déesse, Le coeur plein d'espérance, et l'âme d'allégresse. Allons, seigneur, allons assembler vos amis ; Courons au grand succès qu'elle vous a promis : Aussi bien le roi vient, il faut quitter la place, de peur... Non, demeurez pour voir ce qui se passe ; Et songez à m'en faire un fidèle rapport, Tandis que je m'apprête à cet illustre effort. Seigneur, le souvenir des plus âpres supplices, Quand un tel bien les suit, n'a jamais que délices. Si d'un mal sans pareil nous nous vîmes surpris, Nous bénissons le ciel d'un tel mal à ce prix ; Et voyant quel époux il donne à la princesse, La douleur s'en termine en ces chants d'allégresse. Vivez, vivez, heureux amants, Dans les douceurs que l'amour vous inspire ; Vivez heureux, et vivez si longtemps, Qu'au bout d'un siècle entier on puisse encore vous dire : Vivez, heureux amants. Que les plaisirs les plus charmants Fassent les jours d'une si belle vie ; Qu'ils soient sans tache, et que tous leurs moments Fassent redire même à la voix de l'envie : Vivez, heureux amants. Que les peuples les plus puissants Dans nos souhaits à pleins voeux nous secondent ; Qu'aux dieux pour vous ils prodiguent l'encens, Et des bouts de la terre à l'envi nous répondent : Vivez, heureux amants. Allons, amis, allons, dans ce comble de joie, Rendre grâces au ciel de l'heur qu'il nous envoie. Allons dedans le temple avec mille voeux De cet illustre hymen achever les beaux noeuds. Allons sacrifier à Jupiter son père, Le prier de souffrir ce que nous pensons faire, Et ne s'offenser pas que ce noble lien Fasse un mélange heureux de son sang et du mien. Souffrez qu'auparavant par d'autres sacrifices Nous nous rendions des eaux les déités propices. Neptune est irrité ; les nymphes de la mer Ont de nouveaux sujets encore de s'animer ; Et comme mon orgueil fit naître leur colère, Par mes submissions je dois les satisfaire. Sur leurs sables, témoins de tant de vanités, Je vais sacrifier à leurs divinités ; Et conduisant ma fille à ce même rivage, De ces mêmes beautés leur rendre un plein hommage, Joindre nos voeux au sang des taureaux immolés, Puis nous vous rejoindrons au temple où vous allez. Souffrez qu'en même temps de ma fière marâtre Je tâche d'apaiser la haine opiniâtre ; Qu'un pareil sacrifice et de semblables voeux Tirent d'elle l'aveu qui peut me rendre heureux. Vous savez que Junon à ce lien préside, Que sans elle l'hymen marche d'un pied timide, Et que sa jalousie aime à persécuter Quiconque ainsi que moi sort de son Jupiter. Je suis ravi de voir qu'au milieu de vos flammes De si dignes respects règnent dessus vos âmes. Allez, j'immolerai pour vous à Jupiter, Et je ne vois plus rien enfin à redouter. Des dieux les moins bénins l'éternelle puissance Ne veut de nous qu'amour et que reconnaissance ; Et jamais leur courroux ne montre de rigueurs Que n'abatte aussitôt l'abaissement des coeurs. Vos amis assemblés brûlent tous de vous suivre, Et Junon dans son temple entre vos mains le livre. Ce rival, presque seul au pied de son autel, Semble attendre à genoux l'honneur du coup mortel. Là, comme la déesse agréera la victime, Plus les lieux seront saints, moindre en sera le crime ; Et son aveu changeant de nom à l'attentat, Ce sera sacrifice au lieu d'assassinat. Que me sert que Junon, que Neptune propice, Que tous les dieux ensemble aiment ce sacrifice, Si la seule déesse à qui je fais des voeux Ne m'en voit que d'un oeil d'autant plus rigoureux, Et si ce coup, sensible au coeur de l'inhumaine, D'un injuste mépris fait une juste haine ? Ami, quelque fureur qui puisse m'agiter, Je cherche à l'acquérir, et non à l'irriter ; Et m'immoler l'objet de sa nouvelle flamme, Ce n'est pas le chemin de rentrer dans son âme. Mais, seigneur, vous touchez à ce moment fatal Qui pour jamais la donne à cet heureux rival. En cette extrémité que prétendez-vous faire ? Tout, hormis l'irriter ; tout, hormis lui déplaire : Soupirer à ses pieds, pleurer à ses genoux, Trembler devant sa haine, adorer son courroux. Quittez, quittez, seigneur, un respect si funeste ; Ôtez-vous ce rival, et hasardez le reste : En dût-elle à jamais dédaigner vos soupirs, La vengeance elle seule a de si doux plaisirs... N'en cherchons les douceurs, ami, que les dernières. Rarement un amant les peut goûter entières ; Et quand de sa vengeance elles sont tout le fruit, Ce sont fausses douceurs que l'amertume suit. La mort de son rival, les pleurs de son ingrate, Ont bien je ne sais quoi qui dans l'abord le flatte ; Mais de ce cher objet s'en voyant plus haï, Plus il s'en est flatté, plus il s'en croit trahi. Sous d'éternels regrets son âme est abattue, Et sa propre vengeance incessamment le tue. Ce n'est pas que je veuille enfin la négliger : Si je ne puis fléchir, je cours à me venger ; Mais souffre à mon amour, mais souffre à ma faiblesse Encore un peu d'effort auprès de ma princesse. Un amant véritable espère jusqu'au bout, Tant qu'il voit un moment qui peut lui rendre tout. L'inconstante, peut-être encore toute étonnée, N'était pas bien à soi quand elle s'est donnée ; Et la reconnaissance a fait plus que l'amour En faveur d'une main qui lui rendait le jour. Au sortir du péril, pâle encore et tremblante, L'image de la mort devant les yeux errante, Elle a cru tout devoir à son libérateur ; Mais souvent le devoir ne donne pas le coeur ; Il agit rarement sans un peu d'imposture, Et fait peu de présents dont ce coeur ne murmure. Peut-être, ami, peut-être après ce grand effroi Son amour en secret aura parlé pour moi : Les traits mal effacés de tant d'heureux services, Les douceurs d'un beau feu qui furent ses délices, D'un regret amoureux touchant son souvenir, Auront en ma faveur surpris quelque soupir, Qui s'échappant d'un coeur qu'elle force à ma perte, M'en aura pu laisser la porte encore ouverte. Ah ! Si ce triste hymen se pouvait éloigner ! Quoi ? Vous voulez encore vous faire dédaigner ? Sous ce honteux espoir votre fureur se dompte ? Que veux-tu ? Ne sois point le témoin de ma honte : Andromède revient ; va trouver nos amis, Va préparer leurs bras à ce qu'ils m'ont promis. Ou mes nouveaux respects fléchiront l'inhumaine, Ou ses nouveaux mépris animeront ma haine ; Et tu verras mes feux, changés en juste horreur, Armer mes désespoirs, et hâter ma fureur. Je vous plains ; mais enfin j'obéis, et vous laisse. Une seconde fois, adorable princesse, Malgré de vos rigueurs l'impérieuse loi... Quoi ? Vous voyez la reine, et vous parlez à moi ! C'est de vous seule aussi que j'ai droit de me plaindre : Je serais trop heureux de la voir vous contraindre, Et n'accuserais plus votre infidélité, Si vous vous excusiez sur son autorité. Au nom de cette amour autrefois si puissante, Aidez un peu la mienne à vous faire innocente : Dites-moi que votre âme à regret obéit, Qu'un rigoureux devoir malgré vous me trahit ; Donnez-moi lieu de dire : elle-même elle en pleure, Elle change forcée, et son coeur me demeure ; Et soudain, de la reine embrassant les genoux, Vous m'y verrez mourir sans me plaindre de vous. Mais que lui puis-je, hélas ! Demander pour remède, Quand la main qui me tue est celle d'Andromède, Et que son coeur léger ne court au changement Qu'avec la vanité d'y courir justement ? Et quel droit sur ce coeur pouvait garder Phinée, Quand Persée a trouvé la place abandonnée, Et n'a fait autre chose, en prenant son parti, Que s'emparer d'un lieu dont vous étiez sorti ? Mais sorti, le dirai-je, et pourrez-vous l'entendre ? Oui, sorti lâchement, de peur de le défendre. Ainsi nous n'avons fait que le récompenser D'un bien où votre bras venait de renoncer, Que vous cédiez au monstre, à lui-même, à tout autre : Si c'est une injustice, examinons la vôtre. La voyant exposée aux rigueurs de son sort, Vous vous étiez déjà consolé de sa mort ; Et quand par un héros le ciel l'a garantie, Vous ne vous pouvez plus consoler de sa vie. Ah ! Madame... Eh bien ! Soit, vous avez soupiré Autant que l'a pu faire un coeur désespéré. Jamais aucun tourment n'égala votre peine ; Certes, quelque douleur dont votre âme fût pleine, Ce désespoir illustre et ces nobles regrets Lui devaient un peu plus que des soupirs secrets. À ce défaut, Persée... Ah ! C'en est trop, madame ; Ce nom rend, malgré moi, la fureur à mon âme : Je me force au respect ; mais toujours le vanter, C'est me forcer moi-même à ne rien respecter. Qu'a-t-il fait, après tout, si digne de vous plaire, Qu'avec un tel secours tout autre n'eût pu faire ? Et tout héros qu'il est, qu'eût-il osé pour vous, S'il n'eût eu que sa flamme et son bras comme nous ? Mille et mille auraient fait des actions plus belles, Si le ciel comme à lui leur eût prêté des ailes ; Et vous les auriez vus encore plus généreux, S'ils eussent vu le monstre et le péril sous eux : On s'expose aisément quand on n'a rien à craindre. Combattre un ennemi qui ne pouvait l'atteindre, Voir sa victoire sûre et daigner l'accepter, C'est tout le rare exploit dont il se peut vanter ; Et je ne comprends point ni quelle en est la gloire, Ni quel grand prix mérite une telle victoire. Et votre aveuglement sera bien moins compris, Qui d'un sujet d'estime en fait un de mépris. Le ciel, qui mieux que nous connaît ce que nous sommes, Mesure ses faveurs au mérite des hommes ; Et d'un pareil secours vous auriez eu l'appui, S'il eût pu voir en vous mêmes vertus qu'en lui. Ce sont grâces d'en haut rares et singulières, Qui n'en descendent point pour des âmes vulgaires ; Ou pour en mieux parler, la justice des cieux Garde ce privilège au digne sang des dieux : C'est par là que leur roi vient d'avouer sa race. Je dirai plus, Phinée ; et pour vous faire grâce, Je veux ne rien devoir à cet heureux secours Dont ce vaillant guerrier a conservé mes jours ; Je veux fermer les yeux sur toute cette gloire, Oublier mon péril, oublier sa victoire, Et quel qu'en soit enfin le mérite ou l'éclat, Ne juger entre vous que depuis le combat. Voyez ce qu'il a fait, lorsque après ces alarmes, Me voyant toute acquise au bonheur de ses armes, Ayant pour lui les dieux, ayant pour lui le roi, Dans sa victoire même il s'est vaincu pour moi. Il m'a sacrifié tout ce haut avantage ; De toute sa conquête il m'a fait un hommage ; Il m'en a fait un don ; et fort de tant de voix, Au péril de tout perdre, il met tout à mon choix : Il veut tenir pour grâce un si juste salaire ; Il réduit son bonheur à ne me point déplaire ; Préférant mes refus, préférant son trépas À l'effet de ses voeux qui ne me plairait pas. En usez-vous de même ? Et votre violence Garde-t-elle pour moi la même déférence ? Vous avez contre vous et les dieux et le roi, Et vous voulez encore m'obtenir malgré moi ! Sous ombre d'une foi qui se tient en réserve, Je dois à votre amour ce qu'un autre conserve ; À moins que d'être ingrate à mon libérateur, À moins que d'adorer un lâche adorateur, Que d'être à mes parents, aux dieux mêmes rebelle, Vous crierez après moi sans cesse : à l'infidèle ! C'était aux yeux du monstre, au pied de ce rocher, Que l'effet de ma foi se devait rechercher ; Mon âme, encore pour vous de même ardeur pressée, Vous eût tendu la main au mépris de Persée, Et cru plus glorieux qu'on m'eût vue aujourd'hui Expirer avec vous que régner avec lui. Mais puisque vous m'avez envié cette joie, Cessez de m'envier ce que le ciel m'envoie ; Et souffrez que je tâche enfin à mériter, Au refus de Phinée, un fils de Jupiter. Je perds donc temps, madame, et votre âme obstinée N'a plus amour, ni foi, ni pitié pour Phinée ? Un peu de vanité qui flatte vos parents, Et d'un rival adroit les respects apparents, Font plus en un moment, avec leurs artifices, Que n'ont fait en six ans ma flamme et mes services ? Je ne vous dirai point que de pareils respects À tout autre que vous pourraient être suspects, Que qui peut se priver de la personne aimée N'a qu'une ardeur civile et fort mal allumée, Que dans ma violence on doit voir plus d'amour : C'est un présent des cieux, faites-lui votre cour ; Plus fidèle qu'à moi, tenez-lui mieux parole : J'en vais rougir pour vous, cependant qu'il me vole ; Mais ce rival peut-être, après m'avoir volé, Ne sera pas toujours sur ce cheval ailé. Il n'en a pas besoin s'il n'a que vous à craindre. Il peut avec le temps être le plus à plaindre. Il porte à son côté de quoi l'en garantir. Vous l'attendez ici, je vais l'en avertir. Son amour peut sans vous nous rendre cet office. Le mien s'efforcera pour ce dernier service. Vous pouvez cependant divertir vos esprits À rendre compte au roi de vos justes mépris. Que faisait là Phinée ? Est-il si téméraire Que ce que font les dieux il pense à le défaire ? Après avoir prié, soupiré, menacé, Il vous a vu, seigneur, et l'orage a passé. Et vous prêtiez l'oreille à ses discours frivoles ? Un amant qui perd tout peut perdre des paroles ; Et l'écouter sans trouble et sans rien hasarder, C'est la moindre faveur qu'on lui puisse accorder. Mais, seigneur, dites-nous si Jupiter propice Se déclare en faveur de votre sacrifice, Si de notre famille il se rend le soutien, S'il consent l'union de notre sang au sien. Jamais les feux sacrés et la mort des victimes N'ont daigné mieux répondre à des voeux légitimes. Tous auspices heureux ; et le grand Jupiter Par des signes plus clairs ne pouvait l'accepter, À moins qu'y joindre encore l'honneur de sa présence, Et de sa propre bouche assurer l'alliance. Les nymphes de la mer nous en ont fait autant ; Toutes ont hors des flots paru presque à l'instant ; Et leurs bénins regards envoyés au rivage Avec notre encens ont reçu notre hommage ; Après le sacrifice honoré de leurs yeux, Où Neptune à l'envi mêlait ses demi-dieux, Toutes ont témoigné d'un penchement de tête Consentir au bonheur que le ciel nous apprête ; Et nos submissions désarmant leurs dédains, Toutes ont pour adieu battu l'onde des mains. Que si même bonheur suit les voeux de Persée, Qu'il ait vu de Junon sa prière exaucée, Nous n'avons plus à craindre aucun sinistre effet. Les dieux ne laissent point leur ouvrage imparfait : N'en doutez point, madame, aussi bien que Neptune Junon consentira notre bonne fortune. Mais que nous veut Aglante ? Ah ! Seigneur, au secours ! Du généreux Persée on attaque les jours. Presque au sortir du temple une troupe mutine Vient de l'environner, et déjà l'assassine. Phinée en les joignant, furieux et jaloux, Leur a crié : « Main basse ! À lui seul, donnez tous ! » Ceux qui l'accompagnaient tout aussitôt se rendent, Clyte et Nylée encore vaillamment le défendent ; Mais ce sont vains efforts de peu d'autres suivis, Et je viens toute en pleurs vous en donner avis. Dieux ! Est-ce là l'effet de tant d'heureux présages ? Allez, gardes, allez signaler vos courages ; Allez perdre ce traître, et punir ce voleur Qui prétend sous le nombre accabler la valeur. Modérez vos frayeurs, et vous, séchez vos larmes. Le ciel n'a point besoin du secours de nos armes ; Il a de ce héros trop pris les intérêts, Pour n'avoir pas pour lui des miracles tous prêts : Et peut-être bientôt sur ce lâche adversaire Vous entendrez tomber la foudre de son père. Jugez de l'avenir par ce qui s'est passé ; Les dieux achèveront ce qu'ils ont commencé ; Oui, les dieux à leur sang doivent ce privilège : Y mêler notre main, c'est faire un sacrilège. Seigneur, sur cet espoir hasarder ce héros, c'est trop... Mettez, grand roi, votre esprit en repos ; La tête de Méduse a puni tous ces traîtres. Le ciel n'est point menteur, et les dieux sont nos maîtres. Aussitôt que Persée a pu voir son rival : Descendons, a-t-il dit, en un combat égal ; Quoique j'aie en ma main un entier avantage, Je ne veux que mon bras, ne prends que ton courage. - Prends, prends cet avantage, et j'userai du mien, Dit Phinée ; et soudain, sans plus répondre rien, Les siens donnent en foule, et leur troupe pressée Fait choir Ménale et Clyte aux pieds du grand Persée. Il s'écrie aussitôt : « Amis, fermez les yeux, Et sauvez vos regards de ce présent des cieux : J'atteste qu'on m'y force, et n'en fais plus d'excuse .» Il découvre à ces mots la tête de Méduse. Soudain j'entends des cris qu'on ne peut achever ; J'entends gémir les uns, les autres se sauver ; J'entends le repentir succéder à l'audace ; J'entends Phinée enfin qui lui demande grâce. « Perfide, il n'est plus temps, » lui dit Persée. Il fuit : J'entends comme à grands pas ce vainqueur le poursuit ; Comme il court se venger de qui l'osait surprendre ; Je l'entends s'éloigner, puis je cesse d'entendre. Alors, ouvrant les yeux par son ordre fermés, Je vois tous ces méchants en pierre transformés ; Mais l'un plein de fureur, et l'autre plein de crainte, En porte sur le front l'image encore empreinte ; Et tel voulait frapper, dont le coup suspendu Demeure en sa statue à demi descendu ; tant cet affreux prodige... Est-il puni, ce lâche, cet impie ? Oui, seigneur ; et si sa mort vous fâche, Si c'est de votre sang avoir fait peu d'état... Il n'est plus de ma race après son attentat : Ce crime l'en dégrade, et ce coup téméraire Efface de mon sang l'illustre caractère. Perdons-en la mémoire, et faisons-la céder À l'heur de vous revoir et de vous posséder, Vous que le juste ciel, remplissant son oracle, Par miracle nous donne, et nous rend par miracle Entrons dedans ce temple, où l'on n'attend que vous Pour nous unir aux dieux par des liens si doux ; Entrons sans différer. Mais quel nouveau prodige Dans cet excès de joie à craindre nous oblige ? Qui nous ferme la porte et nous défend d'entrer Où tout notre bonheur se devait rencontrer ? Puissant maître du foudre, est-il quelque tempête Que le destin jaloux à dissiper m'apprête ? Quelle nouvelle épreuve attaque ma vertu ? Après ce qu'elle a fait, la désavouerais-tu ? Ou si c'est que le prix dont tu la vois suivie Au bonheur de ton fils te fait porter envie ? Roi, reine, et vous princesse, et vous heureux vainqueur, Que Jupiter mon père Tient pour mon digne frère, Ne craignez plus du sort la jalouse rigueur. Ces portes du temple fermées, Dont vos âmes sont alarmées, Vous marquent des faveurs où tout le ciel consent : Tous les dieux sont d'accord de ce bonheur suprême ; Et leur monarque tout-puissant Vous le vient apprendre lui-même. Redoublons donc nos voeux, redoublons nos ferveurs, Pour mériter du ciel ces nouvelles faveurs. Maître des dieux, hâte-toi de paraître, Et de verser sur ton sang et nos rois Les grâces que garde ton choix À ceux que tu fais naître. Fais choir sur eux de nouvelles couronnes, Et fais-nous voir, par un heur accompli, Qu'ils ont tous dignement rempli Le rang que tu leur donnes. Des noces de mon fils la terre n'est pas digne, La gloire en appartient aux cieux, Et c'est là ce bonheur insigne Qu'en vous fermant mon temple ont annoncé les dieux. Roi, reine, et vous amants, venez sans jalousie Vivre à jamais en ce brillant séjour, Où le nectar et l'ambroisie Vous seront comme à nous prodigués chaque jour ; Et quand la nuit aura tendu ses voiles, Vos corps semés de nouvelles étoiles, Du haut du ciel éclairant aux mortels, Leur apprendront qu'il vous faut des autels. Junon même y consent, et votre sacrifice A calmé les fureurs de son esprit jaloux. Neptune n'est pas moins propice, Et vos encens désarment son courroux. Venez, héros, et vous Céphée, Prendre là-haut vos places de ma main. Reines, venez ; que ma haine étouffée Vous conduise elle-même à cet heur souverain. Accablés et surpris d'une faveur si grande... Arrêtez là votre remerciement : L'obéissance est le seul compliment Qu'agrée un Dieu quand il commande. Allez, amants, allez sans jalousie Vivre à jamais en ce brillant séjour, Où le nectar et l'ambroisie Vous seront comme aux dieux prodigués chaque jour ; Et quand la nuit aura tendu ses voiles, Vos corps semés de nouvelles étoiles, Du haut du ciel éclairant aux mortels, Leur apprendront qu'il vous faut des autels.
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Cythère 1
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Elvire, m'as-tu fait un rapport bien sincère ? Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père ? Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés, Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez, Et si je ne m'abuse à lire dans son âme, Il vous commandera de répondre à sa flamme. Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix, Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre ; Un si charmant discours ne se peut trop entendre, Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour La douce liberté de se montrer au jour. Que t'a-t-il répondu sur la secrète brigue Que font auprès de toi Don Sanche et Don Rodrigue ? N'as-tu point trop fait voir quelle inégalité Entre ces deux amants me penche d'un côté ? Non, j'ai peint votre coeur dans une indifférence Qui n'enfle d'aucun d'eux ni détruit l'espérance, Et sans les voir d'un oeil trop sévère ou trop doux, Attend l'ordre d'un père à choisir un époux. Ce respect l'a ravi, sa bouche et son visage M'en ont donné sur l'heure un digne témoignage, Et puisqu'il vous en faut encor faire un récit, Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit. « Elle est dans le devoir ; tous deux sont dignes d'elle, Tous deux formés d'un sang, noble, vaillant, fidèle, Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux L'éclatante vertu de leurs braves aïeux. Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage Qui d'un homme de coeur ne soit la haute image, Et sort d'une maison si féconde en guerriers, Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers. La valeur de son père en son temps sans pareille, Tant qu'a duré sa force, a passé pour merveille, Ses rides sur son front ont gravé ses exploits, Et nous disent encor ce qu'il fut autrefois. Je me promets du fils ce que j'ai vu du père, Et ma fille en un mot peut l'aimer et me plaire. » Il allait au Conseil, dont l'heure qui pressait A tranché ce discours qu'à peine il commençait, Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée Entre vos deux amants n'est pas fort balancée. Le roi doit à son fils élire un gouverneur, Et c'est lui que regarde un tel degré d'honneur, Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance Ne peut souffrir qu'on craigne aucune concurrence. Comme ses hauts exploits le rendent sans égal, Dans un espoir si juste il sera sans rival, Et puisque Don Rodrigue a résolu son père Au sortir du Conseil à proposer l'affaire, Je vous laisse à juger s'il prendra bien son temps, Et si tous vos désirs seront bientôt contents. Il semble toutefois que mon âme troublée Refuse cette joie, et s'en trouve accablée, Un moment donne au sort des visages divers, Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers. Vous verrez cette crainte heureusement déçue. Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue. Page, allez avertir Chimène de ma part Qu'aujourd'hui pour me voir elle attend un peu tard, Et que mon amitié se plaint de sa paresse. Madame, chaque jour même désir vous presse, Et dans son entretien je vous vois chaque jour Demander en quel point se trouve son amour. Ce n'est pas sans sujet, je l'ai presque forcée À recevoir les traits dont son âme est blessée ; Elle aime Don Rodrigue, et le tient de ma main, Et par moi Don Rodrigue a vaincu son dédain. Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes, Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines. Madame, toutefois parmi leurs bons succès Vous montrez un chagrin qui va jusqu'à l'excès. Cet amour, qui tous deux les comble d'allégresse Fait-il de ce grand coeur la profonde tristesse, Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux Vous rend-il malheureuse alors qu'ils sont heureux ? Mais je vais trop avant, et deviens indiscrète. Ma tristesse redouble à la tenir secrète. Écoute, écoute enfin comme j'ai combattu, Écoute quels assauts brave encor ma vertu. L'amour est un tyran qui n'épargne personne : Ce jeune cavalier, cet amant que je donne, Je l'aime. Vous l'aimez ! Mets la main sur mon coeur, Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur, Comme il le reconnaît. Pardonnez-moi, Madame, Si je sors du respect pour blâmer cette flamme. Une grande princesse à ce point s'oublier, Que d'admettre en son coeur un simple cavalier ! Et que dirait le Roi ? Que dirait la Castille ? Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille ? Il m'en souvient si bien que j'épandrai mon sang, Avant que je m'abaisse à démentir mon rang. Je te répondrais bien que dans les belles âmes, Le seul mérite a droit de produire des flammes, Et si ma passion cherchait à s'excuser, Mille exemples fameux pourraient l'autoriser : Mais je n'en veux point suivre où ma gloire s'engage, La surprise des sens n'abat point mon courage, Et je me dis toujours qu'étant fille de Roi, Tout autre qu'un monarque est indigne de moi. Quand je vis que mon coeur ne se pouvait défendre, Moi-même je donnai ce que je n'osais prendre, Je mis au lieu de moi Chimène en ses liens, Et j'allumai leurs feux pour éteindre les miens. Ne t'étonne donc plus si mon âme gênée Avec impatience attend leur hyménée, Tu vois que mon repos en dépend aujourd'hui : Si l'amour vit d'espoir, il périt avec lui, C'est un feu qui s'éteint, faute de nourriture, Et malgré la rigueur de ma triste aventure, Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari, Mon espérance est morte, et mon esprit guéri. Je souffre cependant un tourment incroyable, Jusques à cet hymen Rodrigue m'est aimable; Je travaille à le perdre, et le perds à regret, Et de là prend son cours mon déplaisir secret. Je vois avec chagrin que l'amour me contraigne À pousser des soupirs pour ce que je dédaigne, Je sens en deux partis mon esprit divisé, Si mon courage est haut, mon coeur est embrasé, Cet hymen m'est fatal, je le crains et souhaite, Je n'ose en espérer qu'une joie imparfaite, Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas, Que je meurs s'il s'achève, ou ne s'achève pas. Madame, après cela je n'ai rien à vous dire, Sinon que de vos maux avec vous je soupire : Je vous blâmais tantôt, je vous plains à présent. Mais puisque dans un mal si doux et si cuisant, Votre vertu combat et son charme et sa force, En repousse l'assaut, en rejette l'amorce, Elle rendra le calme à vos esprits flottants. Espérez donc tout d'elle, et du secours du temps, Espérez tout du ciel : il a trop de justice Pour laisser la vertu dans un si long supplice. Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir. Par vos commandements Chimène vous vient voir. Allez l'entretenir en cette galerie. Voulez-vous demeurer dedans la rêverie ? Non, je veux seulement, malgré mon déplaisir Remettre mon visage un peu plus à loisir. Je vous suis. Juste ciel, d'où j'attends mon remède, Mets enfin quelque borne au mal qui me possède, Assure mon repos, assure mon honneur, Dans le bonheur d'autrui, je cherche mon bonheur, Cet hyménée à trois également importe ; Rends son effet plus prompt ou mon âme plus forte. D'un lien conjugal joindre ces deux amants, C'est briser tous mes fers et finir mes tourments. Mais je tarde un peu trop, allons trouver Chimène, Et par son entretien soulager notre peine. Enfin vous l'emportez, et la faveur du Roi Vous élève en un rang qui n'était dû qu'à moi, Il vous fait Gouverneur du prince de Castille. Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître assez Qu'il sait récompenser les services passés. Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes, Ils peuvent se tromper comme les autres hommes, Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans Qu'ils savent mal payer les services présents. Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite, La faveur l'a pu faire autant que le mérite, Mais on doit ce respect au pouvoir absolu, De n'examiner rien, quand un roi l'a voulu. À l'honneur qu'il m'a fait ajoutez-en un autre, Joignons d'un sacré noeud ma maison à la vôtre : Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils, Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis, Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre. À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre, Et le nouvel éclat de votre dignité Lui doit enfler le coeur d'une autre vanité. Exercez-la, Monsieur, et gouvernez le Prince, Montrez-lui comme il faut régir une province, Faire trembler partout les peuples sous sa loi, Remplir les bons d'amour, et les méchants d'effroi, Joignez à ces vertus celles d'un capitaine, Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine, Dans le métier de Mars se rendre sans égal, Passer les jours entiers et les nuits à cheval, Reposer tout armé, forcer une muraille, Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille. Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait, Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet. Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie, Il lira seulement l'histoire de ma vie. Là, dans un long tissu de belles actions, Il verra comme il faut dompter des nations, Attaquer une place, ordonner une armée, Et sur de grands exploits bâtir sa renommée. Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir, Un prince dans un livre apprend mal son devoir. Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années, Que ne puisse égaler une de mes journées ? Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui, Et ce bras du Royaume est le plus ferme appui. Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille, Mon nom sert de rempart à toute la Castille, Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois, Et vous auriez bientôt vos ennemis pour Rois. Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire, Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire : Le prince à mes côtés ferait dans les combats L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ? Il apprendrait à vaincre en me regardant faire, Et pour répondre en hâte à son grand caractère, Il verrait... Je le sais, vous servez bien le Roi, Je vous ai vu combattre et commander sous moi : Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa glace, Votre rare valeur a bien rempli ma place ; Enfin, pour épargner les discours superflus, Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus. Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence Un monarque entre nous met quelque différence. Ce que je méritais, vous l'avez emporté. Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité. Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne. En être refusé n'en est pas un bon signe. Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan. L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan. Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge. Le roi, quand il en fait, le mesure au courage. Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras. Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas. Ne le méritait pas ! Moi ? Vous. Ton impudence, Téméraire vieillard, aura sa récompense. Achève, et prends ma vie après un tel affront, Le premier dont ma race ait vu rougir son front. Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ? Ô Dieu ! Ma force usée en ce besoin me laisse ! Ton épée est à moi ; mais tu serais trop vain, Si ce honteux trophée avait chargé ma main. Adieu, fais lire au prince, en dépit de l'envie, Pour son instruction, l'histoire de ta vie, D'un insolent discours ce juste châtiment Ne lui servira pas d'un petit ornement. Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? Mon bras, qu'avec respect toute l'Espagne admire, Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de fois affermi le trône de son Roi, Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ? Ô cruel souvenir de ma gloire passée ! Oeuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur ! Précipice élevé d'où tombe mon honneur ! Faut-il de votre éclat voir triompher le Comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ? Comte, sois de mon prince à présent gouverneur, Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur, Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne Malgré le choix du Roi m'en a su rendre indigne. Et toi, de mes exploits glorieux instrument, Mais d'un corps tout de glace inutile ornement, Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense M'as servi de parade, et non pas de défense ; Va, quitte désormais le dernier des humains, Passe, pour me venger, en de meilleures mains. Rodrigue, as-tu du coeur ? Tout autre que mon père L'éprouverait sur l'heure. Agréable colère ! Digne ressentiment à ma douleur bien doux ! Je reconnais mon sang à ce noble courroux, Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte. Viens mon fils, viens mon sang, viens réparer ma honte, Viens me venger. De quoi ? D'un affront si cruel, Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel, D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie, Mais mon âge a trompé ma généreuse envie, Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir, Je le remets au tien pour venger et punir. Va contre un arrogant éprouver ton courage, Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage, Meurs, ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter, Je te donne à combattre un homme à redouter, Je l'ai vu tout couvert de sang et de poussière, Porter partout l'effroi dans une armée entière J'ai vu par sa valeur cent escadrons rompus, Et pour t'en dire encor quelque chose de plus, Plus que brave soldat, plus que grand capitaine, C'est... De grâce, achevez. Le père de Chimène. Le... Ne réplique point, je connais ton amour, Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour. Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense. Enfin tu sais l'affront, et tu tiens la vengeance, Je ne te dis plus rien, venge-moi, venge-toi, Montre-toi digne fils d'un père tel que moi ; Accablé des malheurs où le destin me range, Je vais les déplorer, va, cours, vole, et nous venge. Percé jusques au fond du coeur D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, Misérable vengeur d'une juste querelle, Et malheureux objet d'une injuste rigueur : Je demeure immobile, et mon âme abattue Cède au coup qui me tue. Si près de voir mon feu récompensé, Ô Dieu ! L'étrange peine ! En cet affront mon père est l'offensé, Et l'offenseur le père de Chimène ! Que je sens de rudes combats ! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse, Il faut venger un père, et perdre une maîtresse, L'un m'anime le coeur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infâme, Des deux côtés mon mal est infini. Ô Dieu, l'étrange peine ! Faut-il laisser un affront impuni ? Faut-il punir le père de Chimène ? Père, maîtresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie. L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour. Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, Mais ensemble amoureuse, Digne ennemi de mon plus grand bonheur, Fer, qui causes ma peine, M'es-tu donné pour venger mon honneur ? M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ? Il vaut mieux courir au trépas, Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père, J'attire en me vengeant sa haine et sa colère, J'attire ses mépris en ne me vengeant pas. À mon plus doux espoir l'un me rend infidèle, Et l'autre indigne d'elle, Mon mal augmente à le vouloir guérir, Tout redouble ma peine, Allons, mon âme, et puisqu'il faut mourir, Mourons du moins sans offenser Chimène. Mourir sans tirer ma raison ! Rechercher un trépas si mortel à ma gloire ! Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison ! Respecter un amour dont mon âme égarée Voit la perte assurée ! N'écoutons plus ce penser suborneur Qui ne sert qu'à ma peine, Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur, Puisqu'après tout il faut perdre Chimène. Oui, mon esprit s'était déçu, Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse : Que je meure au combat, ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu. Je m'accuse déjà de trop de négligence, Courons à la vengeance, Et tout honteux d'avoir tant balancé, Ne soyons plus en peine (Puisqu'aujourd'hui mon père est l'offensé) Si l'offenseur est père de Chimène. Je l'avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud S'est trop ému d'un mot, et l'a porté trop haut, Mais puisque c'en est fait, le coup est sans remède. Qu'aux volontés du roi ce grand courage cède, Il y prend grande part, et son coeur irrité Agira contre vous de pleine autorité. Aussi vous n'avez point de valable défense, Le rang de l'offensé, la grandeur de l'offense, Demandent des devoirs et des submissions, Qui passent le commun des satisfactions. Le roi peut à son gré disposer de ma vie. De trop d'emportement votre faute est suivie. Le roi vous aime encore, apaisez son courroux, Il a dit, Je le veux. Désobéirez-vous ? Monsieur, pour conserver tout ce que j'ai d'estime, Désobéir un peu n'est pas un si grand crime, Et quelque grand qu'il soit, mes services présents Pour le faire abolir sont plus que suffisants. Quoi qu'on fasse d'illustre et de considérable, Jamais à son sujet un Roi n'est redevable : Vous vous flattez beaucoup, et vous devez savoir Que qui sert bien son Roi ne fait que son devoir. Vous vous perdrez, Monsieur, sur cette confiance. Je ne vous en croirai qu'après l'expérience. Vous devez redouter la puissance d'un Roi. Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi. Que toute sa grandeur s'arme pour mon supplice, Tout l'État périra, s'il faut que je périsse. Quoi ? Vous craignez si peu le pouvoir souverain... D'un sceptre qui sans moi tomberait de sa main. Il a trop d'intérêt lui-même en ma personne, Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne. Souffrez que la raison remette vos esprits. Prenez un bon conseil. Le conseil en est pris. Que lui dirai-je enfin ? Je lui dois rendre compte. Que je ne puis du tout consentir à ma honte. Mais songez que les Rois veulent être absolus. Le sort en est jeté, Monsieur, n'en parlons plus. Adieu donc, puisqu'en vain je tâche à vous résoudre Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre. Je l'attendrai sans peur. Mais non pas sans effet. Nous verrons donc par là Don Diègue satisfait. Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces, J'ai le coeur au-dessus des plus fières disgrâces, Et l'on peut me réduire à vivre sans bonheur, Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur. À moi, Comte, deux mots. Parle. Ôte-moi d'un doute. Connais-tu bien Don Diègue ? Oui. Parlons bas, écoute. Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu, La vaillance et l'honneur de son temps ? Le sais-tu ? Peut-être. Cette ardeur que dans les yeux je porte, Sais-tu que c'est son sang ? Le sais-tu ? Que m'importe ? À quatre pas d'ici je te le fais savoir. Jeune présomptueux ! Parle sans t'émouvoir. Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées La valeur n'attend point le nombre des années. Te mesurer à moi ! Qui t'a rendu si vain ? Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main ? Mes pareils à deux fois ne se font point connaître, Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître. Sais-tu bien qui je suis ? Oui, tout autre que moi Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi. Les palmes dont je vois ta tête si couverte Semblent porter écrit le destin de ma perte, J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur, Mais j'aurai trop de force, ayant assez de coeur. À qui venge son père il n'est rien impossible, Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. Ce grand coeur qui paraît aux discours que tu tiens Par tes yeux, chaque jour se découvrait aux miens, Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille, Mon âme avec plaisir te destinait ma fille. Je sais ta passion, et suis ravi de voir Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir, Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime, Que ta haute vertu répond à mon estime, Et que voulant pour gendre un cavalier parfait, Je ne me trompais point au choix que j'avais fait. Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse, J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse. Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal, Dispense ma valeur d'un combat inégal, Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire, À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, On te croirait toujours abattu sans effort, Et j'aurais seulement le regret de ta mort. D'une indigne pitié ton audace est suivie : Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie ! Retire-toi d'ici. Marchons sans discourir. Es-tu si las de vivre ? As-tu peur de mourir ? Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère Qui survit un moment à l'honneur de son père. Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur, Fais agir ta constance en ce coup de malheur, Tu reverras le calme après ce faible orage, Ton bonheur n'est couvert que d'un peu de nuage, Et tu n'as rien perdu pour le voir différer. Mon coeur outré d'ennuis n'ose rien espérer. Un orage si prompt qui trouble une bonace D'un naufrage certain nous porte la menace, Je n'en saurais douter, je péris dans le port. J'aimais, j'étais aimée, et nos pères d'accord, Et je vous en contais la charmante nouvelle Au malheureux moment que naissait leur querelle, Dont le récit fatal, sitôt qu'on vous l'a fait, D'une si douce attente a ruiné l'effet. Maudite ambition, détestable manie, Dont les plus généreux souffrent la tyrannie, Honneur impitoyable à mes plus chers désirs, Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs ! Tu n'as dans leur querelle aucun sujet de craindre, Un moment l'a fait naître, un moment va l'éteindre, Elle a fait trop de bruit pour ne pas s'accorder, Puisque déjà le roi les veut accommoder, Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible, Pour en tarir la source y fera l'impossible. Les accommodements ne font rien en ce point, De si mortels affronts ne se réparent point. En vain on fait agir la force ou la prudence, Si l'on guérit le mal, ce n'est qu'en apparence, La haine que les cours conservent au dedans Nourrit des feux cachés, mais d'autant plus ardents. Le saint noeud qui joindra Don Rodrigue et Chimène Des pères ennemis dissipera la haine, Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort Par un heureux hymen étouffer ce discord. Je le souhaite ainsi plus que je ne l'espère, Don Diègue est trop altier, et je connais mon père Je sens couler des pleurs que je veux retenir, Le passé me tourmente, et je crains l'avenir. Que crains-tu ? D'un vieillard l'impuissante faiblesse ? Rodrigue a du courage. Il a trop de jeunesse. Les hommes valeureux le sont du premier coup. Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup, Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire, Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère. S'il ne m'obéit point, quel comble à mon ennui ! Et s'il peut m'obéir, que dira-t-on de lui ? Étant né ce qu'il est, souffrir un tel outrage ! Soit qu'il cède, ou résiste au feu qui me l'engage, Mon esprit ne peut qu'être ou honteux, ou confus, De son trop de respect, ou d'un juste refus. Chimène a l'âme haute, et quoiqu'intéressée, Elle ne peut souffrir une basse pensée : Mais si jusques au jour de l'accommodement Je fais mon prisonnier de ce parfait amant, Et que j'empêche ainsi l'effet de son courage, Ton esprit amoureux n'aura-t-il point d'ombrage ? Ah ! Madame, en ce cas je n'ai plus de souci. Page, cherchez Rodrigue, et l'amenez ici. Le comte de Gormas et lui... Bon Dieu ! Je tremble. Parlez. De ce palais ils sont sortis ensemble. Seuls ? Seuls, et qui semblaient tout bas se quereller. Sans doute ils sont aux mains, il n'en faut plus parler. Madame, pardonnez à cette promptitude. Hélas ! Que dans l'esprit je sens d'inquiétude ! Je pleure ses malheurs, son amant me ravit, Mon repos m'abandonne, et ma flamme revit. Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine, Et leur division que je vois à regret, Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret. Cette haute vertu qui règne dans votre âme Se rend-elle sitôt à cette lâche flamme ? Ne la nomme point lâche, à présent que chez moi Pompeuse et triomphante elle me fait la loi, Porte-lui du respect, puisqu'elle m'est si chère ; Ma vertu la combat, mais malgré moi j'espère, Et d'un si fol espoir mon coeur mal défendu Vole après un amant que Chimène a perdu. Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage, Et la raison chez vous perd ainsi son usage ? Ah ! Qu'avec peu d'effet on entend la raison, Quand le coeur est atteint d'un si charmant poison ! Et lorsque le malade aime sa maladie, Qu'il a peine à souffrir que l'on y remédie ! Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux ; Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous. Je ne le sais que trop ; mais si ma vertu cède, Apprends comme l'amour flatte un coeur qu'il possède. Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat, Si dessous sa valeur ce grand guerrier s'abat, Je puis en faire cas, je puis l'aimer sans honte. Que ne fera-t-il point, s'il peut vaincre le Comte ? J'ose m'imaginer qu'à ses moindres exploits Les royaumes entiers tomberont sous ses lois, Et mon amour flatteur déjà me persuade Que je le vois assis au trône de Grenade, Les Mores subjugués trembler en l'adorant, L'Aragon recevoir ce nouveau conquérant, Le Portugal se rendre, et ses nobles journées Porter delà les mers ses hautes destinées, Du sang des Africains arroser ses lauriers, Enfin tout ce qu'on dit des plus fameux guerriers, Je l'attends de Rodrigue après cette victoire, Et fais de son amour un sujet de ma gloire. Mais, Madame, voyez où vous portez son bras, En suite d'un combat qui peut-être n'est pas. Rodrigue est offensé, le Comte a fait l'outrage ; Ils sont sortis ensemble : en faut-il davantage ? Eh bien, ils se battront, puisque vous le voulez, Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez ? Que veux-tu ? Je suis folle, et mon esprit s'égare, Tu vois par là quels maux cet amour me prépare. Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis, Et ne me quitte point dans le trouble où je suis. Le Comte est donc si vain et si peu raisonnable ! Ose-t-il croire encor son crime pardonnable ? Je l'ai de votre part longtemps entretenu, J'ai fait mon pouvoir, Sire, et n'ai rien obtenu. Justes cieux ! Ainsi donc un sujet téméraire A si peu de respect et de soin de me plaire ! Il offense Don Diègue, et méprise son Roi ! Au milieu de ma Cour il me donne la loi ! Qu'il soit brave guerrier, qu'il soit grand capitaine, Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine : Fût-il la valeur même et le dieu des combats, Il verra ce que c'est que de n'obéir pas. Quoi qu'ait pu mériter une telle insolence, Je l'ai voulu d'abord traiter sans violence, Mais puisqu'il en abuse, allez dès aujourd'hui, Soit qu'il résiste, ou non, vous assurer de lui. Peut-être un peu de temps le rendrait moins rebelle, On l'a pris tout bouillant encor de sa querelle, Sire, dans la chaleur d'un premier mouvement Un coeur si généreux se rend malaisément ; Il voit bien qu'il a tort, mais une âme si haute N'est pas sitôt réduite à confesser sa faute. Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti Qu'on se rend criminel à prendre son parti. J'obéis, et me tais, mais de grâce encor, sire, Deux mots en sa défense. Et que pouvez-vous dire ? Qu'une âme accoutumée aux grandes actions Ne se peut abaisser à des submissions : Elle n'en conçoit point qui s'expliquent sans honte, Et c'est à ce mot seul qu'a résisté le Comte. Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur, Et vous obéirait, s'il avait moins de coeur. Commandez que son bras, nourri dans les alarmes, Répare cette injure à la pointe des armes, Il satisfera, Sire ; et vienne qui voudra, Attendant qu'il l'ait su, voici qui répondra. Vous perdez le respect, mais je pardonne à l'âge, Et j'excuse l'ardeur en un jeune courage. Un roi dont la prudence a de meilleurs objets Est meilleur ménager du sang de ses sujets ; Je veille pour les miens, mes soucis les conservent, Comme le chef a soin des membres qui le servent. Ainsi votre raison n'est pas raison pour moi, Vous parlez en soldat, je dois agir en Roi, Et quoi qu'on veuille dire, et quoi qu'il ose croire, Le comte à m'obéir ne peut perdre sa gloire. D'ailleurs l'affront me touche, il a perdu d'honneur Celui que de mon fils j'ai fait le gouverneur. S'attaquer à mon choix, c'est se prendre à moi-même, Et faire un attentat sur le pouvoir suprême. N'en parlons plus. Au reste, on a vu dix vaisseaux De nos vieux ennemis arborer les drapeaux, Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître. Les Mores ont appris par force à vous connaître, Et tant de fois vaincus, ils ont perdu le coeur De se plus hasarder contre un si grand vainqueur. Ils ne verront jamais sans quelque jalousie Mon sceptre en dépit d'eux régir l'Andalousie ; Et ce pays si beau qu'ils ont trop possédé Avec un oeil d'envie est toujours regardé. C'est l'unique raison qui m'a fait dans Séville Placer depuis dix ans le trône de Castille, Pour les voir de plus près, et d'un ordre plus prompt Renverser aussitôt ce qu'ils entreprendront. Ils savent aux dépens de leurs plus dignes têtes Combien votre présence assure vos conquêtes, Vous n'avez rien à craindre. Et rien à négliger, Le trop de confiance attire le danger, Et vous n'ignorez pas qu'avec fort peu de peine Un flux de pleine mer jusqu'ici les amène. Toutefois j'aurais tort de jeter dans les coeurs, L'avis étant mal sûr, de paniques terreurs, L'effroi que produirait cette alarme inutile Dans la nuit qui survient troublerait trop la ville. Faites doubler la garde aux murs et sur le port. C'est assez pour ce soir. Sire, le Comte est mort, Don Diègue par son fils a vengé son offense. Dès que j'ai su l'affront, j'ai prévu la vengeance ; Et j'ai voulu dès lors prévenir ce malheur. Chimène à vos genoux apporte sa douleur, Elle vient toute en pleurs vous demander justice. Bien qu'à ses déplaisirs mon âme compatisse, Ce que le Comte a fait semble avoir mérité Ce digne châtiment de sa témérité. Quelque juste pourtant que puisse être sa peine, Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine. Après un long service à mon état rendu, Après son sang pour moi mille fois répandu, À quelques sentiments que son orgueil m'oblige, Sa perte m'affaiblit, et son trépas m'afflige. Sire, sire, justice. Ah ! Sire, écoutez-nous. Je me jette à vos pieds. J'embrasse vos genoux. Je demande justice. Entendez ma défense. D'un jeune audacieux punissez l'insolence. Il a de votre sceptre abattu le soutien, Il a tué mon père. Il a vengé le sien. Au sang de ses sujets un Roi doit la justice. Pour la juste vengeance il n'est point de supplice. Levez-vous l'un et l'autre, et parlez à loisir. Chimène, je prends part à votre déplaisir ; D'une égale douleur je sens mon âme atteinte. Vous parlerez après ne troublez pas sa plainte. Sire, mon père est mort, mes yeux ont vu son sang Couler à gros bouillons de son généreux flanc, Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles, Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles, Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux De se voir répandu pour d'autres que pour vous, Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre, Rodrigue en votre Cour vient d'en couvrir la Terre. J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur : Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur, Sire, la voix me manque à ce récit funeste, Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste. Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui Ton Roi te veut servir de père au lieu de lui. Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie. Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie ; Son flanc était ouvert ; et pour mieux m'émouvoir, Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ; Ou plutôt sa valeur en cet état réduite Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite ; Et pour se faire entendre au plus juste des rois, Par cette triste bouche elle empruntait ma voix. Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance Règne devant vos yeux une telle licence ; Que les plus valeureux, avec impunité, Soient exposés aux coups de la témérité ; Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire, Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire. Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir Éteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir. Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance, Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance. Vous perdez en la mort d'un homme de son rang : Vengez-la par une autre, et le sang par le sang. Immolez, non à moi, mais à votre couronne, Mais à votre grandeur, mais à votre personne ; Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l'État Tout ce qu'enorgueillit un si haut attentat. Don Diègue, répondez. Qu'on est digne d'envie Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie, Et qu'un long âge apprête aux hommes généreux, Au bout de leur carrière, un destin malheureux ! Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire, Moi, que jadis partout a suivi la victoire, Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu, Recevoir un affront et demeurer vaincu. Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade, Ce que n'a pu jamais Aragon ni Grenade, Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux, Le Comte en votre Cour l'a fait presque à vos yeux, Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage Que lui donnait sur moi l'impuissance de l'âge. Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois, Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois, Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie, Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie, Si je n'eusse produit un fils digne de moi, Digne de son pays et digne de son roi. Il m'a prêté sa main, il a tué le Comte ; Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte. Si montrer du courage et du ressentiment, Si venger un soufflet mérite un châtiment, Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête : Quand le bras a failli, l'on en punit la tête. Qu'on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats, Sire, j'en suis la tête, il n'en est que le bras. Si Chimène se plaint qu'il a tué son père, Il ne l'eût jamais fait si je l'eusse pu faire. Immolez donc ce chef que les ans vont ravir, Et conservez pour vous le bras qui peut servir. Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène : Je n'y résiste point, je consens à ma peine ; Et loin de murmurer d'un rigoureux décret, Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret. L'affaire est d'importance, et, bien considérée, Mérite en plein conseil d'être délibérée. Don Sanche, remettez Chimène en sa maison. Don Diègue aura ma Cour et sa foi pour prison. Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice. Il est juste, grand roi, qu'un meurtrier périsse. Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs. M'ordonner du repos, c'est croître mes malheurs. Rodrigue, qu'as-tu fait ? Où viens-tu, misérable ? Suivre le triste cours de mon sort déplorable. Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil, De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ? Quoi ? Viens-tu jusqu'ici braver l'ombre du Comte ? Ne l'as-tu pas tué ? Sa vie était ma honte : Mon honneur de ma main a voulu cet effort. Mais chercher ton asile en la maison du mort ! Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ? Et je n'y viens aussi que m'offrir à mon juge. Ne me regarde plus d'un visage étonné ; Je cherche le trépas après l'avoir donné. Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène : Je mérite la mort de mériter sa haine, Et j'en viens recevoir, comme un bien souverain, Et l'arrêt de sa bouche, et le coup de sa main. Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence ; À ses premiers transports dérobe ta présence : Va, ne t'expose point aux premiers mouvements Que poussera l'ardeur de ses ressentiments. Non, non, ce cher objet à qui j'ai pu déplaire Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère ; Et j'évite cent morts qui me vont accabler, Si pour mourir plus tôt je puis la redoubler. Chimène est au palais, de pleurs toute baignée, Et n'en reviendra point que bien accompagnée. Rodrigue, fuis, de grâce : ôte-moi de souci. Que ne dira-t-on point si l'on te voit ici ? Veux-tu qu'un médisant, pour comble à sa misère, L'accuse d'y souffrir l'assassin de son père ? Elle va revenir ; elle vient, je la vois : Du moins, pour son honneur, Rodrigue, cache-toi. Oui, Madame, il vous faut de sanglantes victimes : Votre colère est juste, et vos pleurs légitimes ; Et je n'entreprends pas, à force de parler, Ni de vous adoucir, ni de vous consoler. Mais si de vous servir je puis être capable, Employez mon épée à punir le coupable ; Employez mon amour à venger cette mort : Sous vos commandements mon bras sera trop fort. Malheureuse ! De grâce, acceptez mon service. J'offenserais le roi, qui m'a promis justice. Vous savez qu'elle marche avec tant de langueur, Qu'assez souvent le crime échappe à sa longueur ; Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes. Souffrez qu'un cavalier vous venge par les armes. La voie en est plus sûre, et plus prompte à punir. C'est le dernier remède ; et s'il y faut venir, Et que de mes malheurs cette pitié vous dure, Vous serez libre alors de venger mon injure. C'est l'unique bonheur où mon âme prétend ; Et pouvant l'espérer, je m'en vais trop content. Enfin je me vois libre, et je puis sans contrainte De mes vives douleurs te faire voir l'atteinte ; Je puis donner passage à mes tristes soupirs ; Je puis t'ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs. Mon père est mort, Elvire ; et la première épée Dont s'est armé Rodrigue, a sa trame coupée. Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ! La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau, Et m'oblige à venger, après ce coup funeste, Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste. Reposez-vous, madame. Ah ! Que mal à propos Dans un malheur si grand tu parles de repos ! Par où sera jamais ma douleur apaisée, Si je ne puis haïr la main qui l'a causée ? Et que dois-je espérer qu'un tourment éternel, Si je poursuis un crime, aimant le criminel ? Il vous prive d'un père, et vous l'aimez encore ! C'est peu de dire aimer, Elvire : je l'adore ; Ma passion s'oppose à mon ressentiment ; Dedans mon ennemi je trouve mon amant ; Et je sens qu'en dépit de toute ma colère, Rodrigue dans mon coeur combat encor mon père : Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend, Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant ; Mais en ce dur combat de colère et de flamme, Il déchire mon coeur sans partager mon âme ; Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir, Je ne consulte point pour suivre mon devoir : Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige. Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'afflige ; Mon coeur prend son parti ; mais malgré son effort, Je sais ce que je suis, et que mon père est mort. Pensez-vous le poursuivre ? Ah ! Cruelle pensée ! Et cruelle poursuite où je me vois forcée ! Je demande sa tête, et crains de l'obtenir : Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir ! Quittez, quittez, Madame, un dessein si tragique ; Ne vous imposez point de loi si tyrannique. Quoi ! Mon père étant mort, et presque entre mes bras, Son sang criera vengeance, et je ne l'orrai pas ! Mon coeur, honteusement surpris par d'autres charmes, Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes ! Et je pourrai souffrir qu'un amour suborneur Sous un lâche silence étouffe mon honneur ! Madame, croyez-moi, vous serez excusable D'avoir moins de chaleur contre un objet aimable, Contre un amant si cher : vous avez assez fait, Vous avez vu le roi ; n'en pressez point l'effet, Ne vous obstinez point en cette humeur étrange. Il y va de ma gloire, il faut que je me venge ; Et de quoi que nous flatte un désir amoureux, Toute excuse est honteuse aux esprits généreux. Mais vous aimez Rodrigue, il ne vous peut déplaire. Je l'avoue. Après tout, que pensez-vous donc faire ? Pour conserver ma gloire et finir mon ennui, Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui. Eh bien ! Sans vous donner la peine de poursuivre, Assurez-vous l'honneur de m'empêcher de vivre. Elvire, où sommes-nous, et qu'est-ce que je vois ? Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi ! N'épargnez point mon sang : goûtez sans résistance La douceur de ma perte et de votre vengeance. Hélas ! Écoute-moi. Je me meurs. Un moment. Va, laisse-moi mourir. Quatre mots seulement : Après ne me réponds qu'avec cette épée. Quoi ! Du sang de mon père encor toute trempée ! Ma Chimène... Ôte-moi cet objet odieux, Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux. Regarde-le plutôt pour exciter ta haine, Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine. Il est teint de mon sang. Plonge-le dans le mien, Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien. Ah ! Quelle cruauté, qui tout en un jour tue Le père par le fer, la fille par la vue ! Ôte-moi cet objet, je ne le puis souffrir : Tu veux que je t'écoute, et tu me fais mourir ! Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l'envie De finir par tes mains ma déplorable vie ; Car enfin n'attends pas de mon affection Un lâche repentir d'une bonne action. L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte Déshonorait mon père, et me couvrait de honte. Tu sais comme un soufflet touche un homme de coeur ; J'avais part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur : Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père ; Je le ferais encor, si j'avais à le faire. Ce n'est pas qu'en effet contre mon père et moi Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi ; Juge de son pouvoir : dans une telle offense J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance. Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront, J'ai pensé qu'à son tour mon bras était trop prompt ; Je me suis accusé de trop de violence ; Et ta beauté sans doute emportait la balance, À moins que d'opposer à tes plus forts appas Qu'un homme sans honneur ne te méritait pas ; Que malgré cette part que j'avais en ton âme, Qui m'aima généreux me haïrait infâme ; Qu'écouter ton amour, obéir à sa voix, C'était m'en rendre indigne et diffamer ton choix. Je te le dis encore ; et quoique j'en soupire, Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire : Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porter Pour effacer ma honte, et pour te mériter ; Mais quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père, C'est maintenant à toi que je viens satisfaire : C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois. J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois. Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime ; Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime : Immole avec courage au sang qu'il a perdu Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu. Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie, Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infâmie ; Et de quelque façon qu'éclatent mes douleurs, Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs. Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage, Demandait à l'ardeur d'un généreux courage : Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien ; Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien. Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire ; Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire : Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger, Ma gloire à soutenir, et mon père à venger. Hélas ! Ton intérêt ici me désespère : Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père, Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir ; Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes, Quand une main si chère eût essuyé mes larmes. Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ; Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ; Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine, Me force à travailler moi-même à ta ruine. Car enfin n'attends pas de mon affection De lâches sentiments pour ta punition. De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne, Ma générosité doit répondre à la tienne : Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi ; Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi. Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne : Il demande ma tête, et je te l'abandonne ; Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt : Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt. Attendre après mon crime une lente justice, C'est reculer ta gloire autant que mon supplice. Je mourrai trop heureux, mourant d'un coup si beau. Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau. Si tu m'offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ? Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ; C'est d'un autre que toi qu'il me faut l'obtenir, Et je dois te poursuivre, et non pas te punir. De quoi qu'en ma faveur notre amour t'entretienne, Ta générosité doit répondre à la mienne ; Et pour venger un père emprunter d'autres bras, Ma Chimène, crois-moi, c'est n'y répondre pas : Ma main seule du mien a su venger l'offense, Ta main seule du tien doit prendre la vengeance. Cruel ! À quel propos sur ce point t'obstiner ? Tu t'es vengé sans aide, et tu m'en veux donner ! Je suivrai ton exemple, et j'ai trop de courage Pour souffrir qu'avec toi ma gloire se partage. Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir Aux traits de ton amour ni de ton désespoir. Rigoureux point d'honneur ! Hélas ! Quoi que je fasse, Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ? Au nom d'un père mort, ou de notre amitié, Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié. Ton malheureux amant aura bien moins de peine À mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine. Va, je ne te hais point. Tu le dois. Je ne puis. Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ? Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure, Que ne publieront point l'envie et l'imposture ! Force-les au silence, et sans plus discourir, Sauve ta renommée en me faisant mourir. Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ; Et je veux que la voix de la plus noire envie Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis, Sachant que je t'adore et que je te poursuis. Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême Ce qu'il faut que je perde, encore que je l'aime. Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ : Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasard. La seule occasion qu'aura la médisance, C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence : Ne lui donne point lieu d'attaquer ma vertu. Que je meure ! Va-t'en. À quoi te résous-tu ? Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père ; Mais malgré la rigueur d'un si cruel devoir, Mon unique souhait est de ne rien pouvoir. Ô miracle d'amour ! Ô comble de misères ! Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! Rodrigue, qui l'eût cru ? Chimène, qui l'eût dit ? Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ? Et que si près du port, contre toute apparence, Un orage si prompt brisât notre espérance ? Ah ! Mortelles douleurs ! Ah ! Regrets superflus ! Va-t'en, encore un coup, je ne t'écoute plus. Adieu : je vais traîner une mourante vie, Tant que par ta poursuite elle me soit ravie. Si j'en obtiens l'effet, je t'engage ma foi De ne respirer pas un moment après toi. Adieu : sors, et surtout garde bien qu'on te voie. Madame, quelques maux que le ciel nous envoie... Ne m'importune plus, laisse-moi soupirer, Je cherche le silence et la nuit pour pleurer. Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse : Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ; Toujours quelques soucis en ces événements Troublent la pureté de nos contentements. Au milieu du bonheur mon âme en sent l'atteinte : Je nage dans la joie, et je tremble de crainte. J'ai vu mort l'ennemi qui m'avait outragé ; Et je ne saurais voir la main qui m'a vengé. En vain je m'y travaille, et d'un soin inutile, Tout cassé que je suis, je cours toute la ville : Ce peu que mes vieux ans m'ont laissé de vigueur Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur. À toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre, Je pense l'embrasser, et n'embrasse qu'une ombre ; Et mon amour, déçu par cet objet trompeur, Se forme des soupçons qui redoublent ma peur. Je ne découvre point de marques de sa fuite ; Je crains du comte mort les amis et la suite ; Leur nombre m'épouvante, et confond ma raison. Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison. Justes cieux ! Me trompé-je encore à l'apparence, Ou si je vois enfin mon unique espérance ? C'est lui, n'en doutons plus ; mes voeux sont exaucés, Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessés. Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie ! Hélas ! Ne mêle point de soupirs à ma joie ; Laisse-moi prendre haleine afin de te louer. Ma valeur n'a point lieu de te désavouer : Tu l'as bien imitée, et ton illustre audace Fait bien revivre en toi les héros de ma race : C'est d'eux que tu descends, c'est de moi que tu viens : Ton premier coup d'épée égale tous les miens ; Et d'une belle ardeur ta jeunesse animée Par cette grande épreuve atteint ma renommée. Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur, Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l'honneur, Viens baiser cette joue, et reconnais la place Où fut empreint l'affront que ton courage efface. L'honneur vous en est dû : je ne pouvais pas moins, Étant sorti de vous et nourri par vos soins. Je m'en tiens trop heureux, et mon âme est ravie Que mon coup d'essai plaise à qui je dois la vie ; Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux Si je m'ose à mon tour satisfaire après vous. Souffrez qu'en liberté mon désespoir éclate ; Assez et trop longtemps votre discours le flatte. Je ne me repens point de vous avoir servi ; Mais rendez-moi le bien que ce coup m'a ravi. Mon bras, pour vous venger, armé contre ma flamme, Par ce coup glorieux m'a privé de mon âme ; Ne me dites plus rien ; pour vous j'ai tout perdu : Ce que je vous devais, je vous l'ai bien rendu. Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire : Je t'ai donné la vie, et tu me rends ma gloire ; Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour, D'autant plus maintenant je te dois de retour. Mais d'un coeur magnanime éloigne ces faiblesses ; Nous n'avons qu'un honneur, il est tant de maîtresses ! L'amour n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir. Ah ! Que me dites-vous ? Ce que tu dois savoir. Mon honneur offensé sur moi-même se venge ; Et vous m'osez pousser à la honte du change ! L'infamie est pareille, et suit également Le guerrier sans courage et le perfide amant. À ma fidélité ne faites point d'injure ; Souffrez-moi généreux sans me rendre parjure : Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus ; Ma foi m'engage encor si je n'espère plus ; Et ne pouvant quitter ni posséder Chimène, Le trépas que je cherche est ma plus douce peine. Il n'est pas temps encor de chercher le trépas : Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras. La flotte qu'on craignait, dans ce grand fleuve entrée, Croit surprendre la ville et piller la contrée. Les Mores vont descendre, et le flux et la nuit Dans une heure à nos murs les amène sans bruit. La Cour est en désordre, et le peuple en alarmes : On n'entend que des cris, on ne voit que des larmes. Dans ce malheur public mon bonheur a permis Que j'ai trouvé chez moi cinq cents de mes amis, Qui sachant mon affront, poussés d'un même zèle, Se venaient tous offrir à venger ma querelle. Tu les as prévenus ; mais leurs vaillantes mains Se tremperont bien mieux au sang des Africains. Va marcher à leur tête où l'honneur te demande : C'est toi que veut pour chef leur généreuse bande. De ces vieux ennemis va soutenir l'abord : Là, si tu veux mourir, trouve une belle mort ; Prends-en l'occasion, puisqu'elle t'est offerte ; Fais devoir à ton roi son salut à ta perte ; Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front. Ne borne pas ta gloire à venger un affront ; Porte-la plus avant : force par ta vaillance Ce monarque au pardon, et Chimène au silence ; Si tu l'aimes, apprends que revenir vainqueur, C'est l'unique moyen de regagner son coeur. Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles ; Je t'arrête en discours, et je veux que tu voles. Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi Que ce qu'il perd au comte il le recouvre en toi. N'est-ce point un faux bruit ? Le sais-tu bien, Elvire ? Vous ne croiriez jamais comme chacun l'admire, Et porte jusqu'au ciel, d'une commune voix, De ce jeune héros les glorieux exploits. Les Mores devant lui n'ont paru qu'à leur honte ; Leur abord fut bien prompt, leur fuite encor plus prompte. Trois heures de combat laissent à nos guerriers Une victoire entière et deux rois prisonniers. La valeur de leur chef ne trouvait point d'obstacles. Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles ? De ses nobles efforts ces deux rois sont le prix : Sa main les a vaincus, et sa main les a pris. De qui peux-tu savoir ces nouvelles étranges ? Du peuple, qui partout fait sonner ses louanges, Le nomme de sa joie et l'objet et l'auteur, Son ange tutélaire, et son libérateur. Et le roi, de quel oeil voit-il tant de vaillance ? Rodrigue n'ose encor paraître en sa présence ; Mais Don Diègue ravi lui présente enchaînés, Au nom de ce vainqueur, ces captifs couronnés, Et demande pour grâce à ce généreux prince Qu'il daigne voir la main qui sauve la province. Mais n'est-il point blessé ? Je n'en ai rien appris. Vous changez de couleur ! Reprenez vos esprits. Reprenons donc aussi ma colère affaiblie : Pour avoir soin de lui faut-il que je m'oublie ? On le vante, on le loue, et mon coeur y consent ! Mon honneur est muet, mon devoir impuissant ! Silence, mon amour, laisse agir ma colère : S'il a vaincu deux rois, il a tué mon père ; Ces tristes vêtements, où je lis mon malheur, Sont les premiers effets qu'ait produits sa valeur ; Et quoi qu'on die ailleurs d'un coeur si magnanime, Ici tous les objets me parlent de son crime. Vous qui rendez la force à mes ressentiments, Voiles, crêpes, habits, lugubres ornements, Pompe que me prescrit sa première victoire, Contre ma passion soutenez bien ma gloire ; Et lorsque mon amour prendra trop de pouvoir, Parlez à mon esprit de mon triste devoir, Attaquez sans rien craindre une main triomphante. Modérez ces transports, voici venir l'Infante. Je ne viens pas ici consoler tes douleurs ; Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs. Prenez bien plutôt part à la commune joie, Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie, Madame : autre que moi n'a droit de soupirer. Le péril dont Rodrigue a su nous retirer, Et le salut public que vous rendent ses armes, À moi seule aujourd'hui souffrent encor les larmes : Il a sauvé la ville, il a servi son roi ; Et son bras valeureux n'est funeste qu'à moi. Ma Chimène, il est vrai qu'il a fait des merveilles. Déjà ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ; Et je l'entends partout publier hautement Aussi brave guerrier que malheureux amant. Qu'a de fâcheux pour toi ce discours populaire ? Ce jeune Mars qu'il loue a su jadis te plaire : Il possédait ton âme, il vivait sous tes lois ; Et vanter sa valeur, c'est honorer ton choix. Chacun peut la vanter avec quelque justice ; Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice. On aigrit ma douleur en l'élevant si haut : Je vois ce que je perds quand je vois ce qu'il vaut. Ah ! Cruels déplaisirs à l'esprit d'une amante ! Plus j'apprends son mérite, et plus mon feu s'augmente : Cependant mon devoir est toujours le plus fort, Et malgré mon amour, va poursuivre sa mort. Hier ce devoir te mit en une haute estime ; L'effort que tu te fis parut si magnanime, Si digne d'un grand coeur, que chacun à la Cour Admirait ton courage et plaignait ton amour. Mais croirais-tu l'avis d'une amitié fidèle ? Ne vous obéir pas me rendrait criminelle. Ce qui fut juste alors ne l'est plus aujourd'hui. Rodrigue maintenant est notre unique appui, L'espérance et l'amour d'un peuple qui l'adore, Le soutien de Castille, et la terreur du More. Le roi même est d'accord de cette vérité, Que ton père en lui seul se voit ressuscité ; Et si tu veux enfin qu'en deux mots je m'explique, Tu poursuis en sa mort la ruine publique. Quoi ! Pour venger un père est-il jamais permis De livrer sa patrie aux mains des ennemis ? Contre nous ta poursuite est-elle légitime, Et pour être punis avons-nous part au crime ? Ce n'est pas qu'après tout tu doives épouser Celui qu'un père mort t'obligeait d'accuser : Je te voudrais moi-même en arracher l'envie ; Ôte-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie. Ah ! Ce n'est pas à moi d'avoir tant de bonté ; Le devoir qui m'aigrit n'a rien de limité. Quoique pour ce vainqueur mon amour s'intéresse, Quoiqu'un peuple l'adore et qu'un roi le caresse, Qu'il soit environné des plus vaillants guerriers, J'irai sous mes cyprès accabler ses lauriers. C'est générosité quand pour venger un père Notre devoir attaque une tête si chère ; Mais c'en est une encor d'un plus illustre rang, Quand on donne au public les intérêts du sang. Non, crois-moi, c'est assez que d'éteindre ta flamme ; Il sera trop puni s'il n'est plus dans ton âme. Que le bien du pays t'impose cette loi : Aussi bien, que crois-tu que t'accorde le roi ? Il peut me refuser, mais je ne puis me taire. Pense bien, ma Chimène, à ce que tu veux faire. Adieu : tu pourras seule y penser à loisir. Après mon père mort, je n'ai point à choisir. Généreux héritier d'une illustre famille, Qui fut toujours la gloire et l'appui de Castille, Race de tant d'aïeux en valeur signalés, Que l'essai de la tienne a sitôt égalés, Pour te récompenser ma force est trop petite ; Et j'ai moins de pouvoir que tu n'as de mérite. Le pays délivré d'un si rude ennemi, Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi, Et les Mores défaits avant qu'en ces alarmes J'eusse pu donner ordre à repousser leurs armes, Ne sont point des exploits qui laissent à ton roi Le moyen ni l'espoir de s'acquitter vers toi. Mais deux rois tes captifs feront ta récompense. Ils t'ont nommé tous deux leur Cid en ma présence : Puisque Cid en leur langue est autant que seigneur, Je ne t'envierai pas ce beau titre d'honneur. Sois désormais le Cid : qu'à ce grand nom tout cède ; Qu'il comble d'épouvante et Grenade et Tolède, Et qu'il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois Et ce que tu me vaux, et ce que je te dois. Que votre majesté, Sire, épargne ma honte. D'un si faible service elle fait trop de conte, Et me force à rougir devant un si grand roi De mériter si peu l'honneur que j'en reçois. Je sais trop que je dois au bien de votre empire, Et le sang qui m'anime, et l'air que je respire ; Et quand je les perdrai pour un si digne objet, Je ferai seulement le devoir d'un sujet. Tous ceux que ce devoir à mon service engage Ne s'en acquittent pas avec même courage ; Et lorsque la valeur ne va point dans l'excès, Elle ne produit point de si rares succès. Souffre donc qu'on te loue, et de cette victoire Apprends-moi plus au long la véritable histoire. Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant, Qui jeta dans la ville un effroi si puissant, Une troupe d'amis chez mon père assemblée Sollicita mon âme encor toute troublée... Mais, Sire, pardonnez à ma témérité, Si j'osai l'employer sans votre autorité : Le péril approchait ; leur brigade était prête ; Me montrant à la Cour, je hasardais ma tête ; Et s'il fallait la perdre, il m'était bien plus doux De sortir de la vie en combattant pour vous. J'excuse ta chaleur à venger ton offense ; Et l'État défendu me parle en ta défense : Crois que dorénavant Chimène a beau parler, Je ne l'écoute plus que pour la consoler. Mais poursuis. Sous moi donc cette troupe s'avance, Et porte sur le front une mâle assurance. Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port, Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, Les plus épouvantés reprenaient de courage ! J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés, Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ; Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure, Brûlant d'impatience autour de moi demeure, Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit, Passe une bonne part d'une si belle nuit. Par mon commandement la garde en fait de même, Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ; Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ; L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort Les Mores et la mer montent jusques au port. On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille ; Point de soldats au port, point aux murs de la ville. Notre profond silence abusant leurs esprits, Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris ; Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent, Et courent se livrer aux mains qui les attendent. Nous nous levons alors, et tous en même temps Poussons jusques au ciel mille cris éclatants. Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ; Ils paraissent armés, les Mores se confondent, L'épouvante les prend à demi descendus ; Avant que de combattre, ils s'estiment perdus. Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ; Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre, Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang, Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang. Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ; Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient : La honte de mourir sans avoir combattu Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu. Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges, De notre sang au leur font d'horribles mélanges ; Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port, Sont des champs de carnage où triomphe la mort. Ô combien d'actions, combien d'exploits célèbres Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres, Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait, Ne pouvait discerner où le sort inclinait ! J'allais de tous côtés encourager les nôtres, Faire avancer les uns, et soutenir les autres, Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour, Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour. Mais enfin sa clarté montre notre avantage : Le More voit sa perte, et perd soudain courage ; Et voyant un renfort qui nous vient secourir, L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir. Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles, Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables, Font retraite en tumulte, et sans considérer Si leurs rois avec eux peuvent se retirer. Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte : Le flux les apporta ; le reflux les remporte, Cependant que leurs rois, engagés parmi nous, Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups, Disputent vaillamment et vendent bien leur vie. À se rendre moi-même en vain je les convie : Le cimeterre au poing ils ne m'écoutent pas ; Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats, Et que seuls désormais en vain ils se défendent, Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent. Je vous les envoyai tous deux en même temps ; Et le combat cessa faute de combattants. C'est de cette façon que, pour votre service... Sire, Chimène vient vous demander justice. La fâcheuse nouvelle, et l'importun devoir ! Va, je ne la veux pas obliger à te voir. Pour tous remerciements il faut que je te chasse ; Mais avant que sortir, viens, que ton roi t'embrasse. Chimène le poursuit, et voudrait le sauver. On m'a dit qu'elle l'aime, et je vais l'éprouver. Montrez un oeil plus triste. Enfin soyez contente, Chimène, le succès répond à votre attente : Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus, Il est mort à nos yeux des coups qu'il a reçus ; Rendez grâces au ciel, qui vous en a vengée. Voyez comme déjà sa couleur est changée. Mais voyez qu'elle pâme, et d'un amour parfait, Dans cette pâmoison, Sire, admirez l'effet. Sa douleur a trahi les secrets de son âme, Et ne vous permet plus de douter de sa flamme. Quoi ! Rodrigue est donc mort ? Non, non, il voit le jour, Et te conserve encore un immuable amour : Calme cette douleur qui pour lui s'intéresse. Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse : Un excès de plaisir nous rend tous languissants, Et quand il surprend l'âme, il accable les sens. Tu veux qu'en ta faveur nous croyions l'impossible ? Chimène, ta douleur a paru trop visible. Eh bien ! Sire, ajoutez ce comble à mon malheur, Nommez ma pâmoison l'effet de ma douleur : Un juste déplaisir à ce point m'a réduite. Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite ; S'il meurt des coups reçus pour le bien du pays, Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis : Une si belle fin m'est trop injurieuse. Je demande sa mort, mais non pas glorieuse, Non pas dans un éclat qui l'élève si haut, Non pas au lit d'honneur, mais sur un échafaud ; Qu'il meure pour mon père, et non pour la patrie ; Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie. Mourir pour le pays n'est pas un triste sort ; C'est s'immortaliser par une belle mort. J'aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ; Elle assure l'État, et me rend ma victime, Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers, Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers ; Et pour dire en un mot ce que j'en considère, Digne d'être immolée aux mânes de mon père... Hélas ! À quel espoir me laissé-je emporter ! Rodrigue de ma part n'a rien à redouter : Que pourraient contre lui des larmes qu'on méprise ? Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ; Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ; Il triomphe de moi comme des ennemis. Dans leur sang répandu la justice étouffée Aux crimes du vainqueur sert d'un nouveau trophée : Nous en croissons la pompe, et le mépris des lois Nous fait suivre son char au milieu de deux rois. Ma fille, ces transports ont trop de violence. Quand on rend la justice, on met tout en balance : On a tué ton père, il était l'agresseur ; Et la même équité m'ordonne la douceur. Avant que d'accuser ce que j'en fais paraître, Consulte bien ton coeur : Rodrigue en est le maître, Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi, Dont la faveur conserve un tel amant pour toi. Pour moi ! Mon ennemi ! L'objet de ma colère ! L'auteur de mes malheurs ! L'assassin de mon père ! De ma juste poursuite on fait si peu de cas Qu'on me croit obliger en ne m'écoutant pas ! Puisque vous refusez la justice à mes larmes, Sire, permettez-moi de recourir aux armes ; C'est par là seulement qu'il a su m'outrager, Et c'est aussi par là que je me dois venger. À tous vos cavaliers je demande sa tête : Oui, qu'un d'eux me l'apporte, et je suis sa conquête ; Qu'ils le combattent, sire ; et le combat fini, J'épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni. Sous votre autorité souffrez qu'on le publie. Cette vieille coutume en ces lieux établie, Sous couleur de punir un injuste attentat, Des meilleurs combattants affaiblit un État ; Souvent de cet abus le succès déplorable Opprime l'innocent, et soutient le coupable. J'en dispense Rodrigue : il m'est trop précieux Pour l'exposer aux coups d'un sort capricieux ; Et quoi qu'ait pu commettre un coeur si magnanime, Les Mores en fuyant ont emporté son crime. Quoi ! Sire, pour lui seul vous renversez des lois Qu'a vu toute la Cour observer tant de fois ! Que croira votre peuple, et que dira l'envie, Si sous votre défense il ménage sa vie, Et s'en fait un prétexte à ne paraître pas Où tous les gens d'honneur cherchent un beau trépas ? De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire : Qu'il goûte sans rougir les fruits de sa victoire. Le Comte eut de l'audace ; il l'en a su punir : Il l'a fait en brave homme, et le doit maintenir. Puisque vous le voulez, j'accorde qu'il le fasse ; Mais d'un guerrier vaincu mille prendraient la place, Et le prix que Chimène au vainqueur a promis De tous mes cavaliers ferait ses ennemis. L'opposer seul à tous serait trop d'injustice : Il suffit qu'une fois il entre dans la lice. Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ; Mais après ce combat ne demande plus rien. N'excusez point par là ceux que son bras étonne : Laissez un champ ouvert, où n'entrera personne. Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd'hui, Quel courage assez vain s'oserait prendre à lui ? Qui se hasarderait contre un tel adversaire ? Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ? Faites ouvrir le champ : vous voyez l'assaillant ; Je suis ce téméraire, ou plutôt ce vaillant. Accordez cette grâce à l'ardeur qui me presse, Madame : vous savez quelle est votre promesse. Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ? Sire, je l'ai promis. Soyez prêt à demain. Non, sire, il ne faut pas différer davantage : On est toujours trop prêt quand on a du courage. Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant ! Rodrigue a pris haleine en vous la racontant. Du moins une heure ou deux je veux qu'il se délasse. Mais de peur qu'en exemple un tel combat ne passe, Pour témoigner à tous qu'à regret je permets Un sanglant procédé qui ne me plut jamais, De moi ni de ma Cour il n'aura la présence. Vous seul des combattants jugerez la vaillance : Ayez soin que tous deux fassent en gens de Cour, Et le combat fini, m'amenez le vainqueur. Qui qu'il soit, même prix est acquis à sa peine : Je le veux de ma main présenter à Chimène, Et que pour récompense il reçoive sa foi. Quoi ! Sire, m'imposer une si dure loi ! Tu t'en plains ; mais ton feu, loin d'avouer ta plainte, Si Rodrigue est vainqueur, l'accepte sans contrainte. Cesse de murmurer contre un arrêt si doux : Qui que ce soit des deux, j'en ferai ton époux. Quoi ! Rodrigue, en plein jour ! D'où te vient cette audace ? Va, tu me perds d'honneur ; retire-toi, de grâce. Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu, Avant le coup mortel, dire un dernier adieu : Cet immuable amour qui sous vos lois m'engage N'ose accepter ma mort sans vous en faire hommage. Tu vas mourir ! Je cours à ces heureux moments Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments. Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable Qu'il donne l'épouvante à ce coeur indomptable ? Qui t'a rendu si faible, ou qui le rend si fort ? Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort ! Celui qui n'a pas craint les Mores, ni mon père, Va combattre Don Sanche, et déjà désespère ! Ainsi donc au besoin ton courage s'abat ! Je cours à mon supplice, et non pas au combat ; Et ma fidèle ardeur sait bien m'ôter l'envie, Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie. J'ai toujours même coeur ; mais je n'ai point de bras Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas ; Et déjà cette nuit m'aurait été mortelle, Si j'eusse combattu pour ma seule querelle ; Mais défendant mon roi, son peuple et mon pays, À me défendre mal je les aurais trahis. Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie, Qu'il en veuille sortir par une perfidie. Maintenant qu'il s'agit de mon seul intérêt, Vous demandez ma mort, j'en accepte l'arrêt. Votre ressentiment choisit la main d'un autre (Je ne méritais pas de mourir de la vôtre) : On ne me verra point en repousser les coups ; Je dois plus de respect à qui combat pour vous ; Et ravi de penser que c'est de vous qu'ils viennent, Puisque c'est votre honneur que ses armes soutiennent, Je vais lui présenter mon estomac ouvert, Adorant en sa main la vôtre qui me perd. Si d'un triste devoir la juste violence, Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance, Prescrit à ton amour une si forte loi Qu'il te rend sans défense à qui combat pour moi, En cet aveuglement ne perds pas la mémoire Qu'ainsi que de ta vie il y va de ta gloire, Et que dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu, Quand on le saura mort, on le croira vaincu. Ton honneur t'est plus cher que je ne te suis chère, Puisqu'il trempe tes mains dans le sang de mon père, Et te fait renoncer, malgré ta passion, À l'espoir le plus doux de ma possession : Je t'en vois cependant faire si peu de conte, Que sans rendre combat tu veux qu'on te surmonte. Quelle inégalité ravale ta vertu ? Pourquoi ne l'as-tu plus, ou pourquoi l'avais-tu ? Quoi ? N'es-tu généreux que pour me faire outrage ? S'il ne faut m'offenser, n'as-tu point de courage ? Et traites-tu mon père avec tant de rigueur, Qu'après l'avoir vaincu tu souffres un vainqueur ? Va, sans vouloir mourir, laisse-moi te poursuivre, Et défends ton honneur, si tu ne veux plus vivre. Après la mort du Comte, et les Mores défaits, Faudrait-il à ma gloire encor d'autres effets ? Elle peut dédaigner le soin de me défendre : On sait que mon courage ose tout entreprendre, Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux, Auprès de mon honneur, rien ne m'est précieux. Non, non, en ce combat, quoi que vous veuillez croire, Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire, Sans qu'on l'ose accuser d'avoir manqué de coeur, Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur. On dira seulement : « il adorait Chimène ; Il n'a pas voulu vivre et mériter sa haine ; Il a cédé lui-même à la rigueur du sort Qui forçait sa maîtresse à poursuivre sa mort : Elle voulait sa tête ; et son coeur magnanime, S'il l'en eût refusée, eût pensé faire un crime. Pour venger son honneur il perdit son amour, Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour, Préférant, quelque espoir qu'eût son âme asservie, Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. » Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat, Loin d'obscurcir ma gloire, en rehausser l'éclat ; Et cet honneur suivra mon trépas volontaire, Que tout autre que moi n'eût pu vous satisfaire. Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas, Ta vie et ton honneur sont de faibles appas, Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche, Défends-toi maintenant pour m'ôter à Don Sanche ; Combats pour m'affranchir d'une condition Qui me donne à l'objet de mon aversion. Te dirai-je encor plus ? Va, songe à ta défense, Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence ; Et si tu sens pour moi ton coeur encore épris, Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix. Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte. Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte ? Paraissez, Navarrais, Mores et Castillans, Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants ; Unissez-vous ensemble, et faites une armée, Pour combattre une main de la sorte animée : Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ; Pour en venir à bout, c'est trop peu que de vous. T'écouterai-je encor, respect de ma naissance, Qui fais un crime de mes feux ? T'écouterai-je, amour, dont la douce puissance Contre ce fier tyran fait révolter mes voeux ? Pauvre princesse, auquel des deux Dois-tu prêter obéissance ? Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi ; Mais pour être vaillant, tu n'es pas fils de Roi. Impitoyable sort, dont la rigueur sépare Ma gloire d'avec mes désirs ! Est-il dit que le choix d'une vertu si rare Coûte à ma passion de si grands déplaisirs ? Ô cieux ! À combien de soupirs Faut-il que mon coeur se prépare, Si jamais il n'obtient sur un si long tourment Ni d'éteindre l'amour, ni d'accepter l'amant ! Mais c'est trop de scrupule, et ma raison s'étonne Du mépris d'un si digne choix : Bien qu'aux monarques seuls ma naissance me donne, Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tes lois. Après avoir vaincu deux Rois, Pourrais-tu manquer de couronne ? Et ce grand nom de Cid que tu viens de gagner Ne fait-il pas trop voir sur qui tu dois régner ? Il est digne de moi, mais il est à Chimène ; Le don que j'en ai fait me nuit. Entre eux la mort d'un père a si peu mis de haine, Que le devoir du sang à regret le poursuit : Ainsi n'espérons aucun fruit De son crime, ni de ma peine, Puisque pour me punir le destin a permis Que l'amour dure même entre deux ennemis. Où viens-tu, Léonor ? Vous applaudir, Madame, Sur le repos qu'enfin a retrouvé votre âme. D'où viendrait ce repos dans un comble d'ennui ? Si l'amour vit d'espoir, et s'il meurt avec lui, Rodrigue ne peut plus charmer votre courage. Vous savez le combat où Chimène l'engage : Puisqu'il faut qu'il y meure, ou qu'il soit son mari, Votre espérance est morte, et votre esprit guéri. Ah ! Qu'il s'en faut encor ! Que pouvez-vous prétendre ? Mais plutôt quel espoir me pourrais-tu défendre ? Si Rodrigue combat sous ces conditions, Pour en rompre l'effet, j'ai trop d'inventions. L'amour, ce doux auteur de mes cruels supplices, Aux esprits des amants apprend trop d'artifices. Pourrez-vous quelque chose, après qu'un père mort N'a pu dans leurs esprits allumer de discord ? Car Chimène aisément montre par sa conduite Que la haine aujourd'hui ne fait pas sa poursuite. Elle obtient un combat, et pour son combattant C'est le premier offert qu'elle accepte à l'instant : Elle n'a point recours à ces mains généreuses Que tant d'exploits fameux rendent si glorieuses ; Don Sanche lui suffit, et mérite son choix, Parce qu'il va s'armer pour la première fois. Elle aime en ce duel son peu d'expérience ; Comme il est sans renom, elle est sans défiance ; Et sa facilité vous doit bien faire voir Qu'elle cherche un combat qui force son devoir, Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée, Et l'autorise enfin à paraître apaisée. Je le remarque assez, et toutefois mon coeur À l'envi de Chimène adore ce vainqueur. À quoi me résoudrai-je, amante infortunée ? À vous mieux souvenir de qui vous êtes née : Le ciel vous doit un roi, vous aimez un sujet ! Mon inclination a bien changé d'objet. Je n'aime plus Rodrigue, un simple gentilhomme ; Non, ce n'est plus ainsi que mon amour le nomme : Si j'aime, c'est l'auteur de tant de beaux exploits, C'est le valeureux Cid, le maître de deux rois. Je me vaincrai pourtant, non de peur d'aucun blâme, Mais pour ne troubler pas une si belle flamme ; Et quand pour m'obliger on l'aurait couronné, Je ne veux point reprendre un bien que j'ai donné. Puisqu'en un tel combat sa victoire est certaine, Allons encore un coup le donner à Chimène. Et toi, qui vois les traits dont mon coeur est percé, Viens me voir achever comme j'ai commencé. Elvire, que je souffre, et que je suis à plaindre ! Je ne sais qu'espérer, et je vois tout à craindre ; Aucun voeu ne m'échappe où j'ose consentir ; Je ne souhaite rien sans un prompt repentir. À deux rivaux pour moi je fais prendre les armes : Le plus heureux succès me coûtera des larmes ; Et quoi qu'en ma faveur en ordonne le sort, Mon père est sans vengeance, ou mon amant est mort. D'un et d'autre côté je vous vois soulagée : Ou vous avez Rodrigue, ou vous êtes vengée ; Et quoi que le destin puisse ordonner de vous, Il soutient votre gloire, et vous donne un époux. Quoi ! L'objet de ma haine ou de tant de colère ! L'assassin de Rodrigue ou celui de mon père ! De tous les deux côtés on me donne un mari Encor tout teint du sang que j'ai le plus chéri ; De tous les deux côtés mon âme se rebelle : Je crains plus que la mort la fin de ma querelle. Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits, Vous n'avez point pour moi de douceurs à ce prix ; Et toi, puissant moteur du destin qui m'outrage, Termine ce combat sans aucun avantage, Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur. Ce serait vous traiter avec trop de rigueur. Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice, S'il vous laisse obligée à demander justice, À témoigner toujours ce haut ressentiment, Et poursuivre toujours la mort de votre amant. Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance, Lui couronnant le front, vous impose silence ; Que la loi du combat étouffe vos soupirs, Et que le roi vous force à suivre vos désirs. Quand il sera vainqueur, crois-tu que je me rende ? Mon devoir est trop fort, et ma perte trop grande ; Et ce n'est pas assez, pour leur faire la loi, Que celle du combat et le vouloir du roi. Il peut vaincre Don Sanche avec fort peu de peine, Mais non pas avec lui la gloire de Chimène ; Et quoi qu'à sa victoire un monarque ait promis, Mon honneur lui fera mille autres ennemis. Gardez, pour vous punir de cet orgueil étrange, Que le ciel à la fin ne souffre qu'on vous venge. Quoi ! Vous voulez encor refuser le bonheur De pouvoir maintenant vous taire avec honneur ? Que prétend ce devoir, et qu'est-ce qu'il espère ? La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père ? Est-ce trop peu pour vous que d'un coup de malheur ? Faut-il perte sur perte, et douleur sur douleur ? Allez, dans le caprice où votre humeur s'obstine, Vous ne méritez pas l'amant qu'on vous destine ; Et nous verrons du ciel l'équitable courroux Vous laisser, par sa mort, Don Sanche pour époux. Elvire, c'est assez des peines que j'endure, Ne les redouble point de ce funeste augure. Je veux, si je le puis, les éviter tous deux ; Sinon, en ce combat Rodrigue a tous mes voeux : Non qu'une folle ardeur de son côté me penche ; Mais s'il était vaincu, je serais à Don Sanche : Cette appréhension fait naître mon souhait. Que vois-je, malheureuse ? Elvire, c'en est fait. Obligé d'apporter à vos pieds cette épée... Quoi ? Du sang de Rodrigue encor toute trempée ? Perfide, oses-tu bien te montrer à mes yeux, Après m'avoir ôté ce que j'aimais le mieux ? Éclate, mon amour, tu n'as plus rien à craindre : Mon père est satisfait, cesse de te contraindre. Un même coup a mis ma gloire en sûreté, Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté. D'un esprit plus rassis... Tu me parles encore, Exécrable assassin d'un héros que j'adore ? Va, tu l'as pris en traître ; un guerrier si vaillant N'eût jamais succombé sous un tel assaillant. N'espère rien de moi, tu ne m'as point servie : En croyant me venger, tu m'as ôté la vie. Étrange impression, qui loin de m'écouter... Veux-tu que de sa mort je t'écoute vanter, Que j'entende à loisir avec quelle insolence Tu peindras son malheur, mon crime et ta vaillance ? Sire, il n'est plus besoin de vous dissimuler Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer. J'aimais, vous l'avez su ; mais pour venger mon père, J'ai bien voulu proscrire une tête si chère : Votre majesté, Sire, elle-même a pu voir Comme j'ai fait céder mon amour au devoir. Enfin Rodrigue est mort, et sa mort m'a changée D'implacable ennemie en amante affligée. J'ai dû cette vengeance à qui m'a mise au jour, Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour. Don Sanche m'a perdue en prenant ma défense, Et du bras qui me perd je suis la récompense ! Sire, si la pitié peut émouvoir un roi, De grâce, révoquez une si dure loi ; Pour prix d'une victoire où je perds ce que j'aime, Je lui laisse mon bien ; qu'il me laisse à moi-même ; Qu'en un cloître sacré je pleure incessamment, Jusqu'au dernier soupir, mon père et mon amant. Enfin elle aime, Sire, et ne croit plus un crime D'avouer par sa bouche un amour légitime. Chimène, sors d'erreur, ton amant n'est pas mort, Et Don Sanche vaincu t'a fait un faux rapport. Sire, un peu trop d'ardeur malgré moi l'a déçue : Je venais du combat lui raconter l'issue. Ce généreux guerrier, dont son coeur est charmé : « Ne crains rien, m'a-t-il dit, quand il m'a désarmé ; Je laisserais plutôt la victoire incertaine, Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ; Mais puisque mon devoir m'appelle auprès du roi, Va de notre combat l'entretenir pour moi, De la part du vainqueur lui porter ton épée. » Sire, j'y suis venu : cet objet l'a trompée ; Elle m'a cru vainqueur, me voyant de retour, Et soudain sa colère a trahi son amour Avec tant de transport et tant d'impatience, Que je n'ai pu gagner un moment d'audience. Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux ; Et malgré l'intérêt de mon coeur amoureux, Perdant infiniment, j'aime encor ma défaite, Qui fait le beau succès d'une amour si parfaite. Ma fille, il ne faut point rougir d'un si beau feu, Ni chercher les moyens d'en faire un désaveu. Une louable honte en vain t'en sollicite : Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte ; Ton père est satisfait, et c'était le venger Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger. Tu vois comme le ciel autrement en dispose. Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose, Et ne sois point rebelle à mon commandement, Qui te donne un époux aimé si chèrement. Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse. Ne vous offensez point, Sire, si devant vous Un respect amoureux me jette à ses genoux. Je ne viens point ici demander ma conquête : Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête, Madame ; mon amour n'emploiera point pour moi Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi. Si tout ce qui s'est fait est trop peu pour un père, Dites par quels moyens il vous faut satisfaire. Faut-il combattre encor mille et mille rivaux, Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux, Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée, Des héros fabuleux passer la Renommée ? Si mon crime par là se peut enfin laver, J'ose tout entreprendre, et puis tout achever ; Mais si ce fier honneur, toujours inexorable, Ne se peut apaiser sans la mort du coupable, N'armez plus contre moi le pouvoir des humains : Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ; Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ; Prenez une vengeance à tout autre impossible. Mais du moins que ma mort suffise à me punir : Ne me bannissez point de votre souvenir ; Et puisque mon trépas conserve votre gloire, Pour vous en revancher conservez ma mémoire, Et dites quelquefois, en déplorant mon sort : « S'il ne m'avait aimée, il ne serait pas mort. » Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, Sire, Je vous en ai trop dit pour m'en pouvoir dédire. Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ; Et quand un roi commande, on lui doit obéir. Mais à quoi que déjà vous m'ayez condamnée, Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ? Et quand de mon devoir vous voulez cet effort, Toute votre justice en est-elle d'accord ? Si Rodrigue à l'État devient si nécessaire, De ce qu'il fait pour vous dois-je être le salaire, Et me livrer moi-même au reproche éternel D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel ? Le temps assez souvent a rendu légitime Ce qui semblait d'abord ne se pouvoir sans crime : Rodrigue t'a gagnée, et tu dois être à lui. Mais quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui, Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire, Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire. Cet hymen différé ne rompt point une loi Qui sans marquer de temps, lui destine ta foi. Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes. Rodrigue, cependant il faut prendre les armes. Après avoir vaincu les Mores sur nos bords, Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts, Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre, Commander mon armée, et ravager leur terre : À ce nom seul de Cid ils trembleront d'effroi ; Ils t'ont nommé Seigneur, et te voudront pour roi. Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle : Reviens-en, s'il se peut, encor plus digne d'elle ; Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser, Qu'il lui soit glorieux alors de t'épouser. Pour posséder Chimène, et pour votre service, Que peut-on m'ordonner que mon bras n'accomplisse ? Quoiqu'absent de ses yeux il me faille endurer, Sire, ce m'est trop d'heur de pouvoir espérer. Espère en ton courage, espère en ma promesse ; Et possédant déjà le coeur de ta maîtresse, Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi, Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.
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Ce mage, qui d'un mot renverse la nature, N'a choisi pour palais que cette grotte obscure. La nuit qu'il entretient sur cet affreux séjour, N'ouvrant son voile épais qu'aux rayons d'un faux jour, De leur éclat douteux n'admet en ces lieux sombres Que ce qu'en peut souffrir le commerce des ombres. N'avancez pas : son art au pied de ce rocher A mis de quoi punir qui s'en ose approcher ; Et cette large bouche est un mur invisible, Où l'air en sa faveur devient inaccessible, Et lui fait un rempart, dont les funestes bords Sur un peu de poussière étalent mille morts. Jaloux de son repos plus que de sa défense, Il perd qui l'importune, ainsi que qui l'offense ; Malgré l'empressement d'un curieux désir, Il faut, pour lui parler, attendre son loisir : Chaque jour il se montre, et nous touchons à l'heure Où pour se divertir il sort de sa demeure. J'en attends peu de chose, et brûle de le voir. J'ai de l'impatience, et je manque d'espoir. Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes, Qu'ont éloigné de moi des traitements trop rudes, Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux, A caché pour jamais sa présence à mes yeux. Sous ombre qu'il prenait un peu trop de licence, Contre ses libertés je roidis ma puissance ; Je croyais le dompter à force de punir, Et ma sévérité ne fit que le bannir. Mon âme vit l'erreur dont elle était séduite : Je l'outrageais présent, et je pleurai sa fuite ; Et l'amour paternel me fit bientôt sentir D'une injuste rigueur un juste repentir. Il l'a fallu chercher : j'ai vu dans mon voyage Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage : Toujours le même soin travaille mes esprits ; Et ces longues erreurs ne m'en ont rien appris. Enfin, au désespoir de perdre tant de peine, Et n'attendant plus rien de la prudence humaine, Pour trouver quelque borne à tant de maux soufferts, J'ai déjà sur ce point consulté les enfers. J'ai vu les plus fameux en la haute science Dont vous dites qu'Alcandre a tant d'expérience : On m'en faisait l'état que vous faites de lui, Et pas un d'eux n'a pu soulager mon ennui. L'enfer devient muet quand il me faut répondre, Ou ne me répond rien qu'afin de me confondre. Ne traitez pas Alcandre en homme du commun ; Ce qu'il sait en son art n'est connu de pas un. Je ne vous dirai point qu'il commande au tonnerre, Qu'il fait enfler les mers, qu'il fait trembler la terre ; Que de l'air, qu'il mutine en mille tourbillons, Contre ses ennemis il fait des bataillons ; Que de ses mots savants les forces inconnues Transportent les rochers, font descendre les nues, Et briller dans la nuit l'éclat de deux soleils ; Vous n'avez pas besoin de miracles pareils : Il suffira pour vous qu'il lit dans les pensées, Qu'il connaît l'avenir et les choses passées ; Rien n'est secret pour lui dans tout cet univers, Et pour lui nos destins sont des livres ouverts. Moi-même, ainsi que vous, je ne pouvais le croire : Mais sitôt qu'il me vit, il me dit mon histoire ; Et je fus étonné d'entendre le discours Des traits les plus cachés de toutes mes amours. Vous m'en dites beaucoup. J'en ai vu davantage. Vous essayez en vain de me donner courage ; Mes soins et mes travaux verront, sans aucun fruit, Clore mes tristes jours d'une éternelle nuit. Depuis que j'ai quitté le séjour de Bretagne Pour venir faire ici le noble de campagne, Et que deux ans d'amour, par une heureuse fin, M'ont acquis Sylvérie et ce château voisin, De pas un, que je sache, il n'a déçu l'attente : Quiconque le consulte en sort l'âme contente. Croyez-moi, son secours n'est pas à négliger : D'ailleurs il est ravi quand il peut m'obliger, Et j'ose me vanter qu'un peu de mes prières Vous obtiendra de lui des faveurs singulières. Le sort m'est trop cruel pour devenir si doux. Espérez mieux : il sort, et s'avance vers nous. Regardez-le marcher ; ce visage si grave, Dont le rare savoir tient la nature esclave, N'a sauvé toutefois des ravages du temps Qu'un peu d'os et de nerfs qu'ont décharnés cent ans ; Son corps, malgré son âge, a les forces robustes, Le mouvement facile, et les démarches justes : Des ressorts inconnus agitent le vieillard, Et font de tous ses pas des miracles de l'art. Grand démon du savoir, de qui les doctes veilles Produisent chaque jour de nouvelles merveilles, À qui rien n'est secret dans nos intentions, Et qui vois, sans nous voir, toutes nos actions : Si de ton art divin le pouvoir admirable Jamais en ma faveur se rendit secourable, De ce père affligé soulage les douleurs ; Une vieille amitié prend part en ses malheurs. Rennes ainsi qu'à moi lui donna la naissance, Et presque entre ses bras j'ai passé mon enfance ; Là son fils, pareil d'âge et de condition, S'unissant avec moi d'étroite affection... Dorante, c'est assez, je sais ce qui l'amène : Ce fils est aujourd'hui le sujet de sa peine. Vieillard, n'est-il pas vrai que son éloignement Par un juste remords te gêne incessamment ? Qu'une obstination à te montrer sévère L'a banni de ta vue, et cause ta misère ? Qu'en vain, au repentir de ta sévérité, Tu cherches en tous lieux ce fils si maltraité ? Oracle de nos jours, qui connais toutes choses, En vain de ma douleur je cacherais les causes ; Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur, Et vois trop clairement les secrets de mon coeur. Il est vrai, j'ai failli ; mais pour mes injustices Tant de travaux en vain sont d'assez grands supplices : Donne enfin quelque borne à mes regrets cuisants, Rends-moi l'unique appui de mes débiles ans. Je le tiendrai rendu si j'en ai des nouvelles ; L'amour pour le trouver me fournira des ailes. Où fait-il sa retraite ? En quels lieux dois-je aller ? Fût-il au bout du monde, on m'y verra voler. Commencez d'espérer : vous saurez par mes charmes Ce que le ciel vengeur refusait à vos larmes. Vous reverrez ce fils plein de vie et d'honneur : De son bannissement il tire son bonheur. C'est peu de vous le dire : en faveur de Dorante Je vous veux faire voir sa fortune éclatante. Les novices de l'art, avec tous leurs encens, Et leurs mots inconnus, qu'ils feignent tout-puissants, Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies, Apportent au métier des longueurs infinies, Qui ne sont, après tout, qu'un mystère pipeur Pour se faire valoir et pour vous faire peur : Ma baguette à la main, j'en ferai davantage. Jugez de votre fils par un tel équipage : Eh bien ! Celui d'un prince a-t-il plus de splendeur ? Et pouvez-vous encore douter de sa grandeur ? D'un amour paternel vous flattez les tendresses ; Mon fils n'est point de rang à porter ces richesses, Et sa condition ne saurait consentir Que d'une telle pompe il s'ose revêtir. Sous un meilleur destin sa fortune rangée, Et sa condition avec le temps changée, Personne maintenant n'a de quoi murmurer Qu'en public de la sorte il aime à se parer. À cet espoir si doux j'abandonne mon âme ; Mais parmi ces habits je vois ceux d'une femme : Serait-il marié ? Je vais de ses amours Et de tous ses hasards vous faire le discours. Toutefois, si votre âme était assez hardie, Sous une illusion vous pourriez voir sa vie, Et tous ses accidents devant vous exprimés Par des spectres pareils à des corps animés : Il ne leur manquera ni geste ni parole. Ne me soupçonnez point d'une crainte frivole : Le portrait de celui que je cherche en tous lieux Pourrait-il par sa vue épouvanter mes yeux ? Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite, Et souffrir qu'entre nous l'histoire en soit secrète. Pour un si bon ami je n'ai point de secrets. Il nous faut sans réplique accepter ses arrêts ; Je vous attends chez moi. Ce soir, si bon lui semble. Il vous apprendra tout quand vous serez ensemble. Votre fils tout d'un coup ne fut pas grand seigneur ; Toutes ses actions ne vous font pas honneur, Et je serais marri d'exposer sa misère En spectacle à des yeux autres que ceux d'un père. Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin À peine lui dura du soir jusqu'au matin ; Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine Des brevets à chasser la fièvre et la migraine, Dit la bonne aventure, et s'y rendit ainsi. Là, comme on vit d'esprit, il en vécut aussi. Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire ; Après, montant d'état, il fut clerc d'un notaire. Ennuyé de la plume, il la quitta soudain, Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain. Il se mit sur la rime, et l'essai de sa veine Enrichit les chanteurs de la Samaritaine. Son style prit après de plus beaux ornements ; Il se hasarda même à faire des romans, Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume. Depuis, il trafiqua de chapelets de baume, Vendit du Mithridate en maître opérateur, Revint dans le Palais, et fut solliciteur. Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes, Sayavèdre, et Gusman, ne prirent tant de formes : C'était là pour Dorante un honnête entretien ! Que je vous suis tenu de ce qu'il n'en sait rien ! Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte, Dont le peu de longueur épargne votre honte. Las de tant de métiers sans honneur et sans fruit, Quelque meilleur destin à Bordeaux l'a conduit ; Et là, comme il pensait au choix d'un exercice, Un brave du pays l'a pris à son service. Ce guerrier amoureux en a fait son agent : Cette commission l'a remeublé d'argent ; Il sait avec adresse, en portant les paroles, De la vaillante dupe attraper les pistoles ; Même de son agent il s'est fait son rival, Et la beauté qu'il sert ne lui veut point de mal. Lorsque de ses amours vous aurez vu l'histoire, Je vous le veux montrer plein d'éclat et de gloire, Et la même action qu'il pratique aujourd'hui. Que déjà cet espoir soulage mon ennui ! Il a caché son nom en battant la campagne, Et s'est fait de Clindor le sieur de la Montagne : C'est ainsi que tantôt vous l'entendrez nommer. Voyez tout sans rien dire et sans vous alarmer. Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience ; N'en concevez pourtant aucune défiance : C'est qu'un charme ordinaire a trop peu de pouvoir Sur les spectres parlants qu'il faut vous faire voir. Entrons dedans ma grotte, afin que j'y prépare Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare. Quoi qui s'offre à nos yeux, n'en ayez point d'effroi ; De ma grotte surtout ne sortez qu'après moi : Sinon, vous êtes mort. Voyez déjà paraître Sous deux fantômes vains votre fils et son maître. Ô dieux ! Je sens mon âme après lui s'envoler. Faites-lui du silence, et l'écoutez parler. Quoi ! Monsieur, vous rêvez ! Et cette âme hautaine, Après tant de beaux faits, semble être encore en peine ! N'êtes-vous point lassé d'abattre des guerriers, Et vous faut-il encore quelques nouveaux lauriers ? Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre, Du grand Sophi de Perse, ou bien du grand Mogor. Eh ! De grâce, monsieur, laissez-les vivre encore : Qu'ajouterait leur perte à votre renommée ? D'ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ? Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ? Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, Défait les escadrons, et gagne les batailles. Mon courage invaincu contre les empereurs N'arme que la moitié de ses moindres fureurs ; D'un seul commandement que je fais aux trois parques, Je dépeuple l'état des plus heureux monarques ; Le foudre est mon canon, les destins mes soldats : Je couche d'un revers mille ennemis à bas. D'un souffle je réduis leurs projets en fumée ; Et tu m'oses parler cependant d'une armée ! Tu n'auras plus l'honneur de voir un second Mars : Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards, Veillaque. Toutefois je songe à ma maîtresse : Ce penser m'adoucit : va, ma colère cesse, Et ce petit archer qui dompte tous les dieux Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux. Regarde, j'ai quitté cette effroyable mine Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ; Et, pensant au bel oeil qui tient ma liberté, Je ne suis plus qu'amour, que grâce, que beauté. Ô dieux ! En un moment que tout vous est possible ! Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible, Et ne crois point d'objet si ferme en sa rigueur, Qu'il puisse constamment vous refuser son coeur. Je te le dis encore, ne sois plus en alarme : Quand je veux, j'épouvante ; et quand je veux, je charme ; Et, selon qu'il me plaît, je remplis tour à tour Les hommes de terreur, et les femmes d'amour. Du temps que ma beauté m'était inséparable, Leurs persécutions me rendaient misérable : Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer. Mille mouraient par jour à force de m'aimer : J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ; Les reines à l'envi mendiaient mes caresses ; Celle d'Éthiopie, et celle du Japon, Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient que mon nom. De passion pour moi deux sultanes troublèrent ; Deux autres, pour me voir, du sérail s'échappèrent : J'en fus mal quelque temps avec le grand seigneur. Son mécontentement n'allait qu'à votre honneur. Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre, Et pouvaient m'empêcher de conquérir la terre. D'ailleurs, j'en devins las ; et pour les arrêter, J'envoyai le Destin dire à son Jupiter Qu'il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes Et l'importunité dont m'accablaient les dames : Qu'autrement ma colère irait dedans les cieux Le dégrader soudain de l'empire des dieux, Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre. La frayeur qu'il en eut le fit bientôt résoudre : Ce que je demandais fut prêt en un moment ; Et depuis, je suis beau quand je veux seulement. Que j'aurais, sans cela, de poulets à vous rendre ! De quelle que ce soit, garde-toi bien d'en prendre, Sinon de... Tu m'entends ? Que dit-elle de moi ? Que vous êtes des coeurs et le charme et l'effroi ; Et que si quelque effet peut suivre vos promesses, Son sort est plus heureux que celui des déesses. écoute. En ce temps-là, dont tantôt je parlais, Les déesses aussi se rangeaient sous mes lois ; Et je te veux conter une étrange aventure Qui jeta du désordre en toute la nature, Mais désordre aussi grand qu'on en voie arriver. Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever, Et ce visible dieu, que tant de monde adore, Pour marcher devant lui ne trouvait point d'Aurore : On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon, Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon ; Et faute de trouver cette belle fourrière, Le jour jusqu'à midi se passa sans lumière. Où pouvait être alors la reine des clartés ? Au milieu de ma chambre, à m'offrir ses beautés. Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ; Mon coeur fut insensible à ses plus puissants charmes ; Et tout ce qu'elle obtint pour son frivole amour Fut un ordre précis d'aller rendre le jour. Cet étrange accident me revient en mémoire ; J'étais lors en Mexique, où j'en appris l'histoire, Et j'entendis conter que la Perse en courroux De l'affront de son dieu murmurait contre vous. J'en ouïs quelque chose, et je l'eusse punie ; Mais j'étais engagé dans la Transylvanie, Où ses ambassadeurs, qui vinrent l'excuser, À force de présents me surent apaiser. Que la clémence est belle en un si grand courage ! Contemple, mon ami, contemple ce visage : Tu vois un abrégé de toutes les vertus. D'un monde d'ennemis sous mes pieds abattus, Dont la race est périe, et la terre déserte, Pas un qu'à son orgueil n'a jamais dû sa perte. Tous ceux qui font hommage à mes perfections Conservent leurs états par leurs submissions. En Europe, où les rois sont d'une humeur civile, Je ne leur rase point de château ni de ville : Je les souffre régner, mais chez les Africains, Partout où j'ai trouvé des rois un peu trop vains, J'ai détruit les pays pour punir leurs monarques, Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques : Ces grands sables qu'à peine on passe sans horreur Sont d'assez beaux effets de ma juste fureur. Revenons à l'amour : voici votre maîtresse. Ce diable de rival l'accompagne sans cesse. Où vous retirez-vous ? Ce fat n'est pas vaillant ; Mais il a quelque humeur qui le rend insolent. Peut-être qu'orgueilleux d'être avec cette belle, Il serait assez vain pour me faire querelle. Ce serait bien courir lui-même à son malheur. Lorsque j'ai ma beauté, je n'ai point de valeur. Cessez d'être charmant, et faites-vous terrible. Mais tu n'en prévois pas l'accident infaillible ; Je ne saurais me faire effroyable à demi : Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi. Attendons en ce coin l'heure qui les sépare. Comme votre valeur, votre prudence est rare. Hélas ! S'il est ainsi, quel malheur est le mien ! Je soupire, j'endure, et je n'avance rien ; Et malgré les transports de mon amour extrême, Vous ne voulez pas croire encore que je vous aime. Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez. Je me connais aimable, et crois que vous m'aimez : Dans vos soupirs ardents j'en vois trop d'apparence ; Et quand bien de leur part j'aurais moins d'assurance, Pour peu qu'un honnête homme ait vers moi de crédit, Je lui fais la faveur de croire ce qu'il dit. Rendez-moi la pareille ; et puisqu'à votre flamme Je ne déguise rien de ce que j'ai dans l'âme, Faites-moi la faveur de croire sur ce point Que bien que vous m'aimiez, je ne vous aime point. Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices Ont réservé de prix à de si longs services ? Et mon fidèle amour est-il si criminel Qu'il doive être puni d'un mépris éternel ? Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses : Des épines pour moi, vous les nommez des roses ; Ce que vous appelez service, affection, Je l'appelle supplice et persécution. Chacun dans sa croyance également s'obstine. Vous pensez m'obliger d'un feu qui m'assassine ; Et ce que vous jugez digne du plus haut prix Ne mérite, à mon gré, que haine et que mépris. N'avoir que du mépris pour des flammes si saintes Dont j'ai reçu du ciel les premières atteintes ! Oui, le ciel, au moment qu'il me fit respirer, Ne me donna de coeur que pour vous adorer. Mon âme vint au jour pleine de votre idée ; Avant que de vous voir vous l'avez possédée ; Et quand je me rendis à des regards si doux, Je ne vous donnai rien qui ne fût tout à vous, Rien que l'ordre du ciel n'eût déjà fait tout vôtre. Le ciel m'eût fait plaisir d'en enrichir une autre ; Il vous fit pour m'aimer, et moi pour vous haïr : Gardons-nous bien tous deux de lui désobéir. Vous avez, après tout, bonne part à sa haine, Ou d'un crime secret il vous livre à la peine ; Car je ne pense pas qu'il soit tourment égal Au supplice d'aimer qui vous traite si mal. La grandeur de mes maux vous étant si connue, Me refuserez-vous la pitié qui m'est due ? Certes j'en ai beaucoup, et vous plains d'autant plus Que je vois ces tourments tout à fait superflus, Et n'avoir pour tout fruit d'une longue souffrance Que l'incommode honneur d'une triste constance. Un père l'autorise, et mon feu maltraité Enfin aura recours à son autorité. Ce n'est pas le moyen de trouver votre conte ; Et d'un si beau dessein vous n'aurez que la honte. J'espère voir pourtant, avant la fin du jour, Ce que peut son vouloir au défaut de l'amour. Et moi, j'espère voir, avant que le jour passe, Un amant accablé de nouvelle disgrâce. Eh quoi ! Cette rigueur ne cessera jamais ? Allez trouver mon père, et me laissez en paix. Votre âme, au repentir de sa froideur passée, Ne la veut point quitter sans être un peu forcée : J'y vais tout de ce pas, mais avec des serments Que c'est pour obéir à vos commandements. Allez continuer une vaine poursuite. Eh bien ! Dès qu'il m'a vu, comme a-t-il pris la fuite ? M'a-t-il bien su quitter la place au même instant ? Ce n'est pas honte à lui, les rois en font autant, Du moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles N'a trompé mon esprit en frappant mes oreilles. Vous le pouvez bien croire, et pour le témoigner, Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner : Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire ; J'en jure par lui-même, et cela c'est tout dire. Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ; Je ne veux point régner que dessus votre coeur : Toute l'ambition que me donne ma flamme, C'est d'avoir pour sujets les désirs de votre âme. Ils vous sont tous acquis, et pour vous faire voir Que vous avez sur eux un absolu pouvoir, Je n'écouterai plus cette humeur de conquête ; Et laissant tous les rois leurs couronnes en tête, J'en prendrai seulement deux ou trois pour valets, Qui viendront à genoux vous rendre mes poulets. L'éclat de tels suivants attirerait l'envie Sur le rare bonheur où je coule ma vie ; Le commerce discret de nos affections N'a besoin que de lui pour ces commissions. Vous avez, Dieu me sauve ! Un esprit à ma mode ; Vous trouvez, comme moi, la grandeur incommode. Les sceptres les plus beaux n'ont rien pour moi d'exquis : Je les rends aussitôt que je les ai conquis, Et me suis vu charmer quantité de princesses, Sans que jamais mon coeur les voulût pour maîtresses. Certes en ce point seul je manque un peu de foi. Que vous ayez quitté des princesses pour moi ! Que vous leur refusiez un coeur dont je dispose ! Je crois que la Montagne en saura quelque chose. Viens çà. Lorsqu'en la Chine, en ce fameux tournoi, Je donnai dans la vue aux deux filles du roi, Que te dit-on en cour de cette jalousie Dont pour moi toutes deux eurent l'âme saisie ? Par vos mépris enfin l'une et l'autre mourut. J'étais lors en Égypte, où le bruit en courut ; Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes. Vous veniez d'assommer dix géants en un jour ; Vous aviez désolé les pays d'alentour, Rasé quinze châteaux, aplani deux montagnes, Fait passer par le feu villes, bourgs et campagnes, Et défait, vers Damas, cent mille combattants. Que tu remarques bien et les lieux et les temps ! Je l'avais oublié. Des faits si pleins de gloire Vous peuvent-ils ainsi sortir de la mémoire ? Trop pleine de lauriers remportés sur les rois, Je ne la charge point de ces menus exploits. Monsieur. Que veux-tu, page ? Un courrier vous demande. D'où vient-il ? De la part de la reine d'Islande. Ciel ! Qui sais comme quoi j'en suis persécuté, Un peu plus de repos avec moins de beauté ! Fais qu'un si long mépris enfin la désabuse. Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse. Je n'en puis plus douter. Il vous le disait bien. Elle m'a beau prier : non, je n'en ferai rien. Et quoi qu'un fol espoir ose encore lui promettre, Je lui vais envoyer sa mort dans une lettre. Trouvez-le bon, ma reine, et souffrez cependant Une heure d'entretien de ce cher confident, Qui, comme de ma vie il sait toute l'histoire, Vous fera voir sur qui vous avez la victoire. Tardez encore moins, et par ce prompt retour Je jugerai quelle est envers moi votre amour. Jugez plutôt par là l'humeur du personnage : Ce page n'est chez lui que pour ce badinage, Et venir d'heure en heure avertir sa grandeur D'un courrier, d'un agent, ou d'un ambassadeur. Ce message me plaît bien plus qu'il ne lui semble : Il me défait d'un fou pour nous laisser ensemble. Ce discours favorable enhardira mes feux À bien user d'un temps si propice à mes voeux. Que m'allez-vous conter ? Que j'adore Isabelle, Que je n'ai plus de coeur ni d'âme que pour elle, Que ma vie... Épargnez ces propos superflus ; Je les sais, je les crois : que voulez-vous de plus ? Je néglige à vos yeux l'offre d'un diadème ; Je dédaigne un rival : en un mot, je vous aime. C'est aux commencements des faibles passions À s'amuser encore aux protestations : Il suffit de nous voir au point où sont les nôtres ; Un coup d'oeil vaut pour vous tous les discours des autres. Dieux ! Qui l'eût jamais cru, que mon sort rigoureux Se rendît si facile à mon coeur amoureux ! Banni de mon pays par la rigueur d'un père, Sans support, sans amis, accablé de misère, Et réduit à flatter le caprice arrogant Et les vaines humeurs d'un maître extravagant : Ce pitoyable état de ma triste fortune N'a rien qui vous déplaise ou qui vous importune ; Et d'un rival puissant les biens et la grandeur Obtiennent moins sur vous que ma sincère ardeur. C'est comme il faut choisir. Un amour véritable S'attache seulement à ce qu'il voit aimable. Qui regarde les biens ou la condition N'a qu'un amour avare, ou plein d'ambition, Et souille lâchement par ce mélange infâme Les plus nobles désirs qu'enfante une belle âme. Je sais bien que mon père a d'autres sentiments, Et mettra de l'obstacle à nos contentements ; Mais l'amour sur mon coeur a pris trop de puissance Pour écouter encore les lois de la naissance. Mon père peut beaucoup, mais bien moins que ma foi : Il a choisi pour lui, je veux choisir pour moi. Confus de voir donner à mon peu de mérite... Voici mon importun, souffrez que je l'évite. Que vous êtes heureux, et quel malheur me suit ! Ma maîtresse vous souffre, et l'ingrate me fuit. Quelque goût qu'elle prenne en votre compagnie, Sitôt que j'ai paru, mon abord l'a bannie. Sans avoir vu vos pas s'adresser en ce lieu, Lasse de mes discours, elle m'a dit adieu. Lasse de vos discours ! Votre humeur est trop bonne, Et votre esprit trop beau pour ennuyer personne. Mais que lui contiez-vous qui pût l'importuner ? Des choses qu'aisément vous pouvez deviner : Les amours de mon maître, ou plutôt ses sottises, Ses conquêtes en l'air, ses hautes entreprises. Voulez-vous m'obliger ? Votre maître, ni vous, N'êtes pas gens tous deux à me rendre jaloux ; Mais si vous ne pouvez arrêter ses saillies, Divertissez ailleurs le cours de ses folies. Que craignez-vous de lui, dont tous les compliments Ne parlent que de morts et de saccagements, Qu'il bat, terrasse, brise, étrangle, brûle, assomme ? Pour être son valet, je vous trouve honnête homme : Vous n'êtes point de taille à servir sans dessein Un fanfaron plus fou que son discours n'est vain. Quoi qu'il en soit, depuis que je vous vois chez elle, Toujours de plus en plus je l'éprouve cruelle : Ou vous servez quelque autre, ou votre qualité Laisse dans vos projets trop de témérité. Je vous tiens fort suspect de quelque haute adresse. Que votre maître enfin fasse une autre maîtresse ; Ou s'il ne peut quitter un entretien si doux, Qu'il se serve du moins d'un autre que de vous. Ce n'est pas qu'après tout les volontés d'un père, Qui sait ce que je suis, ne terminent l'affaire ; Mais purgez-moi l'esprit de ce petit souci, Et si vous vous aimez, bannissez-vous d'ici ; Car si je vous vois plus regarder cette porte, Je sais comme traiter les gens de votre sorte. Me prenez-vous pour homme à nuire à votre feu ? Sans réplique, de grâce, ou nous verrons beau jeu. Allez : c'est assez dit. Pour un léger ombrage, C'est trop indignement traiter un bon courage. Si le ciel en naissant ne m'a fait grand seigneur, Il m'a fait le coeur ferme et sensible à l'honneur ; Et je pourrais bien rendre un jour ce qu'on me prête. Quoi ! Vous me menacez ! Non, non, je fais retraite. D'un si cruel affront vous aurez peu de fruit ; Mais ce n'est pas ici qu'il faut faire du bruit. Ce bélître insolent me fait encore bravade. À ce compte, monsieur, votre esprit est malade ? Malade, mon esprit ! Oui, puisqu'il est jaloux Du malheureux agent de ce prince des fous. Je sais ce que je suis et ce qu'est Isabelle, Et crains peu qu'un valet me supplante auprès d'elle. Je ne puis toutefois souffrir sans quelque ennui Le plaisir qu'elle prend à causer avec lui. C'est dénier ensemble et confesser la dette. Nomme, si tu le veux, ma boutade indiscrète, Et trouve mes soupçons bien ou mal à propos ; Je l'ai chassé d'ici pour me mettre en repos. En effet, qu'en est-il ? Si j'ose vous le dire, Ce n'est plus que pour lui qu'Isabelle soupire. Lyse, que me dis-tu ? Qu'il possède son coeur, Que jamais feux naissants n'eurent tant de vigueur, Qu'ils meurent l'un pour l'autre, et n'ont qu'une pensée. Trop ingrate beauté, déloyale, insensée, Tu m'oses donc ainsi préférer un maraud ? Ce rival orgueilleux le porte bien plus haut, Et je vous en veux faire entière confidence : Il se dit gentilhomme, et riche. Ah ! L'impudence ! D'un père rigoureux fuyant l'autorité, Il a couru longtemps d'un et d'autre côté ; Enfin, manque d'argent peut-être, ou par caprice, De notre Fiérabras il s'est mis au service, Et sous ombre d'agir pour ses folles amours, Il a su pratiquer de si rusés détours, Et charmer tellement cette pauvre abusée, Que vous en avez vu votre ardeur méprisée ; Mais parlez à son père, et bientôt son pouvoir Remettra son esprit aux termes du devoir. Je viens tout maintenant d'en tirer assurance De recevoir les fruits de ma persévérance, Et devant qu'il soit peu nous en verrons l'effet ; Mais, écoute, il me faut obliger tout à fait. Où je vous puis servir j'ose tout entreprendre. Peux-tu dans leurs amours me les faire surprendre ? Il n'est rien plus aisé : peut-être dès ce soir. Adieu donc. Souviens-toi de me les faire voir. Cependant prends ceci seulement par avance. Que le galant alors soit frotté d'importance ! Crois-moi qu'il se verra, pour te mieux contenter, Chargé d'autant de bois qu'il en pourra porter. L'arrogant croit déjà tenir ville gagnée ; Mais il sera puni de m'avoir dédaignée. Parce qu'il est aimable, il fait le petit dieu, Et ne veut s'adresser qu'aux filles de bon lieu. Je ne mérite pas l'honneur de ses caresses : Vraiment c'est pour son nez, il lui faut des maîtresses ; Je ne suis que servante : et qu'est-il que valet ? Si son visage est beau, le mien n'est pas trop laid : Il se dit riche et noble, et cela me fait rire ; Si loin de son pays, qui n'en peut autant dire ? Qu'il le soit : nous verrons ce soir, si je le tiens, Danser sous le cotret sa noblesse et ses biens. Le coeur vous bat un peu. Je crains cette menace. Lyse aime trop Clindor pour causer sa disgrâce. Elle en est méprisée, et cherche à se venger. Ne craignez point : l'amour la fera bien changer. Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ; Contre ma volonté ce sont de faibles armes : Mon coeur, quoique sensible à toutes vos douleurs, écoute la raison, et néglige vos pleurs. Je sais ce qu'il vous faut beaucoup mieux que vous-même. Vous dédaignez Adraste à cause que je l'aime ; Et parce qu'il me plaît d'en faire votre époux, Votre orgueil n'y voit rien qui soit digne de vous. Quoi ! Manque-t-il de bien, de coeur ou de noblesse ? En est-ce le visage ou l'esprit qui vous blesse ? Il vous fait trop d'honneur. Je sais qu'il est parfait, Et que je réponds mal à l'honneur qu'il me fait ; Mais si votre bonté me permet en ma cause, Pour me justifier, de dire quelque chose, Par un secret instinct, que je ne puis nommer, J'en fais beaucoup d'état, et ne le puis aimer. Souvent je ne sais quoi que le ciel nous inspire Soulève tout le coeur contre ce qu'on désire, Et ne nous laisse pas en état d'obéir, Quand on choisit pour nous ce qu'il nous fait haïr. Il attache ici-bas avec des sympathies Les âmes que son ordre a là-haut assorties : On n'en saurait unir sans ses avis secrets ; Et cette chaîne manque où manquent ses décrets. Aller contre les lois de cette providence, C'est le prendre à partie, et blâmer sa prudence, L'attaquer en rebelle, et s'exposer aux coups Des plus âpres malheurs qui suivent son courroux. Insolente, est-ce ainsi que l'on se justifie ? Quel maître vous apprend cette philosophie ? Vous en savez beaucoup ; mais tout votre savoir Ne m'empêchera pas d'user de mon pouvoir. Si le ciel pour mon choix vous donne tant de haine, Vous a-t-il mise en feu pour ce grand capitaine ? Ce guerrier valeureux vous tient-il dans ses fers ? Et vous a-t-il domptée avec tout l'univers ? Ce fanfaron doit-il relever ma famille ? Eh ! De grâce, monsieur, traitez mieux votre fille ! Quel sujet donc vous porte à me désobéir ? Mon heur et mon repos, que je ne puis trahir. Ce que vous appelez un heureux hyménée N'est pour moi qu'un enfer si j'y suis condamnée. Ah ! Qu'il en est encore de mieux faites que vous Qui se voudraient bien voir dans un enfer si doux ! Après tout, je le veux ; cédez à ma puissance. Faites un autre essai de mon obéissance. Ne me répliquez plus quand j'ai dit : Je le veux. Rentrez : c'est désormais trop contesté nous deux. Qu'à présent la jeunesse a d'étranges manies ! Les règles du devoir lui sont des tyrannies, Et les droits les plus saints deviennent impuissants Contre cette fierté qui l'attache à son sens. Telle est l'humeur du sexe : il aime à contredire, Rejette obstinément le joug de notre empire, Ne suit que son caprice en ses affections, Et n'est jamais d'accord de nos élections. N'espère pas pourtant, aveugle et sans cervelle, Que ma prudence cède à ton esprit rebelle. Mais ce fou viendra-t-il toujours m'embarrasser ? Par force ou par adresse il me le faut chasser. Ne doit-on pas avoir pitié de ma fortune ? Le grand vizir encore de nouveau m'importune ; Le Tartare, d'ailleurs, m'appelle à son secours ; Narsingue et Calicut m'en pressent tous les jours : Si je ne les refuse, il me faut mettre en quatre. Pour moi, je suis d'avis que vous les laissiez battre : Vous emploieriez trop mal vos invincibles coups, Si pour en servir un vous faisiez trois jaloux. Tu dis bien : c'est assez de telles courtoisies ; Je ne veux qu'en amour donner des jalousies. Ah ! Monsieur, excusez, si, faute de vous voir, Bien que si près de vous, je manquais au devoir. Mais quelle émotion paraît sur ce visage ? Où sont vos ennemis, que j'en fasse carnage ? Monsieur, grâces aux dieux, je n'ai point d'ennemis. Mais grâces à ce bras qui vous les a soumis. C'est une grâce encore que j'avais ignorée. Depuis que ma faveur pour vous s'est déclarée, Ils sont tous morts de peur, ou n'ont osé branler. C'est ailleurs maintenant qu'il vous faut signaler : Il fait beau voir ce bras, plus craint que le tonnerre, Demeurer si paisible en un temps plein de guerre ; Et c'est pour acquérir un nom bien relevé, D'être dans une ville à battre le pavé. Chacun croit votre gloire à faux titre usurpée, Et vous ne passez plus que pour traîneur d'épée. Ah, ventre ! Il est tout vrai que vous avez raison. Mais le moyen d'aller, si je suis en prison ? Isabelle m'arrête, et ses yeux pleins de charmes Ont captivé mon coeur et suspendu mes armes. Si rien que son sujet ne vous tient arrêté, Faites votre équipage en toute liberté : Elle n'est pas pour vous ; n'en soyez point en peine. Ventre ! Que dites-vous ? Je la veux faire reine. Je ne suis pas d'humeur à rire tant de fois Du grotesque récit de vos rares exploits. La sottise ne plaît qu'alors qu'elle est nouvelle : En un mot, faites reine une autre qu'Isabelle. Si pour l'entretenir vous venez plus ici... Il a perdu le sens, de me parler ainsi. Pauvre homme, sais-tu bien que mon nom effroyable Met le grand Turc en fuite, et fait trembler le diable ; Que pour t'anéantir je ne veux qu'un moment ? J'ai chez moi des valets à mon commandement, Qui n'ayant pas l'esprit de faire des bravades, Répondraient de la main à vos rodomontades. Dis-lui ce que j'ai fait en mille et mille lieux. Adieu : modérez-vous ; il vous en prendra mieux ; Bien que je ne sois pas de ceux qui vous haïssent, J'ai le sang un peu chaud, et mes gens m'obéissent. Respect de ma maîtresse, incommode vertu, Tyran de ma vaillance, à quoi me réduis-tu ? Que n'ai-je eu cent rivaux en la place d'un père, Sur qui, sans t'offenser, laisser choir ma colère ! Ah ! Visible démon, vieux spectre décharné, Vrai suppôt de Satan, médaille de damné, Tu m'oses donc bannir, et même avec menaces, Moi de qui tous les rois briguent les bonnes grâces ? Tandis qu'il est dehors, allez, dès aujourd'hui, Causer de vos amours, et vous moquer de lui. Cadédiou ! Ses valets feraient quelque insolence. Ce fer a trop de quoi dompter leur violence. Oui, mais les feux qu'il jette en sortant de prison Auraient en un moment embrasé la maison, Dévoré tout à l'heure ardoises et gouttières, Faîtes, lattes, chevrons, montants, courbes, filières, Entretoises, sommiers, colonnes, soliveaux, Pannes, soles, appuis, jambages, traveteaux, Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierre, Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre, verre, Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers, Offices, cabinets, terrasses, escaliers. Juge un peu quel désordre aux yeux de ma charmeuse ; Ces feux étoufferaient son ardeur amoureuse. Va lui parler pour moi, toi qui n'es pas vaillant : Tu puniras à moins un valet insolent. C'est m'exposer... Adieu : je vois ouvrir la porte, Et crains que sans respect cette canaille sorte. Le souverain poltron, à qui pour faire peur Il ne faut qu'une feuille, une ombre, une vapeur ! Un vieillard le maltraite, il fuit pour une fille, Et tremble à tous moments de crainte qu'on l'étrille. Lyse, que ton abord doit être dangereux ! Il donne l'épouvante à ce coeur généreux, Cet unique vaillant, la fleur des capitaines, Qui dompte autant de rois qu'il captive de reines ! Mon visage est ainsi malheureux en attraits : D'autres charment de loin, le mien fait peur de près. S'il fait peur à des fous, il charme les plus sages : Il n'est pas quantité de semblables visages. Si l'on brûle pour toi, ce n'est pas sans sujet ; Je ne connus jamais un si gentil objet ; L'esprit beau, prompt, accort, l'humeur un peu railleuse, L'embonpoint ravissant, la taille avantageuse, Les yeux doux, le teint vif, et les traits délicats : Qui serait le brutal qui ne t'aimerait pas ? De grâce, et depuis quand me trouvez-vous si belle ? Voyez bien, je suis Lyse, et non pas Isabelle. Vous partagez vous deux mes inclinations : J'adore sa fortune, et tes perfections. Vous en embrassez trop, c'est assez pour vous d'une, Et mes perfections cèdent à sa fortune. Quelque effort que je fasse à lui donner ma foi, Penses-tu qu'en effet je l'aime plus que toi ? L'amour et l'hyménée ont diverse méthode : L'un court au plus aimable, et l'autre au plus commode. Je suis dans la misère, et tu n'as point de bien : Un rien s'ajuste mal avec un autre rien ; Et malgré les douceurs que l'amour y déploie, Deux malheureux ensemble ont toujours courte joie. Ainsi j'aspire ailleurs, pour vaincre mon malheur ; Mais je ne puis te voir sans un peu de douleur, Sans qu'un soupir échappe à ce coeur, qui murmure De ce qu'à mes désirs ma raison fait d'injure. À tes moindres coups d'oeil je me laisse charmer. Ah ! Que je t'aimerais, s'il ne fallait qu'aimer, Et que tu me plairais, s'il ne fallait que plaire ! Que vous auriez d'esprit si vous saviez vous taire, Ou remettre du moins en quelque autre saison À montrer tant d'amour avec tant de raison ! Le grand trésor pour moi qu'un amoureux si sage, Qui par compassion n'ose me rendre hommage, Et porte ses désirs à des partis meilleurs, De peur de m'accabler sous nos communs malheurs ! Je n'oublierai jamais de si rares mérites : Allez continuer cependant vos visites. Que j'aurais avec toi l'esprit bien plus content ! Ma maîtresse là-haut est seule, et vous attend. Tu me chasses ainsi ! Non, mais je vous envoie Aux lieux où vous aurez une plus longue joie. Que même tes dédains me semblent gracieux ! Ah ! Que vous prodiguez un temps si précieux ! Allez. Souviens-toi donc que si j'en aime une autre... C'est de peur d'ajouter ma misère à la vôtre : Je vous l'ai déjà dit, je ne l'oublierai pas. Adieu : ta raillerie a pour moi tant d'appas, Que mon coeur à tes yeux de plus en plus s'engage, Et je t'aimerais trop à tarder davantage. L'ingrat ! Il trouve enfin mon visage charmant, Et pour se divertir il contrefait l'amant ! Qui néglige mes feux m'aime par raillerie, Me prend pour le jouet de sa galanterie, Et par un libre aveu de me voler sa foi, Me jure qu'il m'adore, et ne veut point de moi. Aime en tous lieux, perfide, et partage ton âme ; Choisis qui tu voudras pour maîtresse ou pour femme ; Donne à tes intérêts à ménager tes voeux ; Mais ne crois plus tromper aucune de nous deux. Isabelle vaut mieux qu'un amour politique, Et je vaux mieux qu'un coeur où cet amour s'applique. J'ai raillé comme toi, mais c'était seulement Pour ne t'avertir pas de mon ressentiment. Qu'eût produit son éclat, que de la défiance ? Qui cache sa colère assure sa vengeance ; Et ma feinte douceur prépare beaucoup mieux Ce piège où tu vas choir, et bientôt, à mes yeux. Toutefois qu'as-tu fait qui te rende coupable ? Pour chercher sa fortune est-on si punissable ? Tu m'aimes, mais le bien te fait être inconstant : Au siècle où nous vivons, qui n'en ferait autant ? Oublions des mépris où par force il s'excite, Et laissons-le jouir du bonheur qu'il mérite. S'il m'aime, il se punit en m'osant dédaigner, Et si je l'aime encore, je le dois épargner. Dieux ! à quoi me réduit ma folle inquiétude, De vouloir faire grâce à tant d'ingratitude ? Digne soif de vengeance, à quoi m'exposez-vous, De laisser affaiblir un si juste courroux ? Il m'aime, et de mes yeux je m'en vois méprisée ! Je l'aime, et ne lui sers que d'objet de risée ! Silence, amour, silence : il est temps de punir ; J'en ai donné ma foi : laisse-moi la tenir. Puisque ton faux espoir ne fait qu'aigrir ma peine, Fais céder tes douceurs à celles de la haine : Il est temps qu'en mon coeur elle règne à son tour, Et l'amour outragé ne doit plus être amour. Les voilà, sauvons-nous. Non, je ne vois personne. Avançons hardiment. Tout le corps me frissonne. Je les entends, fuyons. Le vent faisait ce bruit. Marchons sous la faveur des ombres de la nuit. Vieux rêveur, malgré toi j'attends ici ma reine. Ces diables de valets me mettent bien en peine. De deux mille ans et plus, je ne tremblai si fort. C'est trop me hasarder : s'ils sortent, je suis mort ; Car j'aime mieux mourir que leur donner bataille, Et profaner mon bras contre cette canaille. Que le courage expose à d'étranges dangers ! Toutefois, en tout cas, je suis des plus légers ; S'il ne faut que courir, leur attente est dupée : J'ai le pied pour le moins aussi bon que l'épée. Tout de bon, je les vois : c'est fait, il faut mourir ; J'ai le corps si glacé, que je ne puis courir. Destin, qu'à ma valeur tu te montres contraire ! ... C'est ma reine elle-même, avec mon secrétaire ! Tout mon corps se déglace : écoutons leurs discours, Et voyons son adresse à traiter mes amours. Tout se prépare mal du côté de mon père ; Je ne le vis jamais d'une humeur si sévère : Il ne souffrira plus votre maître ni vous. Votre rival d'ailleurs est devenu jaloux : C'est par cette raison que je vous fais descendre ; Dedans mon cabinet ils pourraient nous surprendre ; Ici nous parlerons en plus de sûreté : Vous pourrez vous couler d'un et d'autre côté ; Et si quelqu'un survient, ma retraite est ouverte. C'est trop prendre de soin pour empêcher ma perte. Je n'en puis prendre trop pour assurer un bien Sans qui tous autres biens à mes yeux ne sont rien : Un bien qui vaut pour moi la terre toute entière, Et pour qui seul enfin j'aime à voir la lumière. Un rival par mon père attaque en vain ma foi ; Votre amour seul a droit de triompher de moi : Des discours de tous deux je suis persécutée ; Mais pour vous je me plais à me voir maltraitée, Et des plus grands malheurs je bénirais les coups, Si ma fidélité les endurait pour vous. Vous me rendez confus, et mon âme ravie Ne vous peut, en revanche, offrir rien que ma vie : Mon sang est le seul bien qui me reste en ces lieux, Trop heureux de le perdre en servant vos beaux yeux ! Mais si mon astre un jour, changeant son influence, Me donne un accès libre aux lieux de ma naissance, Vous verrez que ce choix n'est pas fort inégal, Et que, tout balancé, je vaux bien mon rival. Mais, avec ces douceurs, permettez-moi de craindre Qu'un père et ce rival ne veuillent vous contraindre. N'en ayez point d'alarme, et croyez qu'en ce cas L'un aura moins d'effet que l'autre n'a d'appas. Je ne vous dirai point où je suis résolue : Il suffit que sur moi je me rends absolue. Ainsi tous les projets sont des projets en l'air. Ainsi... Je n'en puis plus : il est temps de parler. Dieux ! On nous écoutait. C'est notre capitaine : Je vais bien l'apaiser ; n'en soyez pas en peine. Ah ! Traître ! Parlez bas ; ces valets... Eh bien ! Quoi ? Ils fondront tout à l'heure et sur vous et sur moi. Viens çà. Tu sais ton crime, et qu'à l'objet que j'aime, Loin de parler pour moi, tu parlais pour toi-même ? Oui, pour me rendre heureux j'ai fait quelques efforts. Je te donne le choix de trois ou quatre morts : Je vais, d'un coup de poing, te briser comme verre, Ou t'enfoncer tout vif au centre de la terre, Ou te fendre en dix parts d'un seul coup de revers, Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs, Que tu sois dévoré des feux élémentaires. Choisis donc promptement, et pense à tes affaires. Vous-même choisissez. Quel choix proposes-tu ? De fuir en diligence, ou d'être bien battu. Me menacer encore ! Ah, ventre ! Quelle audace ! Au lieu d'être à genoux, et d'implorer ma grâce ! ... Il a donné le mot, ces valets vont sortir... Je m'en vais commander aux mers de t'engloutir. Sans vous chercher si loin un si grand cimetière, Je vous vais, de ce pas, jeter dans la rivière. Ils sont d'intelligence. Ah, tête ! Point de bruit : J'ai déjà massacré dix hommes cette nuit ; Et si vous me fâchez, vous en croîtrez le nombre. Cadédiou ! Ce coquin a marché dans mon ombre ; Il s'est fait tout vaillant d'avoir suivi mes pas : S'il avait du respect, j'en voudrais faire cas. écoute : je suis bon, et ce serait dommage De priver l'univers d'un homme de courage. Demande-moi pardon, et cesse par tes feux De profaner l'objet digne seul de mes voeux ; Tu connais ma valeur, éprouve ma clémence. Plutôt, si votre amour a tant de véhémence, Faisons deux coups d'épée au nom de sa beauté. Parbieu, tu me ravis de générosité. Va, pour la conquérir n'use plus d'artifices ; Je te la veux donner pour prix de tes services : Plains-toi dorénavant d'avoir un maître ingrat ! À ce rare présent, d'aise le coeur me bat. Protecteur des grands rois, guerrier trop magnanime, Puisse tout l'univers bruire de votre estime ! Je rends grâces au ciel de ce qu'il a permis Qu'à la fin, sans combat, je vous vois bons amis. Ne pensez plus, ma reine, à l'honneur que ma flamme Vous devait faire un jour de vous prendre pour femme ; Pour quelque occasion j'ai changé de dessein : Mais je vous veux donner un homme de ma main ; Faites-en de l'état ; il est vaillant lui-même ; Il commandait sous moi. Pour vous plaire, je l'aime. Mais il faut du silence à notre affection. Je vous promets silence, et ma protection. Avouez-vous de moi par tous les coins du monde : Je suis craint à l'égal sur la terre et sur l'onde. Allez, vivez contents sous une même loi. Pour vous mieux obéir, je lui donne ma foi. Commandez que sa foi de quelque effet suivie... Cet insolent discours te coûtera la vie, Suborneur. Ils ont pris mon courage en défaut : Cette porte est ouverte ; allons gagner le haut. Traître ! Qui te fais fort d'une troupe brigande, Je te choisirai bien au milieu de la bande. Dieux ! Adraste est blessé, courez au médecin. Vous autres, cependant, arrêtez l'assassin. Ah, ciel ! Je cède au nombre. Adieu, chère Isabelle : Je tombe au précipice où mon destin m'appelle. C'en est fait, emportez ce corps à la maison ; Et vous, conduisez tôt ce traître à la prison. Hélas ! Mon fils est mort. Que vous avez d'alarmes ! Ne lui refusez point le secours de vos charmes. Un peu de patience, et sans un tel secours Vous le verrez bientôt heureux en ses amours. Enfin le terme approche : un jugement inique Doit abuser demain d'un pouvoir tyrannique, À son propre assassin immoler mon amant, Et faire une vengeance au lieu d'un châtiment. Par un décret injuste autant comme sévère, Demain doit triompher la haine de mon père, La faveur du pays, la qualité du mort, Le malheur d'Isabelle, et la rigueur du sort. Hélas ! Que d'ennemis, et de quelle puissance, Contre le faible appui que donne l'innocence, Contre un pauvre inconnu, de qui tout le forfait Est de m'avoir aimée, et d'être trop parfait ! Oui, Clindor, tes vertus et ton feu légitime, T'ayant acquis mon coeur, ont fait aussi ton crime. Mais en vain après toi l'on me laisse le jour ; Je veux perdre la vie en perdant mon amour : Prononçant ton arrêt, c'est de moi qu'on dispose ; Je veux suivre ta mort, puisque j'en suis la cause, Et le même moment verra par deux trépas Nos esprits amoureux se rejoindre là-bas. Ainsi, père inhumain, ta cruauté déçue De nos saintes ardeurs verra l'heureuse issue ; Et si ma perte alors fait naître tes douleurs, Auprès de mon amant je rirai de tes pleurs. Ce qu'un remords cuisant te coûtera de larmes D'un si doux entretien augmentera les charmes ; Ou s'il n'a pas assez de quoi te tourmenter, Mon ombre chaque jour viendra t'épouvanter, S'attacher à tes pas dans l'horreur des ténèbres, Présenter à tes yeux mille images funèbres, Jeter dans ton esprit un éternel effroi, Te reprocher ma mort, t'appeler après moi, Accabler de malheurs ta languissante vie, Et te réduire au point de me porter envie. Enfin... Quoi ! Chacun dort, et vous êtes ici ? Je vous jure, monsieur en est en grand souci. Quand on n'a plus d'espoir, Lyse, on n'a plus de crainte. Je trouve des douceurs à faire ici ma plainte : Ici je vis Clindor pour la dernière fois ; Ce lieu me redit mieux les accents de sa voix, Et remet plus avant en mon âme éperdue L'aimable souvenir d'une si chère vue. Que vous prenez de peine à grossir vos ennuis ! Que veux-tu que je fasse en l'état où je suis ? De deux amants parfaits dont vous étiez servie, L'un doit mourir demain, l'autre est déjà sans vie : Sans perdre plus de temps à soupirer pour eux, Il en faut trouver un qui les vaille tous deux. De quel front oses-tu me tenir ces paroles ? Quel fruit espérez-vous de vos douleurs frivoles ? Pensez-vous, pour pleurer et ternir vos appas, Rappeler votre amant des portes du trépas ? Songez plutôt à faire une illustre conquête ; Je sais pour vos liens une âme toute prête, Un homme incomparable. Ôte-toi de mes yeux. Le meilleur jugement ne choisirait pas mieux. Pour croître mes douleurs faut-il que je te voie ? Et faut-il qu'à vos yeux je déguise ma joie ? D'où te vient cette joie ainsi hors de saison ? Quand je vous l'aurai dit, jugez si j'ai raison. Ah ! Ne me conte rien. Mais l'affaire vous touche. Parle-moi de Clindor, ou n'ouvre point la bouche. Ma belle humeur, qui rit au milieu des malheurs, Fait plus en un moment qu'un siècle de vos pleurs : Elle a sauvé Clindor. Sauvé Clindor ? Lui-même : Jugez après cela comme quoi je vous aime. Eh ! De grâce, où faut-il que je l'aille trouver ? Je n'ai que commencé : c'est à vous d'achever. Ah ! Lyse ! Tout de bon, seriez-vous pour le suivre ? Si je suivrais celui sans qui je ne puis vivre ? Lyse, si ton esprit ne le tire des fers, Je l'accompagnerai jusque dans les enfers. Va, ne demande plus si je suivrais sa fuite. Puisqu'à ce beau dessein l'amour vous a réduite, écoutez où j'en suis, et secondez mes coups : Si votre amant n'échappe, il ne tiendra qu'à vous. La prison est tout proche. Eh bien ? Ce voisinage Au frère du concierge a fait voir mon visage ; Et comme c'est tout un que me voir et m'aimer, Le pauvre malheureux s'en est laissé charmer. Je n'en avais rien su ! J'en avais tant de honte Que je mourais de peur qu'on vous en fît le conte ; Mais depuis quatre jours votre amant arrêté A fait que l'allant voir je l'ai mieux écouté. Des yeux et du discours flattant son espérance, D'un mutuel amour j'ai formé l'apparence. Quand on aime une fois, et qu'on se croit aimé, On fait tout pour l'objet dont on est enflammé. Par là j'ai sur son âme assuré mon empire, Et l'ai mis en état de ne m'oser dédire. Quand il n'a plus douté de mon affection, J'ai fondé mes refus sur sa condition ; Et lui, pour m'obliger, jurait de s'y déplaire, Mais que malaisément il s'en pouvait défaire ; Que les clefs des prisons qu'il gardait aujourd'hui Étaient le plus grand bien de son frère et de lui. Moi de dire soudain que sa bonne fortune Ne lui pouvait offrir d'heure plus opportune ; Que, pour se faire riche et pour me posséder, Il n'avait seulement qu'à s'en accommoder ; Qu'il tenait dans les fers un seigneur de Bretagne Déguisé sous le nom du sieur de la Montagne ; Qu'il fallait le sauver et le suivre chez lui ; Qu'il nous ferait du bien et serait notre appui. Il demeure étonné ; je le presse, il s'excuse ; Il me parle d'amour, et moi je le refuse ; Je le quitte en colère, il me suit tout confus, Me fait nouvelle excuse, et moi nouveau refus. Mais enfin ? J'y retourne, et le trouve fort triste ; Je le juge ébranlé ; je l'attaque : il résiste. Ce matin : « En un mot, le péril est pressant, Ai-je dit ; tu peux tout, et ton frère est absent. - Mais il faut de l'argent pour un si long voyage, M'a-t-il dit ; il en faut pour faire l'équipage : Ce cavalier en manque. » Ah ! Lyse, tu devais Lui faire offre aussitôt de tout ce que j'avais : Perles, bagues, habits. J'ai bien fait davantage : J'ai dit qu'à vos beautés ce captif rend hommage, Que vous l'aimez de même et fuirez avec nous, Ce mot me l'a rendu si traitable et si doux, Que j'ai bien reconnu qu'un peu de jalousie Touchant votre Clindor brouillait sa fantaisie, Et que tous ces détours provenaient seulement D'une vaine frayeur qu'il ne fût mon amant. Il est parti soudain après votre amour sue, A trouvé tout aisé, m'en a promis l'issue, Et vous mande par moi qu'environ à minuit Vous soyez toute prête à déloger sans bruit. Que tu me rends heureuse ! Ajoutez-y, de grâce, Qu'accepter un mari pour qui je suis de glace, C'est me sacrifier à vos contentements. Aussi... Je ne veux point de vos remerciements. Allez ployer bagage, et pour grossir la somme, Joignez à vos bijoux les écus du bonhomme. Je vous vends ses trésors, mais à fort bon marché ; J'ai dérobé ses clefs depuis qu'il est couché : Je vous les livre. Allons y travailler ensemble. Passez-vous de mon aide. Eh quoi ! Le coeur te tremble ? Non, mais c'est un secret tout propre à l'éveiller : Nous ne nous garderions jamais de babiller. Folle, tu ris toujours. De peur d'une surprise, Je dois attendre ici le chef de l'entreprise ; S'il tardait à la rue, il serait reconnu ; Nous vous irons trouver dès qu'il sera venu. C'est là sans raillerie. Adieu donc : je te laisse, Et consens que tu sois aujourd'hui la maîtresse. C'est du moins. Fais bon guet. Vous, faites bon butin. Ainsi, Clindor, je fais moi seule ton destin ; Des fers où je t'ai mis c'est moi qui te délivre, Et te puis, à mon choix, faire mourir ou vivre. On me vengeait de toi par delà mes désirs : Je n'avais de dessein que contre tes plaisirs. Ton sort trop rigoureux m'a fait changer d'envie ; Je te veux assurer tes plaisirs et ta vie ; Et mon amour éteint, te voyant en danger, Renaît pour m'avertir que c'est trop me venger. J'espère aussi, Clindor, que pour reconnaissance, De ton ingrat amour étouffant la licence... Quoi ! Chez nous, et de nuit ! L'autre jour... Qu'est-ce-ci : L'autre jour ? Est-il temps que je vous trouve ici ? C'est ce grand capitaine. Où s'est-il laissé prendre ? En montant l'escalier je l'en ai vu descendre. L'autre jour, au défaut de mon affection, J'assurai vos appas de ma protection. Après ? On vint ici faire une brouillerie ; Vous rentrâtes voyant cette forfanterie ; Et pour vous protéger, je vous suivis soudain. Votre valeur prit lors un généreux dessein. Depuis ? Pour conserver une dame si belle, Au plus haut du logis j'ai fait la sentinelle. Sans sortir ? Sans sortir. C'est-à-dire, en deux mots, Que la peur l'enfermait dans la chambre aux fagots. La peur ? Oui, vous tremblez : la vôtre est sans égale. Parce qu'elle a bon pas, j'en fais mon Bucéphale ; Lorsque je la domptai, je lui fis cette loi ; Et depuis, quand je marche, elle tremble sous moi. Votre caprice est rare à choisir des montures. C'est pour aller plus vite aux grandes aventures. Vous en exploitez bien. Mais changeons de discours : Vous avez demeuré là dedans quatre jours ? Quatre jours. Et vécu ? De nectar, d'ambrosie. Je crois que cette viande aisément rassasie ? Aucunement. Enfin vous étiez descendu... Pour faire qu'un amant en vos bras fût rendu, Pour rompre sa prison, en fracasser les portes, Et briser en morceaux ses chaînes les plus fortes. Avouez franchement que, pressé de la faim, Vous veniez bien plutôt faire la guerre au pain. L'un et l'autre, parbieu ! Cette ambrosie est fade : J'en eus au bout d'un jour l'estomac tout malade. C'est un mets délicat, et de peu de soutien : À moins que d'être un dieu l'on n'en vivrait pas bien ; Il cause mille maux, et dès l'heure qu'il entre, Il allonge les dents, et rétrécit le ventre. Enfin c'est un ragoût qui ne vous plaisait pas ? Quitte pour chaque nuit faire deux tours en bas, Et là, m'accommodant des reliefs de cuisine, Mêler la viande humaine avec la divine. Vous aviez, après tout, dessein de nous voler. Vous-mêmes, après tout, m'osez-vous quereller ? Si je laisse une fois échapper ma colère... Lyse, fais-moi sortir les valets de mon père. Un sot les attendrait. Vous ne le tenez pas. Il nous avait bien dit que la peur a bon pas. Vous n'avez cependant rien fait, ou peu de chose. Rien du tout. Que veux-tu ? Sa rencontre en est cause. Mais vous n'aviez alors qu'à le laisser aller. Mais il m'a reconnue, et m'est venu parler. Moi qui, seule et de nuit, craignais son insolence, Et beaucoup plus encore de troubler le silence, J'ai cru, pour m'en défaire et m'ôter de souci, Que le meilleur était de l'amener ici. Vois, quand j'ai ton secours, que je me tiens vaillante, Puisque j'ose affronter cette humeur violente. J'en ai ri comme vous, mais non sans murmurer : C'est bien du temps perdu. Je vais le réparer. Voici le conducteur de notre intelligence ; Sachez auparavant toute sa diligence. Eh bien ! Mon grand ami, braverons-nous le sort ? Et viens-tu m'apporter ou la vie ou la mort ? Ce n'est plus qu'en toi seul que mon espoir se fonde. Bannissez vos frayeurs : tout va le mieux du monde ; Il ne faut que partir, j'ai des chevaux tous prêts, Et vous pourrez bientôt vous moquer des arrêts. Je te dois regarder comme un dieu tutélaire, Et ne sais point pour toi d'assez digne salaire. Voici le prix unique où tout mon coeur prétend. Lyse, il faut te résoudre à le rendre content. Oui, mais tout son apprêt nous est fort inutile : Comment ouvrirons-nous les portes de la ville ? On nous tient des chevaux en main sûre aux faubourgs ; Et je sais un vieux mur qui tombe tous les jours : Nous pourrons aisément sortir par ses ruines. Ah ! Que je me trouvais sur d'étranges épines ! Mais il faut se hâter. Nous partirons soudain. Viens nous aider là-haut à faire notre main. Aimables souvenirs de mes chères délices, Qu'on va bientôt changer en d'infâmes supplices, Que malgré les horreurs de ce mortel effroi, Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi ! Ne m'abandonnez point, soyez-moi plus fidèles Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ; Et lorsque du trépas les plus noires couleurs Viendront à mon esprit figurer mes malheurs, Figurez aussitôt à mon âme interdite Combien je fus heureux par delà mon mérite. Lorsque je me plaindrai de leur sévérité, Redites-moi l'excès de ma témérité : Que d'un si haut dessein ma fortune incapable Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ; Que je fus criminel quand je devins amant, Et que ma mort en est le juste châtiment. Quel bonheur m'accompagne à la fin de ma vie ! Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ; Et de quelque tranchant que je souffre les coups, Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous. Hélas ! Que je me flatte, et que j'ai d'artifice À me dissimuler la honte d'un supplice ! En est-il de plus grand que de quitter ces yeux Dont le fatal amour me rend si glorieux ? L'ombre d'un meurtrier creuse ici ma ruine : Il succomba vivant, et mort il m'assassine ; Son nom fait contre moi ce que n'a pu son bras ; Mille assassins nouveaux naissent de son trépas ; Et je vois de son sang, fécond en perfidies, S'élever contre moi des âmes plus hardies, De qui les passions, s'armant d'autorité, Font un meurtre public avec impunité. Demain de mon courage on doit faire un grand crime, Donner au déloyal ma tête pour victime ; Et tous pour le pays prennent tant d'intérêt, Qu'il ne m'est pas permis de douter de l'arrêt. Ainsi de tous côtés ma perte était certaine : J'ai repoussé la mort, je la reçois pour peine. D'un péril évité je tombe en un nouveau, Et des mains d'un rival en celles d'un bourreau. Je frémis à penser à ma triste aventure ; Dans le sein du repos je suis à la torture : Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil, Je vois de mon trépas le honteux appareil ; J'en ai devant les yeux les funestes ministres ; On me lit du sénat les mandements sinistres ; Je sors les fers aux pieds ; j'entends déjà le bruit De l'amas insolent d'un peuple qui me suit ; Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare : Là mon esprit se trouble, et ma raison s'égare ; Je ne découvre rien qui m'ose secourir, Et la peur de la mort me fait déjà mourir. Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme, Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ; Et sitôt que je pense à tes divins attraits, Je vois évanouir ces infâmes portraits. Quelques rudes assauts que le malheur me livre, Garde mon souvenir, et je croirai revivre. Mais d'où vient que de nuit on ouvre ma prison ? Ami, que viens-tu faire ici hors de saison ? Les juges assemblés pour punir votre audace, Mus de compassion, enfin vous ont fait grâce. M'ont fait grâce, bons dieux ! Oui, vous mourrez de nuit. De leur compassion est-ce là tout le fruit ? Que de cette faveur vous tenez peu de conte ! D'un supplice public c'est vous sauver la honte. Quels encens puis-je offrir aux maîtres de mon sort, Dont l'arrêt me fait grâce, et m'envoie à la mort ? Il la faut recevoir avec meilleur visage. Fais ton office, ami, sans causer davantage. Une troupe d'archers là dehors vous attend ; Peut-être en les voyant serez-vous plus content. Lyse, nous l'allons voir. Que vous êtes ravie ! Ne le serais-je point de recevoir la vie ? Son destin et le mien prennent un même cours, Et je mourrais du coup qui trancherait ses jours. Monsieur, connaissez-vous beaucoup d'archers semblables ? Ah ! Madame, est-ce vous ? Surprises adorables ! Trompeur trop obligeant, tu disais bien vraiment Que je mourrais de nuit, mais de contentement. Clindor ! Ne perdons point le temps à ces caresses : Nous aurons tout loisir de flatter nos maîtresses. Quoi ! Lyse est donc la sienne ? écoutez le discours De votre liberté qu'ont produit leurs amours. En lieu de sûreté le babil est de mise ; Mais ici ne songeons qu'à nous ôter de prise ; Sauvons-nous : mais avant, promettez-nous tous deux Jusqu'au jour d'un hymen de modérer vos feux : Autrement, nous rentrons. Que cela ne vous tienne : Je vous donne ma foi. Lyse, reçois la mienne. Sur un gage si beau j'ose tout hasarder. Nous nous amusons trop, il est temps d'évader. Ne craignez plus pour eux ni périls ni disgrâces. Beaucoup les poursuivront, mais sans trouver leurs traces. À la fin je respire. Après un tel bonheur, Deux ans les ont montés en haut degré d'honneur. Je ne vous dirai point le cours de leurs voyages, S'ils ont trouvé le calme, ou vaincu les orages, Ni par quel art non plus ils se sont élevés : Il suffit d'avoir vu comme ils se sont sauvés, Et que, sans vous en faire une histoire importune, Je vous les vais montrer en leur haute fortune. Mais puisqu'il faut passer à des effets plus beaux, Rentrons pour évoquer des fantômes nouveaux. Ceux que vous avez vus représenter de suite À vos yeux étonnés leur amour et leur fuite, N'étant pas destinés aux hautes fonctions, N'ont point assez d'éclat pour leurs conditions. Qu'Isabelle est changée et qu'elle est éclatante ! Lyse marche après elle, et lui sert de suivante ; Mais derechef surtout n'ayez aucun effroi, Et de ce lieu fatal ne sortez qu'après moi : Je vous le dis encore, il y va de la vie. Cette condition m'en ôte assez l'envie. Ce divertissement n'aura-t-il point de fin ? Et voulez-vous passer la nuit dans ce jardin ? Je ne puis plus cacher le sujet qui m'amène : C'est grossir mes douleurs que de taire ma peine. Le prince Florilame... Eh bien ! Il est absent. C'est la source des maux que mon âme ressent ; Nous sommes ses voisins, et l'amour qu'il nous porte Dedans son grand jardin nous permet cette porte. La princesse Rosine, et mon perfide époux, Durant qu'il est absent en font leur rendez-vous : Je l'attends au passage, et lui ferai connaître Que je ne suis pas femme à rien souffrir d'un traître. Madame, croyez-moi, loin de le quereller, Vous ferez beaucoup mieux de tout dissimuler : Il nous vient peu de fruit de telles jalousies ; Un homme en court plus tôt après ses fantaisies ; Il est toujours le maître, et tout notre discours, Par un contraire effet, l'obstine en ses amours. Je dissimulerai son adultère flamme ! Une autre aura son coeur, et moi le nom de femme ! Sans crime, d'un hymen peut-il rompre la loi ? Et ne rougit-il point d'avoir si peu de foi ? Cela fut bon jadis ; mais au temps où nous sommes, Ni l'hymen ni la foi n'obligent plus les hommes : Leur gloire a son brillant et ses règles à part ; Où la nôtre se perd, la leur est sans hasard ; Elle croît aux dépens de nos lâches faiblesses ; L'honneur d'un galant homme est d'avoir des maîtresses. Ôte-moi cet honneur et cette vanité, De se mettre en crédit par l'infidélité. Si pour haïr le change et vivre sans amie Un homme tel que lui tombe dans l'infamie, Je le tiens glorieux d'être infâme à ce prix ; S'il en est méprisé, j'estime ce mépris. Le blâme qu'on reçoit d'aimer trop une femme Aux maris vertueux est un illustre blâme. Madame, il vient d'entrer ; la porte a fait du bruit. Retirons-nous, qu'il passe. Il vous voit et vous suit. Vous fuyez, ma princesse, et cherchez des remises : Sont-ce là les douceurs que vous m'aviez promises ? Est-ce ainsi que l'amour ménage un entretien ? Ne fuyez plus, madame, et n'appréhendez rien : Florilame est absent, ma jalouse endormie. En êtes-vous bien sûr ? Ah ! Fortune ennemie ! Je veille, déloyal : ne crois plus m'aveugler ; Au milieu de la nuit je ne vois que trop clair : Je vois tous mes soupçons passer en certitudes, Et ne puis plus douter de tes ingratitudes : Toi-même, par ta bouche, as trahi ton secret. Ô l'esprit avisé pour un amant discret ! Et que c'est en amour une haute prudence D'en faire avec sa femme entière confidence ! Où sont tant de serments de n'aimer rien que moi ? Qu'as-tu fait de ton coeur ? Qu'as-tu fait de ta foi ? Lorsque je la reçus, ingrat, qu'il te souvienne De combien différaient ta fortune et la mienne, De combien de rivaux je dédaignai les voeux ; Ce qu'un simple soldat pouvait être auprès d'eux : Quelle tendre amitié je recevais d'un père ! Je le quittai pourtant pour suivre ta misère ; Et je tendis les bras à mon enlèvement, Pour soustraire ma main à son commandement. En quelle extrémité depuis ne m'ont réduite Les hasards dont le sort a traversé ta fuite ! Et que n'ai-je souffert avant que le bonheur élevât ta bassesse à ce haut rang d'honneur ! Si pour te voir heureux ta foi s'est relâchée, Remets-moi dans le sein dont tu m'as arrachée. L'amour que j'ai pour toi m'a fait tout hasarder, Non pas pour des grandeurs, mais pour te posséder. Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme : Que ne fait point l'amour quand il possède une âme ? Son pouvoir à ma vue attachait tes plaisirs, Et tu me suivais moins que tes propres désirs. J'étais lors peu de chose : oui, mais qu'il te souvienne Que ta fuite égala ta fortune à la mienne, Et que pour t'enlever c'était un faible appas Que l'éclat de tes biens qui ne te suivaient pas. Je n'eus, de mon côté, que l'épée en partage, Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage : Celle-là m'a fait grand en ces bords étrangers ; L'autre exposa ma tête à cent et cent dangers. Regrette maintenant ton père et ses richesses ; Fâche-toi de marcher à côté des princesses ; Retourne en ton pays chercher avec tes biens L'honneur d'un rang pareil à celui que tu tiens. De quel manque, après tout, as-tu lieu de te plaindre ? En quelle occasion m'as-tu vu te contraindre ? As-tu reçu de moi ni froideurs, ni mépris ? Les femmes, à vrai dire, ont d'étranges esprits ! Qu'un mari les adore, et qu'un amour extrême À leur bizarre humeur le soumette lui-même, Qu'il les comble d'honneurs et de bons traitements, Qu'il ne refuse rien à leurs contentements : S'il fait la moindre brèche à la foi conjugale, Il n'est point à leur gré de crime qui l'égale ; C'est vol, c'est perfidie, assassinat, poison, C'est massacrer son père et brûler sa maison : Et jadis des titans l'effroyable supplice Tomba sur Encelade avec moins de justice. Je te l'ai déjà dit, que toute ta grandeur Ne fut jamais l'objet de ma sincère ardeur. Je ne suivais que toi, quand je quittai mon père ; Mais puisque ces grandeurs t'ont fait l'âme légère, Laisse mon intérêt : songe à qui tu les dois. Florilame lui seul t'a mis où tu te vois : À peine il te connut qu'il te tira de peine ; De soldat vagabond il te fit capitaine ; Et le rare bonheur qui suivit cet emploi Joignit à ses faveurs les faveurs de son roi. Quelle forte amitié n'a-t-il point fait paraître À cultiver depuis ce qu'il avait fait naître ? Par ses soins redoublés n'es-tu pas aujourd'hui Un peu moindre de rang, mais plus puissant que lui ? Il eût gagné par là l'esprit le plus farouche, Et pour remerciement tu veux souiller sa couche ! Dans ta brutalité trouve quelques raisons, Et contre ses faveurs défends tes trahisons. Il t'a comblé de biens, tu lui voles son âme ! Il t'a fait grand seigneur, et tu le rends infâme ! Ingrat, c'est donc ainsi que tu rends les bienfaits ? Et ta reconnaissance a produit ces effets ? Mon âme (car encore ce beau nom te demeure, Et te demeurera jusqu'à tant que je meure), Crois-tu qu'aucun respect ou crainte du trépas Puisse obtenir sur moi ce que tu n'obtiens pas ? Dis que je suis ingrat, appelle-moi parjure ; Mais à nos feux sacrés ne fais plus tant d'injure : Ils conservent encore leur première vigueur ; Et si le fol amour qui m'a surpris le coeur Avait pu s'étouffer au point de sa naissance, Celui que je te porte eût eu cette puissance ; Mais en vain mon devoir tâche à lui résister : Toi-même as éprouvé qu'on ne le peut dompter. Ce dieu qui te força d'abandonner ton père, Ton pays et tes biens, pour suivre ma misère, Ce dieu même aujourd'hui force tous mes désirs À te faire un larcin de deux ou trois soupirs. À mon égarement souffre cette échappée, Sans craindre que ta place en demeure usurpée. L'amour dont la vertu n'est point le fondement Se détruit de soi-même, et passe en un moment ; Mais celui qui nous joint est un amour solide, Où l'honneur a son lustre, où la vertu préside : Sa durée a toujours quelques nouveaux appas, Et ses fermes liens durent jusqu'au trépas. Mon âme, derechef pardonne à la surprise Que ce tyran des coeurs a faite à ma franchise ; Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu'un jour, Et qui n'affaiblit point le conjugal amour. Hélas ! Que j'aide bien à m'abuser moi-même ! Je vois qu'on me trahit, et veux croire qu'on m'aime ; Je me laisse charmer à ce discours flatteur, Et j'excuse un forfait dont j'adore l'auteur. Pardonne, cher époux, au peu de retenue Où d'un premier transport la chaleur est venue : C'est en ces accidents manquer d'affection Que de les voir sans trouble et sans émotion. Puisque mon teint se fane et ma beauté se passe, Il est bien juste aussi que ton amour se lasse ; Et même je croirai que ce feu passager En l'amour conjugal ne pourra rien changer : Songe un peu toutefois à qui ce feu s'adresse, En quel péril te jette une telle maîtresse. Dissimule, déguise, et sois amant discret. Les grands en leur amour n'ont jamais de secret ; Ce grand train qu'à leurs pas leur grandeur propre attache N'est qu'un grand corps tout d'yeux à qui rien ne se cache, Et dont il n'est pas un qui ne fît son effort À se mettre en faveur par un mauvais rapport. Tôt ou tard Florilame apprendra tes pratiques, Ou de sa défiance, ou de ses domestiques ; Et lors (à ce penser je frissonne d'horreur) À quelle extrémité n'ira point sa fureur ! Puisqu'à ces passe-temps ton humeur te convie, Cours après tes plaisirs, mais assure ta vie. Sans aucun sentiment je te verrai changer, Lorsque tu changeras sans te mettre en danger. Encore une fois donc tu veux que je te die Qu'auprès de mon amour je méprise ma vie ? Mon âme est trop atteinte, et mon coeur trop blessé, Pour craindre les périls dont je suis menacé. Ma passion m'aveugle, et pour cette conquête Croit hasarder trop peu de hasarder ma tête : C'est un feu que le temps pourra seul modérer : C'est un torrent qui passe et ne saurait durer. Eh bien ! Cours au trépas, puisqu'il a tant de charmes, Et néglige ta vie aussi bien que mes larmes. Penses-tu que ce prince, après un tel forfait, Par ta punition se tienne satisfait ? Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme À sa juste vengeance exposera ta femme, Et que sur la moitié d'un perfide étranger Une seconde fois il croira se venger ? Non, je n'attendrai pas que ta perte certaine Puisse attirer sur moi les restes de ta peine, Et que de mon honneur, gardé si chèrement, Il fasse un sacrifice à son ressentiment. Je préviendrai la honte où ton malheur me livre, Et saurai bien mourir, si tu ne veux pas vivre. Ce corps, dont mon amour t'a fait le possesseur, Ne craindra plus bientôt l'effort d'un ravisseur. J'ai vécu pour t'aimer, mais non pour l'infamie De servir au mari de ton illustre amie. Adieu : je vais du moins, en mourant avant toi, Diminuer ton crime, et dégager ta foi. Ne meurs pas, chère épouse, et dans un second change Vois l'effet merveilleux où ta vertu me range. M'aimer malgré mon crime, et vouloir par ta mort éviter le hasard de quelque indigne effort ! Je ne sais qui je dois admirer davantage, Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage ; Tous les deux m'ont vaincu : je reviens sous tes lois, Et ma brutale ardeur va rendre les abois ; C'en est fait, elle expire, et mon âme plus saine Vient de rompre les noeuds de sa honteuse chaîne. Mon coeur, quand il fut pris, s'était mal défendu : Perds-en le souvenir. Je l'ai déjà perdu. Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre Conspirent désormais à me faire la guerre ; Ce coeur, inexpugnable aux assauts de leurs yeux, N'aura plus que les tiens pour maîtres et pour dieux. Madame, quelqu'un vient. Reçois, traître, avec joie Les faveurs que par nous ta maîtresse t'envoie. On l'assassine, ô dieux ! Daignez le secourir. Puissent les suborneurs ainsi toujours périr ! Qu'avez-vous fait, bourreaux ? Un juste et grand exemple, Qu'il faut qu'avec effroi tout l'avenir contemple, Pour apprendre aux ingrats, aux dépens de son sang, À n'attaquer jamais l'honneur d'un si haut rang. Notre main a vengé le prince Florilame, La princesse outragée, et vous-même, madame, Immolant à tous trois un déloyal époux, Qui ne méritait pas la gloire d'être à vous. D'un si lâche attentat souffrez le prompt supplice, Et ne vous plaignez point quand on vous rend justice. Adieu. Vous ne l'avez massacré qu'à demi : Il vit encore en moi ; soûlez son ennemi ; Achevez, assassins, de m'arracher la vie. Cher époux, en mes bras on te l'a donc ravie ! Et de mon coeur jaloux les secrets mouvements N'ont pu rompre ce coup par leurs pressentiments ! Ô clarté trop fidèle, hélas ! Et trop tardive, Qui ne fait voir le mal qu'au moment qu'il arrive ! Fallait-il... Mais j'étouffe, et, dans un tel malheur, Mes forces et ma voix cèdent à ma douleur ; Son vif excès me tue ensemble et me console, Et puisqu'il nous rejoint... Elle perd la parole. Madame... Elle se meurt ; épargnons les discours, Et courons au logis appeler du secours. Ainsi de notre espoir la fortune se joue : Tout s'élève ou s'abaisse au branle de sa roue ; Et son ordre inégal, qui régit l'univers, Au milieu du bonheur a ses plus grands revers. Cette réflexion, mal propre pour un père, Consolerait peut-être une douleur légère ; Mais après avoir vu mon fils assassiné, Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné, J'aurais d'un si grand coup l'âme bien peu blessée, Si de pareils discours m'entraient dans la pensée. Hélas ! Dans sa misère il ne pouvait périr ; Et son bonheur fatal lui seul l'a fait mourir. N'attendez pas de moi des plaintes davantage : La douleur qui se plaint cherche qu'on la soulage ; La mienne court après son déplorable sort. Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort. D'un juste désespoir l'effort est légitime, Et de le détourner je croirais faire un crime. Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ; Mais épargnez du moins ce coup à votre main ; Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles, Et pour les redoubler voyez ses funérailles. Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l'argent ? Voyez si pas un d'eux s'y montre négligent. Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise ! Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse ! Quel charme en un moment étouffe leurs discords, Pour assembler ainsi les vivants et les morts ? Ainsi tous les acteurs d'une troupe comique, Leur poème récité, partagent leur pratique : L'un tue, et l'autre meurt, l'autre vous fait pitié ; Mais la scène préside à leur inimitié. Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles, Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles, Le traître et le trahi, le mort et le vivant, Se trouvent à la fin amis comme devant. Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite, D'un père et d'un prévôt éviter la poursuite ; Mais tombant dans les mains de la nécessité, Ils ont pris le théâtre en cette extrémité. Mon fils comédien ! D'un art si difficile Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ; Et depuis sa prison, ce que vous avez vu, Son adultère amour, son trépas imprévu, N'est que la triste fin d'une pièce tragique Qu'il expose aujourd'hui sur la scène publique, Par où ses compagnons en ce noble métier Ravissent à Paris un peuple tout entier. Le gain leur en demeure, et ce grand équipage, Dont je vous ai fait voir le superbe étalage, Est bien à votre fils, mais non pour s'en parer Qu'alors que sur la scène il se fait admirer. J'ai pris sa mort pour vraie, et ce n'était que feinte ; Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte. Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d'honneur Où le devait monter l'excès de son bonheur ? Cessez de vous en plaindre. à présent le théâtre Est en un point si haut que chacun l'idolâtre, Et ce que votre temps voyait avec mépris Est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits, L'entretien de Paris, le souhait des provinces, Le divertissement le plus doux de nos princes, Les délices du peuple, et le plaisir des grands : Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ; Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde Par ses illustres soins conserver tout le monde, Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau De quoi se délasser d'un si pesant fardeau. Même notre grand roi, ce foudre de la guerre, Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois Prêter l'oeil et l'oreille au théâtre français : C'est là que le Parnasse étale ses merveilles ; Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ; Et tous ceux qu'Apollon voit d'un meilleur regard De leurs doctes travaux lui donnent quelque part. D'ailleurs, si par les biens on prise les personnes, Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ; Et votre fils rencontre en un métier si doux Plus d'accommodement qu'il n'eût trouvé chez vous. Défaites-vous enfin de cette erreur commune, Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune. Je n'ose plus m'en plaindre, et vois trop de combien Le métier qu'il a pris est meilleur que le mien. Il est vrai que d'abord mon âme s'est émue : J'ai cru la comédie au point où je l'ai vue ; J'en ignorais l'éclat, l'utilité, l'appas, Et la blâmais ainsi, ne la connaissant pas ; Mais depuis vos discours mon coeur plein d'allégresse A banni cette erreur avec sa tristesse. Clindor a trop bien fait. N'en croyez que vos yeux. Demain, pour ce sujet, j'abandonne ces lieux ; Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre, Quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre ? Servir les gens d'honneur est mon plus grand désir : J'ai pris ma récompense en vous faisant plaisir. Adieu : je suis content, puisque je vous vois l'être. Un si rare bienfait ne se peut reconnaître : Mais, grand mage, du moins croyez qu'à l'avenir Mon âme en gardera l'éternel souvenir.
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Mexique 1
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Égypte 1
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Islande 1
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Que je sens à la fois de surprise et de joie ! Se peut-il qu'en ces lieux enfin je vous revoie, Que Pollux dans Corinthe ait rencontré Jason ? Vous n'y pouviez venir en meilleure saison ; Et pour vous rendre encore l'âme plus étonnée, Préparez-vous à voir mon second hyménée. Quoi ! Médée est donc morte, ami ? Non, elle vit ; Mais un objet plus beau la chasse de mon lit. Dieux ! Et que fera-t-elle ? Et que fit Hypsipyle, Que pousser les éclats d'un courroux inutile ? Elle jeta des cris, elle versa des pleurs, Elle me souhaita mille et mille malheurs, Dit que j'étais sans foi, sans coeur, sans conscience, Et lasse de le dire, elle prit patience. Médée en son malheur en pourra faire autant : Qu'elle soupire, pleure, et me nomme inconstant ; Je la quitte à regret, mais je n'ai point d'excuse Contre un pouvoir plus fort qui me donne à Créuse. Créuse est donc l'objet qui vous vient d'enflammer ? Je l'aurais deviné sans l'entendre nommer. Jason ne fit jamais de communes maîtresses ; Il est né seulement pour charmer les princesses, Et haïrait l'amour, s'il avait sous sa loi Rangé de moindres coeurs que des filles de roi. Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée, Et Créuse à Corinthe, autant vaut, possédée, Font bien voir qu'en tous lieux, sans le secours de Mars, Les sceptres sont acquis à ses moindres regards. Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires : J'accommode ma flamme au bien de mes affaires ; Et sous quelque climat que me jette le sort, Par maxime d'état je me fais cet effort. Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville, Qu'eussions-nous fait, Pollux, sans l'amour d'Hypsipyle ? Et depuis à Colchos, que fit votre Jason, Que cajoler Médée, et gagner la toison ? Alors, sans mon amour, qu'eût fait votre vaillance ? Eût-elle du dragon trompé la vigilance ? Ce peuple que la terre enfantait tout armé, Qui de vous l'eût défait, si Jason n'eût aimé ? Maintenant qu'un exil m'interdit ma patrie, Créuse est le sujet de mon idolâtrie ; Et j'ai trouvé l'adresse, en lui faisant la cour, De relever mon sort sur les ailes d'Amour. Que parlez-vous d'exil ? La haine de Pélie... Me fait, tout mort qu'il est, fuir de sa Thessalie. Il est mort ! Écoutez, et vous saurez comment Son trépas seul m'oblige à cet éloignement. Après six ans passés, depuis notre voyage, Dans les plus grands plaisirs qu'on goûte au mariage, Mon père, tout caduc, émouvant ma pitié, Je conjurai Médée, au nom de l'amitié... J'ai su comme son art, forçant les destinées, Lui rendit la vigueur de ses jeunes années : Ce fut, s'il m'en souvient, ici que je l'appris, D'où soudain un voyage en Asie entrepris Fait que, nos deux séjours divisés par Neptune, Je n'ai point su depuis quelle est votre fortune ; Je n'en fais qu'arriver. Apprenez donc de moi Le sujet qui m'oblige à lui manquer de foi. Malgré l'aversion d'entre nos deux familles, De mon tyran Pélie elle gagne les filles, Et leur feint de ma part tant d'outrages reçus, Que ces faibles esprits sont aisément déçus. Elle fait amitié, leur promet des merveilles, Du pouvoir de son art leur remplit les oreilles ; Et pour mieux leur montrer comme il est infini, Leur étale surtout mon père rajeuni. Pour épreuve elle égorge un bélier à leurs vues, Le plonge en un bain d'eaux et d'herbes inconnues, Lui forme un nouveau sang avec cette liqueur, Et lui rend d'un agneau la taille et la vigueur. Les soeurs crient miracle, et chacune ravie Conçoit pour son vieux père une pareille envie, Veut un effet pareil, le demande, et l'obtient ; Mais chacune a son but. Cependant la nuit vient : Médée, après le coup d'une si belle amorce, Prépare de l'eau pure et des herbes sans force, Redouble le sommeil des gardes et du roi : La suite au seul récit me fait trembler d'effroi. À force de pitié ces filles inhumaines De leur père endormi vont épuiser les veines : Leur tendresse crédule, à grands coups de couteau, Prodigue ce vieux sang, et fait place au nouveau ; Le coup le plus mortel s'impute à grand service ; On nomme piété ce cruel sacrifice, Et l'amour paternel qui fait agir leurs bras Croirait commettre un crime à n'en commettre pas. Médée est éloquente à leur donner courage : Chacune toutefois tourne ailleurs son visage ; Une secrète horreur condamne leur dessein, Et refuse leurs yeux à conduire leur main. À me représenter ce tragique spectacle, Qui fait un parricide et promet un miracle, J'ai de l'horreur moi-même, et ne puis concevoir Qu'un esprit jusque-là se laisse décevoir. Ainsi mon père Aeson recouvra sa jeunesse. Mais oyez le surplus. Ce grand courage cesse ; L'épouvante les prend ; Médée en raille, et fuit. Le jour découvre à tous les crimes de la nuit ; Et pour vous épargner un discours inutile, Acaste, nouveau roi, fait mutiner la ville, Nomme Jason l'auteur de cette trahison, Et pour venger son père, assiège ma maison. Mais j'étais déjà loin, aussi bien que Médée ; Et ma famille enfin à Corinthe abordée, Nous saluons Créon, dont la bénignité Nous promet contre Acaste un lieu de sûreté. Que vous dirai-je plus ? Mon bonheur ordinaire M'acquiert les volontés de la fille et du père ; Si bien que de tous deux également chéri, L'un me veut pour son gendre, et l'autre pour mari. D'un rival couronné les grandeurs souveraines, La majesté d'Aegée, et le sceptre d'Athènes, N'ont rien, à leur avis, de comparable à moi, Et banni que je suis, je leur suis plus qu'un roi. Je vois trop ce bonheur, mais je le dissimule ; Et bien que pour Créuse un pareil feu me brûle, Du devoir conjugal je combats mon amour, Et je ne l'entretiens que pour faire ma cour. Acaste cependant menace d'une guerre Qui doit perdre Créon et dépeupler sa terre ; Puis, changeant tout à coup ses résolutions, Il propose la paix sous des conditions. Il demande d'abord et Jason et Médée : On lui refuse l'un, et l'autre est accordée ; Je l'empêche, on débat, et je fais tellement, Qu'enfin il se réduit à son bannissement. De nouveau je l'empêche, et Créon me refuse ; Et pour m'en consoler, il m'offre sa Créuse. Qu'eussé-je fait, Pollux, en cette extrémité Qui commettait ma vie avec ma loyauté ? Car sans doute, à quitter l'utile pour l'honnête, La paix allait se faire aux dépens de ma tête ; Le mépris insolent des offres d'un grand roi Aux mains d'un ennemi livrait Médée et moi. Je l'eusse fait pourtant, si je n'eusse été père. L'amour de mes enfants m'a fait l'âme légère ; Ma perte était la leur ; et cet hymen nouveau Avec Médée et moi les tire du tombeau : Eux seuls m'ont fait résoudre, et la paix s'est conclue. Bien que de tous côtés l'affaire résolue Ne laisse aucune place aux conseils d'un ami, Je ne puis toutefois l'approuver qu'à demi. Sur quoi que vous fondiez un traitement si rude, C'est montrer pour Médée un peu d'ingratitude : Ce qu'elle a fait pour vous est mal récompensé. Il faut craindre après tout son courage offensé ; Vous savez mieux que moi ce que peuvent ses charmes. Ce sont à sa fureur d'épouvantables armes ; Mais son bannissement nous en va garantir. Gardez d'avoir sujet de vous en repentir. Quoi qu'il puisse arriver, ami, c'est chose faite. La termine le ciel comme je le souhaite ! Permettez cependant qu'afin de m'acquitter J'aille trouver le roi pour l'en féliciter. Je vous y conduirais, mais j'attends ma princesse, Qui va sortir du temple. Adieu : l'amour vous presse, Et je serais marri qu'un soin officieux Vous fît perdre pour moi des temps si précieux. Depuis que mon esprit est capable de flamme, Jamais un trouble égal n'a confondu mon âme : Mon coeur, qui se partage en deux affections, Se laisse déchirer à mille passions. Je dois tout à Médée, et je ne puis sans honte Et d'elle et de ma foi tenir si peu de conte : Je dois tout à Créon, et d'un si puissant roi Je fais un ennemi, si je garde ma foi : Je regrette Médée, et j'adore Créuse ; Je vois mon crime en l'une, en l'autre mon excuse ; Et dessus mon regret mes désirs triomphants Ont encore le secours du soin de mes enfants. Mais la princesse vient : l'éclat d'un tel visage Du plus constant du monde attirerait l'hommage, Et semble reprocher à ma fidélité D'avoir osé tenir contre tant de beauté. Que votre zèle est long, et que d'impatience Il donne à votre amant, qui meurt en votre absence ! Je n'ai pas fait pourtant au ciel beaucoup de voeux : Ayant Jason à moi, j'ai tout ce que je veux. Et moi, puis-je espérer l'effet d'une prière Que ma flamme tiendrait à faveur singulière ? Au nom de notre amour, sauvez deux jeunes fruits Que d'un premier hymen la couche m'a produits ; Employez-vous pour eux, faites auprès d'un père Qu'ils ne soient point compris en l'exil de leur mère : C'est lui seul qui bannit ces petits malheureux, Puisque dans les traités il n'est point parlé d'eux. J'avais déjà parlé de leur tendre innocence, Et vous y servirai de toute ma puissance, Pourvu qu'à votre tour vous m'accordiez un point Que jusques à tantôt je ne vous dirai point. Dites, et quel qu'il soit, que ma reine en dispose. Si je puis sur mon père obtenir quelque chose, Vous le saurez après : je ne veux rien pour rien. Vous pourrez au palais suivre cet entretien. On ouvre chez Médée, ôtez-vous de sa vue : Vos présences rendraient sa douleur plus émue ; Et vous seriez marris que cet esprit jaloux Mêlât son amertume à des plaisirs si doux. Souverains protecteurs des lois de l'hyménée, Dieux garants de la foi que Jason m'a donnée, Vous qu'il prit à témoins d'une immortelle ardeur Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur, Voyez de quel mépris vous traite son parjure, Et m'aidez à venger cette commune injure : S'il me peut aujourd'hui chasser impunément, Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment. Et vous, troupe savante en noires barbaries, Filles de l'Achéron, pestes, larves, furies, Fières soeurs, si jamais notre commerce étroit Sur vous et vos serpents me donna quelque droit, Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes ; Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers : Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers ; Apportez-moi du fond des antres de Mégère La mort de ma rivale, et celle de son père ; Et si vous ne voulez mal servir mon courroux, Quelque chose de pis pour mon perfide époux : Qu'il coure vagabond de province en province, Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince ; Banni de tous côtés, sans bien et sans appui, Accablé de frayeur, de misère, d'ennui, Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse ; Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice ; Et que mon souvenir jusque dans le tombeau Attache à son esprit un éternel bourreau. Jason me répudie ! Et qui l'aurait pu croire ? S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire ? Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ? M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits ? Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose, Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose ? Quoi ! Mon père trahi, les éléments forcés, D'un frère dans la mer les membres dispersés, Lui font-ils présumer mon audace épuisée ? Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée, Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir, Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ? Tu t'abuses, Jason, je suis encore moi-même. Tout ce qu'en ta faveur fit mon amour extrême, Je le ferai par haine ; et je veux pour le moins Qu'un forfait nous sépare, ainsi qu'il nous a joints ; Que mon sanglant divorce, en meurtres, en carnage, S'égale aux premiers jours de notre mariage, Et que notre union, que rompt ton changement, Trouve une fin pareille à son commencement. Déchirer par morceaux l'enfant aux yeux du père N'est que le moindre effet qui suivra ma colère ; Des crimes si légers furent mes coups d'essai : Il faut bien autrement montrer ce que je sais ; Il faut faire un chef-d'oeuvre, et qu'un dernier ouvrage Surpasse de bien loin ce faible apprentissage. Mais pour exécuter tout ce que j'entreprends, Quels dieux me fourniront des secours assez grands ? Ce n'est plus vous, enfers, qu'ici je sollicite : Vos feux sont impuissants pour ce que je médite. Auteur de ma naissance, aussi bien que du jour, Qu'à regret tu dépars à ce fatal séjour, Soleil, qui vois l'affront qu'on va faire à ta race, Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place ; Accorde cette grâce à mon désir bouillant : Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant ; Mais ne crains pas de chute à l'univers funeste : Corinthe consumé garantira le reste ; De mon juste courroux les implacables voeux Dans ses odieux murs arrêteront tes feux ; Créon en est le prince, et prend Jason pour gendre : C'est assez mériter d'être réduit en cendre, D'y voir réduit tout l'isthme, afin de l'en punir, Et qu'il n'empêche plus les deux mers de s'unir. Eh bien ? Nérine, à quand, à quand cet hyménée ? En ont-ils choisi l'heure ? En sais-tu la journée ? N'en as-tu rien appris ? N'as-tu point vu Jason ? N'appréhende-t-il rien après sa trahison ? Croit-il qu'en cet affront je m'amuse à me plaindre ? S'il cesse de m'aimer, qu'il commence à me craindre ; Il verra, le perfide, à quel comble d'horreur De mes ressentiments peut monter la fureur. Modérez les bouillons de cette violence, Et laissez déguiser vos douleurs au silence. Quoi ! Madame, est-ce ainsi qu'il faut dissimuler ? Et faut-il perdre ainsi des menaces en l'air ? Les plus ardents transports d'une haine connue Ne sont qu'autant d'éclairs avortés dans la nue, Qu'autant d'avis à ceux que vous voulez punir, Pour repousser vos coups, ou pour les prévenir. Qui peut, sans s'émouvoir, supporter une offense, Peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance ; Et sa feinte douceur, sous un appas mortel, Mène insensiblement sa victime à l'autel. Tu veux que je me taise et que je dissimule ! Nérine, porte ailleurs ce conseil ridicule : L'âme en est incapable en de moindres malheurs, Et n'a point où cacher de pareilles douleurs. Jason m'a fait trahir mon pays et mon père, Et me laisse au milieu d'une terre étrangère, Sans support, sans amis, sans retraite, sans bien, La fable de son peuple, et la haine du mien : Nérine, après cela tu veux que je me taise ! Ne dois-je point encore en témoigner de l'aise, De ce royal hymen souhaiter l'heureux jour, Et forcer tous mes soins à servir son amour ? Madame, pensez mieux à l'éclat que vous faites : Quelque juste qu'il soit, regardez où vous êtes ; Considérez qu'à peine un esprit plus remis Vous tient en sûreté parmi vos ennemis. L'âme doit se roidir plus elle est menacée, Et contre la fortune aller tête baissée, La choquer hardiment, et sans craindre la mort, Se présenter de front à son plus rude effort. Cette lâche ennemie a peur des grands courages, Et sur ceux qu'elle abat redouble ses outrages. Que sert ce grand courage où l'on est sans pouvoir ? Il trouve toujours lieu de se faire valoir. Forcez l'aveuglement dont vous êtes séduite, Pour voir en quel état le sort vous a réduite. Votre pays vous hait, votre époux est sans foi : Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? Moi : Moi, dis-je, et c'est assez. Quoi ! Vous seule, madame ? Oui, tu vois en moi seule et le fer et la flamme, Et la terre, et la mer, et l'enfer, et les cieux, Et le sceptre des rois, et la foudre des dieux. L'impétueuse ardeur d'un courage sensible À vos ressentiments figure tout possible : Mais il faut craindre un roi fort de tant de sujets. Mon père, qui l'était, rompit-il mes projets ? Non ; mais il fut surpris, et Créon se défie : Fuyez, qu'à ses soupçons il ne vous sacrifie. Las ! Je n'ai que trop fui ; cette infidélité D'un juste châtiment punit ma lâcheté. Si je n'eusse point fui pour la mort de Pélie, Si j'eusse tenu bon dedans la Thessalie, Il n'eût point vu Créuse, et cet objet nouveau N'eût point de notre hymen étouffé le flambeau. Fuyez encore, de grâce. Oui, je fuirai, Nérine, Mais avant de Créon on verra la ruine. Je brave la fortune ; et toute sa rigueur, En m'ôtant un mari, ne m'ôte pas le coeur ; Sois seulement fidèle, et, sans te mettre en peine, Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine. Madame... Elle me quitte au lieu de m'écouter. Ces violents transports la vont précipiter : D'une trop juste ardeur l'inexorable envie Lui fait abandonner le souci de sa vie. Tâchons, encore un coup, d'en divertir le cours. Apaiser sa fureur, c'est conserver ses jours. Bien qu'un péril certain suive votre entreprise, Assurez-vous sur moi, je vous suis toute acquise : Employez mon service aux flammes, au poison, Je ne refuse rien ; mais épargnez Jason. Votre aveugle vengeance une fois assouvie, Le regret de sa mort vous coûterait la vie ; Et les coups violents d'un rigoureux ennui... Cesse de m'en parler, et ne crains rien pour lui : Ma fureur jusque-là n'oserait me séduire ; Jason m'a trop coûté pour le vouloir détruire ; Mon courroux lui fait grâce, et ma première ardeur Soutient son intérêt au milieu de mon coeur. Je crois qu'il m'aime encore, et qu'il nourrit en l'âme Quelques restes secrets d'une si belle flamme ; Qu'il ne fait qu'obéir aux volontés d'un roi, Qui l'arrache à Médée en dépit de sa foi. Qu'il vive, et s'il se peut, que l'ingrat me demeure ; Sinon, ce m'est assez que sa Créuse meure : Qu'il vive cependant, et jouisse du jour Que lui conserve encore mon immuable amour. Créon seul et sa fille ont fait la perfidie ; Eux seuls termineront toute la tragédie : Leur perte achèvera cette fatale paix. Contenez-vous, madame ; il sort de son palais. Quoi ? Je te vois encore ! Avec quelle impudence Peux-tu, sans t'effrayer, soutenir ma présence ? Ignores-tu l'arrêt de ton bannissement ? Fais-tu si peu de cas de mon commandement ? Voyez comme elle s'enfle et d'orgueil et d'audace ! Ses yeux ne sont que feu ; ses regards, que menace. Gardes, empêchez-la de s'approcher de moi. Va, purge mes états d'un monstre tel que toi : Délivre mes sujets et moi-même de crainte. De quoi m'accuse-t-on ? Quel crime, quelle plainte Pour mon bannissement vous donne tant d'ardeur ? Ah ! L'innocence même, et la même candeur ! Médée est un miroir de vertu signalée : Quelle inhumanité de l'avoir exilée ! Barbare, as-tu sitôt oublié tant d'horreurs ? Repasse tes forfaits, repasse tes erreurs, Et de tant de pays nomme quelque contrée Dont tes méchancetés te permettent l'entrée. Toute la Thessalie en armes te poursuit ; Ton père te déteste, et l'univers te fuit : Me dois-je en ta faveur charger de tant de haines, Et sur mon peuple et moi faire tomber tes peines ? Va pratiquer ailleurs tes noires actions ; J'ai racheté la paix à ces conditions. Lâche paix, qu'entre vous, sans m'avoir écoutée, Pour m'arracher mon bien vous avez complotée ! Paix dont le déshonneur vous demeure éternel ! Quiconque sans l'ouïr condamne un criminel, Son crime eût-il cent fois mérité le supplice, D'un juste châtiment il fait une injustice. Au regard de Pélie, il fut bien mieux traité : Avant que l'égorger tu l'avais écouté ? Écouta-t-il Jason, quand sa haine couverte L'envoya sur nos bords se livrer à sa perte ? Car comment voulez-vous que je nomme un dessein Au-dessus de sa force et du pouvoir humain ? Apprenez quelle était cette illustre conquête, Et de combien de morts j'ai garanti sa tête. Il fallait mettre au joug deux taureaux furieux : Des tourbillons de feux s'élançaient de leurs yeux, Et leur maître Vulcain poussait par leur haleine Un long embrasement dessus toute la plaine. Eux domptés, on entrait en de nouveaux hasards : Il fallait labourer les tristes champs de Mars, Et des dents d'un serpent ensemencer leur terre, Dont la stérilité, fertile pour la guerre, Produisait à l'instant des escadrons armés Contre la même main qui les avait semés. Mais quoi qu'eût fait contre eux une valeur parfaite, La toison n'était pas au bout de leur défaite : Un dragon, enivré des plus mortels poisons Qu'enfantent les péchés de toutes les saisons, Vomissant mille traits de sa gorge enflammée, La gardait beaucoup mieux que toute cette armée ; Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil, Ne virent abaisser sa paupière au sommeil : Je l'ai seule assoupi ; seule, j'ai par mes charmes Mis au joug les taureaux et défait les gendarmes. Si lors à mon devoir mon désir limité Eût conservé ma gloire et ma fidélité, Si j'eusse eu de l'horreur de tant d'énormes fautes, Que devenait Jason, et tous vos Argonautes ? Sans moi, ce vaillant chef, que vous m'avez ravi, Fût péri le premier, et tous l'auraient suivi. Je ne me repens point d'avoir par mon adresse Sauvé le sang des dieux et la fleur de la Grèce : Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et Castor, Et le charmant Orphée, et le sage Nestor, Tous vos héros enfin tiennent de moi la vie ; Je vous les verrai tous posséder sans envie : Je vous les ai sauvés, je vous les cède tous ; Je n'en veux qu'un pour moi, n'en soyez point jaloux. Pour de si bons effets laissez-moi l'infidèle : Il est mon crime seul, si je suis criminelle ; Aimer cet inconstant, c'est tout ce que j'ai fait : Si vous me punissez, rendez-moi mon forfait. Est-ce user comme il faut d'un pouvoir légitime, Que me faire coupable et jouir de mon crime ? Va te plaindre à Colchos. Le retour m'y plaira. Que Jason m'y remette ainsi qu'il m'en tira : Je suis prête à partir sous la même conduite Qui de ces lieux aimés précipita ma fuite. Ô d'un injuste affront les coups les plus cruels ! Vous faites différence entre deux criminels ! Vous voulez qu'on l'honore, et que de deux complices L'un ait votre couronne, et l'autre des supplices ! Cesse de plus mêler ton intérêt au sien. Ton Jason, pris à part, est trop homme de bien : Le séparant de toi, sa défense est facile ; Jamais il n'a trahi son père ni sa ville ; Jamais sang innocent n'a fait rougir ses mains ; Jamais il n'a prêté son bras à tes desseins ; Son crime, s'il en a, c'est de t'avoir pour femme. Laisse-le s'affranchir d'une honteuse flamme, Rends-lui son innocence en t'éloignant de nous ; Porte en d'autres climats ton insolent courroux, Tes herbes, tes poisons, ton coeur impitoyable, Et tout ce qui jamais a fait Jason coupable. Peignez mes actions plus noires que la nuit ; Je n'en ai que la honte, il en a tout le fruit : Ce fut en sa faveur que ma savante audace Immola son tyran par les mains de sa race ; Joignez-y mon pays et mon frère : il suffit Qu'aucun de tant de maux ne va qu'à son profit. Mais vous les saviez tous quand vous m'avez reçue ; Votre simplicité n'a point été déçue : En ignoriez-vous un, quand vous m'avez promis Un rempart assuré contre mes ennemis ? Ma main, saignante encore du meurtre de Pélie, Soulevait contre moi toute la Thessalie, Quand votre coeur, sensible à la compassion, Malgré tous mes forfaits, prit ma protection. Si l'on me peut depuis imputer quelque crime, C'est trop peu que l'exil, ma mort est légitime : Sinon, à quel propos me traitez-vous ainsi ? Je suis coupable ailleurs, mais innocente ici. Je ne veux plus ici d'une telle innocence, Ni souffrir en ma cour ta fatale présence. Va... Dieux justes, vengeurs... Va, dis-je, en d'autres lieux Par tes cris importuns solliciter les dieux. Laisse-nous tes enfants : je serais trop sévère, Si je les punissais des crimes de leur mère ; Et bien que je le pusse avec juste raison, Ma fille les demande en faveur de Jason. Barbare humanité, qui m'arrache à moi-même, Et feint de la douceur pour m'ôter ce que j'aime ! Si Jason et Créuse ainsi l'ont ordonné, Qu'ils me rendent le sang que je leur ai donné. Ne me réplique plus, suis la loi qui t'est faite ; Prépare ton départ, et pense à ta retraite. Pour en délibérer, et choisir le quartier, De grâce ma bonté te donne un jour entier. Quelle grâce ! Soldats, remettez-la chez elle ; Sa contestation deviendrait éternelle. Quel indomptable esprit ! Quel arrogant maintien Accompagnait l'orgueil d'un si long entretien ! A-t-elle rien fléchi de son humeur altière ? A-t-elle pu descendre à la moindre prière ? Et le sacré respect de ma condition En a-t-il arraché quelque soumission ? Te voilà sans rivale, et mon pays sans guerres, Ma fille : c'est demain qu'elle sort de nos terres. Nous n'avons désormais que craindre de sa part : Acaste est satisfait d'un si proche départ ; Et si tu peux calmer le courage d'Aegée, Qui voit par notre choix son ardeur négligée, Fais état que demain nous assure à jamais Et dedans et dehors une profonde paix. Je ne crois pas, seigneur, que ce vieux roi d'Athènes, Voyant aux mains d'autrui le fruit de tant de peines, Mêle tant de faiblesse à son ressentiment, Que son premier courroux se dissipe aisément. J'espère toutefois qu'avec un peu d'adresse Je pourrai le résoudre à perdre une maîtresse Dont l'âge peu sortable et l'inclination Répondaient assez mal à son affection. Il doit vous témoigner par son obéissance Combien sur son esprit vous avez de puissance ; Et s'il s'obstine à suivre un injuste courroux, Nous saurons, ma princesse, en rabattre les coups ; Et nos préparatifs contre la Thessalie Ont trop de quoi punir sa flamme et sa folie. Nous n'en viendrons pas là : regarde seulement À le payer d'estime et de remerciement. Je voudrais pour tout autre un peu de raillerie : Un vieillard amoureux mérite qu'on en rie ; Mais le trône soutient la majesté des rois Au-dessus du mépris, comme au-dessus des lois. On doit toujours respect au sceptre, à la couronne. Remets tout, si tu veux, aux ordres que je donne ; Je saurai l'apaiser avec facilité, Si tu ne te défends qu'avec civilité. Que ne vous dois-je point pour cette préférence, Où mes désirs n'osaient porter mon espérance ! C'est bien me témoigner un amour infini, De mépriser un roi pour un pauvre banni ! À toutes ses grandeurs préférer ma misère, Tourner en ma faveur les volontés d'un père, Garantir mes enfants d'un exil rigoureux ! Qu'a pu faire de moindre un courage amoureux ? La fortune a montré dedans votre naissance Un trait de son envie, ou de son impuissance ; Elle devait un sceptre au sang dont vous naissez, Et sans lui vos vertus le méritaient assez. L'amour, qui n'a pu voir une telle injustice, Supplée à son défaut, ou punit sa malice, Et vous donne, au plus fort de vos adversités, Le sceptre que j'attends, et que vous méritez. La gloire m'en demeure ; et les races futures Comptant notre hyménée entre vos aventures, Vanteront à jamais mon amour généreux, Qui d'un si grand héros rompt le sort malheureux. Après tout cependant, riez de ma faiblesse : Prête de posséder le phénix de la Grèce, La fleur de nos guerriers, le sang de tant de dieux, La robe de Médée a donné dans mes yeux. Mon caprice, à son lustre attachant mon envie, Sans elle trouve à dire au bonheur de ma vie : C'est ce qu'ont prétendu mes desseins relevés, Pour le prix des enfants que je vous ai sauvés. Que ce prix est léger pour un si bon office ! Il y faut toutefois employer l'artifice : Ma jalouse en fureur n'est pas femme à souffrir Que ma main l'en dépouille afin de vous l'offrir ; Des trésors dont son père épuise la Scythie, C'est tout ce qu'elle a pris quand elle en est sortie. Qu'elle a fait un beau choix ! Jamais éclat pareil Ne sema dans la nuit les clartés du soleil ; Les perles avec l'or confusément mêlées, Mille pierres de prix sur ses bords étalées, D'un mélange divin éblouissent les yeux ; Jamais rien d'approchant ne se fit en ces lieux. Pour moi, tout aussitôt que je l'en vis parée, Je ne fis plus d'état de la toison dorée ; Et dussiez-vous vous-même en être un peu jaloux, J'en eus presques envie aussitôt que de vous. Pour apaiser Médée et réparer sa perte, L'épargne de mon père entièrement ouverte Lui met à l'abandon tous les trésors du roi, Pourvu que cette robe et Jason soient à moi. N'en doutez point, ma reine, elle vous est acquise. Je vais chercher Nérine, et par son entremise Obtenir de Médée avec dextérité Ce que refuserait son courage irrité. Pour elle, vous savez que j'en fuis les approches : J'aurais peine à souffrir l'orgueil de ses reproches ; Et je me connais mal, ou dans notre entretien Son courroux s'allumant allumerait le mien. Je n'ai point un esprit complaisant à sa rage, Jusques à supporter sans réplique un outrage ; Et ce seraient pour moi d'éternels déplaisirs De reculer par là l'effet de vos désirs. Mais, sans plus de discours, d'une maison voisine Je vais prendre le temps que sortira Nérine. Souffrez, pour avancer votre contentement, Que malgré mon amour je vous quitte un moment. Madame, j'aperçois venir le roi d'Athènes. Allez donc, votre vue augmenterait ses peines. Souvenez-vous de l'air dont il le faut traiter. Ma bouche accortement saura s'en acquitter. Sur un bruit qui m'étonne et que je ne puis croire, Madame, mon amour, jaloux de votre gloire, Vient savoir s'il est vrai que vous soyez d'accord, Par un honteux hymen, de l'arrêt de ma mort. Votre peuple en frémit, votre cour en murmure ; Et tout Corinthe enfin s'impute à grande injure Qu'un fugitif, un traître, un meurtrier de rois, Lui donne à l'avenir des princes et des lois ; Il ne peut endurer que l'horreur de la Grèce Pour prix de ses forfaits épouse sa princesse, Et qu'il faille ajouter à vos titres d'honneur : femme d'un assassin et d'un empoisonneur. Laissez agir, grand roi, la raison sur votre âme, Et ne le chargez point des crimes de sa femme. J'épouse un malheureux, et mon père y consent, Mais prince, mais vaillant, et surtout innocent : Non pas que je ne faille en cette préférence ; De votre rang au sien je sais la différence. Mais si vous connaissez l'amour et ses ardeurs, Jamais pour son objet il ne prend les grandeurs : Avouez que son feu n'en veut qu'à la personne, Et qu'en moi vous n'aimiez rien moins que ma couronne. Souvent je ne sais quoi qu'on ne peut exprimer Nous surprend, nous emporte, et nous force d'aimer ; Et souvent, sans raison, les objets de nos flammes Frappent nos yeux ensemble et saisissent nos âmes. Ainsi nous avons vu le souverain des dieux, Au mépris de Junon, aimer en ces bas lieux ; Vénus quitter son Mars et négliger sa prise, Tantôt pour Adonis, et tantôt pour Anchise ; Et c'est peut-être encore avec moins de raison Que bien que vous m'aimiez, je me donne à Jason. D'abord dans mon esprit vous eûtes ce partage : Je vous estimai plus, et l'aimai davantage. Gardez ces compliments pour de moins enflammés, Et ne m'estimez point qu'autant que vous m'aimez. Que me sert cet aveu d'une erreur volontaire ? Si vous croyez faillir, qui vous force à le faire ? N'accusez point l'amour ni son aveuglement : Quand on connaît sa faute, on manque doublement. Puis donc que vous trouvez la mienne inexcusable, Je ne veux plus, seigneur, me confesser coupable. L'amour de mon pays et le bien de l'état Me défendaient l'hymen d'un si grand potentat. Il m'eût fallu soudain vous suivre en vos provinces, Et priver mes sujets de l'aspect de leurs princes. Votre sceptre pour moi n'est qu'un pompeux exil : Que me sert son éclat ? Et que me donne-t-il ? M'élève-t-il d'un rang plus haut que souveraine ? Et sans le posséder ne me vois-je pas reine ? Grâces aux immortels, dans ma condition J'ai de quoi m'assouvir de cette ambition : Je ne veux point changer mon sceptre contre un autre ; Je perdrais ma couronne en acceptant la vôtre. Corinthe est bon sujet, mais il veut voir son roi, Et d'un prince éloigné rejetterait la loi. Joignez à ces raisons qu'un père un peu sur l'âge, Dont ma seule présence adoucit le veuvage, Ne saurait se résoudre à séparer de lui De ses débiles ans l'espérance et l'appui, Et vous reconnaîtrez que je ne vous préfère Que le bien de l'état, mon pays et mon père. Voilà ce qui m'oblige au choix d'un autre époux ; Mais comme ces raisons font peu d'effet sur vous, Afin de redonner le repos à votre âme, Souffrez que je vous quitte. Allez, allez, madame, Étaler vos appas et vanter vos mépris À l'infâme sorcier qui charme vos esprits. De cette indignité faites un mauvais conte ; Riez de mon ardeur, riez de votre honte ; Favorisez celui de tous vos courtisans Qui raillera le mieux le déclin de mes ans : Vous jouirez fort peu d'une telle insolence ; Mon amour outragé court à la violence ; Mes vaisseaux à la rade, assez proches du port, N'ont que trop de soldats à faire un coup d'effort. La jeunesse me manque, et non pas le courage : Les rois ne perdent point les forces avec l'âge ; Et l'on verra, peut-être avant ce jour fini, Ma passion vengée, et votre orgueil puni. Malheureux instrument du malheur qui nous presse, Que j'ai pitié de toi, déplorable princesse ! Avant que le soleil ait fait encore un tour, Ta perte inévitable achève ton amour. Ton destin te trahit, et ta beauté fatale Sous l'appas d'un hymen t'expose à ta rivale ; Ton sceptre est impuissant à vaincre son effort, Et le jour de sa fuite est celui de ta mort. Sa vengeance à la main, elle n'a qu'à résoudre : Un mot du haut des cieux fait descendre le foudre ; Les mers, pour noyer tout, n'attendent que sa loi ; La terre offre à s'ouvrir sous le palais du roi ; L'air tient les vents tous prêts à suivre sa colère, Tant la nature esclave a peur de lui déplaire ; Et si ce n'est assez de tous les éléments, Les enfers vont sortir à ses commandements. Moi, bien que mon devoir m'attache à son service, Je lui prête à regret un silence complice : D'un louable désir mon coeur sollicité Lui ferait avec joie une infidélité ; Mais loin de s'arrêter, sa rage découverte À celle de Créuse ajouterait ma perte ; Et mon funeste avis ne servirait de rien Qu'à confondre mon sang dans les bouillons du sien. D'un mouvement contraire à celui de mon âme, La crainte de la mort m'ôte celle du blâme ; Et ma timidité s'efforce d'avancer Ce que hors du péril je voudrais traverser. Nérine, eh bien ! Que dit, que fait notre exilée ? Dans ton cher entretien s'est-elle consolée ? Veut-elle bien céder à la nécessité ? Je trouve en son chagrin moins d'animosité ; De moment en moment son âme plus humaine Abaisse sa colère, et rabat de sa haine : Déjà son déplaisir ne vous veut plus de mal. Fais-lui prendre pour tous un sentiment égal. Toi, qui de mon amour connaissais la tendresse, Tu peux connaître aussi quelle douleur me presse. Je me sens déchirer le coeur à son départ : Créuse en ses malheurs prend même quelque part, Ses pleurs en ont coulé ; Créon même en soupire, Lui préfère à regret le bien de son empire ; Et si dans son adieu son coeur moins irrité En voulait mériter la libéralité, Si jusque-là Médée apaisait ses menaces, Qu'elle eût soin de partir avec ses bonnes grâces, Je sais comme il est bon que ses trésors ouverts Lui seraient, sans réserve, entièrement offerts, Et malgré les malheurs où le sort l'a réduite, Soulageraient sa peine et soutiendraient sa fuite. Puisqu'il faut se résoudre à ce bannissement, Il faut en adoucir le mécontentement. Cette offre y peut servir, et par elle j'espère, Avec un peu d'adresse, apaiser sa colère ; Mais d'ailleurs toutefois n'attendez rien de moi, S'il faut prendre congé de Créuse et du roi : L'objet de votre amour et de sa jalousie De toutes ses fureurs l'aurait tôt ressaisie. Pour montrer sans les voir son courage apaisé, Je te dirai, Nérine, un moyen fort aisé ; Et de si longue main je connais ta prudence, Que je t'en fais sans peine entière confidence. Créon bannit Médée, et ses ordres précis Dans son bannissement enveloppaient ses fils : La pitié de Créuse a tant fait vers son père, Qu'ils n'auront point de part au malheur de leur mère. Elle lui doit par eux quelque remerciement ; Qu'un présent de sa part suive leur compliment : Sa robe, dont l'éclat sied mal à sa fortune, Et n'est à son exil qu'une charge importune, Lui gagnerait le coeur d'un prince libéral, Et de tous ses trésors l'abandon général. D'une vaine parure, inutile à sa peine, Elle peut acquérir de quoi faire la reine : Créuse, ou je me trompe, en a quelque désir, Et je ne pense pas qu'elle pût mieux choisir. Mais la voici qui sort ; souffre que je l'évite : Ma rencontre la trouble, et mon aspect l'irrite. Ne fuyez pas, Jason, de ces funestes lieux. C'est à moi d'en partir : recevez mes adieux. Accoutumée à fuir, l'exil m'est peu de chose ; Sa rigueur n'a pour moi de nouveau que sa cause. C'est pour vous que j'ai fui, c'est vous qui me chassez. Où me renvoyez-vous, si vous me bannissez ? Irai-je sur le Phase, où j'ai trahi mon père, Apaiser de mon sang les mânes de mon frère ? Irai-je en Thessalie, où le meurtre d'un roi Pour victime aujourd'hui ne demande que moi ? Il n'est point de climat dont mon amour fatale N'ait acquis à mon nom la haine générale ; Et ce qu'ont fait pour vous mon savoir et ma main M'a fait un ennemi de tout le genre humain. Ressouviens-t'en, ingrat ; remets-toi dans la plaine Que ces taureaux affreux brûlaient de leur haleine ; Revois ce champ guerrier dont les sacrés sillons Élevaient contre toi de soudains bataillons ; Ce dragon qui jamais n'eut les paupières closes ; Et lors préfère-moi Créuse, si tu l'oses. Qu'ai-je épargné depuis qui fût en mon pouvoir ? Ai-je auprès de l'amour écouté mon devoir ? Pour jeter un obstacle à l'ardente poursuite Dont mon père en fureur touchait déjà ta fuite, Semai-je avec regret mon frère par morceaux ? À ce funeste objet épandu sur les eaux, Mon père, trop sensible aux droits de la nature, Quitta tous autres soins que de sa sépulture ; Et par ce nouveau crime émouvant sa pitié, J'arrêtai les effets de son inimitié. Prodigue de mon sang, honte de ma famille, Aussi cruelle soeur que déloyale fille, Ces titres glorieux plaisaient à mes amours ; Je les pris sans horreur pour conserver tes jours. Alors, certes, alors mon mérite était rare ; Tu n'étais point honteux d'une femme barbare. Quand à ton père usé je rendis la vigueur, J'avais encore tes voeux, j'étais encore ton coeur ; Mais cette affection, mourant avec Pélie, Dans le même tombeau se vit ensevelie : L'ingratitude en l'âme, et l'impudence au front, Une Scythe en ton lit te fut lors un affront ; Et moi, que tes désirs avaient tant souhaitée, Le dragon assoupi, la toison emportée, Ton tyran massacré, ton père rajeuni, Je devins un objet digne d'être banni. Tes desseins achevés, j'ai mérité ta haine : Il t'a fallu sortir d'une honteuse chaîne, Et prendre une moitié qui n'a rien plus que moi, Que le bandeau royal, que j'ai quitté pour toi. Ah ! Que n'as-tu des yeux à lire dans mon âme, Et voir les purs motifs de ma nouvelle flamme ! Les tendres sentiments d'un amour paternel Pour sauver mes enfants me rendent criminel, Si l'on peut nommer crime un malheureux divorce Où le soin que j'ai d'eux me réduit et me force. Toi-même, furieuse, ai-je peu fait pour toi D'arracher ton trépas aux vengeances d'un roi ? Sans moi ton insolence allait être punie ; À ma seule prière on ne t'a que bannie. C'est rendre la pareille à tes grands coups d'effort : Tu m'as sauvé la vie, et j'empêche ta mort. On ne m'a que bannie ! ô bonté souveraine ! C'est donc une faveur, et non pas une peine ! Je reçois une grâce au lieu d'un châtiment, Et mon exil encore doit un remerciement ! Ainsi l'avare soif du brigand assouvie, Il s'impute à pitié de nous laisser la vie : Quand il n'égorge point, il croit nous pardonner, Et ce qu'il n'ôte pas, il pense le donner. Tes discours, dont Créon de plus en plus s'offense, Le forceraient enfin à quelque violence. Éloigne-toi d'ici tandis qu'il t'est permis : Les rois ne sont jamais de faibles ennemis. À travers tes conseils je vois assez ta ruse : Ce n'est là m'en donner qu'en faveur de Créuse. Ton amour, déguisé d'un soin officieux, D'un objet importun veut délivrer ses yeux. N'appelle point amour un change inévitable, Où Créuse fait moins que le sort qui m'accable. Peux-tu bien, sans rougir, désavouer tes feux ? Eh bien, soit ; ses attraits captivent tous mes voeux : Toi qu'un amour furtif souilla de tant de crimes, M'oses-tu reprocher des ardeurs légitimes ? Oui, je te les reproche, et de plus... Quels forfaits ? La trahison, le meurtre, et tous ceux que j'ai faits. Il manque encore ce point à mon sort déplorable, Que de tes cruautés on me fasse coupable. Tu présumes en vain de t'en mettre à couvert : Celui-là fait le crime à qui le crime sert. Que chacun, indigné contre ceux de ta femme, La traite en ses discours de méchante et d'infâme : Toi seul, dont ses forfaits ont fait tout le bonheur, Tiens-la pour innocente, et défends son honneur. J'ai honte de ma vie, et je hais son usage, Depuis que je la dois aux effets de ta rage. La honte généreuse, et la haute vertu ! Puisque tu la hais tant, pourquoi la gardes-tu ? Au bien de nos enfants, dont l'âge faible et tendre Contre tant de malheurs ne saurait se défendre : Deviens en leur faveur d'un naturel plus doux. Mon âme à leur sujet redouble son courroux. Faut-il ce déshonneur pour comble à mes misères, Qu'à mes enfants Créuse enfin donne des frères ! Tu vas mêler, impie, et mettre en rang pareil Des neveux de Sisyphe avec ceux du Soleil ! Leur grandeur soutiendra la fortune des autres ; Créuse et ses enfants conserveront les nôtres. Je l'empêcherai bien, ce mélange odieux, Qui déshonore ensemble et ma race et les dieux. Lassés de tant de maux, cédons à la fortune. Ce corps n'enferme pas une âme si commune ; Je n'ai jamais souffert qu'elle me fît la loi, Et toujours ma fortune a dépendu de moi. La peur que j'ai d'un sceptre... Ah ! Coeur rempli de feinte, Tu masques tes désirs d'un faux titre de crainte : Un sceptre est l'objet seul qui fait ton nouveau choix. Veux-tu que je m'expose aux haines de deux rois, Et que mon imprudence attire sur nos têtes, D'un et d'autre côté, de nouvelles tempêtes ? Fuis-les, fuis-les tous deux ; suis Médée à ton tour, Et garde au moins ta foi, si tu n'as plus d'amour. Il est aisé de fuir ; mais il n'est pas facile Contre deux rois aigris de trouver un asile. Qui leur résistera, s'ils viennent à s'unir ? Qui me résistera, si je te veux punir, Déloyal ? Auprès d'eux crains-tu si peu Médée ? Que toute leur puissance, en armes débordée, Dispute contre moi ton coeur qu'ils m'ont surpris, Et ne sois du combat que le juge et le prix ! Joins-leur, si tu le veux, mon père et la Scythie : En moi seule ils n'auront que trop forte partie. Bornes-tu mon pouvoir à celui des humains ? Contre eux, quand il me plaît, j'arme leurs propres mains ; Tu le sais, tu l'as vu, quand ces fils de la Terre Par leurs coups mutuels terminèrent leur guerre. Misérable ! Je puis adoucir des taureaux ; La flamme m'obéit, et je commande aux eaux ; L'enfer tremble, et les cieux, sitôt que je les nomme : Et je ne puis toucher les volontés d'un homme ! Je t'aime encore, Jason, malgré ta lâcheté ; Je ne m'offense plus de ta légèreté : Je sens à tes regards décroître ma colère ; De moment en moment ma fureur se modère ; Et je cours sans regret à mon bannissement, Puisque j'en vois sortir ton établissement. Je n'ai plus qu'une grâce à demander ensuite : Souffre que mes enfants accompagnent ma fuite ; Que je t'admire encore en chacun de leurs traits, Que je t'aime et te baise en ces petits portraits ; Et que leur cher objet, entretenant ma flamme, Te présente à mes yeux aussi bien qu'à mon âme. Ah ! Reprends ta colère, elle a moins de rigueur. M'enlever mes enfants, c'est m'arracher le coeur ; Et Jupiter tout prêt à m'écraser du foudre, Mon trépas à la main, ne pourrait m'y résoudre. C'est pour eux que je change ; et la Parque, sans eux, Seule de notre hymen pourrait rompre les noeuds. Cet amour paternel, qui te fournit d'excuses, Me fait souffrir aussi que tu me les refuses : Je ne t'en presse plus, et, prête à me bannir, Je ne veux plus de toi qu'un léger souvenir. Ton amour vertueux fait ma plus grande gloire : Ce serait me trahir qu'en perdre la mémoire ; Et le mien envers toi, qui demeure éternel, T'en laisse en cet adieu le serment solennel. Puissent briser mon chef les traits les plus sévères Que lancent des grands dieux les plus âpres colères ; Qu'ils s'unissent ensemble afin de me punir, Si je ne perds la vie avant ton souvenir ! J'y donnerai bon ordre : il est en ta puissance D'oublier mon amour, mais non pas ma vengeance ; Je la saurai graver en tes esprits glacés Par des coups trop profonds pour en être effacés. Il aime ses enfants, ce courage inflexible : Son faible est découvert ; par eux il est sensible ; Par eux mon bras, armé d'une juste rigueur, Va trouver des chemins à lui percer le coeur. Madame, épargnez-les, épargnez vos entrailles ; N'avancez point par là vos propres funérailles : Contre un sang innocent pourquoi vous irriter, Si Créuse en vos lacs se vient précipiter ? Elle-même s'y jette, et Jason vous la livre. Tu flattes mes désirs. Que je cesse de vivre, Si ce que je vous dis n'est pure vérité ! Ah ! Ne me tiens donc plus l'âme en perplexité ! Madame, il faut garder que quelqu'un ne nous voie, Et du palais du roi découvre notre joie : Un dessein éventé succède rarement. Rentrons donc, et mettons nos secrets sûrement. C'est trop peu de Jason, que ton oeil me dérobe, C'est trop peu de mon lit : tu veux encore ma robe, Rivale insatiable, et c'est encore trop peu, Si, la force à la main, tu l'as sans mon aveu : Il faut que par moi-même elle te soit offerte, Que perdant mes enfants, j'achète encore leur perte ; Il en faut un hommage à tes divins attraits, Et des remerciements au vol que tu me fais. Tu l'auras : mon refus serait un nouveau crime : Mais je t'en veux parer pour être ma victime, Et sous un faux semblant de libéralité, Soûler et ma vengeance et ton avidité. Le charme est achevé, tu peux entrer, Nérine. Mes maux dans ces poisons trouvent leur médecine : Vois combien de serpents à mon commandement D'Afrique jusqu'ici n'ont tardé qu'un moment, Et contraints d'obéir à mes charmes funestes, Ont sur ce don fatal vomi toutes leurs pestes. L'amour à tous mes sens ne fut jamais si doux Que ce triste appareil à mon esprit jaloux. Ces herbes ne sont pas d'une vertu commune : Moi-même en les cueillant je fis pâlir la lune, Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu, J'en dépouillai jadis un climat inconnu. Vois mille autres venins : cette liqueur épaisse Mêle du sang de l'hydre avec celui de Nesse ; Python eut cette langue ; et ce plumage noir Est celui qu'une harpie en fuyant laissa choir ; Par ce tison Althée assouvit sa colère, Trop pitoyable soeur et trop cruelle mère ; Ce feu tomba du ciel avec Phaéton, Cet autre vient des flots du pierreux Phlégéthon ; Et celui-ci jadis remplit en nos contrées Des taureaux de Vulcain les gorges ensoufrées. Enfin, tu ne vois là poudres, racines, eaux, Dont le pouvoir mortel n'ouvrît mille tombeaux : Ce présent déceptif a bu toute leur force, Et bien mieux que mon bras vengera mon divorce. Mes tyrans par leur perte apprendront que jamais... Mais d'où vient ce grand bruit que j'entends au palais ? Du bonheur de Jason, et du malheur d'Aegée : Madame, peu s'en faut qu'il ne vous ait vengée. Ce généreux vieillard, ne pouvant supporter Qu'on lui vole à ses yeux ce qu'il croit mériter, Et que sur sa couronne et sa persévérance L'exil de votre époux ait eu la préférence, A tâché par la force à repousser l'affront Que ce nouvel hymen lui porte sur le front. Comme cette beauté, pour lui toute de glace, Sur les bords de la mer contemplait la bonace, Il la voit mal suivie, et prend un si beau temps À rendre ses désirs et les vôtres contents De ses meilleurs soldats une troupe choisie Enferme la princesse, et sert sa jalousie ; L'effroi qui la surprend la jette en pâmoison ; Et tout ce qu'elle peut, c'est de nommer Jason. Ses gardes à l'abord font quelque résistance, Et le peuple leur prête une faible assistance ; Mais l'obstacle léger de ces débiles coeurs Laissait honteusement Créuse à leurs vainqueurs : Déjà presque en leur bord elle était enlevée... Je devine la fin, mon traître l'a sauvée. Oui, madame, et de plus Aegée est prisonnier : Votre époux à son myrte ajoute ce laurier ; Mais apprenez comment. N'en dis pas davantage : Je ne veux point savoir ce qu'a fait son courage ; Il suffit que son bras a travaillé pour nous, Et rend une victime à mon juste courroux. Nérine, mes douleurs auraient peu d'allégeance, Si cet enlèvement l'ôtait à ma vengeance ; Pour quitter son pays en est-on malheureux ? Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux. Elle aurait trop d'honneur de n'avoir que ma peine, Et de verser des pleurs pour être deux fois reine. Tant d'invisibles feux enfermés dans ce don, Que d'un titre plus vrai j'appelle ma rançon, Produiront des effets bien plus doux à ma haine. Par là vous vous vengez, et sa perte est certaine : Mais contre la fureur de son père irrité Où pensez-vous trouver un lieu de sûreté ? Si la prison d'Aegée a suivi sa défaite, Tu peux voir qu'en l'ouvrant je m'ouvre une retraite, Et que ses fers brisés, malgré leurs attentats, À ma protection engagent ses états. Dépêche seulement, et cours vers ma rivale Lui porter de ma part cette robe fatale : Mène-lui mes enfants, et fais-les, si tu peux, Présenter par leur père à l'objet de ses voeux. Mais, madame, porter cette robe empestée, Que de tant de poisons vous avez infectée, C'est pour votre Nérine un trop funeste emploi : Avant que sur Créuse ils agiraient sur moi. Ne crains pas leur vertu, mon charme la modère, Et lui défend d'agir que sur elle et son père. Pour un si grand effet prends un coeur plus hardi, Et sans me répliquer, fais ce que je te dis. Nous devons bien chérir cette valeur parfaite Qui de nos ravisseurs nous donne la défaite. Invincible héros, c'est à votre secours Que je dois désormais le bonheur de mes jours ; C'est vous seul aujourd'hui dont la main vengeresse Rend à Créon sa fille, à Jason sa maîtresse, Met Aegée en prison et son orgueil à bas, Et fait mordre la terre à ses meilleurs soldats. Grand roi, l'heureux succès de cette délivrance Vous est beaucoup mieux dû qu'à mon peu de vaillance. C'est vous seul et Jason, dont les bras indomptés Portaient avec effroi la mort de tous côtés ; Pareils à deux lions dont l'ardente furie Dépeuple en un moment toute une bergerie. L'exemple glorieux de vos faits plus qu'humains Échauffait mon courage et conduisait mes mains : J'ai suivi, mais de loin, des actions si belles, Qui laissaient à mon bras tant d'illustres modèles. Pourrait-on reculer en combattant sous vous, Et n'avoir point de coeur à seconder vos coups ? Votre valeur, qui souffre en cette repartie, Ôte toute croyance à votre modestie : Mais puisque le refus d'un honneur mérité N'est pas un petit trait de générosité, Je vous laisse en jouir. Auteur de la victoire, Ainsi qu'il vous plaira, départez-en la gloire : Comme elle est votre bien, vous pouvez la donner. Que prudemment les dieux savent tout ordonner ! Voyez, brave guerrier, comme votre arrivée Au jour de nos malheurs se trouve réservée, Et qu'au point que le sort osait nous menacer, Ils nous ont envoyé de quoi le terrasser. Digne sang de leur roi, demi-dieu magnanime, Dont la vertu ne peut recevoir trop d'estime, Qu'avons-nous plus à craindre ? Et quel destin jaloux, Tant que nous vous aurons, s'osera prendre à nous ? Appréhendez pourtant, grand prince. Et quoi ? Médée, Qui par vous de son lit se voit dépossédée. Je crains qu'il ne vous soit malaisé d'empêcher Qu'un gendre valeureux ne vous coûte bien cher. Après l'assassinat d'un monarque et d'un frère, Peut-il être de sang qu'elle épargne ou révère ? Accoutumée au meurtre, et savante en poison, Voyez ce qu'elle a fait pour acquérir Jason ; Et ne présumez pas, quoi que Jason vous die, Que pour le conserver elle soit moins hardie. C'est de quoi mon esprit n'est plus inquiété ; Par son bannissement j'ai fait ma sûreté ; Elle n'a que fureur et que vengeance en l'âme : Mais en si peu de temps que peut faire une femme ? Je n'ai prescrit qu'un jour de terme à son départ. C'est peu pour une femme, et beaucoup pour son art : Sur le pouvoir humain ne réglez pas les charmes. Quelques puissants qu'ils soient, je n'en ai point d'alarmes ; Et quand bien ce délai devrait tout hasarder, Ma parole est donnée, et je la veux garder. Que font nos deux amants, Cléone ? La princesse, Seigneur, près de Jason reprend son allégresse ; Et ce qui sert beaucoup à son contentement, C'est de voir que Médée est sans ressentiment. Et quel dieu si propice a calmé son courage ? Jason, et ses enfants, qu'elle vous laisse en gage. La grâce que pour eux madame obtient de vous A calmé les transports de son esprit jaloux. Le plus riche présent qui fût en sa puissance À ses remerciements joint sa reconnaissance. Sa robe sans pareille, et sur qui nous voyons Du Soleil son aïeul briller mille rayons, Que la princesse même avait tant souhaitée, Par ces petits héros lui vient d'être apportée, Et fait voir clairement les merveilleux effets Qu'en un coeur irrité produisent les bienfaits. Eh bien, qu'en dites-vous ? Qu'avons-nous plus à craindre ? Si vous ne craignez rien, que je vous trouve à plaindre. Un si rare présent montre un esprit remis. J'eus toujours pour suspects les dons des ennemis : Ils font assez souvent ce que n'ont pu leurs armes. Je connais de Médée et l'esprit et les charmes, Et veux bien m'exposer aux plus cruels trépas, Si ce rare présent n'est un mortel appas. Ses enfants si chéris, qui nous servent d'otages, Nous peuvent-ils laisser quelque sorte d'ombrages ? Peut-être que contre eux s'étend sa trahison, Qu'elle ne les prend plus que pour ceux de Jason, Et qu'elle s'imagine, en haine de leur père, Que n'étant plus sa femme, elle n'est plus leur mère. Renvoyez-lui, seigneur, ce don pernicieux, Et ne vous chargez point d'un poison précieux. Madame cependant en est toute ravie, Et de s'en voir parée elle brûle d'envie. Où le péril égale et passe le plaisir, Il faut se faire force, et vaincre son désir. Jason, dans son amour, a trop de complaisance De souffrir qu'un tel don s'accepte en sa présence. Sans rien mettre au hasard, je saurai dextrement Accorder vos soupçons et son contentement. Nous verrons, dès ce soir, sur une criminelle, Si ce présent nous cache une embûche mortelle. Nise, pour ses forfaits destinée à mourir, Ne peut par cette épreuve injustement périr : Heureuse, si sa mort nous rendait ce service, De nous en découvrir le funeste artifice ! Allons-y de ce pas, et ne consumons plus De temps ni de discours en débats superflus. Demeure affreuse des coupables, Lieux maudits, funeste séjour, Dont jamais avant mon amour Les sceptres n'ont été capables, Redoublez puissamment votre mortel effroi, Et joignez à mes maux une si vive atteinte, Que mon âme chassée, ou s'enfuyant de crainte, Dérobe à mes vainqueurs le supplice d'un Roi. Le triste bonheur où j'aspire ! Je ne veux que hâter ma mort, Et n'accuse mon mauvais sort Que de souffrir que je respire. Puisqu'il me faut mourir, que je meure à mon choix ; Le coup m'en sera doux, s'il est sans infamie : Prendre l'ordre à mourir d'une main ennemie, C'est mourir, pour un roi, beaucoup plus d'une fois. Malheureux prince, on te méprise Quand tu t'arrêtes à servir : Si tu t'efforces de ravir, Ta prison suit ton entreprise. Ton amour qu'on dédaigne et ton vain attentat D'un éternel affront vont souiller ta mémoire : L'un t'a déjà coûté ton repos et ta gloire ; L'autre va te coûter ta vie et ton état. Destin, qui punis mon audace, Tu n'as que de justes rigueurs ; Et s'il est d'assez tendres coeurs Pour compatir à ma disgrâce, Mon feu de leur tendresse étouffe la moitié, Puisqu'à bien comparer mes fers avec ma flamme, Un vieillard amoureux mérite plus de blâme Qu'un monarque en prison n'est digne de pitié. Cruel auteur de ma misère, Peste des coeurs, tyran des rois, Dont les impérieuses lois N'épargnent pas même ta mère, Amour, contre Jason tourne ton trait fatal ; Au pouvoir de tes dards je remets ma vengeance : Atterre son orgueil, et montre ta puissance À perdre également l'un et l'autre rival. Qu'une implacable jalousie Suive son nuptial flambeau ; Que sans cesse un objet nouveau S'empare de sa fantaisie ; Que Corinthe à sa vue accepte un autre roi ; Qu'il puisse voir sa race à ses yeux égorgée ; Et pour dernier malheur, qu'il ait le sort d'Aegée, Et devienne à mon âge amoureux comme moi ! Mais d'où vient ce bruit sourd ? Quelle pâle lumière Dissipe ces horreurs et frappe ma paupière ? Mortel, qui que tu sois, détourne ici tes pas, Et de grâce m'apprends l'arrêt de mon trépas, L'heure, le lieu, le genre ; et si ton coeur sensible À la compassion peut se rendre accessible, Donne-moi les moyens d'un généreux effort Qui des mains des bourreaux affranchisse ma mort. Je viens l'en affranchir : ne craignez plus, grand prince ; Ne pensez qu'à revoir votre chère province. Ni grilles ni verrous ne tiennent contre moi. Cessez, indignes fers, de captiver un roi : Est-ce à vous à presser les bras d'un tel monarque ? Et vous, reconnaissez Médée à cette marque, Et fuyez un tyran dont le forcènement Joindrait votre supplice à mon bannissement : Avec la liberté reprenez le courage. Je les reprends tous deux pour vous en faire hommage. Princesse, de qui l'art propice aux malheureux Oppose un tel miracle à mon sort rigoureux, Disposez de ma vie, et du sceptre d'Athènes : Je dois et l'une et l'autre à qui brise mes chaînes. Si votre heureux secours me tire de danger, Je ne veux en sortir qu'afin de vous venger ; Et si je puis jamais avec votre assistance Arriver jusqu'aux lieux de mon obéissance, Vous me verrez, suivi de mille bataillons, Sur ces murs renversés planter mes pavillons, Punir leur traître roi de vous avoir bannie, Dedans le sang des siens noyer sa tyrannie, Et remettre en vos mains et Créuse et Jason, Pour venger votre exil plutôt que ma prison. Je veux une vengeance et plus haute et plus prompte ; Ne l'entreprenez pas, votre offre me fait honte : Emprunter le secours d'aucun pouvoir humain, D'un reproche éternel diffamerait ma main. En est-il, après tout, aucun qui ne me cède ? Qui force la nature, a-t-il besoin qu'on l'aide ? Laissez-moi le souci de venger mes ennuis, Et par ce que j'ai fait jugez ce que je puis ; L'ordre en est tout donné, n'en soyez point en peine : C'est demain que mon art fait triompher ma haine ; Demain je suis Médée, et je tire raison De mon bannissement et de votre prison. Quoi ! Madame, faut-il que mon peu de puissance Empêche les devoirs de ma reconnaissance ? Mon sceptre ne peut-il être employé pour vous ? Et vous serai-je ingrat autant que votre époux ? Si je vous ai servi, tout ce que j'en souhaite, C'est de trouver chez vous une sûre retraite, Où de mes ennemis menaces ni présents Ne puissent plus troubler le repos de mes ans ; Non pas que je les craigne : eux et toute la terre À leur confusion me livreraient la guerre ; Mais je hais ce désordre, et n'aime pas à voir Qu'il me faille pour vivre user de mon savoir. L'honneur de recevoir une si grande hôtesse De mes malheurs passés efface la tristesse. Disposez d'un pays qui vivra sous vos lois, Si vous l'aimez assez pour lui donner des rois : Si mes ans ne vous font mépriser ma personne, Vous y partagerez mon lit et ma couronne ; Sinon, sur mes sujets faites état d'avoir, Ainsi que sur moi-même, un absolu pouvoir. Allons, madame, allons ; et par votre conduite Faites la sûreté que demande ma fuite. Ma vengeance n'aurait qu'un succès imparfait : Je ne me venge pas, si je n'en vois l'effet ; Je dois à mon courroux l'heur d'un si doux spectacle. Allez, prince, et sans moi ne craignez point d'obstacle ; Je vous suivrai demain par un chemin nouveau. Pour votre sûreté conservez cet anneau : Sa secrète vertu, qui vous fait invisible, Rendra votre départ de tous côtés paisible. Ici, pour empêcher l'alarme que le bruit De votre délivrance aurait bientôt produit, Un fantôme pareil et de taille et de face, Tandis que vous fuirez, remplira votre place. Partez sans plus tarder, prince chéri des dieux, Et quittez pour jamais ces détestables lieux. J'obéis sans réplique, et je pars sans remise. Puisse d'un prompt succès votre grande entreprise Combler nos ennemis d'un mortel désespoir, Et me donner bientôt le bien de vous revoir. Ah ! Déplorable prince ! Ah ! Fortune cruelle ! Que je porte à Jason une triste nouvelle ! Arrête, misérable, et m'apprends quel effet A produit chez le roi le présent que j'ai fait. Dieux ! Je suis dans les fers d'une invisible chaîne ! Dépêche, ou ces longueurs attireront ma haine. Apprenez donc l'effet le plus prodigieux Que jamais la vengeance ait offert à nos yeux. Votre robe a fait peur, et sur Nise éprouvée, En dépit des soupçons, sans péril s'est trouvée ; Et cette épreuve a su si bien les assurer, Qu'incontinent Créuse a voulu s'en parer ; Mais cette infortunée à peine l'a vêtue, Qu'elle sent aussitôt une ardeur qui la tue : Un feu subtil s'allume, et ses brandons épars Sur votre don fatal courent de toutes parts ; Et Cléone et le roi s'y jettent pour l'éteindre ; Mais (ô nouveau sujet de pleurer et de plaindre ! ) Ce feu saisit le roi : ce prince en un moment Se trouve enveloppé du même embrasement. Courage ! Enfin il faut que l'un et l'autre meure. La flamme disparaît, mais l'ardeur leur demeure, Et leurs habits charmés, malgré nos vains efforts, Sont des brasiers secrets attachés à leurs corps : Qui veut les dépouiller, lui-même les déchire, Et ce nouveau secours est un nouveau martyre. Que dit mon déloyal ? Que fait-il là dedans ? Jason, sans rien savoir de tous ces accidents, S'acquitte des devoirs d'une amitié civile À conduire Pollux hors des murs de la ville, Qui va se rendre en hâte aux noces de sa soeur, Dont bientôt Ménélas doit être possesseur ; Et j'allais lui porter ce funeste message. Va, tu peux maintenant achever ton voyage. Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez de deux morts ? Consulte avec loisir tes plus ardents transports. Des bras de mon perfide arracher une femme, Est-ce pour assouvir les fureurs de mon âme ? Que n'a-t-elle déjà des enfants de Jason, Sur qui plus pleinement venger sa trahison ! Suppléons-y des miens ; immolons avec joie Ceux qu'à me dire adieu Créuse me renvoie. Nature, je le puis sans violer ta loi : Ils viennent de sa part, et ne sont plus à moi. Mais ils sont innocents ; aussi l'était mon frère : Ils sont trop criminels d'avoir Jason pour père ; Il faut que leur trépas redouble son tourment ; Il faut qu'il souffre en père aussi bien qu'en amant. Mais quoi ! J'ai beau contre eux animer mon audace, La pitié la combat, et se met en sa place ; Puis, cédant tout à coup la place à ma fureur, J'adore les projets qui me faisaient horreur : De l'amour aussitôt je passe à la colère, Des sentiments de femme aux tendresses de mère. Cessez dorénavant, pensers irrésolus, D'épargner des enfants que je ne verrai plus. Chers fruits de mon amour, si je vous ai fait naître, Ce n'est pas seulement pour caresser un traître : Il me prive de vous, et je l'en vais priver. Mais ma pitié renaît, et revient me braver ; Je n'exécute rien, et mon âme éperdue Entre deux passions demeure suspendue. N'en délibérons plus, mon bras en résoudra. Je vous perds, mes enfants ; mais Jason vous perdra ; Il ne vous verra plus... Créon sort tout en rage : Allons à son trépas joindre ce triste ouvrage. Loin de me soulager, vous croissez mes tourments : Le poison à mon corps unit mes vêtements, Et ma peau, qu'avec eux votre secours m'arrache, Pour suivre votre main de mes os se détache : Voyez comme mon sang en coule à gros ruisseaux. Ne me déchirez plus, officieux bourreaux : Votre pitié pour moi s'est assez hasardée ; Fuyez, ou ma fureur vous prendra pour Médée. C'est avancer ma mort que de me secourir ; Je ne veux que moi-même à m'aider à mourir. Quoi ! Vous continuez, canailles infidèles ! Plus je vous le défends, plus vous m'êtes rebelles ! Traîtres, vous sentirez encore ce que je puis : Je serai votre roi, tout mourant que je suis ; Si mes commandements ont trop peu d'efficace, Ma rage pour le moins me fera faire place : Il faut ainsi payer votre cruel secours. Où fuyez-vous de moi, cher auteur de mes jours ? Fuyez-vous l'innocente et malheureuse source D'où prennent tant de maux leur effroyable course ? Ce feu qui me consume et dehors et dedans Vous venge-t-il trop peu de mes voeux imprudents ? Je ne puis excuser mon indiscrète envie, Qui donne le trépas à qui je dois la vie ; Mais soyez satisfait des rigueurs de mon sort, Et cessez d'ajouter votre haine à ma mort. L'ardeur qui me dévore, et que j'ai méritée, Surpasse en cruauté l'aigle de Prométhée, Et je crois qu'Ixion, au choix des châtiments, Préférerait sa roue à mes embrasements. Si ton jeune désir eut beaucoup d'imprudence, Ma fille, j'y devais opposer ma défense. Je n'impute qu'à moi l'excès de mes malheurs, Et j'ai part en ta faute ainsi qu'en tes douleurs. Si j'ai quelque regret, ce n'est pas à ma vie, Que le déclin des ans m'aurait bientôt ravie : La jeunesse des tiens, si beaux, si florissants, Me porte au fond du coeur des coups bien plus pressants. Ma fille, c'est donc là ce royal hyménée Dont nous pensions toucher la pompeuse journée ! La parque impitoyable en éteint le flambeau, Et pour lit nuptial il te faut un tombeau ! Ah ! Rage, désespoir, destins, feux, poisons, charmes, Tournez tous contre moi vos plus cruelles armes : S'il faut vous assouvir par la mort de deux rois, Faites en ma faveur que je meure deux fois, Pourvu que mes deux morts emportent cette grâce De laisser ma couronne à mon unique race, Et cet espoir si doux, qui m'a toujours flatté, De revivre à jamais en sa postérité. Cléone, soutenez, je chancelle, je tombe ; Mon reste de vigueur sous mes douleurs succombe : Je sens que je n'ai plus à souffrir qu'un moment. Ne me refusez pas ce triste allégement, Seigneur, et si pour moi quelque amour vous demeure, Entre vos bras mourants permettez que je meure. Mes pleurs arroseront vos mortels déplaisirs ; Je mêlerai leurs eaux à vos brûlants soupirs. Ah ! Je brûle, je meurs, je ne suis plus que flamme ; De grâce, hâtez-vous de recevoir mon âme. Quoi ! Vous vous éloignez ? Oui, je ne verrai pas, Comme un lâche témoin, ton indigne trépas : Il faut, ma fille, il faut que ma main me délivre De l'infâme regret de t'avoir pu survivre. Invisible ennemi, sors avec mon sang. Courez à lui, Cléone : il se perce le flanc. Retourne : c'en est fait. Ma fille, adieu : j'expire, Et ce dernier soupir met fin à mon martyre : Je laisse à ton Jason le soin de nous venger. Vain et triste confort ! Soulagement léger ! Mon père... Il ne vit plus, sa grande âme est partie. Donnez donc à la mienne une même sortie : Apportez-moi ce fer qui, de ses maux vainqueur, Est déjà si savant à traverser le coeur. Ah ! Je sens fers, et feux, et poison, tout ensemble. Ce que souffrait mon père à mes peines s'assemble. Hélas ! Que de douceur aurait un prompt trépas ! Dépêchez-vous, Cléone : aidez mon faible bras. Ne désespérez point : les dieux, plus pitoyables, À nos justes clameurs se rendront exorables, Et vous conserveront, en dépit du poison, Et pour reine à Corinthe, et pour femme à Jason. Il arrive, et surpris il change de visage : Je lis dans sa pâleur une secrète rage, Et son étonnement va passer en fureur. Que vois-je ici, grands dieux ! Quel spectacle d'horreur ! Où que puissent mes yeux porter ma vue errante, Je vois ou Créon mort, ou Créuse mourante. Ne t'en va pas, belle âme : attends encore un peu, Et le sang de Médée éteindra tout ce feu ; Prends le triste plaisir de voir punir son crime, De te voir immoler cette infâme victime ; Et que ce scorpion, sur la plaie écrasé, Fournisse le remède au mal qu'il a causé. Il n'en faut point chercher au poison qui me tue : Laisse-moi le bonheur d'expirer à ta vue, Souffre que j'en jouisse en ce dernier moment : Mon trépas fera place à ton ressentiment ; Le mien cède à l'ardeur dont je suis possédée ; J'aime mieux voir Jason que la mort de Médée. Approche, cher amant, et retiens ces transports : Mais garde de toucher ce misérable corps ; Ce brasier, que le charme ou répand ou modère, A négligé Cléone, et dévoré mon père : Au gré de ma rivale il est contagieux. Jason, ce m'est assez de mourir à tes yeux : Empêche les plaisirs qu'elle attend de ta peine ; N'attire point ces feux esclaves de sa haine. Ah ! Quel âpre tourment ! Quels douloureux abois ! Et que je sens de morts sans mourir une fois ! Quoi ! Vous m'estimez donc si lâche que de vivre ? Et de si beaux chemins sont ouverts pour vous suivre ! Ma reine, si l'hymen n'a pu joindre nos corps, Nous joindrons nos esprits, nous joindrons nos deux morts ; Et l'on verra Charon passer chez Rhadamante, Dans une même barque, et l'amant et l'amante. Hélas ! Vous recevez, par ce présent charmé, Le déplorable prix de m'avoir trop aimé ; Et puisque cette robe a causé votre perte, Je dois être puni de vous l'avoir offerte. Quoi ! Ce poison m'épargne, et ces feux impuissants Refusent de finir les douleurs que je sens ! Il faut donc que je vive, et vous m'êtes ravie ! Justes dieux ! Quel forfait me condamne à la vie ? Est-il quelque tourment plus grand pour mon amour Que de la voir mourir, et de souffrir le jour ? Non, non ; si par ces feux mon attente est trompée, J'ai de quoi m'affranchir au bout de mon épée ; Et l'exemple du roi, de sa main transpercé, Qui nage dans les flots du sang qu'il a versé, Instruit suffisamment un généreux courage Des moyens de braver le destin qui l'outrage. Si Créuse eut jamais sur toi quelque pouvoir, Ne t'abandonne point aux coups du désespoir : Vis pour sauver ton nom de cette ignominie, Que Créuse soit morte, et Médée impunie ; Vis pour garder le mien en ton coeur affligé, Et du moins ne meurs point que tu ne sois vengé. Adieu : donne la main ; que malgré ta jalouse, J'emporte chez Pluton le nom de ton épouse. Ah ! Douleurs ! C'en est fait, je meurs à cette fois, Et perds en ce moment la vie avec la voix. Si tu m'aimes... Ce mot lui coupe la parole ; Et je ne suivrai pas son âme qui s'envole ? Mon esprit, retenu par ses commandements, Réserve encore ma vie à de pires tourments ! Pardonne, chère épouse, à mon obéissance ; Mon déplaisir mortel défère à ta puissance, Et de mes jours maudits tout prêt de triompher, De peur de te déplaire, il n'ose m'étouffer. Ne perdons point de temps, courons chez la sorcière, Délivrer par sa mort mon âme prisonnière. Vous autres, cependant, enlevez ces deux corps : Contre tous ses démons mes bras sont assez forts, Et la part que votre aide aurait en ma vengeance Ne m'en permettrait pas une entière allégeance. Préparez seulement des gênes, des bourreaux ; Devenez inventifs en supplices nouveaux, Qui la fassent mourir tant de fois sur leur tombe, Que son coupable sang leur vaille une hécatombe ; Et si cette victime, en mourant mille fois, N'apaise point encore les mânes de deux rois, Je serai la seconde ; et mon esprit fidèle Ira gêner là-bas son âme criminelle, Ira faire assembler pour sa punition Les peines de Titye à celles d'Ixion. Mais leur puis-je imputer ma mort en sacrifice ? Elle m'est un plaisir, et non pas un supplice. Mourir, c'est seulement auprès d'eux me ranger ; C'est rejoindre Créuse, et non pas la venger. Instruments des fureurs d'une mère insensée, Indignes rejetons de mon amour passée, Quel malheureux destin vous avait réservés À porter le trépas à qui vous a sauvés ? C'est vous, petits ingrats, que malgré la nature Il me faut immoler dessus leur sépulture. Que la sorcière en vous commence de souffrir : Que son premier tourment soit de vous voir mourir. Toutefois qu'ont-ils fait, qu'obéir à leur mère ? Lâche, ton désespoir encore en délibère ? Lève les yeux, perfide, et reconnais ce bras Qui t'a déjà vengé de ces petits ingrats : Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes, Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes. Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau Laissent la place vide à ton hymen nouveau. Réjouis-t-en, Jason, va posséder Créuse : Tu n'auras plus ici personne qui t'accuse ; Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi De reproches secrets à ton manque de foi. Horreur de la nature, exécrable tigresse ! Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse : À cet objet si cher tu dois tous tes discours ; Parler encore à moi, c'est trahir tes amours. Va lui, va lui conter tes rares aventures, Et contre mes effets ne combats point d'injures. Quoi ! Tu m'oses braver, et ta brutalité Pense encore échapper à mon bras irrité ? Tu redoubles ta peine avec cette insolence. Et que peut contre moi ta débile vaillance ? Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers Tiennent de mon secours ce qu'ils ont de lauriers. Ah ! C'est trop en souffrir : il faut qu'un prompt supplice De tant de cruautés à la fin te punisse. Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ; Que des bourreaux soudain m'en fassent la raison : Ta tête répondra de tant de barbaries. Que sert de t'emporter à ces vaines furies ? Épargne, cher époux, des efforts que tu perds ; Vois les chemins de l'air qui me sont tous ouverts : C'est par là que je fuis, et que je t'abandonne Pour courir à l'exil que ton change m'ordonne. Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés Des postillons pareils à mes dragons ailés. Enfin je n'ai pas mal employé la journée Que la bonté du roi, de grâce, m'a donnée ; Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays, Je ne me repens plus de vous avoir trahis ; Avec cette douceur j'en accepte le blâme. Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme ; Souviens-toi de sa fuite, et songe une autre fois Lequel est plus à craindre ou d'elle ou de deux rois. Ô dieux ! Ce char volant, disparu dans la nue, La dérobe à sa peine, aussi bien qu'à ma vue ; Et son impunité triomphe arrogamment Des projets avortés de mon ressentiment. Créuse, enfants, Médée, amour, haine, vengeance, Où dois-je désormais chercher quelque allégeance ? Où suivre l'inhumaine, et dessous quels climats Porter les châtiments de tant d'assassinats ? Va, furie exécrable, en quelque coin de terre Que t'emporte ton char, j'y porterai la guerre : J'apprendrai ton séjour de tes sanglants effets, Et te suivrai partout au bruit de tes forfaits. Mais que me servira cette vaine poursuite, Si l'air est un chemin toujours libre à ta fuite, Si toujours tes dragons sont prêts à t'enlever, Si toujours tes forfaits ont de quoi me braver ? Malheureux, ne perds point contre une telle audace De ta juste fureur l'impuissante menace ; Ne cours point à ta honte, et fuis l'occasion D'accroître sa victoire et ta confusion. Misérable ! Perfide ! Ainsi donc ta faiblesse Épargne la sorcière, et trahit ta princesse ! Est-ce là le pouvoir qu'ont sur toi ses désirs, Et ton obéissance à ses derniers soupirs ? Venge-toi, pauvre amant, Créuse le commande : Ne lui refuse point un sang qu'elle demande ; Écoute les accents de sa mourante voix, Et vole sans rien craindre à ce que tu lui dois. À qui sait bien aimer il n'est rien d'impossible. Eusses-tu pour retraite un roc inaccessible, Tigresse, tu mourras, et malgré ton savoir, Mon amour te verra soumise à son pouvoir ; Mes yeux se repaîtront des horreurs de ta peine : Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut ma haine. Mais quoi ! Je vous écoute, impuissantes chaleurs ! Allez, n'ajoutez plus de comble à mes malheurs. Entreprendre une mort que le ciel s'est gardée, C'est préparer encore un triomphe à Médée. Tourne avec plus d'effet sur toi-même ton bras, Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas. Vains transports, où sans fruit mon désespoir s'amuse, Cessez de m'empêcher de rejoindre Créuse. Ma reine, ta belle âme, en partant de ces lieux, M'a laissé la vengeance ; et je la laisse aux dieux : Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice, Peuvent de la sorcière achever le supplice. Trouve-le bon, chère ombre, et pardonne à mes feux Si je vais te revoir plus tôt que tu ne veux.
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Lemnos 2
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Asie 1
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Athènes 4
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Achéron 1
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Grèce 3
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Scythie 2
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Afrique 1
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As-tu fait mon message ? Oui, Monsieur. Et ma lettre, Aux mains de Dorothée as-tu su la remettre ? En main propre. D'abord elle aura refusé D'y voir peint le tourment que ses yeux m'ont causé, Te l'aura voulu rendre, et feignant... Au contraire, Sans se faire prier elle l'a lue entière. À ce coup le succès a passé mon espoir. Elle ne me hait pas, à ce que je puis voir ? Du plus fort de ses traits l'Amour pour vous la blesse, Et vous avez, Monsieur, plus d'heur que de sagesse. Je n'espérais pas tant. Dans cet amour nouveau Vous avez vent en poupe, et voguez en pleine eau, Vous pourrez aller loin de l'air dont on vous traite. Tu sais à quels revers ma fortune est sujette. Voici de quoi guérir une si vaine peur. Qu'est-ce ? Lettre pour lettre, et faveur pour faveur. Elle m'a fait réponse ? Au moins pour vous la rendre Chez elle assez longtemps elle m'a fait attendre, Et ce billet enfin entre mes mains remis... Ouvrons, il m'apprendra quel espoir m'est permis. Pour prix de votre amour que vous peignez extrême... J'avais écrit en vers, elle répond de même, Il n'est rien dont sans peine elle ne vienne à bout. Les femmes aujourd'hui mettent le nez partout. Pour prix de votre amour que vous peignez extrême, Oronte, vous osez me demander le mien ; Quelquefois par bonté j'endure que l'on m'aime, Mais je prétends aussi qu'il ne m'en coûte rien. Vous donner coeur pour coeur serait un avantage Où le plus grand mérite à peine ose aspirer. Voyez ce que je vaux ; mais m'offrez votre hommage, Je le souffre, de quoi pouvez-vous murmurer ? Serait-ce qu'en effet votre amour fut si forte Qu'on le dût estimer digne d'un plus grand prix ? Faisons un compte exact, et supputons de sorte Que l'un ni l'autre enfin n'y puisse être surpris. Si ces brûlants soupirs, qui vous sont ordinaires, Vous donnent quelque espoir de me mettre à retour, Croyez-moi, cent soupirs souvent ne pèsent guères, Et n'emportent qu'à peine un demi grain d'amour. On peut pour en juger, en prenant la balance, Leur opposer l'honneur de vous voir dans mes fers. Si vous êtes d'accord de cette expérience, J'offre de vous donner mon coeur, si je le perds. Sa réponse est adroite autant qu'elle est galante, J'aime tous ces dehors d'une humeur arrogante, Et ce charmant orgueil à m'écrire affecté N'a pas moins de pouvoir sur moi que sa beauté. Vous chantiez un peu haut, elle vous rend le change ? Sa lettre aussi pour moi, Cliton, n'a rien d'étrange, Si le style en est fier, il imite le mien, Je vantais mon mérite, elle vante le sien. C'est vous payez sur l'heure en la même monnaie. Pour surprendre mon coeur c'est la plus sûre voie. Cette présomption qu'elle étale à son tour, Ne fut jamais défaut en matière d'amour, Une belle âme seule en peut être capable, Ou si c'est un défaut, c'est un défaut aimable. Quelque superbe humeur que je témoigne avoir, J'aime qu'un bel objet se fasse un peu valoir, Qu'il voie avec dédain qu'à l'aimer on s'apprête, Et mettre à bien haut prix l'espoir de sa conquête. Ne montrer dès l'abord ni mépris, ni rigueur, Bien loin de l'acquérir, c'est mendier un coeur, Et ce coeur qui se rend quand on l'en sollicite, Se donne à la pitié bien plutôt qu'au mérite. Le mien à ces appas se laisse peu toucher, J'estime seulement ce qui me coûte cher, Et pour te dire tout, la faveur la plus grande N'est point pour moi faveur, à moins qu'on me la vende. Vous avez en amour le goût bien dépravé. Mais Flore, qu'en est-il ! Son règne est achevé, Mon âme à ses rigueurs à la fin s'est soustraite. Mais vous aimez pourtant, Monsieur, qu'on vous maltraite ? Oui, pourvu qu'un Rival ne soit pas mieux traité, Et qu'on me fasse voir une noble fierté, Qui semblant s'indigner de mon peu de mérite, Loin d'amortir mon feu, l'entretienne et l'irrite. Mais enfin Dorotée a beau dissimuler, D'une flamme secrète elle se sent brûler, Et son coeur à l'amour jusqu'ici peu sensible Veut perdre en ma faveur le titre d'invincible. J'ose en juger par moi qui cède à ses appas. C'est une vérité dont on ne doute pas. Grâces au Ciel, Monsieur, vous avez l'âme bonne, Et qui plus est, le don de ne haïr personne. Moi ? Vous. Je vous connais mieux que vous ne croyez. Votre humeur est d'aimer tout ce que vous voyez, Et c'est pour Dorotée un bien fort inutile Qu'un coeur à partager avec plus de deux mille. C'est en dire un peu trop. Je dis ce que je vois. Pour le moins aujourd'hui n'en aimai-je que trois. Et même de ces trois dont mon âme est charmée, Comme la plus aimable, elle est la plus aimée. Le parti donc pour elle est encore assez doux, Si n'en aimant que trois... Éraste vient à nous, Tais-toi. Sans doute il a quelque chose à vous dire. Il le faut aborder. Ami, je vous vois rire, La joie est dans vos yeux. Et bien plus dans mon coeur. D'une fière Beauté j'ai vaincu la rigueur, Et contre cent mépris mon amour obstinée Est prête enfin de voir sa flamme couronnée. Quoi ? Vous aimiez, Éraste, et m'en faisiez secret ? La vertu d'un amant, c'est d'être amant discret. Notre amitié s'en plaint. La mienne m'autorise À vous ouvrir mon coeur avec toute franchise. De cet aimable objet qui règle mon destin J'ai reçu pour faveur ce billet ce matin. Quoiqu'il semble à mes voeux promettre peu de chose, J'ai sujet de m'en faire un bonheur par sa cause. Quiconque écrit s'engage, ou laisse à présumer, S'il n'aime pas encor, qu'il n'est pas loin d'aimer. Ainsi donc votre amour a tout ce qu'il souhaite ? Obtiendrai-je une grâce, et ma joie est parfaite ? Mes soins vous sont acquis, parlez-moi librement. Je dois une réponse à ce billet charmant ; Mais sans votre secours je n'y puis satisfaire, Il est écris en vers, et je n'en saurais faire. Chargez-vous de ce soin. Le passé vous fait foi Que j'ai toujours été bien plus à vous qu'à moi, Je ferai mes efforts pour remplir votre attente. C'est m'obliger, adieu. La prière est galante. Après ce premier pas j'ose espérer qu'un jour Il me priera pour lui d'aller traiter l'amour ; Au moins avec raison puis-je tout m'en promettre, S'il lui faut mon secours pour écrire une lettre. Que t'en semble ? Si j'ose en dire mon avis, En lui si c'est sottise, en vous c'est encor pis. Tu parles franchement. Aussi, Monsieur, j'enrage Que vous mettiez pour lui vos talents en usage. Quand près de quelque objet vous jurez quelquefois, Quoiqu'en pleine santé, d'être presque aux abois, Et que vous débitez les plus douces fleurettes Pour mieux peindre des maux qu'à plaisir vous vous faites, Je n'en murmure point, et je vois sans courroux, Du moins si vous mentez, que vous mentiez pour vous ; Mais qu'un faible intérêt l'emportant sur le vôtre Vous fasse encor résoudre à mentir pour un autre, Comme si c'était peu, pour vous de vos péchés... Car enfin savez-vous les sentiments cachés. S'il est amant, peut-être est-ce à dessein de rire, Et vous irez jurer qu'il languit, qu'il soupire ? J'ai pu m'en exempter, il m'était fort aisé, Et tout autre qu'Éraste eût été refusé ; Mais si ce même Éraste est frère de Lucie, L'une des trois Beautés dont mon âme est ravie, Et si par un effet de son heureux destin De Dorotée encore il est proche Voisin, Puis-je rien refuser à qui m'est nécessaire, Tantôt comme voisin, et tantôt comme frère. C'est prévoir de bonne heure à tout, et d'assez loin. Il n'est si sot Ami qu'on n'emploie au besoin, De ma facilité c'est la raison secrète. Mais il faut voir enfin de quel air on le traite. Peut-être s'en rit-on. C'est comme je l'entends, Ou s'il est régalé, que c'est à ses dépens. Pour prix de votre amour que vous peignez extrême, Éraste, vous osez me demandez le mien ; Quelquefois par bonté j'endure que l'on m'aime, Mais je prétends aussi qu'il ne m'en coûte rien. Vous donner coeur pour coeur... Ai-je pris l'un pour l'autre ? Sans doute, ou ce Billet ressemble fort au vôtre. Jamais telle surprise à mes sens ne s'offrit, C'est ici mot pour mot tout ce que l'on m'écrit, Et je reconnais trop, plus je les étudie, Si j' j'ai l'Original, qu'Éraste a la Copie. L'écriture est semblable, et ne diffère point. . Vous êtes à peu près chaussés à même point. N'importe, Dorotée a beau faire la fine, Vous l'avez deviné, tout son fait n'est que mine, Et l'orgueil de sa Lettre à dessein affecté Tend un piège secret à votre liberté, Elle brûle, et l'Amour lui seul la fait écrire ? Ah, si devant un Maître un Valet osait rire... Non, je ne prétends point, Cliton, t'en empêcher ; Ris, j'en rirai moi-même au lieu de m'en fâcher. Mettez le masque bas, déjà pour vous j'enrage. Que sert à mauvais jeu de montrer bon visage ? Pestez, le mal redouble à qui se contraint tant. Vous êtes, Dieu merci, de vous assez content, Et vous voir pris pour dupe où vous pensiez y prendre. Croyez-moi, c'est un cas, Monsieur, à s'en aller pendre. La pièce est délicate, et je ne cèle pas Qu'un Sot en ce rencontre eût poussé force hélas, Et contre ces assauts manquant d'expérience, De sa maligne étoile accuse l'influence ; Mais pour moi qui connais ce que c'est que d'aimer, De semblables revers ne peuvent m'alarmer : Si chaque Objet me plaît, c'est sans inquiétude, Jamais de préférence, et point de servitude, Toujours prêt de le perdre, et de m'en détacher Au moindre événement qui me pourrait fâcher. Ainsi quelque beau feu que je fasse paraître, Pour ne rien hasarder, j'en suis toujours le maître ; Ainsi divers Objets m'engageant chaque jour Je me regarde seul dans ce trafic d'Amour, Et chassant de mon coeur celui qui m'incommode, Si je sais mal aimer, du moins j'aime à la mode. Conservez cette humeur, vous en aurez besoin. Mon déplaisir, Cliton, ne va jamais plus loin ; Si l'une me trahit, l'autre me tient parole, Et j'ai dans mon malheur toujours qui m'en console. C'est là l'utilité d'aimer en divers lieux. Hilas, tant qu'il vécut, ne l'entendit pas mieux. Son humeur et la mienne ont quelque différence, J'aime tant que l'on m'aime, et n'ai point d'inconstance ; Mais quand par un caprice on songe à me quitter, Je suis trop mon ami pour m'en inquiéter, Je vois ce changement sans que mon coeur s'irrite, Et remplace aisément la part qu'on m'en racquitte, Ainsi je vis heureux, tant payé que tenu. Votre coeur à ce compte est d'un bon revenu ? Tel qu'il est, de beaucoup il attire l'envie ; Mais j'en dois la moitié tout au moins à Lucie. En ceci le partage est un étrange point. Donnez-le tout entier, ou ne le donnez point, Votre flamme autrement sera mal écoutée, Et Lucie agira comme a fait Dorotée. Je n'ai pas lieu d'en craindre un pareil traitement, Lucie agit toujours avecque jugement, Sa conduite est réglée, elle est modeste et sage, Et le plus défiant n'en prendrait pas ombrage. Je trouve seulement en elle un grand défaut. Quel est-il ? Elle m'aime un peu plus qu'il ne faut. Et ce défaut est grand ? Il est des plus notables ; Les querelles d'Amour sont querelles aimables. Il est beau que l'Objet qui nous tient sous sa loi Quelque fois à dessein soupçonne notre foi, C'est par là qu'en nos coeurs l'Amour se fortifie, Il semble qu'il renaît quand il se justifie. Quelque désordre en nous qu'un reproche ait produit, Il trouve un doux remède au pardon qui le suit. Quelque faveur nouvelle aussitôt l'accompagne, Et jamais l'Accusé n'y perd tant qu'il y gagne : Mais lorsque d'un Amant on remplit les souhaits, Comme l'on vit sans guerre, on ne fait point de paix, L'Amour triste et pensif va son train ordinaire, Servant par habitude on perd tout soin de plaire, Point de délicatesse, et pour qui vit ainsi, C'est toujours, Vous m'aimez et je vous aime aussi : Qui ne haïrait point ces grossières pratiques ? Vous y savez, Monsieur, d'admirables rubriques, Pour y raffiner tant vous avez bien rêvé. Ami, je suis heureux de vous avoir trouvé, Je vous cherchais partout. Que veut de moi Florame ? Vous découvrir enfin les secrets de mon âme. C'est intrigue d'Amour ? Vous l'avez deviné. Par mon père à l'hymen je me vois destiné, Et quoique je lui montre une âme irrésolue, L'affaire de sa part en secret est conclue. La personne est aimable, et d'illustre maison, Mais une autre Beauté captive ma raison, Et quoiqu'un grand obstacle à cette amour s'oppose, Mon coeur n'est plus à moi si Lucie en dispose. Lucie ! Avec raison vous vous en étonnez. Voilà mon galant Homme avec un pied de nez. Cette vieille froideur qui m'éloigne du Frère. Semble ôter à la Soeur les moyens de me plaire, Mais qu'on s'obstine en vain à rejeter la loi De qui pour Souverain ne reconnaît que soi ! L'Amour par tyrannie obtient ce qu'il demande, S'il parle, il faut céder, obéir s'il commande, Et ce Dieu, tout aveugle et tout enfant qu'il est, Dispose de nos coeurs quand et comme il lui plaît. Ainsi malgré l'effort d'une haine endurcie, Je n'ai pu résister aux charmes de Lucie, Quoique pour arriver au but que je prétends Mon espoir le plus doux soit d'espérer au temps. Sans doute que d'Éraste il lèvera l'obstacle, Il fait de grands coups. J'en attends ce miracle. Cependant chez Lucie un secret rendez-vous Ce soir offre à ma flamme un entretien fort doux, Sa Suivante au signal me doit ouvrir la porte. Ce lieu m'étant suspect, daignez m'y faire escorte, Aurez-vous ce loisir ? Oui, je vous le promets, Pour servir un ami je n'en manque jamais. Je vous prendrai chez vous. Elle est modeste et sage, Et le plus défiant n'en prendrait pas ombrage, Sa conduite est réglée, et sans ce grand défaut Qui la fait vous aimer un peu plus qu'il ne faut, Elle serait seconde en qualités exquises ? Tu vas tout de nouveau débiter cent sottises. Jamais d'un autre Amant elle ne fit de cas ? Dites encor, Monsieur, que vous n'enragez pas. À quel sujet ? Pourquoi déguiser de la sorte ? Vous enragez, vous dis-je, ou le Diable m'emporte. Verriez-vous sans dépit deux Amours à vau-l'eau ? Leur perte à mon humeur offre un jeu tout nouveau, Et dès que je verrai Dorotée ou Lucie... Quoi, vous leur parlerez ? Oui, j'en brûle d'envie. C'est là que je prétends étaler à leurs yeux Ce que l'art de se plaindre a de plus curieux, Les soupirs seuls alors auront pour moi des charmes, S'ils font trop peu d'effet, j'aurai recours aux larmes, Mille sanglots confus feront mon entretien, Mais j'aurai beau gémir, mon coeur n'en saura rien, Et feignant qu'en la mort j'espère un prompt remède, Je verrai sans douleur qu'un autre les possède. Pour vous voir à toute heure on ne vous connaît pas. Un peu de patience, et tu me connaîtras. Cependant ce quartier ne m'est pas si funeste Que je n'y sache encor où jouer de mon reste. Et vous pensez trouver qui vous écoutera ? Oui, Cliton, avec joie, et quand il me plaira. Certaine Brune hier trouvée aux Tuileries Servit longtemps d'objet à mes galanteries ; Nous fîmes connaissance, où je fus assez sot D'offrir un diamant dont on me prit au mot, Et toute la faveur que j'obtins de la Belle, Fut d'agréer ma main pour la mener chez elle. Et vous entrâtes ? Non ; par certaine raison Je dus me contenter d'avoir su sa maison. Mais aujourd'hui, Cliton, elle attend ma visite, Et me voudra du mal si je ne m'en acquitte. Viens, suis-moi, ce détour nous cache son logis. Avant que d'avancer, encor un mot d'avis. Elle est gaie ? À ravir. Et s'appelle ? Lisette. Passez votre chemin, votre visite est faite. Maraud. Passez, vous dis-je, et n'y prétendez rien, Personne n'a qu'y voir. Pourquoi ? Je le sais bien. Mais elle m'a promis qu'aujourd'hui... C'est adresse. Tu la connais donc bien ? Que trop ; c'est ma Maîtresse. Elle est vêtue en Dame ! À mon plus grand regret. Ses beaux habits, Monsieur, mangent mon petit fait, Et comme à plus fournir ma bourse est impuissante, D'aujourd'hui seulement elle sert de Suivante. Chez qui ? C'est dont ce soir je dois être averti ; Il est bon cependant que vous preniez parti, Car si tout votre espoir en Lisette se fonde, Soyez sûr que pour vous il n'en est plus au monde. Votre coeur est vacant, et par provision Vous le pouvez louer s'il s'offre occasion. Malgré le rude coup que ce succès lui porte ; Tu le verras bientôt brigué de bonne sorte. Il peut de mille voeux se voir importuné, Mais qui n'en croira rien ne sera pas damné. Ne me vantez plus tant désormais vos adresses, Ce matin même encor vous comptiez trois Maîtresses, Qu'il semblait que pour vous l'Amour poussât à bout, Et voilà qu'un moment a fait rafle de tout. Il ne faut pas toujours juger sur l'apparence. Vous faites bien, Monsieur, de vivre d'espérance ; Tout mal semble léger à qui s'en peut nourrir. J'aurais grand tort, Cliton, de n'y pas recourir, Puisque pour regagner Dorotée et Lucie Il est et du soupçon et de la jalousie, Et que pour mettre aussi Lisette à la raison, Un diamant éclate, et que l'or a du son ; Ces remèdes souvent font plus qu'on ne désire, Mais chez moi pour Éraste il faut aller écrite, Viens. Vous vaincrez partout, si je m'y connais bien. Laisse faire le temps, et ne jure de rien. Quoi, voir tant de respect d'un oeil toujours sévère ? Florame, je ne sais que ce que je dois faire. Quand pourrai-je obtenir un traitement plus doux ? En cessant de m'offrir ce qui n'est plus à vous. Ce coeur brûlé d'amour touche si peu le vôtre ? Je ne m'enrichis point des dépouilles d'une autre. Quel reproche honteux faites-vous à ma foi ? Celui qu'un Inconstant doit attendre de moi. Donc de ma flamme ailleurs j'ose porter l'hommage ? Il ne m'est pas permis d'en dire davantage. Quoique je sois d'un sexe estimé peu discret, Florame, j'ai promis de garder le secret. Quelqu'un auprès de vous me rend mauvais office, Mais en vain pour me perdre on use d'artifice, Je vous aile, Lucie, et le Ciel m'est témoin... Vous vous justifierez quand il sera besoin. Laissez-moi seule ; ici ma gloire se hasarde, D'un et d'autre côté je vois qu'on vous regarde, Et dans ces lieux enfin un plus long entretien M'est de grand préjudice, et ne vous sert de rien. Que cette retenue est contraire à ma joie ! J'obéis, mais encor, que faut-il que je croie ? Que malgré la rigueur qu'à tort vous m'imputez, Je vous estime autant que vous le méritez. Qu'au moins un peu d'amour suive une telle estime. Prétendre au bien d'autrui serait commettre un crime. Je vous l'ai déjà dit. Ce discours éclairci... Il vous parait obscur, je le veux croire ainsi, Mais si votre âme enfin s'en trouve inquiétée, Vous pouvez à loisir consulter Dorotée, Elle en sait le mystère, adieu. Tout est perdu. D'où peut-elle savoir cet Hymen prétendu, Où contre mes désirs mon Père me destine ? Est-il rien si secret, Monsieur, qu'on ne devine ? Peut-être Dorotée en a fait vanité. Non, elle en craint l'issue aussi de son côté, Et si j'en puis juger aux troubles de son âme, Ce n'est que par devoir qu'elle accepte ma flamme. Quel est donc votre espoir ? D'aimer et de mourir Plutôt qu'au changement je songe à recourir. Le récit de mes maux pourra toucher Lucie. Oui, mais où lui parler sans que l'on nous épie ? Comme son Frère et vous vous êtes ennemis, Chez elle aucun accès ne vous sera permis, Et la voir seulement au temple, ou dans la rue, Où chacun est témoin d'une telle entrevue, N'est pas pour l'obliger d'écouter à loisir... Je ne le vois que trop, et c'est mon déplaisir. Aussi n'est-ce pas là que j'ose enfin prétendre, Qu'après tant de refus elle voudra m'entendre. Sa suivante gagnée à force de présents Depuis huit jours près d'elle est de mes Partisans, Et ce soir au signal trouvant la porte ouverte, Je hâterai, Licas, mon triomphe ou ma perte. Dans sa chambre à ses pieds j'irai dans mon transport Demander un arrêt ou de vie ou de mort, Sûr de voir aujourd'hui son amour ou sa haine Par l'un ou l'autre effet mettre fin à ma peine. Mais quand vos coeurs unis auraient mêmes souhaits, L'apparence qu'Éraste y consente jamais ? Ces petits différents où pour peu l'on s'engage, Souvent pour s'assoupir veulent un Mariage. À cela prêt, Licas, poussons l'affaire à bout. S'il arrive d'ailleurs... Tu mets un si partout, Souffrez au moins que l'espoir entretienne ma flamme. Mais qui dans cette allée amène cette dame ? C'est Dorotée. Ô Dieux ! Coulons-nous doucement. La promenade est belle, et ce lieu fort charmant. Voici l'heure à peu près qu'on y voit le beau monde. Aux rendez-vous publics d'ordinaire il abonde, Et surtout, nos galants prennent soin chaque jour D'y venir débiter leur gazette d'amour, C'est-à-dire, Lisette, autant de menteries... Donc le bureau d'adresse en est aux Tuileries ? Tu dis vrai, c'est ici qu'on nous en vient conter, Et j'y suis comme une autre à dessein d'écouter. Les hommes sont trompeurs, mais quoi qu'on puisse faire, Il faut quitter le monde, ou tâcher de leur plaire, Puisque enfin la beauté n'est qu'un triste ornement Si de la complaisance elle n'a l'agrément. Les plus charmants attraits qui parent un visage Sans cette qualité n'ont qu'un appas sauvage, Ce sont trésors cachés qui ne servent de rien. Pour moi, j'ai ma méthode, et je m'en trouve bien, À plaire aux yeux de tous mon esprit s'étudie, Je tâche d'être belle afin qu'on me le die, Et fais fort peu d'état de ces dons précieux Dont le farouche éclat ne frappe point les yeux. Ce n'est pas toutefois que je sois si facile, La plainte auprès de moi, n'est jamais fort utile C'est en vain qu'on affecte une fausse langueur, L'amour par les soupirs n'entre point dans mon coeur. L'orgueil de notre sexe élevant mon courage, D'un air impérieux j'en soutiens l'avantage, Et ne le croyant né que pour donner des lois, À qui porte mes fers j'en fais sentir le poids, Sur ses propres désirs je règne en souveraine, C'est sans abaissement que je flatte sa peine, Et qu'après un longtemps que l'on m'a fait sa cour, Un peu d'espoir permis est le prix de l'amour. Vous vous y gouvernez d'une étrange méthode. C'est comme il faut aimer pour aimer à la mode ; Pour peu qu'on se relâche, on expose son coeur Aux suprêmes mépris d'un insolent vainqueur. Un Amant que l'on flatte, enflé de sa victoire, De ses soumissions perd bientôt la mémoire, Pour en avoir raison il le faut gourmander, Et s'il n'est à la chaîne on ne le peut garder. Et dans cette rigueur vous trouvez votre compte ? Je t'avouerai, Lisette, avec un peu de honte... Mais comme un jour t'acquiert mon inclination, Reçois ma confidence avec discrétion. Si ce jour est trop peu pour vous marquer mon zèle, Le temps vous fera voir que je vous suis fidèle, Et que votre secret est sûr entre mes mains. Sache donc qu'aujourd'hui les hommes sont si vains, Que depuis plus d'un mois peut-être ou davantage, De trois Amants à peine ai-je reçu l'hommage, Puisque sur l'un des trois la qualité d'époux, Quoique encore incertaine, attire mon courroux. En faveur de Florame un Père m'assassine, J'en estime le bien, et l'esprit, et la mine, Mais par quelques serments qu'il m'engageât sa foi, L'esclave me fait peur qui doit être mon Roi. Éraste aussi m'en veut, un galant d'importance, Et propre en un besoin à mourir de constance, Mais si fort hors de mode et du temps de jadis, Qu'il te disputerait à tous les Amadis. Il est vrai que depuis, la défaite d'Oronte D'un triomphe si bas efface bien la honte. Ce cavalier vous sert ? Quoi, sais-tu quel il est ? Je l'entends estimer. Lisette, qu'il me plaît ! L'air en est noble, aisé, la mine peu commune, Une humeur enjouée et jamais importune, L'esprit aussi charmant que le port gracieux, S'il parle galamment, il écrit encor mieux, À son propre mérite il doit toute sa gloire, Et connaît ce qu'il vaut sans trop s'en faire accroire. Je sens presque pour lui déjà je ne sais quoi, Et s'il continuait à soupirer pour moi, Encor que de mon coeur la garde me soit chère, Je pourrais me résoudre enfin à m'en défaire. Par là juge, Lisette, où j'en suis aujourd'hui L'un de ces deux billets ne vient donc pas de lui, Puisque sans demander seulement à les lire... Donne-les moi, Lisette, et te prépare à rire. Étant prête à sortir quand je les ai reçus, Il m'a suffi pour lors d'en lire le dessus ; Mais quoique Oronte ait part à la galanterie, La pièce à mon avis vaut bien que l'on en rie. Sache qu'Éraste et lui m'offrent ici leurs voeux, Et qu'à la même lettre ils répondent tous deux. Comment ? C'est assez de quoi faire un assez plaisant conte. J'écrivais ce matin un Billet pour Oronte, Et voyant que pour l'autre il semblait fait exprès, J'ai voulu l'obliger sur l'heure à peu de frais, J'ai transcrit le billet, et sans cérémonie Régalé son amour d'une belle copie. Son pauvre esprit sans doute y répond de travers, Voici sa lettre, ouvrons. Ô Dieu ! Ce sont des vers, J'ignorais qu'il en fît. Ce sont vers de ménage, Chacun communément en fait pour son usage. Transparente beauté dont le coeur est ouvert... Le ridicule mot dont ce lourdaud se sert ! Et qui me faites voir jusqu'au fond de votre âme... C'est fort bien commencer à dépeindre sa flamme. Laissons-là son billet, et voyons le second. Sans doute en galant homme Oronte me répond, Et je gagerais bien, avant que d'en rien lire, Que la moindre pensée est digne qu'on l'admire ; Son style du premier sera bien différent. L'autre croyait bien dire avec son Transparent. Transparente Beauté... Le mot est bon, je pense, Puisque Oronte lui-même use de transparence. Dont le coeur est ouvert... Que veut dire ceci ? C'est le même. En effet je le croirais ainsi. N'importe, il faut tout voir, et que je les confronte, Tiens, lis celui d'Éraste, et moi celui d'Oronte. Transparente Beauté dont le coeur est ouvert, Et qui me faites voir jusqu'au fond de votre âme, Je confesse à ce coup que je suis pris sans vert, Voyant qu'à peine encor vous y logez ma flamme. Je la croyais pour elle un Palais assuré, Où vous songez bientôt à la traiter en Reine, Car enfin j'ai pour vous souffert, gémi, pleuré, Et ma langueur en est une preuve certaine. Je ne veux pas pourtant supputer avec vous, Ce que vous proposez irait à votre honte, Si pour chaque tourment dont j'ai senti les coups, Il vous fallait tirer une ligne de compte. De mes brûlants soupirs vous riez toutefois, Quoiqu'en foule souvent vous connaissiez qu'ils sortent, Votre coeur toujours ferme en dédaigne le poids, Mais tout légers qu'ils sont, gardez qu'ils ne l'emportent. La pièce est concertée, il le faut avouer ; Mais Oronte lui seul me fait ainsi jouer, Éraste est trop grossier... Ma pensée est la vôtre. Et son style est-il bien différent de l'autre ? Sans rien faire paraître il faut dès aujourd'hui... Mais Dieux, voici mon Père. Oronte est avec lui. Comme il te connaît peu, demeure ici, Lisette, J'épierai de plus loin l'heure de sa retraite. Toi, lorsque tu verras partir notre Vieillard, Joins Oronte, et l'arrête en ce lieu de ma part. Elle me laisse à faire un joli personnage. Enfin j'en ai donné ma parole pour gage, Dorotée est promise, et l'Hymen arrêté Doit bientôt sous ses lois ranger sa liberté. Il semble cependant que vous brûliez pour elle, Dans la rue à tous coups vous faites sentinelle, Un voisin le remarque, un voisin en discourt ; Sur un amour si vain, Oronte, tranchez court, Je tiendrais à bonheur de vous avoir pour Gendre, Mais l'affaire d'accord vous n'y pouvez prétendre. Si dans votre quartier on me voit chaque jour, J'y connais cent Beautés à qui parler d'amour, Et ce serait en vain que votre âme éclaircie... Je sais qu'on parle encor de vous et de Lucie, Mais comme elle est voisine, et l'honneur délicat, Ne me contraignez point à faire plus d'éclat, Et cessant pour huit jours seulement d'y paraître, Étouffer un bruit sourd qui commence de naître. Adieu, songez, de grâce, à me rendre content. La remontrance est belle et l'avis important. Combien de visions accompagnent cet âge ! St, st, mon Cavalier, tournez un peu visage. Qui m'appelle ? C'est moi ; ne me voyez-vous pas ? Un nuage importun me cache vos appas, Et pour moi cette coiffe est un supplice extrême. Est-ce ainsi que l'on doit agir lorsque l'on s'aime ? Le compliment est doux, et c'est bien débuter. Nous nous aimons l'un l'autre ? Il n'en faut point douter. Et bien, je le crois donc puisque vous me le dites. C'est réciproquement l'effet de nos mérites, Mais j'avais jusqu'ici vécu sans le savoir. Je suis moi-même encor à m'en apercevoir, Mais on tient que l'Amour par sa toute-puissance Se glisse dans nos coeurs sans que même on y pense. Et si cette maxime est valable, en ce cas Nous pouvons nous aimer, et ne le savoir pas. Vous ne manquez jamais à trouver vos défaites. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais qui vous êtes, Et que j'ai reconnu que votre affection D'ordinaire est un peu sujette à caution. Me trompai-je ? Ah, c'est toi ; l'agréable surprise ! Lisette, qu'aujourd'hui le Ciel me favorise ! Te revoir est un bien que j'estime... Tout doux, Je sais trop de quel bois on se chauffe chez vous. Écoutez seulement un message qui presse. Un message. Et de qui ? C'est de votre maîtresse. Ce sera donc de toi. Sans doute, il est bon là Dorotée... Il suffit, j'entends fort bien cela. Souffrez... Non, non, je vois le sujet de ta plainte. Pour elle assurément tu me crois l'âme atteinte, Mais ne t'alarme point ; quoi que l'on t'en ait dit, Je lui trouve assez peu de beauté que d'esprit, Ses grâces la plupart sont grâces empruntées, Et tu vaux à mes yeux cinquante Dorotées. Vous pensez vous railler, Monsieur, mais sur ma foi, J'en vaux bien tout au moins une pire que moi. Je meure si tes yeux n'ont sur moi tant d'empire Que... J'en crois plus encor que vous n'en sauriez dire, Et n'en fais point ici la sucrée avec vous. Mon visage a des traits qui ne sont pas si doux, Mais d'ailleurs leur rudesse est assez réparée Pour ne me croire pas tout à fait déchirée. Cet air n'est pas tant sot, ce port est peu commun, Et la coiffe abattue on me prend pour quelqu'un. Voyez. Ta gaie humeur soutient ta bonne mine. N'est-ce point là mon Maître avecque ma coquine ? Si Cliton me connaît, que dira-t-il de moi ? Il faut qu'il lâche prise, ou qu'il dise pourquoi. Monsieur, et vite et tôt, j'en suis tout hors d'haleine ; Qu'as-tu ? Déjà peut-être ils ont gagné la plaine. Qui ? C'est pour s'aller battre ; et vite, à leurs secours. Et de qui ? De Florame et d'Éraste. J'y cours, Un moment me ramène. Ah, gueule revêtue ! Les plumets donc aussi vous donnent dans la vue ! Viens donc vite, Cliton, et marchons sur leurs pas. C'est assez que de vous. Viens. Moi, je n'irai pas, S'il fallait dégainer ? Maraud, me veux-tu suivre ? On t'épargne un beau coup, j'allais t'apprendre à vivre. Contre moi sa colère aura peine à tenir. Mais que fait ma Maîtresse à ne point revenir ? Pour aller la rejoindre il faut faire retraite. Je ne vois plus paraître Oronte ni Lisette. J'éprouve en ce rencontre un bizarre destin, Qu'un Père m'ait contrainte à rebrousser chemin, Et que par un mépris que je ne puis comprendre, Oronte cependant n'ait pas daigné m'attendre. Mais il revient. Maraud, s'il t'arrive jamais... Mais, Monsieur, si Lucie... Il n'est ni si, ni mais. Que faire donc ? Par signe eussiez-vous pu connaître Qu'elle veut cette nuit vous voir par sa fenêtre, Et si je n'eusse ainsi mis l'alarme au quartier... Pourquoi n'attendre pas ? J'eusse pu l'oublier, Vous savez déjà que je suis d'assez courte mémoire. Tais-toi, demeure-là. Qui l'eût jamais pu croire ? La gueuse encore l'attend. Pauvre souffre-douleur ! D'un zèle trop aveugle excuse la chaleur, Notre alarme était fausse, et je reviens encore Te jurer que je meurs pour toi, que je t'adore, Qu'en vain de Dorotée on m'ose croire épris, Qu'elle n'est à mes yeux qu'un objet de mépris. C'est une beauté fade, et pour moi, je confesse Que j'ai peine à la voir sans tomber en faiblesse. Au Diable devant moi le mot qu'elle répond. Ton obstiné silence à la fin me confond, Et sans trop de rigueur tu ne peux davantage Tenir ainsi caché l'éclat de ton visage. Dussent mes faibles yeux s'en laisser éblouir, Il faut... Gardez, Monsieur, de vous évanouir. Quoi, Madame, c'est vous ? Qui vous sers de risée. Que vois-je là ? Lisette est métamorphosée ! Le Ciel sait... Il ne sait que ce qu'il doit savoir, Et moi, je ne vois rien que ce que j'ai cru voir. Vous me paraissiez tel que vous devez paraître, Je vous reconnais fourbe, et vous le devez être, Votre sexe en naissant en prête le serment. Je pourrais appeler de votre jugement, Mais si quelques effets démentent nos paroles, Nous n'en apprenons l'art qu'à hanter vos écoles. Si je voulais parler de vos légèretés... Peut-être dirions-nous tous deux des vérités ; Mais n'écoutez point tant l'ardeur qui vous emporte. Vous savez ce que vaut un homme de ma sorte ; Sans parler de pardon ni de crimes commis, Demeurons quitte à quitte, et vivons bons Amis. Moi, qu'ainsi je m'oublie après un tel outrage ! Vous courrez le hasard d'y perdre davantage, Et refusant l'accord que j'ai su proposer, Vous aurez de la peine après à m'apaiser. De vrai, je suis d'avis que je vous satisfasse. Mais je vous offre ici la pais de bonne grâce. Ce n'est pas sans sujet que je suis en courroux. Ce n'est pas sans raison que je me plains de vous. Témoin ce qu'à présent vous venez de me dire. Témoin ce qu'aujourd'hui vous avez su m'écrire. Vous pensiez cajoler une autre à mes dépens ? Vous, d'une double lettre avoir le passe-temps ? Ne me reprochez point un simple tour d'adresse Par où de votre amour j'ai connu la faiblesse. Croyant qu'Éraste et vous ne vous déguisiez rien, Pour guérir mes soupçons j'ai trouvé ce moyen, Et la trahison seule avec trop d'injustice Vous en a fait sitôt découvrir l'artifice. Et je vous porté d'abord de rudes coups ; Non que j'aie ignoré que je parlais à vous, Mais je l'ai fait exprès pour vous faire connaître Qu'en fourbant, quelquefois on se joue à son maître, Et que si vous songez jamais à me duper, Je saurai bien encor par où vous attraper. L'excuse est assez froide. Examinez la vôtre. Enfin vous avez pu me prendre pour une autre, Selon les lois de d'amour c'est un crime d'État, Je n'examine rien après cet attentat, Et veux, pour satisfaire à ma gloire offensée, Vous bannir de mes yeux comme de ma pensée. C'est vous traiter encor trop favorablement. Il faudra se résoudre à ce bannissement, Mais perdant un Sujet de si haute importance, Je prévois votre Empire en grande décadence. Je le relèverai, perdez-en le souci. Votre seul intérêt me fait parler ainsi. Croyez-le, je vous aime, et n'ai point d'autre envie Que de suivre vos lois tout le temps de ma vie. Et qui m'en répondra ? Vous, si vous m'écoutez. Voyons donc, votre fourbe à quoi vous l'imputez. L'innocence jamais n'est assez manifeste Que quand... Ce soir chez moi vous me direz le reste : Là, pour mieux m'assurer de vos intentions, J'attendrai vos respects et vos soumissions. Adieu. Cette retraite est bizarre et bien prompte. Sur le point de se rendre elle en a fui la honte, Et cru qu'il valait mieux attendre que la nuit... Mais je commence enfin à voir ce qu'elle fuit. Ne le demandez plus puisque Éraste s'avance. Ami, vous puis-je dire un mot en confidence ? Vous savez qui je suis. J'ai su confusément Que Florame en secret depuis peu fait l'Amant. Par beaucoup de raisons que je ne puis vous dire, Je tâche à découvrir l'objet de son martyre, Mais comme j'aurais peine à l'épier toujours, Ne me refusez point ici votre secours. Il vous voit, il vous aime, et je ne saurais croire Qu'il vous cache un amour qui ne va qu'à sa gloire. De grâce, en ma faveur tâchez de le savoir. Je vais tout de ce pas y faire mon pouvoir. Adieu donc, je vous quitte. Avez-vous grande envie Qu'il sache que Florame est épris de Lucie ? Non, mais de voir Florame, et de lui faire peur De ce qu'Éraste croit qu'il brûle pour sa Soeur. Ce soir, dis-tu, je suis attendu de Lucie ; Et s'il craint une fois qu'Éraste ne l'épie, Manquant au rendez-vous de peur de tout gâter, Je serai libre alors d'aller lui protester. Mais l'autre rendez-vous, comment y satisfaire ? Car Dorotée enfin prétend... Laisse-moi faire. Tu me verras, Cliton, mettre bon ordre à tout, Quand j'en aurais un cent, j'en viendrais bien à bout. Tu ne dis mot, Cliton ; quelle mélancolie Fait qu'avec moi ce soir ta belle humeur s'oublie, Je t'entends soupirer, et te plaindre à tous coups. Ah, Monsieur, que ne suis-je aussi content que vous ! Il est vrai qu'affranchi d'accompagner Florame, Qui manque au rendez-vous où l'appelait sa flamme, J'y vais de mon côté l'esprit assez content. Je voudrais bien, Monsieur, en pouvoir dire autant, Mais d'un étrange mal je sens la rude attaque. De quel mal ? Mon humeur est hypocondriaque, Et ce mal d'autant plus me tient avant au coeur, Que peu de Médecins savent guérir l'honneur. Je te crois ; mais Cliton, confesse-moi la dette, Tu te fâches de voir que je serve Lisette ? Au contraire, Monsieur ; si je suis en courroux C'est bien plutôt de voir qu'elle se sert de vous. Simple, ne vois-tu pas que c'est ton avantage Qu'à ses perfections je daigne rendre hommage, Que par là son mérite est en son plus beau jour, Et que ma passion ennoblit ton amour ? C'est ce que j'appréhende, et que par votre adresse, Vous ne m'alliez donner des lettres de Noblesse. J'ai peu d'ambition, Monsieur, et franchement Je me passerais bien de l'ennoblissement. C'est fort mal reconnaître une faveur si grande. Vous m'en faites cent fois plus que je n'en demande. Va, ne te fâche point, avant qu'il soit huit jours Je pourrai te laisser paisible en tes amours ; Ce temps en ma faveur fera bien des miracles, Et de ma part alors tu n'auras plus d'obstacles. Oui, mais pour m'obliger, jusques à ce beau jour Vous me ferez l'honneur d'ennoblir mon amour ? Je vous devrai beaucoup. Plus que tu ne peux croire. Vos générosités vous mettront dans l'Histoire. Cliton, sans la flatter, Lisette a des appas Dont, quelque effort qu'on fasse, on ne se défend pas ; À toute autre Beauté mon amour la préfère, Et comme elle me plaît autant qu'elle peut faire, Crois que c'est en user modestement Que de te l'emprunter pour huit jours seulement. Puisque vous y trouvez de si grands avantages, Prenez-la pour toujours, et redoublez mes gages ; Aussi bien d'aujourd'hui j'en suis fort dégoûté. Vous avez à tel point enflé sa vanité, Que par mépris, la Gueuse oubliant sa promesse, Ne m'a point averti du nom de sa Maîtresse. Quoi, Maraud, est-ce là le respect que tu dois À celle dont mon coeur pour aimer a fait choix ? Ah, j'ai tort ; mais Monsieur, quoique je la révère, Comme un Objet fameux pour avoir su vous plaire, Et qu'après le haut rang où votre amour la met, Je n'en doive parler que la main au bonnet, Si dans quelque logis jamais je la rencontre, Ou qu'en passant chemin le hasard me la montre, Ne puis-je point alors en toute humilité, Avec tous les respects dûs à sa qualité, Pour la remercier de ses humeurs gaillardes, Lui donner seulement trois ou quatre nasardes ? Alors tu pourras prendre avis de ton courroux ; Mais c'est ici le lieu de mes deux rendez-vous, Et je suis fort trompé si je ne vois paraître, Malgré l'obscurité, Lucie à sa fenêtre. Cliton, qu'elle me plaît ! Mais Lisette encor plus ? Non pas, quant à présent. Vous me rendez confus. Pour le moins Dorotée... Encor moins que Lisette. Je ne sais donc comment vous avez l'âme faite, Tout maintenant... Vois-tu ? Dans mon affection Je me repais fort peu d'imagination. La Beauté la plus vive et la plus élégante Ne me chatouille plus sitôt qu'elle est absente. Mille attraits surprenants pourront m'avoir blessé, Qu'à trente pas de là c'est autant d'effacé ; D'un moindre éclat présent mon âme possédée Ne conserve aucun trait de sa première idée, Et comme, quelque Objet dont je suive la loi, Je ne l'aime jamais que pour l'amour de moi, Mon coeur prend aisément une forme nouvelle, Et celle que je vois est toujours la plus belle. Donc, Lisette cessant de s'offrir à vos yeux... Celles que je verrais me plairaient beaucoup mieux. Mais il faut s'avancer, et la voix adoucie, Montrer un coeur soumis aux charmes de Lucie. Quand vous faites dessein de lui parler si doux, Vous souvenez-vous bien que vous êtes jaloux ? Tu me fais à propos souvenir de mon rôle, Je vais sur le plaintif accorder ma parole. Êtes-vous là, Madame ? Est-ce Oronte ? Oui, c'est moi, Qui vous reprocherais votre manque de foi, Si je ne vous croyais trop juste et raisonnable Pour perdre un malheureux s'il n'était pas coupable. Oronte, prenez-vous plaisir à m'alarmer ? Moi, je vous puis trahir, et ne vous plus aimer ! Ah, ne présumez pas que je m'en ose plaindre, Ma douleur par respect saura mieux se contraindre, Pour grands que soient les maux dont je reçois les coups, Ils me sont précieux puisqu'ils viennent de vous. Posséder votre coeur m'était un bien insigne, Vous m'en voulez priver, je n'en étais pas digne. Je viens de votre bouche en écouter l'Arrêt, Et lui sacrifier mon plus cher intérêt, Heureux, si mon malheur ayant fait tout mon crime, Vous m'ôtez votre amour sans m'ôter votre estime. Quelle mortelle atteinte à ce coeur amoureux ! Vous parlez de coupable, et puis de malheureux. Ah, ne me tenez point en suspens davantage, De grâce, expliquez mieux un si triste langage, Et du moins, pour vous plaindre avec quelque couleur, Sachons quel est ce crime, ou quel est ce malheur. Vous souffrez qu'en secret un Rival vous adore, Mon malheur, le voilà ; mon crime, je l'ignore ; Mais je ne me puis voir sitôt abandonné Sans m'estimer coupable autant qu'infortuné. En effet, je croirais mériter mon supplice Si je vous soupçonnais de la moindre injustice ; De votre changement je n'accuse que moi, Vous m'avez dû punir, mais je ne sais pourquoi. La surprise où me jette un reproche semblable... Ah, c'est trop différer à perdre un misérable, Chercher à l'adoucir, c'est redoubler mon mal. Dites qu'on me préfère un plus digne Rival, Que c'est par mes défauts qu'éclate son mérite, Que de vos premiers feux votre gloire s'irrite, Qu'afin de m'avertir de votre nouveau choix, Vous me souffrez ici pour la dernière fois, Et que loin de vos yeux, pour plaire à votre envie, Je dois aller traîner ma déplorable vie. Ce coup à mon amour sera rude, il est vrai, Mais dussé-je en mourir, je vous obéirai, Avec tant de respect, que ma triste présence Ne vous reprochera jamais votre inconstance. Jouai-je bien mon rôle ? Admirablement bien ; Vous feriez au besoin un grand Comédien. Ce discours me surprend jusques à me confondre, J'en perds la liberté même de vous répondre, Et ne vois aucun jour à me justifier, Lorsque vous vous plaignez sans rien spécifier. Si j'ose toutefois dire ce que j'en pense, Votre douleur, Oronte, a beaucoup d'éloquence, Et je la croirais moins, quoi que vous m'ayez dit, L'effet d'un coeur atteint, qu'un jeu de votre esprit. La douleur véritable, encor que violente, N'a pour son truchement qu'une oeillade mourante. Elle fuit du discours le détour odieux, Et c'est par les soupirs qu'elle s'explique que le mieux. Mais enfin s'il est vrai que je sois une ingrate, Nommez-moi ce Rival pour qui ma flamme éclate, Et pour ne rien omettre à convaincre ma foi, Dites ce que ses soins ont obtenu de moi. Vus contraindrez longtemps les secrets de votre âme Si pour les découvrir vous attendez Florame, Quoiqu'il montre pour vous beaucoup de passion, Il manquera ce soir à l'assignation ; Quelque obstacle imprévu l'empêche de s'y rendre, Et c'est ce que demain il viendra vous apprendre. Il suffit. C'est donc là ce qui vous rend jaloux ? À Florame aujourd'hui j'ai donné rendez-vous ? Je l'en ai vu tantôt dans une joie extrême. Vous le savez de lui sans doute ? De lui-même. Mais hélas ! Jusqu'où va votre aveugle rigueur ! Vous vouliez devant moi lui donner votre coeur. C'est peu que votre amour comble le sien de joie, Pour mourir de douleur il faut que je le voie. À vos lâches soupçons n'avoir rien refusé, C'est mériter fort peu d'être désabusé, Et toute autre en ma place après un tel reproche... Mais je pense entrevoir un homme qui s'approche, C'est mon Frère, sans doute, il faut dissimuler. Vous ne pourrez, Monsieur, aujourd'hui lui parler, L'heure n'est point réglée, et je ne puis vous dire Dans quel temps de la nuit mon Frère se retire. Tous les soirs il me quitte, et ne revient que tard, Adieu. Quel contretemps ! Il est assez gaillard. Pour en trouver la cause en vain je m'examine. Pour fin que vous soyez, Monsieur, on vous affine ; Dans l'esprit de fourber on voit que vous parlez, Et l'on vous plante là pour ce que vous valez. Tais-toi, j'entends quelqu'un. Qui vive ? Ami d'Oronte, C'est Florame. Tant pis, ce n'est pas là mon compte. Quoi, vous ici ? Tantôt nous avions concerté Que... J'y viens seulement par curiosité, Par certain mouvement d'une secrète envie, Sans dessein toutefois de parler à Lucie. Mais je la viens d'ouïr qui vous disait adieu ? Oui. Quel sujet si tard vous amène en ce lieu ? L'ardeur de voir Éraste avecque diligence, Et de vous soulager dans votre impatience ; Sûr que quelques soupçons qu'il ait de votre amour, Pour l'en guérir sur l'heure il ne faut qu'un détour. Ma peine cependant s'est trouvée inutile, Et j'apprends de sa Soeur qu'il est encore en ville. Sans lui nier que j'aime, il est d'autres moyens... Quels ? J'y rêve. Cliton, vois-tu bien que j'en tiens ? Lucie aime Florame, et pour le satisfaire, Le voyant, elle a feint qu je cherchais son frère. Qu'il fait bon se fier à ce sexe changeant ! La meilleure en effet ne vaut pas grand argent. Pour voir sur quelque Objet sa croyance arrêtée, J'aime mieux hasarder celui de Dorotée ; Peignez-lui son amour si fort sur mon espoir... Qu'espérez-vous par là ? Tout, s'il l'approfondit. Il pourra découvrir qu'elle m'est destinée. Est-ce elle dont pour vous on traite d'Hyménée ? Elle-même, jugez s'il me doit importer... Ami, de chez Lucie on peut nous écouter. Éloignons-nous, ailleurs vous saurez ma pensée. Du second rendez-vous l'heure sera passée, Songez à vous, Monsieur. N'en sois point en souci Je saurai m'en défaire à trente pas d'ici. J'espère voir par là sa fourbe découverte. Mais qu'il tarde à venir ! La porte est entrouverte, Et d'ici là dehors la lumière paraît. Croyez-vous qu'il y manque, ou qu'il passe tout droit ? Ne pouvant me payer que d'une faible excuse, Il peut... Non, en tel cas qui ne dit mot s'accuse. Allez, ne croyez point qu'il manque assez d'esprit... Lorsque tu lui parlas, qu'est-ce donc qu'il te dit ? Que vous le ravissiez, qu'il vous fallait attendre, Et peut-être à dessein s'est-il voulu méprendre. Encor, qu'en croyez-vous tout de bon ? Je ne sais. Mais il est excusable enfin s'il m'a dit vrai, Et si c'est une fourbe, il l'a si bien conduite Que je brûle de voir quelle en sera la suite. Cependant je ne sais ce qui doit m'arriver, Je me cherche en moi-même, et ne me puis trouver ; Mais la porte a fait bruit. C'est Oronte sans doute. Va fermer après lui de peur qu'on nous écoute. Me trouvant avec elle, il sera bien surpris. Objet le plus charmant dont on puisse être épris. Éraste, où venez-vous, et quelle est votre audace ? Voici bien du ménage, un autre a pris la place. Trouvant la porte ouverte, et vous oyant parler, À cette aimable voix l'amour m'a fait voler. Mon Père que j'attends la fait tenir ouverte. Retirez-vous, de grâce, ou vous causez ma perte, Il est ici tout proche, et reviendra soudain. Hélas ! Ah, remettez vos hélas à demain. Quoi, sans compassion... Mais je l'ai de moi-même. Songez-vous que je suis dans un péril extrême ? Le temps presse, sortez ; qui vous peut arrêter ? Vous êtes né, je crois, pour me persécuter. Me regardez-vous toujours sans rien dire ? Qu'est-ce qu'on ne dit point lorsque le coeur soupire ! C'est un triste plaisir d'écouter des soupirs Quand on en peut prévoir de si grands déplaisirs. Sortez vite, vous dis-je, et vous coulez de sorte Que... mais il est trop tard, je l'entends à la porte, Il frappe ; et bien, voyez, que fera-t-on de vous ? Je suis prêt, s'il le faut, d'essuyer son courroux. Que plutôt mille fois... Pour vous tirer de peine, Jusqu'au fond du jardin souffrez que je le mène. Là, vous n'en craindrez rien. L'avis est assez bon. Va, mais ouvre en passant. Demeure-là, Cliton. Quoi, tout est disparu ? Certes cela m'étonne, J'oyais ici du bruit, et n'y vois plus personne. En user de la sorte est fort mal procéder, Je ne suis pas venu pour vous incommoder. Il semble qu'aujourd'hui vous m'ayez entreprise. Mon humeur est d'agir toujours avec franchise, Et j'ai peine à souffrir qu'avecque tant de soin Vous vous cachiez de moi sans qu'il en soit besoin. Quel que soit cet amant, qu'il paraisse, n'importe, Ma passion pour vous n'en sera pas moins forte. Ce serait mal répondre à ce que vous valez, Que ne vous pas aimer comme vous le voulez. Le change a des attraits capables de vous plaire ? Je vous dois adorer inconstante et légère, Autrement m'opposant à l'humeur qui vous plaît, Je ne regarderais que mon seul intérêt, Et confondant l'amour, par un abus extrême, Bien loin de vous aimer, je m'aimerais moi-même. C'est fort bien vous tirer d'un pas assez glissant, Que venir m'accuser pour vous faire innocent ; Le trait est d'habile homme, et bien digne d'Oronte. Un reproche si doux ne vous fait point de honte. Vos sentiments pour moi sont hauts et relevés. Mais je vous vois agir comme vous le devez. Il est vrai, parmi nous il n'est point de mérite Qui d'un plus ferme amour ne vous confesse quitte, De tous côtés en foule on vous offre des voeux, Il n'appartient qu'à vous de faire des heureux, Et je tiens qu'en effet vos grâces sont perdues Quand sur un seul Objet elles sont répandues. Un trésor si charmant, d'un prix si relevé, Ne fut jamais un bien pour un seul réservé. Pour moi, dont vos beautés ont captivé l'hommage, J'aspire à votre coeur, mais ce n'est qu'au partage, Je ne prétends point posséder tout entier, Et me contenterai de servir par quartier. Parlons plus clairement, que voulez-vous me dire ? Qu'un Rival avant moi vous contait son martyre, Et que si vous avez ensemble à conférer, Je n'y mets point d'obstacle, et vais me retirer. De cette lâcheté votre esprit me soupçonne, Qu'autre que vous chez moi... J'ai l'oreille assez bonne, Et discerne aisément dans la voix que j'entends Si... Vous avez raison, j'aurais bien pris mon temps. Vous n'aviez pas de moi ce soir parole expresse ? Pour satisfaire à tous vous avez trop d'adresse, Et par un seul billet qui sait répondre à deux, Peut d'un seul rendez-vous exaucer bien des voeux. Quoi, sur ce fondement vos lâches défiances... Non, non, j'en parle encor sur d'autres apparences. En frappant, certain bruit m'a fait juger d'abord Que ce serait hasard si je vous plaisais fort ; On marchait, on parlait, et si je ne m'abuse, J'ai pu entr'ouïr dans une voix confuse, Le voilà, je l'entends, qu'est-ce qu'on en fera ? Je n'en croirai pourtant que ce qu'il vous plaira. Et je prendrais plaisir à vous laisser tout croire, Si ce honteux soupçon n'offensait pas ma gloire. Mais apprenez enfin, pour ne vous tromper pas, Que j'avais fait tenir ma Suivante ici bas, Et que tandis qu'en haut j'avais l'oeil sur mon Père... Mais la voici qui vient éclaircir ce mystère. Lisette approchez-vous. Dieux, qu'est-ce que je vois ? Lisette sert ici ! Prends la faute sur toi, Il m'importe. Voici mes amours éventées. Vaux-je encore à vos yeux cinquante Dorotées ? Qui vous entretenait quand Oronte a frappé ? Moi ? Vous-même ? Croyez qu'on ne s'est point trompé. Me prend-on... Point d'excuse. Ah, ma chère maîtresse. Un Amant vous parlait ici ? Je le confesse. Nous avons l'un pour l'autre un peu d'affection, Mais par ma foi, ce n'est qu'à bonne intention, Il sera mon mari. Ah, ah, bonne hypocrite, Ton Mari ? Quoi, Cliton ! Où t'en vas-tu si vite ? Dis. Chercher ce mari qu'on s'est attribué, Je reviendrai sitôt que je l'aurai tué. Arrête ta folie. Dans mon infortune... Console-toi, Cliton, la chance en est commune. Êtes-vous satisfait ? Oui, si vous le voulez. À la porte, Lycante, ou nous sommes volés. Monsieur, nous voilà pris. Ô disgrâce mortelle ! Mon Père vient ici, prends vite la chandelle, Et coule avec moi dans mon appartement. Vous, sauvez mon honneur. Diable, du sauvement ! Elle nous laisse seuls. Il y va de ma gloire De voir... Gagnons au pied si vous m'en voulez croire, Autrement il viendra quelque méchant garçon Qui nous étrillera de la bonne façon. Mais c'en est déjà fait. Que vois-je ? C'est Oronte. Ô Fille dont l'amour me couvrira de honte ! Meurs, lâche suborneur. Modérez ce courroux. Avant que de tuer, Monsieur, écoutez-nous. Quelle excuse jamais... La mienne est trop valable, Pour être malheureux, je ne suis point coupable. Des Beautés de Lucie éperdument épris, Cette nuit avec elle Éraste m'a surpris, Et ne pouvant alors mieux faire ni l'un ni l'autre, Des murs de son jardin j'ai sauté dans le vôtre. Jamais en moins de temps je ne fis tel chemin. Il est vrai qu'on a fait du bruit dans le jardin, Et qu'ayant mis soudain la tête à la fenêtre, J'ai vu marcher quelqu'un que je n'ai pu connaître ; Mais quoique cette excuse ait assez de couleur, Il ne me suffit pas dans un si grand malheur. J'en veux, pour l'intérêt de toute ma famille, Lire la vérité sur le front de ma fille, Son trouble ou son repos me la feront savoir. Je reviens. Ah, Monsieur, donnons-lui le bonsoir. As-tu peur ? Moi ? Non pas, mais j'ai peu de courage. Partout flamberge au vent vous trouvez bien passage. Vous vous échapperez, et le pauvre Cliton, On l'enverra dormir à grands coups de bâton. Écoute, on parle ici. Demeurez-là de grâce. Il ferme cette porte ; ah, tout mon sang se glace. Vous m'aviez bien dit vrai, sortez vite, et sans bruit, Votre ennemi... J'en tremble. Et bien ? Il vous poursuit. Qui ? Le demandez-vous ? Éraste. Quoi ? Lui-même, Je l'ai vu là-dedans. Voilà le stratagème. Par quel rare moyen je m'en suis éclairci ! Vous nous perdez tous deux si vous restez ici, Hâtez-vous de sortir. Vois quelle est ma fortune. Consolez-vous, Monsieur, la chance en est commune. Enfin d'un grand malheur j'ai su me garantir, Appelons ici l'autre, et le faisons sortir. Éraste. Je ne sais quel est tout ce mystère. M'avoir ainsi surpris, et me voir sans colère ! Je pardonne à l'ardeur qui chez moi vous conduit ; Mais si vous m'en croyez, ne faites point de bruit. De pareils accidents demandent le silence. Ne pensez pas... Je sais ce qu'il faut que je pense. Je doute si... Non, non, je suis assez discret. Peut-être... De ma part, soyez sûr du secret, Adieu. Mais... Il est temps que chacun se retire, Sortez. Je n'entends rien à ce qu'il me veut dire. M'en voici dégagé, j'en tremble encor d'effroi, Je les ai découverts bien à propos pour moi. Qu'à présent dans la rue ils chamaillent à l'aise, Ils s'y battront longtemps avant qu'il m'en déplaise, Et si d'autres que moi ne les vont séparer, Ils auront tout loisir de bien s'entre-bourrer. Que tu raisonnes mal ! Quoi, tu te figures... Moi ? J'y perds mon latin et toutes ses mesures, Et pourrais raisonner jusques au Jugement. Que j'y perdrais encor tout mon raisonnement. Confesse que je sais, Cliton, comme il faut vivre. Vous allez si beau train qu'on ne vous saurait suivre ; Quant à moi, j'y renonce. Après les rudes coups Que vous reçûtes hier à vos deux rendez-vous, Qui n'aurait pas juré que dans votre colère Vous eussiez dû maudire et l'Amour et sa Mère, Soupirez et gémir tout le long de la nuit, Ne sortir de trois jours, et peut-être de huit, L'esprit chargé d'ennuis, le coeur gros d'amertume ? Cependant vous voilà plus gai que de coutume, Vous chantez, vous dansez, vous faites l'entendu, Et vous semblez n'avoir ni gagné ni perdu. Votre façon d'agir est bien hétéroclite. En quoi te surprend-elle ? On me quitte, et je quitte. Si l'on montre pour vous quelques légèretés, On ne vous rend, Monsieur, que ce que vous prêtez. Et Maîtresse, et Suivante, et blanche, et brune, et blonde, Vous vous accommodez de tout le mieux du monde, Votre haut appétit en prend à gauche, à droit, Et rien à votre goût n'est trop chaud ni trop froid. C'est aimer à peu près comme il faut que l'on aime. Aussi commence-t-on à vous aimer de même. Je ne m'en fâche point. À vous parler sans fard, Je crois que votre amour est quelque amour bâtard. Il est vrai que sur lui je garde assez d'empire. Plus je vous examine, et plus je vous admire. Tantôt l'oeil vif et gai vous faites le Galant, Tantôt morne et pensif vous faites le dolent ; Ici l'air enjoué vous contez des merveilles, Là de soupirs aigus vous percer les oreilles, Je m'y laisse duper moi-même assez souvent, Vous pleurez, vous riez, et tout cela du vent. Quels tours de passe-passe ! Et mon humeur t'étonne ? Je n'en connu jamais de si Caméléonne, Chaque objet lui fait prendre un jeu tout différent. C'est ainsi que l'amour jamais ne me surprend, Je le brave, et par là rendant ses ruses vaines, J'en goûte les douceurs sans en sentir les peines. Quoi, donner tout ensemble et reprendre son coeur, C'est amour ? C'est amour, Cliton, et du meilleur. Mais l'Amour, n'est-ce pas une ardeur inquiète, (Car si j'y suis Grec depuis que j'en tiens pour Lisette.) Un frisson tout de flamme, un accident confus, Qui brouille la cervelle, et rend l'esprit perclus, Une peine qui plaît encor qu'elle incommode ? C'est l'amour du vieux temps, il n'est plus à la mode. Il n'est plus à la mode ? Il est lourd et grossier. Que faut-il faire donc pour le modifier ? Ma conduite aisément te lèvera ce doute. Examine-la bien. Ma foi, je n'y vois goutte ; Si vous voulez m'instruire, il faut mieux s'expliquer. Écoute pour cela ce qu'il faut pratiquer. Avoir pour tous Objets la même complaisance, Savoir aimer par coeur et sans que l'on y pense, En conter par coutume et pour se divertir, Se plaindre d'un grand mal et n'en point ressentir, En faire adroitement le visage interprète, N'avertir point son coeur de quoi que l'on promette, D'un mensonge au besoin faire une vérité, Se montrer quelquefois à demi transporté, Parler de passion, de soupirs et de flammes, Et pour ne risquer rien en pratiquant les femmes, Les adorer en gros toutes confusément, Et les mésestimer toutes séparément. Voilà la bonne règle. Ô la haute science ! Vous savez de l'amour tirer la quintessence. N'importe, pour Lisette avisez, tout ou rien, Songez pour elle-même à lui vouloir du bien, Autrement... Sans colère ; un jour ou deux peut-être Me feront consentir à t'en laisser le Maître, Je ne suis pas encor dépourvu tout à fait, Dorotée est fidèle, et j'en suis satisfait. Mais Éraste caché fait assez voir qu'on l'aime ? J'ai su toute l'intrigue. Et de qui ? De lui-même, Que retournant chez lui hier soir assez tard, Il s'était à sa porte arrêté par hasard, Que la trouvant ouverte, et la croyant entendre, Seule avec sa Suivante il l'avait pu surprendre, Et qu'à peine il goûtait un entretien si cher, Que son Père frappant on l'avait fait cacher. Vois s'il m'en doit rester quelque scrupule en l'âme. Vous êtes né coiffé. Le bon est pour Florame. S'il brûlait de savoir qui possède son coeur, C'était pour Dorotée, et non pas pour sa Soeur, Si bien que lui contant par quelle tyrannie Lui donnant Dorotée on l'arrache à Lucie, Je l'ai vu prêt soudain de répondre à ses voeux, S'il rompait un Hymen si contraire à ses feux. Là Florame passant, bons Amis, et sans peine, À l'amour qui les pique ils ont donné leur haine, Et par ce doux accord leurs différents cessés, Devant moi sans contrainte ils se sont embrassés. De sorte que Lucie à Florame est acquise ? Oui, son Frère y consent, et par mon entremise. Vous ne la verrez plus ? Moi ? Comme auparavant. Mais elle vous endort d'un espoir décevant, Et tandis qu'autre part sa franchise arrêtée Fait voir... J'en crus bien hier autant de Dorotée, Et cependant, Cliton, je le crus faussement. Mais celle-ci, Monsieur, vous fourbe apparemment. Peut-être suis-je encor trompé par l'apparence. Quoi, vous croyez Florame assez... Vois qu'il s'avance ; J'en puis fort aisément sur l'heure être éclairci. Vous voilà satisfait, tout vous a réussi ? Oui, mais ce n'est pas tout d'avoir gagné le Frère, Votre secours, Ami, m'est encor nécessaire. En vain j'ai cru secret mon hymen prétendu, Ce bruit pour mon malheur n'est que trop répandu, Et l'aimable Lucie en est persuadée, Jusqu'à croire ma flamme une flamme fardée. Vous, que notre amitié fait lire dans mon coeur, Voyez ce cher Objet, combattez sa rigueur, Chassez de son esprit un soupçon qui m'outrage, Et ne dédaignez pas d'achever votre ouvrage. Est-ce pour me jouer que vous parlez ainsi ? Si vous aimez Lucie, elle vous aime aussi. Vous donner rendez-vous à l'insu de son Frère C'est da la passion une preuve assez claire. Et vous osez vous plaindre ? Ah, vous me surprenez. Lui sait-il finement tirer les vers du nez ? Puisque vous rien cacher serait commettre un crime, Sachez que son amour ne passe point l'estime, Et que ce rendez-vous qui me fait croire heureux, N'était qu'un trait hardi de mon coeur amoureux. À de telles faveurs bien loin qu'elle consente, J'avais par mes présents suborné sa Suivante, Qui, sans qu'elle en sût rien, me devait hier au soir Donner chez elle entrée, et me la faire voir ; Et ce fut la raison qui me rendit facile À quitter un dessein plus dangereux qu'utile ; En vain sans cet abus vous m'en eussiez prêté. Je vous croyais sans doute un peu plus avancé ; Mais ayant su lever le plus fâcheux obstacle, Nous n'avons pas besoin de consulter l'Oracle, La victoire est à nous, et j'ose m'en vanter. Vous ayant pour second j'aurais tort d'en douter. Cependant son accueil, après l'aveu d'un frère, Me va faire savoir ce qu'il faut que j'espère. Et bien, Cliton ? J'entends. Parle, ai-je été trompé ? Pas trop. Et l'apparence ? Elle m'avait dupé, Lucie est toute à vous ; mais quoi qu'on puisse dire, Vous êtes en adresse un redoutable Sire, Et le diable qui met vos péchés en écrit, S'il n'en oublie aucun, doit avoir de l'esprit. Qui tombe entre vos mains, garde le stratagème. Enfin Lucie... Enfin doutes-tu si je l'aime ? Fort bien. Et Dorotée ? Encore plus que jamais. Vous allez donc bientôt laisser Lisette en paix ? Oui, sa maigre beauté n'a plus rien qui me tente, On la souffre au besoin quand la place est vacante ; Faute de mieux... De mieux ? Ah, Monsieur, parlez bien. Hors pour un pis-aller Lisette ne vaut rien, Et c'est faute de mieux qu'à la montre elle passe ! Vraiment, Monsieur Cliton, vous avez bonne grâce. Lisette un pis-aller ? C'est tout ce qu'elle vaut ? Me voici bien logé. Laisse-là ce Maraud ? Piqué de jalousie à cause que je t'aime, Il tâche à te noircir. Moi ? Monsieur. Oui, toi-même. Voyez le filoutage. Ainsi... Foi de Cliton. Va, j'ai trop bien ouï. Tu m'as changé le ton. C'est donc faute de mieux qu'à la montre je passe ? Je l'ai dit en fausset, et tu l'as pris en basse ? Si tu veux l'écouter, il parlera toujours. Que je puisse... Tais-toi. Voici de ses détours, Charge tout, j'ai bon dos. Donc, aimable Lisette, Tu fais si peu d'état d'une amour si parfaite ? Si longtemps sans me voir ! Ah, ce m'est un tourment... Je le crois. Gardons-nous de l'ennoblissement. Ton agréable humeur prend tout en raillerie, Mais je te suis en vain suspect de flatterie. Crois-moi, quand quelque objet peut s'acquérir mes soins ; Que j'y songe deux fois... Vous l'aimez pour le moins. Voyez, j'aide à la lettre. Ah, douter de ma flamme, C'est... Non, non, je me crois bien avant dans votre âme, Mais votre amour pourtant n'est chez moi qu'en dépôt, Et je cours grand hasard de le rendre bientôt. Ma Maîtresse... Tu crois que sa beauté me pique, Va, si mon soin jamais à la servir s'applique... Vous la vîtes donc hier pour la dernière fois ? Je m'y forçai pour toi, vois ce que tu me dois. Pour moi ? Rien n'est plus vrai. C'est là donner des vôtres. Quoi, tu ne me crois point ? Vous en savez bien d'autres. Ah non, encor un coup je te jure ma foi Que je ne la vis hier que pour l'amour de toi. J'ai pour son entretien une haine mortelle ; Mais ayant découvert ta retraite chez elle, Quoique assuré d'y voir un Objet odieux, J'y courus sur l'espoir de te parler des yeux ; Tu n'eusses pas manqué d'entendre ce langage ? Que vous êtes subtil et fait au badinage ! Vous la trouvâtes seule ? Aussi pour m'en venger, Je ne m'étudiai qu'à le faire enrager. J'eus des respects pour elle aussi rares qu'étranges, Et pensai l'accabler à force de louanges ; Mais elle me perdait, tant mon style était haut. Vous pourrez aujourd'hui réparer ce défaut, Elle veut vous parler, et je viens vous le dire. Dépêchez, suivez-moi. Tu prends plaisir à rire. Non, elle vous attend, et doit vous avertir Lorsque vous la verrez... Je n'y puis consentir. Il le faut ; voulez-vous lui laisser quelque ombrage Que j'aie osé manquer à faire son message ? J'aurai bien à souffrir. Allez, j'y prendrai part. Je n'irai qu'à regret, je te parle sans fard, Et je crois qu'aisément tu te le persuades ; Mais dans cette entrevue observe mes oeillades, Au moindre mot d'amour jette les yeux sur moi, Et quoi que je lui dise, explique tout pour toi. Je n'y manquerai pas, votre affaire vaut faire. Tu railles. Comme vous. Ah, je t'aime, Lisette, Et pour te faire voir que dans ton entretien Je trouve et mes plaisirs et mon souverain bien, Que vivre sous tes lois est ma plus grande gloire, Tiens... Vous m'en diriez tant que je vous pourrais croire. Le temps découvrira ce qui semble caché. Ma noblesse s'avance, on conclut le marché. Je n'en puis plus, holà. Quel Démon te possède ? Presque à tous accidents vous savez bon remède, Daignez ma faire gr��ce, et m'accorder un point. Qu'est-ce ? Faites, Monsieur, que je n'enrage point. Si... mais, que vois-je ? Bon, voici quelque ressource. La fâcheuse rencontre ! Il resserre sa bourse. Quoi que j'ose conter ne t'en étonne pas, Nous en rirons ensemble. Il faut franchir le pas, L'espoir de son présent à tarder me convie. Je puis donc vous revoir, adorable Lucie ? La joie en est commune, et c'est avec regret Que je vous dois quitter la douceur du secret. Vous étiez, je m'assure, en haute confidence ? Quoi, vous me soupçonner de quelque intelligence, Et croyez sa rencontre un secret entretien ? Cliton sait... Oui, mon Maître est un amant de bien. Donc ce nouvel Objet qui paraît à ma honte... Il lui parlait d'amour, mais c'était pour mon compte. Si vous croyez ce fou... Je sais ce que je vois, Et suis bien résolue à n'en croire que moi. Quoi donc, c'est tout de bon que vous jurez ma perte ? La persécution que pour vous j'ai soufferte, Quand un Frère obstiné pour Florame aujourd'hui... Aussi sans vanité vaux-je un peu mieux que lui, L'obéissance irait à votre préjudice, Et vous vous obligez en me rendant justice. Gardez que pour punir votre présomption, Je n'ose enfin la rendre à son affection. Quitte de trois soupirs à grossir l'ordinaire. Mais consultez-vous bien avant que d'en rien faire, Surtout, de votre coeur obtenez-en l'aveu. Quoi, ma perte en effet vous toucherait si peu ? Quoi, vous vous trahiriez, et j'aurais la folie De me donner en proie à la mélancolie ? S'en pique désormais qui voudra s'en piquer. La douleur hier au soir me pensa suffoquer, De Florame et de vous ayant su la pratique, Je vins au rendez-vous, confus, mélancolique, J'y pleurai, j'y gémis, soupirai de mon mieux, Et fis ce que je pus pour mourir à vos yeux ; Mais j'en trouve l'usage un peu trop incommode, Et tiens qu'il n'est rien tel que d'aimer à la mode. Dites à votre mode, en trompeur, en ingrat. L'amour en est plus gai s'il est moins délicat, Et quand on s'y résout, jamais de jalousie, Jamais... Donc sans raison mon âme en est saisie, Et je dois démentir le rapport de mes yeux ? Les détourner à gauche est quelquefois le mieux. Faisons que cette règle entre nous soit commune Vivons à coeur ouvert, sans défiance aucune, L'un l'autre sans soupçon croyons-nous sur la foi, Je n'en n'ai point de vous, n'en ayez point de moi. Quand je vous le dirai, croyez que je vous aime, Quand vous me le direz, je le croirai de même ; Tant qu'ainsi nous vivrons notre marché tiendra, Au moindre changement notre marché rompra. Le véritable amour a des lois plus sublimes, Nous en ferions un monstre en suivant ces maximes. Les suivant comme il faut, nous ferions seulement Qu'il serait un plaisir, et non pas un tourment. Ah ! Qui dans son amour voit le moindre partage, S'il n'en meut de douleur, doit manquer de courage. S'il fallait qu'en effet cette maxime eût cours, Nous serions en danger de mourir tous les jours. Est-il légèreté comparable à la vôtre ? Tout le sexe est changeant, hier l'un, aujourd'hui l'autre. Feignez pour mieux fourber de craindre ce malheur ; Mais combien après tout en sont morts de douleur ? À ces fâcheux revers combien n'ont pu survivre ? L'exemple est dangereux, je renonce à le suivre. Pour un si bel effort votre coeur est trop bas. L'entreprenne qui veut, je lui cède le pas. Quand je mourrais pour vous d'angoisse et de martyre, Et que deux ou trois jours on vous entendrait dire, C'était un brave Amant, c'est pour moi qu'il est mort, Hélas ! J'en ai regret : J'y gagnerais très fort. N'est-ce rien qu'acquérir une illustre mémoire ? Me préserve le Ciel d'une si triste gloire. Cependant, vous direz encor que vous m'aimez ? Consultez-en mon coeur, ce coeur que vous charmez. Ils s'adorent, te dis-je, on me l'a fait connaître. Voici mon Frère, Ô Dieux ! Mais je le vois, le traître ! Une Dame avec lui... Je n'en saurais douter, C'est Dorotée. Enfin songez à me quitter. Cette nuit au jardin conduit par sa suivante, Je la reconnais trop. Faut-il que j'y consente ? Oui, je veux qu'avant moi vous partiez de ce lieu, Ne perdez pas de temps, et me dites adieu. J'obéis. Toi, Cliton... Que faut-il encor faire ? Arrête ici Lisette, et l'oblige à se taire, Promets-lui pour cela tout ce que tu voudras. Elle s'en va. L'ingrate ! Il faut suivre ses pas, Car sans doute à dessein sa Suivante est restée Afin de me nier que ce soit Dorotée ; Mais la suivant de loin je rends vains tous ses traits. De quel air me prendrai-je à faire le mauvais ? Cliton. Point de quartier. Quoi, tu fais le sévère ? Va te pourvoir ailleurs. Tu gardes ta colère, Cliton ? Oui, je la garde, et la garderai bien. Regarde-moi. Non. Mais... Je n'en rabattrai rien. Tu m'abandonnerais, toi que met hors de mise Ton poil déjà grison, et ta nasillardise ? Tu m'abandonnerais, moi que tu ne vaux pas, Moi dont un monde entier adore les appas, Moi dont tu vois l'amour à l'envi poursuivie Faire qu'on te regarde avec un oeil d'envie, Enfin moi qui m'abaisse à t'aimer... Enfin toi Qui rends ma bourse nette, et te moques de moi. C'est aussi par tes dons qu'on me voit si poupine. Diable je t'appréhende, et ta chienne de mine. À présent devant moi tu prends des libertés Qui refroidissent bien mes libéralités, Chacun t'en vient conter. Oui, mais pour des paroles, Sans rien donner de plus, j'attrape des pistoles. Et par cette raison je m'en dois consoler ? Cliton, parlons Français au lieu de se quereller. Tu connais mon humeur, tu connais ma méthode, J'aime à changer d'habits, j'aime à suivre la mode, J'achète tous les jours quelque meuble nouveau, Je fais couper, tailler, et toujours du plus beau. Tantôt cher le Mercier, tantôt chez la Lingère, Et tant que j'ai de quoi je ne l'épargne guère. Vois-tu bien ? Cela coûte, et tant d'ajustement Ne se fait ni par sort ni par enchantement. Tes gages, quels qu'ils soient, à peine sont capables De me fournir de gants et de nippes semblables, Et si je ne souffrais qu'on m'en contât un peu, Je viendrais au rabais, ou je jouerais beau jeu. C'est bien fait, mais viens ça, dis-moi quels avantages Jusqu'ici j'ai trouvés à te donner mes gages. Pour toi de jour en jour ma passion s'accroît, Et je ne t'ose encor toucher le bout du doigt. Ne suffit-il pas de savoir que je t'aime ? Tu m'aimes ! En douter, c'est te tromper toi-même, Tu le vois trop. J'ai donc la berlue en amour. Je soupire pour toi plus de dix fois par jour. C'est un grand réconfort à soulager une âme. Estimes-tu si peu ces marques de ma flamme ? C'est toujours mieux que rien, mais parlons franchement. L'Amour, comme tu sais, est un enfant gourmand. Et pour rassasier sa faim trop convoiteuse, Je trouve des soupirs une viande bien creuse. Je perds temps avec toi, tu n'aimes qu'à jaser, Et tes sottes raisons ne font que m'amuser. Adieu. Dis-moi, ta langue est-elle mercenaire, Et pour vingt écus d'or te voudrais-tu bien taire ? Au lieu d'une cent fois. L'effort est grand pour toi. J'en viendrai bien à bout, repose-t'en sur moi. Peux-tu me les donner ? Oui, j'en ai charge expresse, Si tu retiens ta langue auprès de ta Maîtresse. Mon Maître... Je tairai son infidélité. Voyons donc ton argent. Il n'est pas bien compté. Quoi ! Les vingt écus ne sont qu'en espérance ? J'en répons, que t'importe ! Ô la bonne assurance ! Va, crois que de ce pas je vais la détromper. Garde aussi qu'il ne sache à son tour t'attraper. Mais du moins attendez que mon âme étonnée Ait pu se disposer à ce triste Hyménée, Et sans précipiter... Vous espérez en vain M'obliger par prière à changer de dessein, Je vois quel est le vôtre, et je lis dans votre âme. J'ai donné ma parole au Père de Florame, Il faut que je la tienne, il m'en presse, et je veux, Que dès demain l'Hymen vous unisse tous deux. Mais vous voyez de moi qu'il tient si peu de compte, Qu'à peine... C'est l'effet du bruit qui court d'Oronte. On dit qu'il vous en veut, et Florame alarmé Semble craindre aujourd'hui de n'être pas aimé, Je le remarque trop à son inquiétude ; Et comme ce faux bruit lui porte un coup bien rude, Pour le faire avorter et le voir satisfait, De cet heureux Hymen je dois presser l'effet. Songez-y donc, adieu, je vais trouver son Père, Pour aviser ensemble à ce qu'il faudra faire. Vous résoudrez en vain cet Hymen odieux, Dans le choix d'un Mari je ne crois que mes yeux. Mais Lisette revient ; Amour prends ma défense. J'attendais ton retour avec impatience. Et bien, l'as-tu trouvé ? Que t'a-t-il répondu ? Parle. Je l'ai trouvé tout ensemble et perdu. Il aurait refusé d'écouter ton message ? Vous ne connaissez pas encor le Personnage. Il sait trop pour cela comme on vit aujourd'hui. Dis-moi donc promptement, que croirai-je de lui ? Sait-il que je l'attends ? Viendra-t-il ? Le verrai-je ? Sans doute qu'il viendra, mais gardez-vous du piège, Et si vous m'en croyez, rendez-lui de grand coeur Fleurette pour fleurette, et douceur pour douceur. Ne vous engagez point plus avant qu'il s'engage. Qui te peut obliger à tenir ce langage ? Est-il fourbe ? Inconstant ? Je ne sais ce qu'il est. Mais vous en jugerez, écoutez s'il vous plaît. Nous nous sommes l'un l'autre aborder dans la rue, Où me riant au nez aussitôt qu'il m'a vue, Avecque tant de joie il est vers moi couru Qu'à bon escient pour vous je l'ai jugé féru. Même chose à l'ouïr ; d'abord, toute assurance De ne sortir jamais de votre obéissance, Mais à peine pour vous il me vantait son feu, Qu'une Dame arrivant, c'est là le beau du jeu. Sans dire quoi ni qu'est-ce, au mépris de sa flamme, Le causeur est allé lui chanter même gamme, Et sur l'heure à mes yeux sans autre compliment S'est mis à cajoler fort gracieusement. Quoi, devant toi l'ingrat aurait eu l'impudence De mettre lâchement au jour son inconstance, De lui parler d'amour ? Oui, vous dis-je, à mes yeux. Il fourbe donc, le traître ? Il s'y connaît des mieux. Mais cette Dame enfin qu'est-elle devenue ? Achève. Après l'avoir longtemps entretenue, Tout à coup (mais sans doute ils l'avaient concerté) Ils ont tiré tous deux chacun de leur côté. Et pour savoir son nom tu ne l'as point suivie ? Je l'ai tâchée, Madame, et j'en brûlais d'envie, Mais le valet d'Oronte a rompu mon dessein, Qui m'ayant su couler quelque douceur en main Pour arrhes qu'il ferait encore tout autre chose, M'a promis monts et vaux moyennant bouche close ; Mais moi, Sachons un peu pour qui vous me prenez, Puis lui jetant soudain ses écus d'or au nez, Va, maroufle, ai-je dit, je ne suis point traîtresse, Et ne sais ce que c'est que vendre ma Maîtresse. Si j'ai besoin d'argent, sans lui manquer de foi, Elle en a de réserve et pour elle et pour moi. Alors si contre lui j'eusse cru mon courage... Ton zèle me ravit. Je pétillais de rage. Moi, vous trahir ! Vous vendre ! Ô qu'il s'adressait bien ! Il aurait pu m'offrir... Va, tu n'y perdras rien. Admire cependant aux termes où nous sommes Combien j'avais raison de haïr tous les hommes, Puisque Oronte, en faveur de qui ce triste coeur Relâchait un orgueil qui fait tout mon bonheur. Cet Oronte me fourbe, il me joue, il me brave, Et pris en d'autres fers, feint d'être mon esclave. Mais qu'à propos sa feinte a su se découvrir ! Avec ce lâche Amant j'étais prête à m'ouvrir, À prendre son avis pour rompre un Hyménée... Vous l'espérez en vain, la parole est donnée. Votre Père vous presse, et pourra tout sur vous. Il a beau me presser, malgré ces rudes coups... Mais Florame lui plaît, il le souhaite, il l'aime. Florame en un besoin m'y servira lui-même. Pour rechercher jamais cette triste union, Il est trop averti de mon aversion. En vain de nos Vieillards l'impuissante manie Veut sur nos volontés user de tyrannie, Dans toutes nos froideurs l'un et l'autre d'accord, De leur autorité nous craignons peu l'effort. Mais qui ferme la porte, et que prétend-on faire ? Madame, sauvez-moi des poursuites d'un frère. Il tache à me connaître, et son esprit jaloux De quelque promenade est peut-être en courroux. En vain par cent détours, allant de rue en rue, J'ai cru que dans la presse il me perdrait de vue, Il m'a toujours suivie, et marchant sur mes pas M'a contrainte à la fin, pour ne me perdre pas, D'entrer ainsi chez vous, où j'implore votre aide Pour trouver à ma crainte un assuré remède. Connaissez qui le cherche. Ah, Lucie, est-ce vous ? C'est moi que le chagrin d'un Frère trop jaloux... Mais il frappe déjà ; pour me servir d'asile, Feignez de revenir maintenant de la Ville. Je vous laisse ma coiffe. Il faut donc vous cacher. J'entre ici. Savez-vous... Veut-on se dépêcher ? Qu'on ouvre. Elle a beau faire, elle payera la dette. Que croira-t-il de moi ? Prends ma coiffe, Lisette. Pardonnez un abord qui me rendra suspect De manquer envers vous d'amour et de respect, Je suis mon désespoir, et ne retiens qu'à peine Les flots impétueux du courroux qui m'entraîne. Votre mauvaise humeur aujourd'hui me surprend, Je croyais votre esprit dans un calme si grand, Qu'aux plus rudes assauts toujours inébranlable, Du moindre emportement vous fussiez incapable. Je le suis pour tout autre, et trop d'amour pour vous Est cause... Quoi, je suis l'Objet de ce courroux ? Niez l'ingrat mépris dont vous payez ma flamme, Niez que mon rival puisse tout sur votre âme, Que de vos trahisons mes yeux soient les témoins. Croyez-moi, vous rêvez, Éraste. Mais du moins Vous tomberez d'accord qu'on peut vous avoir vue Dans quelque confidence au milieu de la rue ? Moi ? Je vous ai suivie après vos adieux faits, J'en crois mes yeux. Vos yeux... Ils ne mentent jamais. Mais pour vous mieux convaincre, et vous couvrir de honte Peut-être il suffira de vous nommer Oronte. Oronte ? Oui, cet amant avec qui vous étiez, Qui vous faisais sa cour, et que vous écoutiez. Le nierez-vous encor ? Je sers donc ma Rivale ! Ô Ciel ! Quelle surprise à la mienne est égale ! De votre trahison ce silence est l'aveu. Enfin j'ouvre les yeux pour éteindre mon feu, J'adorais une ingrate, et le Ciel favorable, Pour me désabuser, me l'a fait voir coupable. C'est aller trop avant, mais par bonté, je crois Que vous ne savez pas que vous parlez à moi, Et veux bien excuser les chaleurs indiscrètes Qui vous font oublier qui je suis, qui vous êtes, Et qui de ce reproche armant votre courroux, Ne vous permettent pas de bien penser à vous. Je n'y pense que trop, et si je vous accuse... Quoi, vous continuez ! J'en suis pour vous confuse, Votre raison, Éraste, est sans doute en défaut, Mais sachons qui vous porte à prendre un ton si haut. Oronte, dites-vous, a su touchez mon âme ? Est-ce un crime pour moi que d'estimer sa flamme ? Que vous ai-je promis qui m'en doive empêcher ? Quels serments violés m'osez-vous reprocher ? Si pour grande faveur vous comptez une lettre, À votre vanité cessez de trop permettre. J'aime à donner la baye, et pour la pousser loin, J'écrirais cent billets s'il en était besoin. Vous régalant ainsi je n'ai cherché qu'à rire, Les termes en font foi, vous n'avez qu'à bien lire. Quoi, me railler encor ! C'est donc là tout le fruit Qu'une flamme si pure à la fin m'a produit ? Après deux ans perdus en devoirs, en services... Ces devoirs quelquefois tiennent lieu de supplices. Votre orgueil envers moi ne se peut démentir, Vous me tirez d'erreur, et j'en veux bien sortir. De l'infidélité ne craignez point la honte, Abandonnez Éraste, et vivez pour Oronte. Je romps mes tristes fers que j'estimai si doux, Et pour ne rien garder qui me parle de vous, Ce billet, dont l'appas avait pu me surprendre, J'en faisais un trésor, je m'ose à vous le rendre. Ce sera m'obliger, donnez donc promptement. Oui, je vous le rendrai, n'en doutez nullement, Je cours chez moi, Madame, et je vous le rapporte. Et bien, le Ciel enfin vous rit de bonne sorte ? Celle dont je parlais, la rivale Beauté À qui le fourbe Oronte a si bien protesté, Elle est entre vos mains, la voulez-vous plus belle ? Je le sais, cependant je soutiens sa querelle. J'en ai tantôt souffert, mais à présent il faut... Elle pourrait t'ouïr, ne parle point si haut. Madame, elle n'a garde, elle est trop éloignée. Jusque dans le jardin sa crainte l'a menée. Où pour vous rendre grâce elle attend mon retour ; Je l'y viens de quitter. Pour venger mon amour, Et donner prompt obstacle aux desseins de mon traître. Il faut adroitement... mais que vois-je paraître ? Lisette. C'est Cliton. Ton Maître tarde bien. Peut-il entrer ? Oui, va. Mais... Qu'il ne craigne rien. Le bonhomme est sorti, qu'il vienne. Enfin, Lisette, Tu vois qu'en mes filets l'un et l'autre se jette. Si leur amour est né du mépris de mes feux, Je saurai d'un seul coup me venger de tous deux. Mais suivant les transports de votre jalousie, Gardez... Dans le jardin va retrouver Lucie, Puis lorsque tu croiras qu'Oronte soit ici, Fais-l'en sortir soudain pour y venir ici, Et sur le point d'entrer arrête-la de sorte Qu'elle nous puisse entendre étant à cette porte. Il ne manquera pas de me parler d'amour, Alors, laisse-moi faire, à beau jeu beau retour. L'appas est délicat, vous l'y pourrez surprendre. Va donc vite, aussi bien je crois déjà l'entendre. Le voici. Quoi, Monsieur... Oui, je te le promets, J'y renonce, et Lisette est à toi désormais. De bon coeur ? De bon coeur et sans réserve aucune. Grand merci, maintenant poussez votre fortune. Quelque cher que me soit l'honneur que je reçois, Je veux mal aux bontés que vous avez pour moi, Puisque attendu de vous, l'on peut mettre en balance Si je viens par amour, ou bien par complaisance, Et que votre ordre exprès peut faire présumer Que c'est vous obéir, et non pas vous aimer. Un Cavalier, madame, est encore avec elle ; Demeurez. C'est Oronte ! Ah ! L'ingrat ! L'infidèle ! Me surprendre d'abord avec ce compliment, C'est prévenir ma plainte assez adroitement. Vous-même apprenez-moi ce qu'il faut que j'en croie. Vous le pouvez connaître à l'éclat de ma joie. J'en soupçonne l'adresse. Avec peu de raison. Souvent un beau dehors cache une trahison. Pour plus de sûreté n'en croyez que vous-même, Consulter votre coeur, il sait si je vous aime. Il m'en fait donc secret. Moins que vous ne pensez, Si vous daignez l'entendre il vous en dit assez ; Et d'ailleurs ce devoir dont mon amour s'acquitte... Peut-être étant forcé n'est pas de grand mérite. L'hommage que je rends aux yeux qui m'ont blessé Passerait-il chez vous pour un devoir forcé ? Cet hommage si pur, sans mélange, sans tache, Et qui n'a rien en soi de honteux ni de lâche ? Vous l'élevez bien haut. N'en ai-je pas sujet Puisque de mon amour vos vertus sont l'objet, Qu'en vous est le motif qui fait que je vous aime, Et que c'est seulement à cause de vous-même ? Je puis donc m'assurer qu'il durera toujours, Ce rare et digne amour qui de moi prend son cours, Car encor que du temps le pouvoir soit extrême, Me peut-il faire enfin cesser d'être moi-même ? Aussi me feriez-vous un outrage mortel, D'attendre moins de moi qu'un hommage éternel. Vous en parlez, ce semble, avec tant de franchise, Que j'ai quelque sujet de craindre une surprise. Quoi, vous vous défiez de ma sincérité ? On hasarde à tout croire avec légèreté. Mais un espoir fondé sur de si grands mérites Trahit qui le soutient en souffrant des limites, Il doit se tout promettre, et sur ce ferme appui Prétendre à tous les coeurs qu'il croit dignes de lui. C'est ainsi qu'aussitôt que le vôtre soupire, Il se tient assuré de tout ce qu'il désire ? C'est ainsi que sans crainte et sans émotion Je vois briguer sous-main votre inclination ; Je vous rends mes respects, Éraste vous proteste, Vous avez de bons yeux, qu'ai-je à douter du reste. Vos mérites vous sont un présage assuré D'emporter la balance, et d'être préféré. D'une ou d'autre façon je sais me satisfaire. Je me donne à l'objet dont le choix me préfère, Et quand l'heure d'un tel choix ne tombe point sur moi L'on montre une âme basse, et je reprends ma foi. M'accuseriez-vous bien d'une telle bassesse, Et ce reproche adroit est-ce à moi qu'il s'adresse ? Un peu trop de scrupule à votre amour est joint. Des termes si communs ne vous regardent point Mais j'entends du bruit. Où ? Vous semblez inquiète, Vous regardez... De l'oeil je cherche ici Lisette, Il m'a semblé la voir. Vous l'avez vue aussi. Qu'est-elle devenue ? Elle est entrée ici, Je m'en vais l'appeler. Dieux ! Que voulez-vous faire ? Vous rendre de mon zèle une preuve légère. Toujours d'un vif soupçon votre amour est taché, Mais croyez-vous que chez moi si quelqu'un est caché, Sans m'en avoir parlé, ma Suivante est capable... Madame, qui vous dit que vous soyez coupable ? C'est parler cette fois vous-même contre vous. J'ai lieu de craindre tout d'un naturel jaloux. Vous m'accusâtes hier, et depuis ce reproche... Trouvez bon seulement que Lisette s'approche. Sous ce prétexte feint vos soupçons imprudents Veulent... Souffrez... Sans doute Éraste est là-dedans. Tenez ferme, Monsieur, ayons-en l'âme nette, Pour n'être plus leurrez d'un Mari de Lisette. Suivez votre caprice, et ne montrez ici... Vous vous alarmez trop. Lisette. La voici. Rassurez votre esprit, c'est à tort qu'il s'étonne. Voici bien des Marchands, la foire sera bonne. Quels embarras jamais furent moins espérés ! Vous avez l'esprit bon, vous vous en tirerez. Et bien, perfide Amant ? Et bien, Amant volage ? Entre nous tour à tour votre coeur se partage ! Trompeur. Parjure. Fourbe. Âme double et sans foi. Lâche. Traître. Est-ce assez déclamé contre moi ? Après tant de serments, tant de promesses fausses... De crainte d'accident, Monsieur, tirons nos chausses. Si la moindre des deux nous sautait au collet, Adieu, ce serait fait du maître et du valet. Enfin la vérité malgré toutes vos feintes... De grâce, dites-moi le sujet de vos plaintes. Quoi, nos plaintes, ingrat, peuvent vous étonner. Parlez, car je n'ai pas le don de deviner. Nier des trahisons qui sont en évidence, À l'infidélité c'est joindre l'impudence. Ne me condamnez point sans me dire pourquoi. Vous ne m'avez pas dit que vous brûliez pour moi, Que votre passion allait jusqu'à l'extrême ? Je vous le dis encor de nouveau, je vous aime. Quoi, vous l'aimez, parjure, après m'avoir cent fois Juré que votre coeur se rangeait sous mes lois ? Qu'un fort amour pour moi... Je vous le dis encore. Vous m'aimez ? Je vous aime. Et moi ? Je vous adore. Voyez l'effronterie ; à nos yeux nous jouer ! Mais vous cherchez en vain à ne pas l'avouer, Vous me connaissez trop pour douter de ma flamme. Pourquoi donc m'en conter si Lucie a votre âme ? Par amour. Quel amour ! Véritable. Et comment ! J'aime par connaissance, et non aveuglément. Ma raison se rendant de surprise incapable Sans rien chercher de plus je m'attache à l'aimable. Et le trouvant en elle ainsi qu'il est en vous, Je confonds un amour dont l'appas m'est si doux, Et crois, sans me noircir vers l'une ni vers l'autre, Qu'honorer son mérite est rendre hommage au vôtre. Mais comme on est réduit à choisir tôt ou tard, Qui vaincra de nous deux ? C'est un secret à part. Il faut se déclarer. Votre ordre en vain m'en presse, Celle qui me perdrait en mourrait de tristesse. Vous pouvez sans scrupule ailleurs vous engager. Vraiment, vous valez bien qu'on y daigne songer. Ah, vous en osez donc faire la dégoûtée ? Voilà mon choix est fait, je suis à Dorotée Je lui cède sans peine un bien si précieux. Me déclarant pour vous, vous en parleriez mieux. En effet, son bonheur est fort digne d'envie. Toujours d'un faux orgueil la disgrâce est suivie, Vous verrez ce que c'est que de m'avoir perdu. Vous, à qui désormais tout mon amour est dû, Croyez... Un choix si prompt me met en défiance. Votre coeur est d'accord de cette préférence, N'en faites point la fine, il la croit mériter. Votre inégale humeur me fait toujours douter ; Vous en contez partout. Et n'est-ce pas la mode ? Voyez, si tel qu'il est, mon coeur vous accommode. Voici votre billet, infidèle ; mais quoi, Ma Soeur avecque vous ! Je réponds de sa foi, Je suis père. Ah, plutôt que la vouloir contraindre... Enfin de vos froideurs j'ai sujet de me plaindre. Si certains bruits confus vous mettent en souci Jusqu'à vous alarmer de voir Oronte ici, Sachez ce qui l'amène, et qu'aimé de Lucie... De moi ? Que dites-vous ? C'est ce que je dénie, Mon amour est un bien qu'il ne peut espérer. Souffrez donc qu'aujourd'hui j'ose me déclarer. Lucie étant l'objet à qui j'ai pu prétendre, J'estime en vain l'honneur de me voir votre Gendre, Je ne puis l'accepter sans infidélité, Mais Éraste... Non, non, le sort en est jeté, Mon coeur de cette ingrate abhorre l'Hyménée Cependant je tiendrai ma parole donnée, Venez en voir l'effet, et remenez ma Soeur. Adieu, ne soyez point jaloux de mon bonheur. Que veux dire ceci ? Lucie aimer Florame ! Et quoi n'est-elle pas l'objet de votre flamme, Et surpris cette nuit dans un doux entretien, N'avez-vous pas sauté de son jardin au mien ? Puisque enfin il est temps que je vous désabuse, Apprenez que l'amour m'a fourni cette excuse. Quoi, voir de nuit ma Fille, et tous deux tant oser... Ne vous emportez point. À moins que l'épouser... J'y consens ; il faut bien qu'enfin je me marie. Pourrions-nous autrement finir la Comédie ? Vous réduire à l'hymen ! Qui l'aurait pu prévoir ? C'est la fin de mon rôle, il faut bien le vouloir. Cette conclusion est encore imparfaite ; Il faut, pour bien finir, que j'épouse Lisette... L'aimes-tu ? Je m'en meurs, Madame. Elle est à toi. Ah, mignarde. Non, non, il tient encore à moi Peux-tu m'entretenir l'état de Demoiselle ? Que trop. As-tu de quoi ? N'en soit point en cervelle. J'en doute. C'est à tort. Va, nous t'en assurons. Voyons compter l'argent, et puis nous parlerons.
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Je le confesse, Arcas, ma faiblesse redouble, Je ne puis voir ici Pirithoüs sans trouble. Quelques maux où ma flamme ait dû me préparer, C'était toujours beaucoup que les voir différer. La Princesse avait beau m'étaler sa constance, Son hymen reculé flattait mon espérance ; Et si Thésée avait et son coeur et sa foi, Contre elle, contre lui, le temps était pour moi. De ce faible secours Pirithoüs me prive ; Par lui de mon malheur l'instant fatal arrive. Cet Ami si longtemps de Thésée attendu, Pour partager sa joie, en ces lieux s'est rendu. Il vient être témoin du bonheur de sa flamme. Ainsi plus de remise ; il faut m'arracher l'âme, Et me soumettre enfin au tourment sans égal De voir tout ce que j'aime au pouvoir d'un Rival. Ariane vous charme, et sans doute elle est belle ; Mais Seigneur, quand l'Amour vous a parlé pour elle, Avez-vous ignoré que déjà d'autres feux La mettaient hors d'état de répondre à vos voeux ? Sitôt que dans cette Île où les vents la poussèrent, Aux yeux de votre Cour ses beautés éclatèrent, Vous sûtes que Thésée avait par son secours Du labyrinthe en Crète évité les détours, Et que pour reconnaître une amour si fidèle, Vainqueur du Minotaure, il fuyait avec elle. Quel espoir vous laissaient des noeuds si bien formés ? Ils étaient l'un de l'autre également charmés. Chacun d'eux l'avouait, et vous-même en cette Île Contre le fier Minos leur promettant asile, Vous les pressiez d'abord d'avancer l'heureux jour Qui devait par l'hymen couronner leur amour. Que n'ont-ils pu me croire ? Ils m'auraient vu sans peine Consentir à ces noeuds, dont l'image me gêne. Quoique alors Ariane eût les mêmes appas, On résiste aisément quand on n'espère pas, Et du moins je n'eusse eu, pour sauver ma franchise, Qu'à vaincre de mes sens la première surprise ; Mais si mon triste coeur à l'amour s'est rendu, Thésée en est la cause, et lui seul m'a perdu. Sans songer quels honneurs l'attendent dans Athènes ; Ici depuis trois moi il languit dans ses chaînes, Et quoi que dans l'hymen il dût trouver d'appas, Pirithoüs absent, il ne les goûtait pas. Pour en choisir le jour, il a fallu l'attendre. C'est beaucoup d'amitié pour une amour si tendre. Ces délais démentaient un coeur bien enflammé ; Et qui n'aurait pas cru qu'il n'aurait point aimé ? Voilà sur quoi mon âme à l'espoir enhardie, S'est peut-être en secret un peu trop applaudie. Les plus charmants Objets qui brillent dans ma Cour Semblaient chercher Thésée, et briguer son amour. Il rendait quelques soins à Mégiste, à Cyane. Tout cela me flattait du côté d'Ariane, Et j'allais quelquefois jusqu'à m'imaginer Qu'il dédaignait un bien qu'il n'osait me donner. Dans l'étroite amitié qui depuis tant d'années De deux Amis si chers unit les destinées, Il n'est pas surprenant que malgré de beaux feux, Thésée ait jusqu'ici refusé d'être heureux. C'est de quoi mieux goûter le fruit de sa victoire, Qu'avoir Pirithoüs pour témoin de sa gloire. Mais, Seigneur, Ariane a-t-elle en son Amant Blâmé pour un Ami ce trop d'empressement ? En avez-vous trouvé plus d'accès auprès d'elle ? C'est là ma peine, Arcas, Ariane est fidèle. Mes languissants regards, mes inquiets soupirs N'ont que trop de ma flamme expliqué les désirs. C'était peu, j'ai parlé ; mais pour l'heureux Thésée D'un feu si violent son âme est embrasée, Qu'elle a toujours depuis appliqué tous ses soins À fuir l'occasion de me voir sans témoins. Phèdre sa Soeur, qui sait les peines que j'endure, Soulage en m'écoutant ma funeste aventure ; Et comme il ne faut rien pour flatter un Amant, Je m'obstine pour elle, et chéris mon tourment. Avec un tel secours vous êtes moins à plaindre ; Mais Phèdre est sans amour, et d'un mérite à craindre. Vous la voyez souvent, et j'admire, Seigneur, Que sa beauté n'ait rien qui touche votre coeur. Vois par là de l'Amour le bizarre caprice. Phèdre dans sa beauté n'a rien qui n'éblouisse. Les charmes de sa Soeur sont à peine aussi doux, Je n'ai qu'un mot à dire pour en être l'époux ; Cependant, quoique aimable, et peut-être plus belle, Je la vois, je lui parle, et ne sens rien pour elle. Non, ce n'est ni par choix, ni par raison d'aimer, Qu'en voyant ce qui plaît, on se laisse enflammer. D'un aveugle penchant le charme imperceptible Frappe, saisit, entraîne, et rend un coeur sensible, Et par une secrète et nécessaire loi On se livre à l'Amour sans qu'on sache pourquoi. Je l'éprouve au supplice où le Ciel me condamne. Tout me parle pour Phèdre, et tout contre Ariane ; Et quoi que sur le choix ma raison ait de jour, L'une a ma seule estime, et l'autre mon amour. Mais d'un pareil amour n'êtes-vous pas le maître ? Qui peut tout, ose tout. Que me fais-tu connaître L'ayant reçue ici, j'aurais la lâcheté De violer les droits de l'hospitalité ! Quand je m'y résoudrais, quel espoir pour ma flamme ? En la tyrannisant, toucherais-je son âme ? Thésée est un Héros fameux par tant d'exploits, Qu'auprès d'elle en mérite il efface les Rois. Son coeur est tout à lui, j'en connais la constance, Et nous ferions en vain agir la violence. Ainsi par mon respect, au défaut d'être aimé, Méritons jusqu'au bout de m'en voir estimé. Par d'illustres efforts les grands coeurs se connaissent, Et malgré mon amour... Mais les Princes paraissent. Enfin voici ce jour si longtemps attendu. Pirithoüs dans Naxe à Thésée est rendu, Et quand un heureux sort permet qu'il le revoie, Il n'est pas malaisé de juger de sa joie. Après un tel bonheur rien ne manque à sa foi. Cette joie est encor plus sensible pour moi, Seigneur ; et de plus Thésée a pendant mon absence D'un destin rigoureux souffert la violence, Plus c'est pour ma tendresse un aimable transport D'embrasser un Ami, dont j'ai pleuré la mort. Qui l'eût cru, que du Sort le choix illégitime L'ayant au Minotaure envoyé pour victime, Il dût par un triomphe à jamais glorieux Affranchir son Pays d'un tribut odieux ? Sur le bruit qui rendait ces nouvelles certaines, L'espoir de son retour m'attira dans Athènes, Et par un ordre exprès, ce fut là que je sus. Qu'il attendait ici son cher Pirithoüs. Soudain je vole à Naxe, où de sa renommée Mon âme à la revoir est d'autant plus charmée, Que tout comblé qu'il est des faveurs d'un grand Roi, Même zèle toujours l'intéresse pour moi. Que Thésée est heureux ! Tandis qu'il peut attendre Tous les biens que promet l'amitié la plus tendre, Du plus parfait amour les favorables noeuds N'ont rien qu'un bel Objet n'abandonne à ses voeux. Il ne faut pas juger sur ce qu'on voit paraître ; Seigneur, on n'est heureux qu'autant qu'on le croit être. Vous m'accablez de biens, et quand je vous dois tant, Ne pouvant m'acquitter, je ne vis point content. Ce que j'ai fait pour vous vaut peu que l'on y pense ; Mais si j'en attendais quelque reconnaissance, Prince, me dussiez-vous et la vie et l'honneur, Il serait un moyen... Quel ? Achevez, Seigneur. J'offre tout, et déjà mon coeur cède à la joie, De penser... Vous voulez en vain que je le croie. Cessez d'avoir pour moi des soins trop empressés ; Il vous en coûterait plus que vous ne pensez. Doutez-vous de mon zèle, et... Non, je me condamne. Aimez Pirithoüs, possédez Ariane. Un Ami si parfait... de si charmants appas... J'en dis trop, c'est à vous à ne m'entendre pas, Ma gloire le veut, Prince, et je vous le demande. Je ne sais si le Roi ne veut pas qu'on l'entende ; Mais au nom d'Ariane un peu trop de chaleur Me fait craindre pour vous le trouble de son coeur. Songez-y ; s'il fallait qu'épris d'amour pour elle... Sa passion est forte, et ne m'est pas nouvelle. Je la sus dès l'instant qu'il s'en laissa charmer ; Mais ce n'est pas un mal qui me doive alarmer. Il est vrai qu'Ariane aurait lieu de se plaindre, Si chéri sans réserve elle vous voyait craindre. Je viens de lui parler, et je ne vis jamais Pour un illustre Amant de plus ardents souhaits. C'est un amour pour vous si fort, si pur, si tendre, Que quoi que pour vous plaire il fallût entreprendre, Son coeur de cette gloire uniquement charmé... Hélas ! Et que ne puis-je en être moins aimé ! Je ne me verrais pas dans l'état déplorable Où me réduit sans cesse un amour qui m'accable, Un amour qui ne montre à mes sens désolés... Le puis-je dire ? Ô Dieux ! Est-ce vous qui parlez ? Ariane en beauté partout si renommée, Aimant avec excès, ne serait point aimée ? Vous seriez insensible à de si doux appas ? Ils ont de quoi toucher, je ne l'ignore pas. Ma raison qui toujours s'intéresse pour elle, Me dit qu'elle est aimable, et mes yeux qu'elle est belle. L'Amour sur leur rapport tâche de m'ébranler ; Mais quand le coeur se tait, l'Amour a beau parler. Pour engager ce coeur ses amorces sont vaines, S'il ne court de lui-même au-devant de ses chaînes, Et ne confond d'abord pas ses doux embarras Tous les raisonnements d'aimer, ou n'aimer pas. Mais vous souvenez-vous que pour sauver Thésée La fidèle Ariane à tout s'est exposée ? Par là du labyrinthe heureusement tiré... Il est vrai, tout sans elle était désespéré. Du succès attendu son adresse suivie, Malgré le Sort jaloux, m'a conservé la vie, Je la dois à ses soins ; mais par quelle rigueur Vouloir que je la paye aux dépens de mon coeur ? Ce n'est pas qu'en secret l'ardeur d'un si beau zèle Contre ma dureté n'ait combattu pour elle. Touché de son amour, confus de son éclat, Je me suis mille fois reproché d'être ingrat. Mille fois j'ai rougi de ce que j'ose faire, Mais mon ingratitude est un mal nécessaire, Et l'on s'efforce en vain par d'assidus combats À disposer d'un coeur qui ne se donne pas. Votre mérite est grand, et peut l'avoir charmée ; Mais quand elle vous aime, elle se croit aimée. Ainsi vos voeux d'abord auront flatté sa foi, Et vous aurez juré... Qui n'eût fait comme moi ? Pour me suivre, Ariane abandonnait son Père, Je lui devais la vie, elle avait de quoi plaire. Mon coeur sans passion me laissait présumer Qu'il prendrait à mon choix l'habitude d'aimer. Par là, ce qu'il donnait à la reconnaissance De l'amour auprès d'elle eut l'entière apparence. Pour payer ce qu'au sien je voyais être dû Mille devoirs... Hélas ! C'est ce qui m'a perdu. Je les rendais d'un air à me tromper moi-même À croire que déjà ma flamme était extrême, Lorsqu'un trouble secret me fit apercevoir Que souvent pour aimer c'est peu que le vouloir. Phèdre à mes yeux surpris à toute heure exposée... Quoi, la Soeur d'Ariane a fait changer Thésée ? Oui, je l'aime, et telle est cette brûlante ardeur, Qu'il n'est rien qui la puisse arracher de mon coeur. Sa beauté, pour qui seule en secret je soupire, M'a fait voir de l'Amour jusqu'où s'étend l'empire ; Je l'ai connu par elle, et ne m'en sens charmé Que depuis que je l'aime, et que j'en suis aimé. Elle vous aime ? Autant que je le puis attendre Dans l'intérêt du sang qu'une soeur lui fait prendre. Comme depuis longtemps l'amitié qui les joint Forme entre elles des noeuds que l'Amour ne rompt point, Elle a quelquefois peine à contraindre son âme De laisser sans scrupule agir toute sa flamme, Et voudrait, pour montrer ce qu'elle sent pour moi, Qu'Ariane eût cessé de prétendre à ma foi. Cependant pour ôter toute défiance Qu'aurait donné le cours de notre intelligence, Naxe a peu de Beautés pour qui des soins rendus Ne me semblent coûter quelques soupirs perdus ; Cyane, AEglé, Mégiste ont part à cet hommage. Ariane le voit, et n'en prend point ombrage, Rien n'alarme son coeur, tant ce que je lui dois Contre ma trahison lui répond de ma foi. Ces devoirs partagés ont trop d'indifférence Pour vous faire aisément soupçonner d'inconstance. Mais quand depuis trois mois vous m'avez attendu, Ne vous déclarant point, qu'avez-vous prétendu ? Flatter l'espoir du Roi, donner temps à sa flamme De pouvoir malgré lui tyranniser son âme, Gagner l'esprit de Phèdre, et me débarrasser D'un hymen dont peut-être on m'aurait fait presser. Mais me voici dans Naxe, et quoi qu'on puisse faire, Votre infidélité ne saurait plus se taire. Quel prétexte auriez-vous encor à différer ? Je me suis trop contraint, il faut me déclarer. Quoi que doive Ariane en ressentir de peine, Il faut lui découvrir que son hymen me gêne, Et pour punir mon crime, et se venger de moi, La porter, s'il se peut, à faire choix du Roi. Vous seul, car de quel front lui confesser moi-même Qu'en moi c'est un ingrat, un parjure qu'elle aime ? Non, vous lui peindrez mieux l'embarras de mon coeur. Parlez, mais gardez bien de lui nommer sa Soeur. Savoir qu'une Rivale ait mon âme charmée, La chercher, la trouver dans une Soeur aimée, Ce serait un supplice, après mon changement, À faire tout oser à son ressentiment. Ménagez sa douleur pour la rendre plus lente. Avouez-lui l'amour, mais cachez-lui l'Amante. Sur qui que ses soupçons puissent ailleurs tomber, Phèdre à sa défiance est seule à dérober. Je tairai ce qu'il faut ; mais comme je condamne Votre ingrate conduite au regard d'Ariane, N'attendez pas de moi que pour vous dégager Je lui parle du feu qui vous porte à changer. C'est un aveu honteux qu'un autre lui peut faire. Cependant mon secours vous étant nécessaire, Si sur l'hymen du Roi je puis être écouté, J'appuierai le projet dont je vous vois flatté. Phèdre vient, je vous laisse. Ô trop charmante vue ! Et bien ? À quoi, Madame, êtes-vous résolue ? Je n'ai plus de prétexte à cacher mon secret. Ne verrez-vous jamais mon amour qu'à regret, Et quand Pirithoüs que je feignais d'attendre, Me contraint à l'éclat qu'il m'a fallu suspendre, M'aimerez-vous si peu, que pour le retarder Vous me disiez encor que c'est trop hasarder ? Vous pouvez là-dessus vous répondre vous-même. Prince, je vous l'ai dit, il est vrai, je vous aime, Et quand d'un coeur bien né la gloire est le secours, L'avoir dit une fois, c'est le dire toujours. Je n'examine point si je pouvais sans blâme Au feu qui m'a surprise abandonner mon âme, Peut-être à m'en défendre aurais-je trouvé jour, Mais il entre souvent du destin dans l'amour, Et dût-il m'en coûter un éternel martyre, Le destin l'a voulu, c'est à moi d'y souscrire. J'aime donc ; mais malgré l'appas flatteur et doux Des tendres sentiments qui me parlent pour vous, Je ne puis oublier qu'Ariane exilée S'est pour vos intérêts elle-même immolée ; Qu'aucun amour jamais n'eut tant de fermeté, Qu'ayant tout fait pour vous elle a tout mérité, Et plus l'instant approche où cette Infortunée Après un long espoir doit être abandonnée, Plus un secret remords trouve à me reprocher Que lui vole un bien qui lui coûte si cher. Vous lui devez ce coeur dont vous m'offrez l'hommage. Vous lui devez la foi que votre amour m'engage ; Vous lui devez ces voeux que déjà tant de fois... Ah, ne me parlez plus de ce que je lui dois. Pour elle contre vous qu'ai-je oublié de faire ? Quels efforts ! J'ai taché de l'aimer pour vous plaire ; C'est mon crime, et peut-être il m'en faudrait haïr, Mais vous m'en donniez l'ordre, il fallait obéir. Il fallait me la peindre aimable, jeune, belle, Voir son Pays quitté, mes jours sauvés par elle. C'était de quoi sans doute assujettir mes voeux À n'aimer qu'à lui plaire, à m'en tenir heureux ; Mais son mérite en vain semblait fixer ma flamme ; Un tendre souvenir frappait soudain mon âme. Dès le moindre retour vers un charme si doux Je cédais au penchant qui m'entraîne vers vous, Et sentais dissiper par cette ardeur nouvelle Tous les projets d'amour que j'avais faits pour elle. J'aurais de ces combats affranchi votre coeur, Si j'eusse eu pour Rivale une autre qu'une Soeur ; Mais trahir l'amitié dont on la voit sans cesse... Non, Thésée, elle m'aime avec trop de tendresse. D'un supplice si rude il faut la garantir, Sans doute elle en mourrait, je n'y puis consentir. Rendez-lui votre amour, cet amour qui sans elle Aurait peut-être dû me demeurer fidèle ; Cet amour qui toujours trop propre à me charmer, N'ose... Apprenez-moi donc à ne vous plus aimer, À briser ces liens où mon âme asservie A mis tout ce qui fait le bonheur de ma vie. Ces feux dont ma raison ne saurait triompher, Apprenez-moi comment on les peut étouffer, Comment on peut du coeur bannir le chère image... Mais à quel sentiment ma passion m'engage ! Si la douceur d'aimer a pour vous quelque appas, Me pourriez-vous apprendre à ne vous aimer pas ? Il en est un moyen que ma gloire envisage Il faut de votre coeur arracher cette image. Ma vue étant pour vous un mal contagieux, Pour dégager ce coeur, commencez par les yeux. Fuyez de mes regards la trop flatteuse amorce ; Plus vous les souffrirez, plus ils auront de force. Ce n'est qu'en s'éloignant qu'on pare de tels coups Si le triomphe est rude, il est digne de vous. Il est beau d'étouffer ce qui peut trop nous plaire D'immoler à sa gloire... Et le pouvez-vous faire Ces traits qu'en votre coeur mon amour a tracés, Quand vous me verrez moins, seront-ils effacés ? Oublierez-vous sitôt cet ardent sacrifice... Cruel, pourquoi vouloir accroître mon supplice ? M'accable-t-il si peu, qu'il y faille ajouter ? Les plaintes d'un amour que je n'ose écouter ? Puisque mon fier devoir le condamne à se taire, Laissez-moi me cacher que vous m'avez su plaire. Laissez-moi déguiser à mes chagrins jaloux, Qu'il n'est point d'heur pour moi, point de repos sans vous. C'est trop ; déjà mon coeur à ma gloire infidèle, De mes sens mutinés suit le parti rebelle ; Il se trouble, il s'emporte, et dès que je vous vois, Ma tremblante vertu ne répond plus de moi. Ah, puisqu'en ma faveur l'Amour fait ce miracle, Oubliez qu'une Soeur y voudra mettre obstacle. Pourquoi pour l'épargner trahir un si beau feu ? Mais sur quoi vous flattez d'obtenir son aveu ? Sachant que vous m'aimez... C'est ce qu'il faut lui taire. Sa fuite de Minos allume la colère, Pour s'en mettre à couvert elle a besoin d'appui ; Le Roi l'aime, faisons qu'elle s'attache à lui, Et qu'acceptant sa main au défaut de la mienne, Elle souffre en ces lieux qu'un Trône la soutienne. Quand un nouvel amour par l'hymen établi M'aura par l'habitude attiré son oubli, Qu'elle verra pour moi son mépris nécessaire, Nous pourrons de nos feux découvrir le mystère. Mais prêt à la porter à ce grand changement, J'ai besoin de vous voir enhardir son Amant, De voir que dans vos yeux, quand ce projet me flatte, En faveur de l'Amour un peu de joie éclate ; Que contre vos frayeurs rassurant votre esprit, Elle efface... Allez, Prince, on vous aime, il suffit. Peut-être que sur moi la crainte a trop d'empire. Suivez ce qu'en secret votre coeur vous inspire ; Et de quoi que le mien puisse encor s'allumer, N'écoutez que l'Amour, si vous savez aimer. Le Roi, de ce refus eût eu lieu de se plaindre, Madame, vous devez un moment vous contraindre ; Et quoiqu'en l'écoutant vous ne puissiez douter Que c'est son amour seul qu'il vous faut écouter, Votre hymen dont enfin l'heureux moment s'avance, Semble vous obliger à cette complaisance. Il vous perd, et la plainte a de quoi soulager. Je sais qu'avec le Roi j'ai tout à ménager, J'aurais tout de l'aigrir. L'asile qu'il nous prête Contre la violence assure ma retraite. D'ailleurs, tant de respect accompagne ses voeux, Que souvent j'ai regret qu'il ne puisse être heureux. Mais quand d'un premier feu l'âme toute occupée Ne trouve de douceur qu'aux traits qui l'ont frappée, C'est un sujet d'ennui qui ne peut s'exprimer, Qu'un Amant qu'on néglige, et qui parle d'aimer. Pour m'en rendre la peine à souffrir plus aisée, Tandis que le Roi vient, parle-moi de Thésée. Peins-moi bien quel honneur je reçois de sa foi, Peins-moi bien tout l'amour dont il brûle pour moi ; Offres-en à mes yeux la plus sensible image. Je crois que de son coeur vous avez tout l'hommage ; Mais au point que de lui je vois vos sens charmés, C'est beaucoup s'il vous aime autant que vous l'aimez. Et puis-je trop l'aimer, quand tout brillant de gloire Mille fameux exploits l'offrent à ma mémoire ? De cent Monstres par lui l'Univers dégagé Se voit d'un mauvais sang heureusement purgé. Combien ainsi qu'Hercule a-t-il pris de victimes ? Combien vengé de morts, combien puni de crimes ? Procuste et Cercyon, la terreur des Humains, N'ont-ils pas succombé sous ses vaillantes mains ? Ce n'est point le vanter que ce qu'on m'entend dire. Tout le monde le sait, tout le monde l'admire ; Mais c'est peu, je voudrais que tout ce que je vois S'en entretînt sans cesse, en parlât comme moi. J'aime Phèdre ; tu sais combien elle m'est chère. Si quelque chose en elle a de quoi me déplaire, C'est de voir son esprit de froideur combattu, Négliger entre nous de louer sa vertu. Quand je dis qu'il s'acquiert une gloire immortelle, Elle applaudit, m'approuve, et qui ferait moins qu'elle ? Mais enfin d'elle-même on ne l'entend jamais De ce charmant Héros élever les hauts faits. Il faut en leur faveur expliquer son silence. Je ne m'étonne point de cette indifférence. N'ayant jamais aimé, son coeur ne conçoit pas... Elle évite peut-être un cruel embarras. L'Amour n'a bien souvent qu'une douceur trompeuse ; Mais vivre indifférente, est-ce une vie heureuse ? Apprenez-le du Roi, qui de vous trop charmé Ne souffrirait pas tant, s'il n'avait point aimé. Ne vous offensez point, Princesse incomparable, Si prêt à succomber au malheur qui m'accable. Pour la dernière fois j'ai tâché d'obtenir La triste liberté de vous entretenir. Je la demande entière, et quoi que puisse dire Ce feu qui malgré vous prend sur moi trop d'empire, Vous pouvez sans scrupule en voir mon coeur atteint, Quand pour prix de mes maux je ne veux qu'être plaint. Je connais tout l'amour dont votre âme est éprise. Son excès m'a souvent causé de la surprise, Et vous ne direz rien que mon coeur interdit Pour vous-même avant vous ne se soit déjà dit. Tant d'ardeur méritait que ce coeur plus sensible À l'offre de vos voeux ne fût pas inflexible, Que d'un si noble hommage il se trouvât charmé ; Mais quand je vous ai vu, Thésée était aimé ; Vous savez son mérite, et le prix qu'il me coûte. Après cela, Seigneur, parlez, je vous écoute. Thésée a du mérite, et je l'ai dit cent fois, Votre amour eût eu peine à faire un plus beau choix. Partout sa gloire éclate, on l'estime, on l'honore, Il vous aime, ou plutôt, Madame, il vous adore. Vous le dire à toute heure est son soin le plus doux ; Et qui pourrait moins faire étant aimé de vous ? Après cette justice à sa flamme rendue, La mienne par pitié sera-t-elle entendue ? Je ne vous redis point que tous mes sens ravis Cédèrent à l'amour sitôt que je vous vis. Vous l'avez déjà su par l'aveu téméraire Que de ma passion j'osai d'abord vous faire. Il fallut, pour cesser de vous être suspect, Ne vous en parler plus, je l'ai fait par respect. Pour ne vous aigrir pas, d'un rigoureux silence Je me suis imposé la dure violence, Et s'il m'est échappé d'en soupirer tout bas, C'était bien m'en punir, que ne m'écouter pas. Tant de rigueur n'a pu diminuer ma flamme. Pour vous voir sans pitié je n'ai point changé d'âme ; J'ai souffert, j'ai langui d'amour tout consumé, Madame, et tout cela sans espoir d'être aimé. Par vos seuls intérêts vous m'avez été chère. J'ai regardé l'Amour sans chercher le salaire, Et même en ce funeste et dernier entretien, Prêt peut-être à mourir, je ne demande rien. Rendez Thésée heureux, vous l'aimez, il vous aime ; Mais songez, en plaignant mon infortune extrême, Que vos bienfaits n'ont point sollicité ma foi, Que vous n'avez rien fait, rien hasardé pour moi, Et que lorsque mon coeur dispose de ma vie, C'est sans vous la devoir qu'il vous la sacrifie. Pour prix du pur amour qui le fait soupirer, S'il était quelque grâce où je pusse aspirer, Je vous demanderais pour flatter mon martyre, Qu'au moins quand je vous perds, vous daignassiez me dire, Que sans ce premier feu pour vous si plein d'appas, J'aurais pu par mes soins ne vous déplaire pas. Pour adoucir les maux où votre hymen m'expose, Ce que j'ose exiger sans doute est peu de chose ; Mais un mot favorable, un sincère soupir, Est tout pour qui ne veut que l'entendre et mourir. Seigneur, tant de vertu dans votre amour éclate, Qu'il faut vous l'avouer, je ne suis point ingrate. Mon coeur se sent touché de ce que je vous dois, Et voudrait être à vous s'il pouvait être à moi ; Mais il perdrait le prix dont vous le croyez être ; Si l'infidélité vous en rendait le maître. Thésée y règne seul, et s'y trouve adoré. Dès la première fois je vous l'ai déclaré, Dès la première fois... C'en est assez, Madame. Thésée a mérité que vous payiez sa flamme. Pour lui, Pirithoüs arrivé dans ma Cour Va presser votre hymen, choisissez-en le jour. S'il faut que je donne ordre à l'apprêt nécessaire, Parlez, il me suffit que ce sera vous plaire, J'exécuterai tout. Peut-être il serait mieux De vouloir épargner ce supplice à mes yeux. Que doit faire le coup, si l'image me tue ? Mais je me priverais par là de votre vue. C'est ce qui peut surtout aigrir mon désespoir, Et j'aime mieux mourir que cesser de vous voir. Prince, mon trouble parle ; et quand je voudrais taire Le supplice où m'expose un destin trop contraire, De mes yeux interdits la confuse langueur Trahirait malgré moi le secret de mon coeur. J'aime, et de cet amour dont j'adore les charmes, La Princesse est l'objet, n'en prenez point d'alarmes. Au point de votre hymen vous en faire l'aveu, C'est vous montrer assez ce qu'est un si beau feu. De tous ses mouvements ma raison me rend maître ; L'effort est grand sans doute, on en souffre, et peut-être Un Rival tel que moi par sa vertu trahi, Mérite d'être plaint, et non d'être haï. C'est tout ce qu'il prétend pour prix de sa victoire, Ce malheureux Rival qui s'immole à sa gloire. Vos soupçons auraient pu faire outrage à ma foi, S'ils s'étaient avec vous expliqués avant moi ; C'est en les prévenant que je me justifie. Ne considérez point le malheur de ma vie. L'hymen depuis longtemps attire tous vos voeux, J'y consens, dès demain vous pouvez être heureux. Pirithoüs présent n'y laisse plus d'obstacle, Ma Cour qui vous honore attend ce grand spectacle. Ordonnez-en la pompe, et dans un sort si doux, Quoi que j'aie à souffrir, ne regardez que vous, Adieu, Madame. Il faut l'avouer à sa gloire, Sa vertu va plus loin que je n'aurais pu croire. Au bonheur d'un Rival lui-même consentir ? L'honneur à cet effort a dû l'assujettir. Qu'eût-il fait ? Il sait trop que mon amour extrême, En s'attachant à vous, n'a cherché que vous-même, Et qu'ayant tout quitté pour vous prouver ma foi, Mille Trônes offerts ne pourraient rien sur moi. Tant d'amour me confond, et plus je vois, Madame, Que je dois... Apprenez un projet de ma flamme. Pour m'attacher à vous par de plus fermes noeuds, J'ai dans Pirithoüs trouvé ce que je veux. Vous l'aimez chèrement ; il faut que l'Hyménée, De ma Soeur avec lui joigne la destinée, Et que nous partagions ce que pour les grands coeurs L'amour et l'amitié font naître de douceurs. Ma Soeur a du mérite, elle est aimable et belle, Suit mes conseils en tout, et je vous réponds d'elle, Voyez Pirithoüs, et tâchez d'obtenir Que par elle avec nous il consente à s'unir. L'offre de cet hymen rendra sa joie extrême ; Mais, Madame, le Roi... Vous savez qu'il vous aime. S'il faut... Je vous entends ; le Roi trop combattu Peut laisser à l'Amour séduire sa vertu. Cet inquiet souci ne saurait me déplaire, Et pour le dissiper je sais ce qu'il faut faire. C'en est trop, mon coeur... Dieux ! Que ce trouble m'est doux ! Ce qu'il vous fait sentir, je me le dis pour vous. Je me dis... Plût aux Dieux ! Vous sauriez la contrainte... Encor un coup perdez cette jalouse crainte ; J'en connais le remède, et si l'on m'ose aimer, Vous n'aurez pas longtemps à vous en alarmer. Minos peut vous poursuivre, et si de sa vengeance... Et n'ai-je pas en vous une sûre défense ? Elle est sûre, il est vrai, mais... Achevez. J'attends... Ce désordre me gêne, et dure trop longtemps ; Expliquez-vous enfin. Je le veux, et ne l'ose ; À mes propres souhaits moi-même je m'oppose, Je poursuis un aveu que je crains d'obtenir. Il faut parler pourtant, c'est trop me retenir. Vous m'aimez, et peut-être une plus digne flamme N'a jamais eu de quoi toucher un e grande âme, Tout mon sang aurait peine à m'acquitter vers vous ; Et cependant le Sort, de ma gloire jaloux, Par une tyrannie à vos désirs funeste... Adieu, Pirithoüs vous peut dire le reste. Sans l'amour qui du Roi vous soumet les États, Je vous conseillerais de ne l'apprendre pas. Quel est ce grand secret, Prince, et par quel mystère Vouloir me l'expliquer, et tout à coup se taire ? Ne me demandez rien, il sort tout interdit, Madame, et par son trouble il vous en a trop dit. Je vous comprends tous deux, vous arrivez d'Athènes. Du sang dont je suis née on n'y veut point de Reines, Et le peuple indigné refuse à ce héros D'admettre dans son lit la fille de Minos ? Qu'après la mort d'AEgée il soit toujours le même, Qu'il m'ôte, s'il le peut, l'honneur du rang suprême, Trône, Sceptre, grandeurs, sont des biens superflus ; Thésée étant à moi, je ne veux rien de plus. Son amour paye assez ce que le mien me coûte, Le reste est peu de chose. Il vous aime sans doute, Et comment pourrait-il avoir le coeur si bas, Que tenir tout de vous, et ne vous aimer pas ? Mais, Madame, ce n'est que des âmes communes Que l'Amour s'autorise à régler les fortunes ; Qu'Athènes se déclare, ou pour, ou contre vous, Vous avez de Minos à craindre le courroux, Et l'hymen seul du Roi peut sans incertitude Vous ôter là-dessus tout lieu d'inquiétude. Il vous aime, et de vous Naxe prenant la loi, Calmera... Vous voulez que j'épouse le Roi ? Certes l'avis est rare, et si j'ose vous croire, Un noble changement me va combler de gloire. Me connaissez-vous bien ? Les moindres lâchetés Sont pour votre grand coeur des crimes détestés, Vous avez pour la gloire une ardeur sans pareille ; Mais, Madame, je sais ce que je vous conseille, Et si vous me croyez, quels que soient mes avis, Vous vous trouverez bien de les avoir suivis. Qui ? Moi les suivre ? Moi, qui voudrais pour Thésée À cent et cent périls voir ma vie exposée ? Dieux ! Quel étonnement serait au mien égal, S'il savait qu'un Ami parlât pour son Rival ? S'il savait qu'il voulût lui ravir ce qu'il aime ? Vous le consulterez, n'en croyez que lui-même. Quoi, si l'offre d'un Trône avait pu m'éblouir, Je lui demanderais si je dois le trahir, Si je dois l'exposer au plus cruel martyre Qu'un amant... Je n'ai dit que ce que j'ai dû dire. Vous y penserez mieux, et peut-être qu'un jour Vous prendrez un peu moins le parti de l'Amour. Adieu, Madame. Il dit ce qu'il faut qu'il me dise ! Demeurez, avec moi c'est en vain qu'on déguise. Vous en avez trop dit pour ne me pas tirer D'un doute dont mon coeur commence à soupirer ; J'en tremble, et c'est pour moi la plus sensible atteinte. Éclaircissez ce doute, et dissipez ma crainte, Autrement je croirai qu'une nouvelle ardeur Rend Thésée infidèle, et me vole son coeur ; Que pour un autre Objet, sans souci de sa gloire... Je me tais, c'est à vous à voir ce qu'il faut croire. Ce qu'il faut croire ? Ah Dieux ! Vous me désespérez, Je verrais à mes voeux d'autres voeux préférés ? Thésée à me quitter... Mais quel soupçon j'écoute ? Non, non, Pirithoüs, on vous trompe sans doute. Il m'aime ; et s'il m'en faut séparer quelque jour, Je pleurerai sa mort, et non pas son amour. Souvent ce qui nous plaît par une erreur fatale... Parlez plus clairement, ai-je quelque Rivale ? Thésée a-t-il changé ? Viole-t-il sa foi ? Mon silence déjà s'est expliqué pour moi ; Par là je vous dis tout. Vos ennuis me font peine ; Mais quand le seul remède est de vous faire Reine, N'oubliez point qu'à Naxe on veut vous couronner, C'est le meilleur conseil qu'on vous puisse donner. Ma présence commence à vous être importune, Je me retire. As-tu conçu mon infortune ? Il n'en faut point douter, je suis trahie. Hélas ! Nérine. Je vous plains. Qui ne me plaindrait pas ? Tu le sais, tu l'as vu, j'ai tout fait pour Thésée. Seule à son mauvais sort je me suis opposée, Et quand je me dois tout promettre de sa foi, Thésée a de l'amour pour une autre que moi ? Une autre passion dans son coeur a pu naître ? J'ai mal oui, Nérine, et cela ne peut être. Ce serait trahir tout, raison, gloire, équité. Thésée a trop de coeur pour tant de lâcheté, Pour croire qu'à ma mort son injustice aspire. Pirithoüs ne dit que ce qu'il lui fait dire ; Et quand il a voulu l'attendre si longtemps, Ce n'était qu'un prétexte à ses feux inconstants. Il nourrissait dès lors l'ardeur qui le domine. Ah, que me fais-tu voir, trop cruelle Nérine ? Sur le gouffre des maux qui me vont abîmer, Pourquoi m'ouvrir les yeux quand je les veux fermer ? Hélas ! Il est donc vrai que mon âme abusée N'adorait qu'un Ingrat en adorant Thésée ? Dieux, contre un tel ennui soutenez ma raison, Elle cède à l'horreur de cette trahison ; Je la sens qui déjà... Mais quand elle s'égare, Pourquoi la regretter cette raison barbare, Qui ne peut plus servir qu'à me faire mieux voir Le sujet de ma rage et de mon désespoir ? Quoi, Nérine, pour prix de l'amour le plus tendre... Ah, ma Soeur, savez-vous ce qu'on vient de m'apprendre ? Vous avez cru Thésée un Héros tout parfait, Vous l'estimiez sans doute ; et qui ne l'eût pas fait ? N'attendez plus de foi, plus d'honneur, tout chancelle, Tout doit être suspect, Thésée est infidèle. Quoi, Thésée... Oui, ma Soeur, après ce qu'il me doit, Me quitter est le prix que ma flamme en reçoit, Il me trahit. Au point que sa foi violée Doit avoir irrité mon âme désolée, J'ai honte, en vous contant l'excès de mes malheurs, Que mon ressentiment s'exhale par mes pleurs. Son sang devrait payer la douleur qui me presse. C'est là, ma Soeur, c'est là, sans pitié, sans tendresse, Comme après un forfait si noir, si peu commun, On traite les Ingrats, et Thésée en est un. Mais quoi qu'à ma vengeance un fier dépit suggère, Mon amour est encor plus fort que ma colère. Ma main tremble, et malgré son parjure odieux, Je vois toujours en lui ce que j'aime le mieux. Un revers si cruel vous rend sans doute à plaindre ; Et vous voyant souffrir ce qu'on n'a pas dû craindre, On conçoit aisément jusqu'où le désespoir... Ah, qu'on est éloigné de le bien concevoir ! Pour pénétrer l'horreur du tourment de mon âme, Il faudrait qu'on sentît même ardeur, même flamme, Qu'avec même tendresse on eût donné sa foi. Et personne jamais n'a tant aimé que moi. Se peut-il qu'un Héros d'une vertu sublime Souille ainsi... Quelquefois le remords suit le crime. Si le sien lui faisait sentir ces durs combats... Ma Soeur, au nom des Dieux, ne m'abandonnez pas. Je sais que vous m'aimez, et vous le devez faire. Vous m'avez dès l'enfance été toujours si chère, Que cette inébranlable et fidèle amitié Mérite bien de vous au moins quelque pitié. Allez trouver... Hélas ! dirai-je mon Parjure ? Peignez-lui bien l'excès du tourment que j'endure. Prenez, pour l'arracher à son nouveau penchant, Ce que les plus grands maux offrent de plus touchant. Dites-lui qu'à son feu j'immolerais ma vie, S'il pouvait vivre heureux après m'avoir trahie, D'un juste et long remords avancez-lui les coups. Enfin, ma Soeur, enfin je n'espère qu'en vous. Le Ciel m'inspira bien, quand par l'Amour séduite Je vous fis malgré vous accompagner ma fuite. Il semble que dès lors il me faisait prévoir Le funeste besoin que j'en devais avoir. Sans vous, à mes malheurs où chercher du remède ? Je vais mander Thésée, et si son coeur ne cède, Madame, en lui parlant, vous devez présumer... Hélas ! Et plût au Ciel que vous sussiez aimer, Que vous pussiez savoir par votre expérience Jusqu'où d'un fort amour s'étend la violence ! Pour émouvoir l'Ingrat, pour fléchir sa rigueur, Vous trouveriez bien mieux le chemin de son coeur. Vous auriez plus d'adresse à lui faire l'image De mes confus transports de douleur et de rage ; Tous les traits en seraient plus vivement tracés. N'importe, essayez tout, parlez, priez, pressez. Au défaut de l'Amour, puisqu'il n'a pu vous plaire, Votre amitié pour moi fera ce qu'il faut faire. Allez, ma Soeur, courez empêcher mon trépas. Toi, viens, suis-moi, Nérine, et ne me quitte pas. Ce serait perdre temps, il ne faut plus prétendre Que rien touche Thésée, et le force à se rendre. J'admire encor, Madame, avec quelle vertu Vous avez de nouveau si longtemps combattu. Par son manque de foi, contre vous-même armée, Vous avez fait paraître une Soeur opprimée. Vous avez essayé par un tendre retour De ramener son coeur vers son premier amour. Et prière, et menace, et fierté de courage, Tout vient pour le fléchir d'être mis en usage ; Mais sur ce changement qui semble vous gêner, L'ingratitude en vain vous le fait condamner. Vos yeux rendent pour lui ce crime nécessaire ; Et s'il cède au remords quelque fois pour vous plaire. Quoi que vous ait promis ce repentir confus, Sitôt qu'il vous regarde, il ne s'en souvient plus. Les Dieux me sont témoins que de son injustice Je souffre malgré moi qu'il me rende complice. Ce qu'il doit à ma Soeur méritait que sa foi Se fît de l'aimer seule une sévère loi ; Et quand des longs ennuis où ce refus l'expose, Par ma facilité je me trouve la cause, Il n'est peine, supplice, où pour l'en garantir La pitié de ses maux ne me fît consentir. L'amour que j'ai pour lui me noircit peu vers elle. Je l'ai pris sans songer à le rendre infidèle ; Ou plutôt j'ai senti tout mon coeur s'enflammer, Avant que de savoir si je voulais aimer. Mais si ce feu trop prompt n'eut rien de volontaire, Il dépendait de moi de parler, ou me taire. J'ai parlé, c'est mon crime, et Thésée applaudi À l'infidélité par là s'est enhardi. Ah, qu'on se défend mal auprès de ce qu'on aime ! Ses regards m'expliquaient sa passion extrême ; Les miens à la flatter s'échappaient malgré moi, N'étaient-ce pas assez pour corrompre sa foi ? J'eus beau vouloir régler son âme trop charmée, Il fallut voir sa flamme, et souffrir d'être aimée ; J'en craignis le péril, il me sut éblouir. Que de faiblesse ? Il faut l'empêcher d'en jouir, Combattre incessamment son infidèle audace. Allez, Pirithoüs, revoyez-le, de grâce. De peur qu'en mon amour il prenne trop d'appui, Ôtez-lui tout espoir que je puisse être à lui ; J'ai déjà beaucoup dit, dites-lui plus encore. Nous avancerions peu, Madame, il vous adore Et quand pour l'étonner à force de refus, Vous vous obstineriez à ne l'écouter plus, Son âme toute à vous n'en serait pas plus prête À suivre d'autres lois, et changer de conquête. Quoi que le coup soit rude, achevons de frapper. Pour servir Ariane il faut la détromper ; Il faut lui faire voir qu'une flamme nouvelle Ayant détruit l'amour que Thésée eut pour elle, Sa sûreté l'oblige à ne pas dédaigner La gloire d'un hymen qui la fera régner. Le Roi l'aime, et son Trône est pour elle un asile. Quoi, je la trahirais, elle qui trop facile, Trop aveugle à m'aimer, se confie à ma foi, Pour toucher un Amant qui la quitte pour moi ? Et quand elle saurait que par mes faibles charmes, Pour lui percer le coeur j'aurais prêté des armes, Je pourrais à ses yeux lâchement exposer Les criminels appas qui la font mépriser ? Je pourrais soutenir le sensible reproche Qu'un trop juste courroux... Voyez qu'elle s'approche. Parlons, son intérêt nous oblige à bannir Tout l'espoir que son feu tâche d'entretenir. Et bien, ma Soeur ? Thésée est-il inexorable ? N'avez-vous pu surprendre un soupir favorable, Et quand au repentir on le porte à céder, Croit-il que mon amour ose trop demander ? Madame, j'ai tout fait pour ébranler son âme. J'ai peint son changement lâche, odieux, infâme. Pirithoüs lui-même est témoin des efforts Par où j'ai cru pouvoir le contraindre au remords. Il connaît et son crime et son ingratitude, Il s'en hait, il en sent la peine la plus rude, Ses ennuis de vos maux égalent la rigueur ; Mais l'Amour en Tyran dispose de son coeur, Et le Destin plus fort que sa reconnaissance, Malgré ce qu'il vous doit, l'entraîne à l'inconstance. Quelle excuse ! Et pour moi qu'il rend peu de combat ! Il hait l'ingratitude, et se plaît d'être ingrat. Puisqu'en sa dureté son lâche coeur demeure, M Soeur, il ne sait point qu'il faudra que j'en meure. Vous avez oublié de bien marquer l'horreur Du fatal désespoir qui règne dans mon coeur. Vous avez oublié pour bien peindre ma rage, D'assembler tous ses maux dont on connaît l'image ; Il y serait sensible, et ne pourrait souffrir Que qui sauva ses jours fût forcée à mourir. Si vous saviez pour vous ce qu'a fait ma tendresse, Vous soupçonneriez moins... J'ai tort, je le confesse ; Mais dans un mal, sous qui la constance est à bout, On s'égare, on s'emporte, et l'on s'en prend à tout. Madame, de ces maux à qui la raison cède, Le temps qui calme tout est l'unique remède. C'est par lui seul... Les coups n'en sont guère importants, Quand on peut se résoudre à s'en remettre au temps. Thésée est insensible à l'ennui qui me touche, Il y consent ; je veux l'apprendre de sa bouche. Je l'attendrai, ma Soeur, qu'il vienne. Je crains bien Que vous ne vous plaigniez de ce triste entretien. Voir un ingrat qu'on aime, et le voir inflexible, C'est de tous les ennuis l'ennui le plus sensible, Vous en souffrirez trop, et pour peu de souci... Allez, ma Soeur, de grâce, et l'envoyez ici. Par ce que je vous dis, ne croyez pas, Madame, Que je veuille applaudir à sa nouvelle flamme. Sachant ce qu'il devait au généreux amour Qui vous fit tout oser pour lui sauver le jour, Je partageai dès lors l'heureuse destinée Qu'à ses voeux les plus doux offrait votre hyménée, Et je venais ici, plein de ressentiment, Rendre grâce à l'Amante, en embrassant l'Amant. Jugez de ma surprise à le voir infidèle, À voir que vers une autre une autre ardeur l'appelle, Et qu'il ne m'attendait que pour vous annoncer L'injustice où l'Amour se plaît à le forcer. Et ne devais-je pas, quoi qu'il me fît entendre, Pénétrer les raisons qui vous faisaient attendre, Et juger qu'en un coeur épris d'un feu constant, L'Amour à l'Amitié ne déferre pas tant ? Ah, quand il est ardent, qu'aisément il s'abuse ! Il croit ce qu'il souhaite, et prend tout pour excuse. Si Thésée avait peu de ces empressements Qu'une sensible ardeur inspire aux vrais Amants, Je croyais que son âme au-dessus du vulgaire Dédaignait de l'Amour la conduite ordinaire, Et qu'en sa passion garder tant de repos, C'était suivre en aimant la route des Héros. Je faisais plus ; j'allais jusqu'à voir sans alarmes, Que des beautés de Naxe il estimât les charmes, Et ne pouvais penser qu'ayant reçu sa foi, Quelques voeux égarés pussent rien contre moi. Mais enfin puisque rien pour lui n'est plus à taire, Quel est ce rare Objet que son choix me préfère ? C'est ce que de son coeur je ne puis arracher. Ma colère est suspecte, il faut me le cacher. J'ignore ce qu'il craint, mais lorsqu'il vous outrage, Songez que d'un grand Roi vous recevez l'Hommage ; Il vous offre son Trône, et malgré le Destin Votre malheur par là trouve une heureuse fin. Tout vous porte, Madame, à ce grand hyménée. Pourriez-vous demeurer errante, abandonnée ? Déjà la Crète cherche à se venger de vous. Et Minos... J'en crains peu le plus ardent courroux. Qu'il s'arme contre moi, que j'en sois poursuivie, Sans ce que j'aime, hélas ! Que faire de la vie ? Aux décrets de mon sort achevons d'obéir. Thésée avec le Ciel conspire à me trahir ; Rompre un si grand projet, ce serait lui déplaire. L'Ingrat veut que je meure, il faut le satisfaire, Et lui laisser sentir pour double châtiment, Le remords de ma perte, et de son changement. Le voici qui paraît ; n'épargnez rien, Madame, Pour rentrer dans vos droits, pour regagner son âme ; Et si l'espoir en vain s'obstine à vous flatter, Songez ce qu'offre un Trône à qui peut y monter. Approchez-vous, Thésée, et perdez cette crainte. Pourquoi dans vos regards marquer tant de contrainte, Et m'aborder ainsi, quand rien ne vous confond, Le trouble dans les yeux, et la rougeur au front ? Un Héros tel que vous, à qui la gloire est chère, Quoi qu'il fasse, ne fait que ce qu'il voit à faire ; Et si ce qu'on m'a dit a quelque vérité, Vous cessez de m'aimer, je l'aurai mérité. Le changement est grand, mais il est légitime, Je le crois. Seulement apprenez-moi mon crime ; Et d'où vient qu'exposée à de si rudes coups, Ariane n'est plus ce qu'elle fut pour vous. Ah, pourquoi le penser ? Elle est toujours la même, Même zèle toujours suit mon respect extrême, Et le temps dans mon coeur n'affaiblira jamais Le pressant souvenir de ses rares bienfaits ; M'en acquitter vers elle est ma plus forte envie. Oui, Madame, ordonnez de mon Sang, de ma vie. Si la fin vous en plaît, le sort me sera doux Par qui j'obtiendrai l'heur de la perdre pour vous. Si quand je vous connus la fin eût pu m'en plaire, Le Destin la vouloir, je l'aurais laissé faire. Par moi, par mon amour, le Labyrinthe ouvert Vous fit fuir le trépas à vos regards offert ; Et quand à votre foi cet amour s'abandonne, Des serments de respect sont le prix qu'on lui donne ! Par ce soin de vos jours qui m'a fait tout quitter, N'aspirais-je à rien de plus qu'à me voir respecter ? Un service pareil veut un autre salaire. C'est le coeur, le coeur seul, qui peut y satisfaire. Il a seul pour mes voeux ce qui peut les borner, C'est lui seul... Je voudrais vous le pouvoir donner, Mais ce coeur malgré moi vit sous un autre empire, Je le sens à regret, je rougis à le dire ; Et quand je plains vos feux par ma flamme déçus, Je hais mon injustice, et ne puis rien de plus. Tu ne peux rien de plus ! Qu'aurais-tu fait, Parjure, Si quand tu vins du Monstre éprouver l'aventure, Abandonnant ta vie à ta seule valeur, Je me fusse arrêtée à plaindre ton malheur ? Pour mériter ce coeur qui pouvait seul me plaire, Si j'ai peu fait pour toi, que fallait-il plus faire ? Et que s'est-il offert que je pusse tenter, Qu'en ta faveur ma flamme ait craint d'exécuter ? Pour te sauver le jour dont la rigueur me prive, Ai-je pris à regret le nom de Fugitive ? La Mer, les vents, l'exil, ont-ils pu m'étonner ? Te suivre, c'était plus que me voir couronner. Fatigues, peines, maux, j'aimais tout pour leur cause. Dis-moi que non, ingrat, si ta lâcheté l'ose ; Et désavouant tout, éblouis-moi si bien, Que je puisse penser que tu ne me dois rien. Comment désavouer ce que l'honneur me presse De voir, d'examiner, de me dire sans cesse ? Si par mon changement je trompe votre choix, C'est sans rien oublier de ce que je vous dois. Ainsi joignez aux noms de Traître et de Parjure Tout l'éclat que produit la plus sanglante injure ; Ce que vous me direz n'aura point la rigueur Des reproches secrets qui déchirent mon coeur. Mais pourquoi, m'accusant, redoubler ces atteintes Madame, croyez-moi, je ne vaux pas vos plaintes. L'oubli, l'indifférence, et vos plus fiers mépris, De mon manque de foi doivent être le prix. À monter sur le Trône un grand Roi vous invite, Vengez-vous en l'aimant d'un Lâche qui vous quitte. Quoi qu'aujourd'hui pour moi l'inconstance ait de doux, Vous perdant pour jamais, je perdrai plus que vous. Quelle perte, grands Dieux, quand elle est volontaire ? Périsse tout, s'il faut cesser de t'être chère. Qu'ai-je à faire du Trône et de la main d'un Roi ? De l'Univers entier je ne voulais que toi. Pour toi, pour m'attacher à ta seule personne, J'ai tout abandonné, repos, gloire, Couronne ; Et quand ces mêmes biens ici me sont offerts, Que je puis en jouir, c'est toi seul que je perds. Pour voir leur impuissance à réparer ta perte, Je te suis, mène-moi dans quelque Île déserte, Où renonçant à tout, je me laisse charmer De l'unique douceur de te voir, de t'aimer. Là, possédant ton coeur, ma gloire est sans seconde. Ce coeur me sera plus que l'Empire du monde. Point de ressentiment de ton crime passé ; Tu n'as qu'à dire un mot, ce crime est effacé. C'en est fait, tu le vois, je n'ai plus de colère. Un si beau feu m'accable, il devrait seul me plaire ; Mais telle est de l'Amour la tyrannique ardeur... Va, tu me répondras des transports de mon coeur. Si ma flamme sur toi n'avait qu'un faible empire, Si tu la dédaignais, il fallait me le dire, Et ne pas m'engager par un trompeur espoir À te laisser sur moi prendre tant de pouvoir. C'est là, surtout, c'est là ce qui souille ta gloire. Tu t'es plu sans m'aimer à me le faire croire : Tes indignes serments sur mon crédule esprit... Quand je vous les ai faits, j'ai cru ce que j'ai dit. Je partais glorieux d'être votre conquête ; Mais enfin dans ces lieux poussé par la tempête, J'ai trop vu ce qu'à voir me conviait l'Amour, J'ai trop... Naxe te change ? Ah ! Funeste séjour ! Dans Naxe, tu le sais, un Roi, grand, magnanime, Pour moi dès qu'il me vit, prit une tendre estime, Il soumit à mes voeux et son Trône, et sa foi ; Quoi qu'il ait pu m'offrir, ai-je fait comme toi ? Si tu n'es point touché de ma douleur extrême, Rends-moi ton coeur, Ingrat, par pitié de toi-même. Je ne demande point quelle est cette Beauté Qui semble te contraindre à l'infidélité. Si tu crois quelque honte à la faire connaître, Ton secret est à toi ; mais qui qu'elle puisse être, Pour gagner ton estime, et mérité ta foi, Peut-être elle n'a pas plus de charmes que moi. Elle n'a pas du moins cette ardeur toute pure Qui m'a fait pour te suivre étouffer la Nature ; Ces beaux feux qui volant d'abord à ton secours, Pour te sauver la vie, ont exposé mes jours ; Et si de mon amour ce tendre sacrifice De ta légèreté ne rompt point l'injustice, Pour ce nouvel Objet, ne lui devant pas tant, Par où présumes-tu pouvoir être constant ? À peine ton hymen aura payé sa flamme, Qu'un violent remords viendra saisir ton âme. Tu ne pourras plus voir ton crime sans effroi ; Et qui sait ce qu'alors tu sentiras pour moi ? Qui sait par quel retour ton ardeur refroidie Te feras détester ta lâche perfidie ? Tu verras de mes feux les transports éclatants, Tu les regretteras, il ne sera plus temps. Ne précipite rien ; quelque amour qui t'appelle, Prends conseil de ta gloire avant qu'être infidèle. Vois Ariane en pleurs. Ariane autrefois Toute aimable à tes yeux méritait bien ton choix : Elle n'a point changé, d'où vient que ton coeur change ? Par un amour forcé qui sous ses lois me range. Je le crois comme vous ; le Ciel est juste, un jour Vous me verrez puni de ce perfide amour ; Mais à sa violence il faut que ma foi cède. Je vous l'ai déjà dit, c'est un mal sans remède. Ah, c'est trop, puisque rien ne te saurait toucher, Parjure, oublie un feu qui dût t'être si cher. Je ne demande plus que ta lâcheté cesse Je rougis d'avoir pu m'en souffrir la bassesse. Tire-moi seulement d'un séjour odieux, Où tout me désespère, où tout blesse mes yeux, Et pour faciliter ta coupable entreprise, Remène-moi, Barbare, aux lieux où tu m'as prise. La Crète, où pour toi seul je me suis fait haïr, Me plaira mieux que Naxe, où tu m'oses trahir. Vous remener en Crète ! Oubliez-vous, Madame, Ce qu'est pour vous un Père, et quel courroux l'enflamme ? Songez-vous quels ennuis vous y sont apprêtés ? Laisse-moi les souffrir, je les ai mérités ; Mais de ton faux amour les feintes concertées, Tes noires trahisons, les ai-je méritées ? Et ce qu'en ta faveur il m'a plu d'immoler, Te rend-il cette foi que tu veux violer ? Vaine et fausse pitié, quand ma mort peut te plaire ! Tu crains pour moi les maux que j'ai voulu me faire, Ces maux qu'ont tant hâtés mes plus tendres souhaits, Et tu ne trembles point de ceux que tu me fais ? N'espère pas pourtant éviter le supplice Que toujours après foi fait suivre l'injustice. Tu romps ce que l'Amour forma de plus beaux noeuds, Tu m'arraches le coeur, j'en mourrai, tu le veux. Mais quitte des ennuis où m'enchaîne la vie, Crois déjà, crois me voir, de ma douleur suivie, Dans le fond de mon âme armer, pour te punir, Ce qu'a de plus funeste un fatal souvenir, Et te dire d'un ton et d'un regard sévère, J'ai tout fait, tout osé pour t'aimer, pour te plaire. J'ai trahi mon Pays, et mon Père et mon Roi ; Cependant vois le prix, ingrat, que j'en reçois. Ah, si mon changement doit causer votre perte, Frappez, prenez ma vie, elle vous est offerte. Prévenez par ce coup le forfait odieux Qu'un amour trop aveugle... Ôte-toi de mes yeux. De ta constance ailleurs va montrer les mérites ; Je ne veux pas avoir l'affront que tu me quittes. Madame... Ôte toi, dis-je, et me laisse en pouvoir De te haïr autant que je le crois devoir. Il sort, Nérine. Hélas ! Qu'aurait fait sa présence, Qu'accroître de vos maux la triste violence ? M'avoir ainsi quittée, et partout me trahir ! Vous l'avez commandé. Devait-il obéir ! Que vouliez-vous qu'il fît ? Vous pressiez sa retraite Qu'il sût en s'emportant, ce que l'Amour souhaite, Et qu'à mon désespoir souffrant un libre cours, Il s'entendît chasser, et demeurât toujours. Quoi que sa trahison et m'accable et me tue, Au moins j'aurais joui du plaisir de sa vue. Mais il ne saurait plus souffrir la mienne. Ah Dieux ! As-tu vu quelle joie a paru dans ses yeux ? Combien il est sorti satisfait da ma haine ? Que de mépris ! Son crime auprès de vous le gêne, Madame, et n'ayant point d'excuse à vous donner, S'il vous fuit, j'y vois peu de quoi vous étonner. Il s'épargne une peine à peu d'autres égale. M'en voir trahie ! Il faut découvrir ma Rivale. Examine avec moi. De toute cette Cour Qui crois-tu la plus propre à donner de l'amour ? Est-ce Mégiste, AEglé, qui le rend infidèle ? De tout ce qu'il y voit Cyane est la plus belle, Il lui parle souvent ; mais pour m'ôter sa foi, Doit-elle être à ses yeux plus aimable que moi ? Vains et faibles appas qui m'aviez trop flattée, Voilà votre pouvoir, un Lâche m'a quittée ; Mais si d'un autre amour il se laisse éblouir, Peut-être il n'aura pas la douceur d'en jouir, Il verra ce que c'est que de me percer l'âme. Allons, Nérine, allons, je suis Amante et Femme ; Il veut ma mort, j'y cours : mais avant que mourir, Je ne sais qui des deux aura plus à souffrir. Un si grand changement ne peut trop me surprendre, J'en ai la certitude, et ne le puis comprendre. Après ce pur amour dont il suivait la loi Thésée à ce qu'il aime ose manquer de foi ? Dans la rigueur du coup, je ne vois qu'avec crainte Ce qu'au coeur d'Ariane il doit porter d'atteinte. J'en tremble ; et si tantôt lui peignant mon amour Je voulais être plaint, je la plains à son tour. Perdre un bien qui jamais ne permit d'espérance, N'est qu'un mal dont le temps calme la violence ; Mais voir un bel espoir tout à coup avorter, Passe tous les malheurs qu'on ait à redouter. C'est du courroux du Ciel la plus funeste preuve. Ariane, Seigneur, en fait la triste épreuve, Et si de ses ennuis vous n'arrêtez le cours, J'ignore, pour le rompre, où chercher du secours. Son coeur est accablé d'une douleur mortelle. Vous ne savez que trop l'amour que j'ai pour elle, Il veut, il offre tout ; mais hélas ! je crains bien Que cet amour ne parle, et qu'il n'obtienne rien. Si Thésée a changé, j'en serai responsable. C'est dans ma Cour qu'il trouve un autre Objet aimable, Et sans doute on voudra que je sois le garant De l'hommage inconnu que sa flamme lui rend. Je doute qu'Ariane, encor que méprisée, Veuille par votre hymen se venger de Thésée ; Et si ce changement vous permet d'espérer, Il ne faut pas, Seigneur, vous y trop assurer. Mais quoi qu'elle résolve après la perfidie Qui doit tenir pour lui sa flamme refroidie, Qu'elle accepte vos voeux, ou refuse vos soins, La gloire vous oblige à ne l'aimer pas moins. Vous lui pouvez toujours servir d'appui fidèle, Et c'est ce que je viens vous demander pour elle. Si le Crète vous force à d'injustes combats, Au courroux de Minos ne l'abandonnez pas. Vous savez les périls où sa fuite l'expose. Ah, pour l'en garantir, il n'est rien que je n'ose, Madame, et vous verrez mon Trône trébucher Avant que je néglige in intérêt si cher. Plût aux Dieux que ce soin la tînt seul inquiète ! Voyez dans quels ennuis ce changement la jette... Son visage vous parle, et sa triste langueur Vous fait lire en ses yeux ce que souffre son coeur. Madame, je ne sais si l'ennui qui vous touche Doit m'ouvrir pour vous plaindre, ou me fermer la bouche. Après les sentiments que j'ai fait voir pour vous, Je dois, quoi qui vous blesse, en partager les coups ; Mais si j'ose assurer que jusqu'au fond de l'âme Je sens le changement qui trompe votre flamme, Que je le mets au rang des plus noirs attentats, J'aime, il m'ôte un Rival, vous ne me croirai pas. Il est certain pourtant, et le Ciel qui m'écoute M'en sera le témoin, si votre coeur en doute, Que si de tout mon sang je pouvais racheter Ce que... Cessez, Seigneur, de me le protester. S'il dépendait de vous de me rendre Thésée, La gloire y trouverait votre âme disposée, Je le crois de ce coeur qui sut tout m'immoler ; Aussi veux-je avec vous ne rien dissimuler. J'aimai, Seigneur ; après mon infortune extrême Il me serait honteux de dire encor que j'aime. Ce n'est pas que le coeur qu'un vrai mérite émeut, Cesse d'être sensible au moment qu'il le veut. Le mien fut à Thésée, et je l'en croyais digne. Ses vertus à mes yeux étaient d'un prix insigne, Rien ne brillait en lui que de grand, de parfait, Il feignait de m'aimer, je l'aimais en effet ; Et comme d'une foi qui sert à me confondre, Ce qu'il doit à ma flamme ont lieu de me répondre Malgré l'ingratitude ordinaire aux Amants, D'autres que moi peut-être auraient cru ses serments Je m'immolais entière à l'ardeur d'un pur zèle ; Cet effort valait bien qu'il fût toujours fidèle. Sa perfidie enfin n'a plus rien de secret, Il la fait éclater, je la vois à regret. C'est d'abord un ennui qui ronge, qui dévore, J'en ai déjà souffert, j'en puis souffrir encore ; Mais quand à n'aimer plus un grand coeur se résout, Le vouloir, c'est assez pour en venir à bout. Quoi qu'un pareil triomphe ait de dur, de funeste, On s'arrache à soi-même, et le temps fait le reste. Voilà l'état, Seigneur, où ma triste raison A mis enfin mon âme après sa trahison. Vous avez su tantôt par un aveu sincère Que sans lui votre amour eût eu de quoi me plaire, Et que mon coeur touché du respect de vos feux, S'il ne m'eût pas aimée, eût accepter vos voeux. Puisqu'il me rend à moi, je vous tiendrai parole ; Mais après ce qu'il faut que ma gloire s'immole, Écoutant un amour et si tendre, et si doux ; Je ne vous réponds pas d'en prendre autant pour vous. Ce sont des traits de feu que le temps seul imprime. J'ai pour votre vertu la plus parfaite estime ; Et pour être en état de remplir votre espoir, Cette estime suffit à qui sait son devoir. Ah, pour la mériter, si le plus pur hommage... Seigneur, dispensez-moi d'en ouïr davantage. J'ai tous les sens encor de trouble embarrassés, Ma main dépend de vous, ce vous doit être assez ; Mais pour vous la donner, j'avouerai ma faiblesse. J'ai besoin qu'un Ingrat pour son hymen m'en presse. Tant que je le verrais en pouvoir d'être à moi, Je prétendrais en vain disposer de ma foi. Un feu bien allumé ne s'éteint qu'avec peine. Le Parjure Thésée a mérité ma haine, Mon coeur veut être à vous, et ne peut mieux choisir ! Mais s'il me voit, me parle, il peut s'en ressaisir. L'Amour par le remords aisément se désarme, Il ne faut quelquefois qu'un soupir, qu'une larme, Et du plus fier courroux quoi qu'on se soit promis, On ne tient pas longtemps contre un Amant soumis. Ce sont vos intérêts. Que sans m'en vouloir croire, Thésée à ses désirs abandonne sa gloire ; Dès que d'un autre Objet je le verrai l'époux, Si vous m'aimez encor, Seigneur, je suis à vous. Mon coeur de votre hymen se fait un heur suprême, Et c'est ce que je veux lui déclarer moi-même. Qu'on le fasse venir, allez Nérine. Ainsi De mon coeur, de ma foi, n'ayez aucun souci ; Après ce que j'ai dit, vous en êtes le maître. Ah, Madame, par où puis-je assez reconnaître... Seigneur, un peu de trêve ; en l'état où je suis, J'ai comblé votre espoir, c'est tout ce que je puis. Ce retour me surprend. Tantôt contre Thésée Du plus ardent courroux vous étiez embrasée, Et déjà la raison a calmé ce transport ? Que ferais-je, ma Soeur ? C'est un Arrêt du Sort. Thésée a résolu d'achever son parjure, Il veut me voir souffrir, je me tais, et j'endure. Mais vous répondez-vous d'oublier aisément Ce que sa passion eut pour vous de charmant ? D'avoir à d'autres voeux un coeur si peu contraire, Que... Je n'ai rien promis que je ne veuille faire. Qu'il s'engage à l'hymen, j'épouserai le Roi. Quoi ? Par votre aveu même il donnera sa foi ; Et lorsque son amour a tant reçu du vôtre, Vous le verrez sans peine entre les bras d'une autre ? Entre les bras d'une autre ! Avant ce coup, ma Soeur, J'aime, je suis trahie, on connaîtra mon coeur. Tant de périls bravés, tant d'amour, tant de zèle, M'auront fait mériter les soins d'un Infidèle, À ma honte partout ma flamme aura fait bruit, Et ma lâche Rivale en cueillera le fruit ? J'y donnerai bon ordre. Il faut pour la connaître Empêcher, s'il se peut, ma fureur de paraître. Moins l'amour outragé fait voir d'emportement, Plus quand le coup approche, il frappe sûrement. C'est par là qu'affectant une douleur aisée, Je feins de consentir à l'hymen de Thésée ; À savoir son secret j'intéresse le Roi. Pour l'apprendre, ma Soeur, travaillez avec moi, Car je ne doute point qu'une amitié sincère Contre sa trahison n'arme votre colère, Que vous ne ressentiez tout ce que sent mon coeur. Madame, vous savez... Je vous connais, ma Soeur. Aussi c'est seulement en vous ouvrant mon âme, Que dans son désespoir je soulage ma flamme. Que de projets trahis ! Sans cet indigne abus J'arrêtais votre hymen avec Pirithoüs, Et de mon amitié cette marque nouvelle Vous doit faire encor plus haïr mon Infidèle. Sur le bruit qu'aura fait son changement d'amour, Sachez adroitement ce qu'on dit à la Cour. Voyez AEglé, Mégiste, et parlez d'Ariane ; Mais surtout prenez soin d'entretenir Cyane, C'est elle qui d'abord a frappé mon esprit. Vous savez que l'Amour aisément se trahit. Observez ses regards, son trouble, son silence. J'y prends trop d'intérêt pour manquer de prudence. Dans l'ardeur de venger tant de droits violés, C'est donc cette Rivale à qui vous en voulez ? Pour porter sur l'Ingrate un coup vraiment terrible, Il faut frapper par là, c'est un endroit sensible. Vous-même jugez-en. Elle me fait trahir, Par elle je perds tout, la puis-je assez haïr ? Puis-je assez consentir à tout ce que la rage M'offre de plus sanglant pour venger mon outrage ? Rien après ce forfait ne me doit retenir, Ma Soeur, il est de ceux qu'on ne peut trop punir. Si Thésée oubliant une amour ordinaire, M'avait manqué de foi dans la Cour de mon Père, Quoi que pût le dépit en secret ordonner, Cette infidélité serait à pardonner. Ma Rivale, dirais-je, a pu sans injustice D'un coeur qui fut à moi chérir le sacrifice. La douceur d'être aimée ayant touché le sien, Elle a dû préférer son intérêt au mien. Mais Étrangère ici, pour l'avoir osé croire, J'ai sacrifié tout, jusqu'au soin de ma gloire ; Et pour ce qu'a quitté ma trop crédule foi, Je n'avais que ce coeur que je croyais à moi. Je le perds, on me l'ôte ; il n'est rien que n'essaye La fureur qui m'anime, afin qu'on me le paye. J'en mettrai haut le prix, c'est à lui d'y penser. Ce revers est sensible, il faut le confesser. Mais quand vous connaîtrez celle qu'il vous préfère, Pour venger votre amour, que prétendez-vous faire ? L'aller trouver, la voir, et de ma propre main Lui mettre, lui plonger un poignard dans le sein. Mais pour mieux adoucir les peines que j'endure, Je veux porter le coup aux yeux de mon Parjure, Et qu'en son coeur les miens pénètrent à loisir Ce qu'aura de mortel son affreux déplaisir. Alors ma passion trouvera de doux charmes À jouir de ses pleurs comme il fait de mes larmes. Alors il me dira, si se voir lâchement Arracher ce qu'on aime, est un léger tourment. Mais sans l'autoriser à vous être infidèle, Cette Rivale a pu le voir brûler pour elle Elle a peine à ses voeux peut-être consentir. Point de pardon, ma Soeur, il fallait m'avertir. Son silence fait voir qu'elle a part au parjure. Enfin il faut du sang pour laver mon injure. De Thésée, il est vrai, je puis percer le coeur ; Mais si je m'y résous, vous n'avez plus de Soeur. Vous aurez beau vouloir que mon bras se retienne, Tout perfide qu'il est, ma mort suivra la sienne, Et sur mon propre sang l'ardeur de nous unir Me le fera venger aussitôt que punir. Non, non, un sort trop doux suivrait sa perfidie, Si mes ressentiments se bornaient à sa vie. Portons, portons plus loin l'ardeur de l'accabler, Et donnons, s'il se peut, aux Ingrats à trembler. Vous figurez-vous bien son désespoir extrême, Quand dégoûtante encor du sang de ce qu'il aime, Ma main offerte au Roi dans ce fatal instant Bravera jusqu'au bout la douleur qui l'attend ? C'est en vain de son coeur qu'il croit m'avoir chassé ; Je n'y suis pas peut-être encor toute effacée, Et ce sera de quoi mieux combler son ennui, Que de vivre à ses yeux pour un autre que lui. Mais pour aimer le Roi, vous sentez-vous dans l'âme... Et le moyen, ma Soeur, qu'un autre Objet m'enflamme ? Jamais, soit qu'on se trompe, ou réussisse au choix, Les fortes passions ne touchent qu'une fois. Ainsi l'hymen du Roi me tiendra lieu de peine ; Mais je dois à mon coeur cette cruelle gêne. C'est lui qui m'a fait prendre un trop indigne amour, Il m'a trahie ; il faut le trahir à mon tour. Oui, je le punirai de n'avoir pu connaître Qu'en parlant pour Thésée, il parlait pour un Traître, D'avoir... Mais le voici. Contraignons-nous si bien, Que de mon artifice il ne soupçonne rien. Enfin à la raison mon courroux rend les armes ; De l'Amour aisément on ne vainc pas les charmes. Si c'était un effort qui dépendît de nous, Je regretterais moins ce que je perds en vous. Il vous force à changer, il faut que j'y consente. Au moins c'est de vos soins une marque obligeante, Que par ces nouveaux feux ne pouvant être à moi, Vous preniez intérêt à me donner au Roi. Son Trône est un appui qui flatte ma disgrâce ; Mais ce n'est que par vous que j'y puis prendre place. Si l'infidélité ne vous peut étonner, J'en veux avoir l'exemple, et non pas le donner. C'est peu qu'aux yeux de tous vous brûliez pour une autre. Tout ce que peut ma main, c'est d'imiter la vôtre, Lorsque par votre hymen m'ayant rendu ma foi, Vous m'aurez mise en droit de disposer de moi. Pour me faire jouir des biens qu'on me prépare, C'est à vous de hâter le coup qui nous sépare. Votre intérêt le veut encor plus que le mien. Madame, je n'ai pas... Ne me répliquez rien. Si ma perte est un mal dont votre coeur soupire, Vos remords trouveront le temps de me le dire ; Et cependant ma Soeur qui peut vous écouter, Saura ce qu'il vous reste encor à consulter. Le Ciel à mon amour serait-il favorable, Jusqu'à rendre sitôt Ariane exorable ? Madame, quel bonheur qu'après tant de soupirs Je pusse sans contrainte expliquez mes désirs, Vous peindre en liberté ce que pour vous m'inspire... Renfermez-le, de grâce, et craignez d'en trop dire. Vous voyez que j'observe, avant que vous parler, Qu'aucun témoin ici ne se puisse couler. Un grand calme à vos yeux commence de paraître, Tremblez, Prince, tremblez, l'orage est prêt de naître. Tout ce que vous pouvez vous figurer d'horreur Des violents projets de l'Amour en fureur, N'est qu'un faible crayon de la secrète rage Qui possède Ariane, et trouble son courage. L'aveu qu'à votre hymen elle semble donner, Vers le piège tendu cherche à vous entraîner. C'est par là qu'elle croit découvrir sa Rivale ; Et dans les vifs transports que sa vengeance étale, Plus le sang nous unit, plus son ressentiment, Quand je serai connue, aura d'emportement. Rien ne m'en peut sauver, ma mort est assurée. Tout à l'heure avec moi sa haine l'a jurée, J'en ai reçu l'Arrêt. Ainsi le fort amour Souvent, sans le savoir, mettant sa flamme au jour, Mon sang doit s'apprêter à laver son outrage. Vous l'avez voulu, Prince, achevez votre ouvrage. À quoi que son courroux puisse être disposé, Il est pour s'en défendre un moyen bien aisé. Ce calme qu'elle affecte afin de me surprendre, Ne me fait que trop voir ce que j'en dois attendre. La foudre gronde, il faut vous mettre hors d'état D'en ouïr la menace, et d'en craindre l'éclat. Fuyons d'ici, Madame, et venez dans Athènes, Par un heureux hymen, voir la fin de nos peines. J'ai mon Vaisseau tout prêt. Dès cette même nuit Nous pouvons de ces lieux disparaître sans bruit. Quand même pour vos jours nous n'aurions rien à craindre, Assez d'autres raisons nous y doivent contraindre. Ariane forcée à renoncer à moi, N'aura plus de prétexte à refuser le Roi. Pour son propre intérêt il faut s'éloigner d'elle. Et qui me répondra que vous serez fidèle ? Ma foi, que ni le temps, ni le Ciel en courroux... Ma Soeur l'avait reçue en fuyant avec vous. L'emmener avec moi fut un coup nécessaire. Il fallait la sauver de la fureur d'un Père, Et la reconnaissance eut part seule aux serments Par qui mon coeur du sien paya les sentiments. Ce coeur violenté n'aimait qu'avec étude ; Et quand il entrerait un peu d'ingratitude Dans ce manque de foi qui vous semble odieux, Pourquoi me reprocher un crime de vos yeux ? L'habitude à les voir me fit de l'inconstance Une nécessité dont rien ne me dispense ; Et si j'ai trop flatté cette crédule Soeur, Vous en êtes complice aussi bien que mon coeur. Vous voyant auprès d'elle, et mon amour extrême Ne pouvant avec vous s'expliquer par vous-même, Ce que je lui disais d'engageant et de doux, Vous ne saviez que trop qu'il s'adressait à vous. Je n'examinais point en vous ouvrant mon âme, Si c'était d'Ariane entretenir la flamme. Je songeais seulement à vous marquer ma foi, Je me faisais entendre, et c'était tout pour moi. Dieux, qu'elle en souffrira ! Que d'ennuis ! Que de larmes ! J'en sens naître en mon coeur les plus rudes alarmes. Il voit avec horreur ce qui doit arriver, Cependant j'ai trop fait pour ne pas achever. Ces foudroyants regards, ces accablants reproches, Dont par son désespoir je vois les coups si proches, Pour moi, pour une Soeur, sont plus à redouter Que cette triste mort qu'elle croit m'apprêter. Elle a su votre amour, elle saura le reste. De ses pleurs, de ses cris, fuyons l'éclat funeste, Je vois bien qu'il le faut, mais las ! Vous soupirez ? Oui, Prince, je veux trop ce que vous désirez. Elle se fie à moi cette Soeur, elle m'aime, C'est une ardeur sincère, une tendresse extrême, Jamais son amitié ne me refusa rien. Pour l'en récompenser je lui vole son bien, Je l'expose aux rigueurs du sort le plus sévère, Je la tue, et c'est vous qui me le faites faire. Pourquoi vous ai-je aimé ? Vous en repentez-vous ? Je ne sais ; pour mon coeur il n'est rien de plus doux, Mais vous le remarquez, ce coeur tremble, soupire, Et perdant uns Soeur, si j'ose encor le dire, Vous la laissez dans Naxe en proie à ses douleurs, Votre légèreté me peut laisser ailleurs. Qui voudra plaindre alors les ennuis de ma vie Sur l'exemple éclatant d'Ariane trahie ? Je l'aurai bien voulu, mais c'en est fait, partons. En vain... Le temps se perd quand nous en consultons. Si vous blâmez la crainte où ce soupçon me livre, J'en répare l'outrage, en m'offrant à vous suivre. Puisqu'à ce grand effort ma flamme se résout, Donnez l'ordre qu'il faut, je serai prête à tout. Un peu plus de pouvoir, Madame, sur vous-même. À quoi sert ce transport, ce désespoir extrême ? Vous avez dans un trouble à nul autre pareil Prévenu ce matin le lever du Soleil. Dans le Palais errante, interdite, abattue, Vous avez laissé voir la douleur qui vous tue. Ce ne sont que soupirs, que larmes, que sanglots. On me trahit, Nérine, où trouver du repos ? Quoi, ce parfait amour dont mon âme ravie Ne croyait voir la fin qu'en celle de ma vie, Ces feux, ces tendres feux pour moi trop allumés, Dans le coeur d'un Ingrat sont déjà consumés ? Thésée avec plaisir a pu les voir éteindre, Ma mort n'est qu'un malheur qui ne vaut pas le craindre. Et ce parjure Amant qui se rit de ma foi, Quoi qu'il vive toujours, ne vivra plus pour moi ? Que fait Pirithoüs ? Viendra-t-il ? Oui, Madame, Je l'ai fait avertir. Quels combats dans mon âme ! Pirithoüs viendra ; mais ce transport jaloux Qu'attend-il de sa vue, et que lui direz-vous ? Dans l'excès étonnant de mon cruel martyre, Hélas ! Demandes-tu ce que je pourrai dire ? Dût ma douleur sans cesse avoir le même cours, Se plaint-on trop souvent de ce qu'on sent toujours ? Tu dis donc qu'hier au soir chacun avec murmure Parlait diversement de ma triste aventure ? Que la jeune Cyane est celle que l'on croit Que Thésée... On la nomme à cause qu'il la voit, Mais qu'en pouvoir juger ? Il voit Phèdre de même, Et cependant, Madame, est-ce Phèdre qu'il aime ? Que n'a-t-il pu l'aimer ? Phèdre l'aurait connu, Et par là mon malheur eût été prévenu. De sa flamme par elle aussitôt avertie, Dans sa première ardeur je l'aurais amortie. Par où vaincre d'ailleurs les rebuts de ma Soeur ? En vain il aurait cru pouvoir toucher son coeur, Je le sais ; mais enfin quand un Amant sait plaire, Qui consent à l'ouïr peut l'aimer, et se taire. Je soupçonnerais Phèdre, elle de qui les pleurs Semblaient en s'embarquant présager nos malheurs ? Avant que la résoudre à seconder ma fuite, À quoi pour la gagner ne fus-je pas réduite ? Combien de résistance et d'obstinés refus ? Vous n'avez rien, Madame, à craindre là-dessus. Je connais sa tendresse, elle est pour vous si forte, Qu'elle mourrait plutôt... Je veux la voir, n'importe. Va, fais-lui promptement savoir que je l'attends. Dis-lui que le sommeil l'arrête trop longtemps, Que je sens ma douleur croître par son absence. Qu'elle est heureuse, hélas ! dans son indifférence ! Son repos n'est troublé d'aucun mortel souci. Pirithoüs paraît, fais-la venir ici. Et bien ? Puis-je accepter la main qui m'est offerte ? Le Roi sur s'empresse-t-il à réparer ma perte, Et pour me laisser libre à payer son amour, De l'hymen de Thésée a-t-il choisi le jour ? Le Roi sur ce projet entretint hier Thésée, Mais il trouva son âme encor mal disposée. Il est pour les Ingrats de rigoureux instants, Thésée en fit l'épreuve, et demanda du temps. Différer d'être heureux après son inconstance, C'est montrer en aimant bien peu d'impatience ; Et ce nouvel Objet dont son coeur est épris, Y doit pour son amour croire trop de mépris. Pour moi, je l'avouerai, sa trahison me fâche ; Mais puisqu'en me quittant il lui plaît d'être lâche, Si je dois être au Roi, je voudrais que sa main Eût pu déjà fixer mon destin incertain. L'irrésolution m'embarrasse et me gêne. Si l'on m'avait dit vrai, vous seriez hors de peine ; Mais, Madame, je puis être mal averti. Et de quoi, Prince ? On dit que Thésée est parti. Par là vous seriez libre. Ah, que viens-je d'entendre ? Il est parti, dit-on ? Ce bruit doit vous surprendre. Il est parti ! Le Ciel me trahirait toujours ! Mais non ; que deviendraient ses nouvelles amours ? Ferait-il cet outrage à l'Objet qui l'enflamme ? L'abandonnerait-il ? Je ne sais ; mais, Madame, Un vaisseau cette nuit s'est échappé du Port. Ce n'est pas lui sans doute, on le soupçonne à tort. Peut-être est-il parti sans que le Roi le sache ? Sans que Pirithoüs à qui rien ne se cache, Sans qu'enfin... Mais de quoi me voudrais-je étonner ? Que ne peut-il faire ? Il m'ose abandonner, Oublier un amour, qui toujours trop fidèle M'oblige encor pour lui... Que fait ma Soeur ? Vient-elle ? Avec quelle surprise elle va recevoir La nouvelle d'un coup qui confond mon espoir ! D'un coup par qui ma haine à languir est forcée ! Madame, j'ai longtemps... Où l'as-tu donc laissé ? Parle. De tous côtés j'ai couru vainement, On ne la trouve point dans son appartement. On ne la trouve point ! Quoi, si matin ! Je tremble Tant de maux à mes yeux viennent s'offrir ensemble, Que stupide, égarée, en ce trouble importun, De crainte d'en trop voir, je n'en regarde aucun. N'as-tu rien ouï dire ? On parle de Thésée. On veut que cette nuit voyant la fuite aisée... Ô nuit ! Ô trahison dont la double noirceur Passe tout... Mais pourquoi m'alarmer de ma Soeur ? Sa tendresse pour moi, l'intérêt de sa gloire, Sa vertu, tout enfin me défend de rien croire. Cependant contre moi quand tout prend son parti, Elle ne paraît point, et Thésée est parti. Qu'on la cherche ; c'est trop languir dans ce supplice, Je m'en sens accablée, il est temps qu'il finisse. Quoique mon coeur rejette un doute injurieux, Il a besoin, ce coeur, du secours de mes yeux. La moindre inquiétude est trop tard apaisée. Seigneur, je vous apporte un Billet de Thésée. Donnez, je le verrai. Par qui l'a-t-on reçu ? D'où l'a-t-on envoyé ? Qu'a-t-on fait ? Qu'a-t-on su ? Il est parti, Nérine. Ah, trop funeste marque ! On vient de voir au Port arriver une Barque. C'est de là qu'est venu le Billet que voici. Lisons, mon amour tremble à se voir éclairci. Pardonnez une fuite où l'Amour me condamne ; Je pars sans vous en avertir. Phèdre du même amour n'a pu se garantir, Elle fuit avec moi ; prenez soin d'Ariane. Prenez soin d'Ariane ! Il viole sa foi, Ma désespère, et veut qu'on prenne soin de moi. Madame, en vos malheurs qui font peine à comprendre... Laissez-moi, je ne veux vous voir, ni vous entendre. C'est vous, Pirithoüs, dont le funeste abord, Toujours fatal pour moi, précipite ma mort. J'ignore... Allez au Roi porter cette nouvelle. Nérine me demeure, il me suffira d'elle. D'un départ si secret le Roi sera surpris. Sans son ordre Thésée eût-il rien entrepris ? Son aveu l'autorise, et de ses injustices Le Roi, vous, et les Dieux, vous êtes tous complices. Ah, Nérine ! Madame, après ce que je vois, Je l'avoue, il n'est plus ni d'honneur, ni de foi. Sur les plus saints devoirs l'Injustice l'emporte. Que de chagrins ! Tu vois, ma douleur est si forte, Que succombant aux maux qu'on me fait découvrir, Je demeure insensible à force de souffrir. Enfin d'un fol espoir je suis désabusée ; Pour moi, pour mon amour, il n'est plus de Thésée. Le temps au repentir aurait pu le forcer ; Mais c'en est fait, Nérine, il n'y faut plus penser. Hélas ! Qui l'aurait cru, quand son injuste flamme Par l'ennui de le perdre accablait tant mon âme, Qu'en ce terrible excès de peine et de douleurs Je ne connusse encor que mes:moindres malheurs ? Une Rivale au moins pour soulager ma peine M'offrait en la perdant de quoi plaire à ma haine. Je promettais son sang à mes bouillants transports ; Mais je trouve à briser les liens les plus forts, Et quand dans une Soeur après ce noir outrage Je découvre en tremblant la cause de ma rage, Ma Rivale et mon Traître, aidés de mon erreur, Triomphe par leur fuite, et brave ma fureur. Nérine, entres-tu bien, lorsque le Ciel m'accable, Dans tout ce qu'a mon sort d'affreux, d'épouvantable ? La Rivale sur qui tombe cette fureur, C'est à Phèdre, cette Phèdre à qui j'ouvrais mon coeur. Quand je lui faisais voir ma peine sans égale, Que j'en marquais l'horreur, c'était à ma Rivale. La Perfide abusant de ma tendre amitié, Montrait de ma disgrâce une fausse pitié, Et jouissant des maux que j'aimais à lui peindre, Elle en était la cause, et feignait de me plaindre. C'est là mon désespoir ; pour avoir trop parlé, Je perds ce que déjà je tenais immolé ; Je l'ai portée à fuir, et par mon imprudence Moi-même je me suis dérobé ma vengeance. Dérobé ma vengeance ! À quoi pensai-je ? Ah Dieux ! L'Ingrate ! On la verrait triompher à mes yeux ! C'est trop de patience en de si rudes peines. Allons, partons, Nérine, et volons vers Athènes. Mettons un prompt obstacle à ce qu'on lui promet ; Elle n'est pas encor où son espoir la met. Sa mort, sa seule mort, mais une mort cruelle... Calmez cette douleur, où vous emporte-t-elle ? Madame, songez-vous que tous ces vains projets Par l'éclat de vos cris s'entendent au Palais ? Qu'importe que partout mes plaintes soient ouïes ! On connaît, on a vu des Amantes trahies, À d'autres quelquefois on a manqué de foi, Mais, Nérine, jamais il n'en fut comme moi. Par cette tendre ardeur dont j'ai chéri Thésée, Avais-je mérité de m'en voir méprisée ? De tout ce que j'ai fait considère le fruit. Quand je suis pour lui seul, c'est moi seule qu'il fui700t. Pour lui seul je dédaigne une Couronne offerte ; En séduisant ma Soeur, il conspire ma perte. De ma foi chaque jour ce sont gages nouveaux, Je le comble de biens ; il m'accable de maux, Et par une rigueur jusqu'au bout poursuivie, Quand j'empêche sa mort, il m'arrache la vie. Après l'indigne éclat d'un procédé si noir, Je ne m'étonne plus qu'il craigne de me voir. La honte qu'il en a lui fait fuir ma rencontre ; Mais enfin à mes yeux il faudra qu'il se montre. Nous verrons s'il tiendra contre ce qu'il me doit, Mes larmes parleront ; c'en est fait, s'il les voit. Ne les contraignons plus, et par cette faiblesse De son coeur étonné surprenons la tendresse. Ayant à mon amour immolé ma raison, La peur d'en faire trop serait hors de saison. Plus d'égard à ma gloire ; approuvée, ou blâmée, J'aurai tout fait pour moi, si je demeure aimée. Mais à quel lâche espoir mon trouble me réduit ? Si j'aime encor Thésée, oubliai-je qu'il fuit ? Peut-être en ce moment aux pieds de ma Rivale Il rit des vains projets où mon coeur se ravale. Tous deux peut-être... Ah Ciel ! Nérine, empêche-moi D'ouïr ce que j'entends, de voir ce que je vois. Leur triomphe me tue, et toute possédée De cette assassinante et trop funeste idée, Quelques bras que contre eux ma haine puisse unir, Je souffre plus encor qu'elle ne peut punir. Je ne viens point, Madame, opposer à vos plaintes, De faux raisonnements, ou d'injustes contraintes ; Je viens vous protester que tout ce qu'en ma Cour... Je sais ce que je dois, Seigneur, à votre amour. Je connais même à quoi ma parole m'engage ; Mais... À vos déplaisirs épargnons cette image, Vous répondriez mal d'un coeur... Comment, hélas ! Répondrais-je de moi ? Je ne me connais pas. Si du secours du temps ma foi favorisée Pour mériter qu'un jour vous oubliiez Thésée... Si j'oubliais Thésée ? Ah Dieux, mon lâche coeur Nourrirait pour Thésée une honteuse ardeur ! Thésée encor sur moi garderait quelque empire ! Je dois haïr Thésée, et voudrais m'en dédire ! Oui, Thésée à jamais sentira mon courroux ; Et si c'est pour vos voeux quelque chose de doux, Je jure par les Dieux, par ces Dieux qui peut-être S'uniront avec moi pour me venger d'un Traître, Que j'oublierai Thésée, et que pour m'émouvoir, Remords, larmes, soupirs, manqueront de pouvoir. Madame, si j'osais... Non, parjure Thésée, Ne crois pas que jamais je puisse être apaisée. Ton amour y ferait des efforts superflus. Le plus grand de mes maux est de ne t'aimer plus ; Mais après ton forfait, ta noire perfidie, Pourvu qu'à te gêner le remords s'étudie, Qu'il te livre sans cesse à de secrets Bourreaux, C'est peu pour m'étonner que le plus grand des maux, J'ai trop gémi, j'ai trop pleuré tes injustices, Tu m'as bravée ; il faut qu'à ton tour tu gémisses. Mais quelle est mon erreur ? Dieux, je menace en l'air. L'Ingrat se donne ailleurs quand je crois lui parler. Il goûte la douceur de ses nouvelles chaînes. Si vous m'aimez, Seigneur, suivons-le dans Athènes. Avant que ma Rivale y puisse triompher, Partons ; portons-y plus que la flamme et le fer. Que par vous la Perfide entre mes mains livrée Puisse voir ma fureur de son sang enivrée. Par ce terrible éclat signalez ce grand jour, Et méritez ma main en vengeant mon amour. Consultons-en le temps, Madame, et s'il faut faire... Le temps ! Mon désespoir souffre-t-il qu'on diffère ? Puisque tout m'abandonne, il est pour mon secours Une plus sûre voie, et des moyens plus courts. Tu m'arrêtes, cruel ? Que faites-vous, Madame ? Soutiens-moi, je succombe aux transports de mon âme. Si dans mes déplaisirs tu veux me secourir, Ajoute à ma faiblesse, et me laisse mourir. Elle semble pâmer. Qu'on la secoure, vite. Sa douleur est un mal qu'un prompt remède irrite ; Et c'en serait sans doute accroître les efforts, Qu'opposer quelque obstacle à ses premiers transports.
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Donne à Roger des bornes à ton zèle, Tes soupçons lui font tort, il n'est point infidèle. Trop d'amour m'a toujours répondu de sa foi, Pour le croire touché d'une autre que de moi. Même ardeur à tous deux nous rend l'âme constante, En quelque lieu qu'il soit, il aime Bradamante, Et sensible au malheur qui m'accable aujourd'hui, Il soupire pour moi comme je fais pour lui. La valeur de Roger aux plus fiers redoutable, Pour vous toute Guerrière a pu le rendre aimable, Mais de vos sens séduits c'est trop croire l'erreur, Que de le préférer au Fils d'un Empereur. Constantin vous offrant l'Empire de la Grèce, Méritait pour ce fils toute votre tendresse ; Il vous l'a demandée, et ses Ambassadeurs Ont longtemps combattu vos injustes froideurs. Cependant c'est en vain que Léon vient en France, Qu'il rend toute la Cour témoin de sa constance, Vous dédaignez ses voeux, et les lois du devoir Pour vous faire obéir demeurent sans pouvoir. Qu'a donc fait ce Roger de si digne de plaire, Qu'au Diadème, à tout, votre amour le préfère ? Par quels soins, quels devoirs a-t-il pu vous charmer ? Il m'aime, et c'est assez pour me le faire aimer, Mille et mille vertus, dont l'éclat l'environne, L'emportent sur celui dont brille une Couronne. Pour un coeur noble et grand, la gloire a des appas Que sans un nom fameux le plus haut rang n'a pas. Mais Aimon votre père à cet amour s'oppose ? Cet amour, je l'avoue, à son courroux m'expose, Mais lorsque autorisés à disposer de moi, Mes frères à Roger engagèrent ma foi, Satisfait de leur choix, il l'apprit sans colère ; Et parce que Léon met ses soins à me plaire, Qu'il m'offre un Diadème, il faut, pour l'accepter, Trahir mille serments que je dois respecter ? De cette lâcheté mon coeur est incapable. Où l'amour est parfait, l'inconstance est blâmable, Mais je voudrais savoir par où vous présumez Que vous êtes aimée autant que vous aimez. Roger qui par Léon voit traverser sa flamme, S'abandonne aux fureurs qui possèdent son âme. Il part, il doit en Grèce aller sur son rival Jusqu'au milieu des siens porter le coup fatal. Cependant ce Roger qu'on veut qui vous adore, Cache ce qu'il devient, et Léon vit encore. Cruelle, n'ai-je point d'assez vives douleurs ? Quel plaisir te fais-tu de voir couler mes pleurs ? Roger... Ah, quel surcroît aux maux dont je soupire ! Sans doute il ne vit plus puisque Léon respire ; C'est en vain que je cherche à douter de son sort, Les jours de son rival m'assurent de sa mort. Elle aurait fait éclat ; jamais un long silence D'un Guerrier tel que lui n'a trahi l'espérance. S'il meurt, c'est en Héros qu'il termine ses jours, Mais croyez-moi, Madame, il suit d'autres amours, Et tâche de cacher dans une obscure vie, La honte qu'il se fait de vous avoir trahie. Sans cela, pensez-vous qu'il vous pût oublier ? Il sait ce qu'en tous lieux on a fait publier, Que qui pourra sur vous remporter la victoire Du nom de votre époux doit espérer la gloire. Tantôt contre Léon le champ doit être ouvert. Pourquoi ne prendre pas un diadème offert, Et vouloir nous réduire aux mortelles alarmes Que nous donne pour vous le sort douteux des armes ? Vous pouvez y périr, Léon est renommé. Je le sais, son courage est partout estimé, Mais à ce que je suis ta crainte fait injure, Je combats pour Roger, la victoire m'est sûre, Et ce bras, toujours prêt à soutenir ma foi, Fera voir que lui seul était digne de moi. Si je ne craignais pas... Mais Léon qui s'avance Mieux que moi là-dessus vous dira ce qu'il pense. Madame, permettez pour la dernière fois Que je me plaigne à vous de vos injustes lois. Plus je touche au moment où j'y dois satisfaire, Plus je sens que mon coeur à moi-même est contraire. Pour lui votre conquête est le plus grand des biens ; Mais quand je m'y prépare, il en hait les moyens, Et confus dans ses voeux qu'il approuve et rejette, Voulant vous acquérir, il craint ce qu'il souhaite. Non qu'un combat l'étonne ; il sait trop de quel prix Est l'adorable objet dont on le voit épris. Viennent tous ces Guerriers, dont la haute vaillance A rempli l'Univers du renom de la France. Qu'ils m'osent disputer le nom de votre époux, Ferme, et sans m'étonner, je les attendrai tous, Et pour en triompher, malgré leur avantage, Il suffit que l'amour seconde mon courage. Mais ce même courage, intrépide aux combats, Où contre mes Rivaux je laisse agir mon bras, Ce courage si ferme, et que rien n'épouvante, Frémit, se laisse abattre au nom de Bradamante, Il se rend, il lui cède, et je n'ai plus de coeur Dès qu'il faut acquérir le nom de son vainqueur. Ah, Madame, changez une loi si cruelle. Ne désespérez point l'amant le plus fidèle, Et par mes seuls devoirs laissez-moi remporter Ce qu'en vous combattant je n'ose mériter. Prince, depuis un mois je vous ai fait connaître Quelle je fus toujours, et quelle je veux être. Vous m'aviez demandé ce temps pour m'engager À quitter un dessein que rien ne peut changer. À quoi que votre amour pour le rompre s'obstine, Ce n'est qu'à mon vainqueur que ma main se destine, Et prêts à disputer la victoire entre nous, Le trouble qui vous gêne est indigne de vous. Mais je vois ce qui met ce trouble dans votre âme, Il vous paraît honteux de combattre une Femme, Et c'est ne vous donner à vaincre qu'à demi, Que de vous mettre en tête un si faible ennemi. Avec tout l'Univers qui les vante, les prise, Je sais qu'on craint partout Bradamante et Marphise, Que leur valeur est rare, et qu'en plus d'un combat Des plus fameux exploits elle a terni l'éclat ; Mais malgré tout le bruit que fait leur renommée, Où prendre un ennemi dans Bramante aimée, Et comment se résoudre à combattre, à s'armer, Quand le coeur qui se rend n'est fait que pour aimer ? Et bien, Seigneur, et bien, si vous m'en voulez croire, Nous ouvrirons le champ seulement pour la gloire. Pour rendre en ce défi tout égal entre nous, Renoncez au dessein de vous voir mon époux. Étouffez un amour qui vous nuit, et me blesse. Nous pourrons joindre alors la valeur à l'adresse, Et voir qui de nous deux, dans ce noble intérêt, Avec plus de fierté soutiendra ce qu'il est. Et l'amour sur les coeurs prend-il si peu d'empire, Qu'au moment qu'on le veut on puisse s'en dédire ; Du combat jusqu'ici j'ai voulu m'affranchir Pour faire agir mes soins, tâcher de vous fléchir, Mais tous ces soins n'ont fait qu'offrir mieux à ma vue Les rares qualités dont vous êtes pourvue. Mon mal s'en est accru ; le trait qui m'a blessé, Dans mon coeur plus avant s'est toujours enfoncé, Et mes tristes devoirs n'ont servi qu'à me rendre Capable d'un amour et plus fort et plus tendre. Mais quelle est mon erreur, et que puis-je espérer De qui pour mon rival se plaît à soupirer ? Ma tendresse a beau faire, un autre a pris la place, Roger, l'heureux Roger... N'en dites rien de grâce, Il est absent, Seigneur, et si quelque souci Vous le fait voir à craindre... Ah, que n'est-il ici ! Pour empêcher mon coeur de se laisser abattre, Que n'ai-je au lieu de vous ce rival à combattre ? Avec combien de joie et de ravissement Lui ferais-je éprouver... Vous parlez en Amant. Roger est dangereux, sa valeur est extrême, Tout le monde lui cède, et Bradamante même. Cependant Bradamante a le bras, a le coeur Capable d'étonner le plus hardi vainqueur. Et ce triomphe heureux dont l'ardeur vous entraîne, Peut-être à l'obtenir aurez-vous quelque peine. La gloire est un grand prix : s'il m'y faut renoncer, Ce n'est que par ma mort qu'on m'y pourra forcer. Moi, vouloir votre mort ? Que dites-vous, Madame ? C'en est fait, je le vois, plus d'espoir pour ma flamme. J'avais cru, s'agissant de gagner votre coeur, Que vous n'affectiez point un combat de rigueur ; Que ce serait assez pour avoir cette gloire, Que sur vous par l'adresse on cherchât la victoire, Et qu'où l'amour ne vainc que pour être soumis, Un triomphe cruel n'était jamais permis ; Mais puisque vous voulez une entière défaite, Il faut, Madame, il faut vous rendre satisfaite. Après ce dur aveu je sais ce que je dois, Vous n'aurez point de peine à triompher de moi. Sans m'opposer au bras qu'arme tant d'injustice, J'irai de tout mon sang vous faire un sacrifice, Et cherchant à mourir, présenter à vos coups Ce coeur que je n'ai pu rendre digne de vous. Du moins, comme à l'amour ma triste vie est due, C'est par vous et pour vous que je l'aurai perdue, Et j'aurai la douceur dans mes derniers soupirs D'avoir, en expirant, contenté vos désirs. Seigneur, le sang n'est pas ce que mon coeur demande. Pour désarmer mon bras il suffit qu'on se rende, Et quand il vous plaira me dédaigner assez Pour rougir du projet où vous vous abaissez, Quelque juste sujet qu'une autre eût de s'en plaindre, Renonçant à l'amour vous n'avez rien à craindre. Maîtresse de ma foi je réponds de vos jours. Continuez, Madame, il vous vient du secours. Marphise qui paraît, affermit dans votre âme Le généreux mépris que l'on fait de ma flamme. Je vous laisse avec elle, et vais me préparer À ce qu'en vain encor je voudrais différer. Avouez-le, Madame, il faut de la constance Pour regarder le sceptre avec indifférence, Et Léon, dont l'hymen vous doit faire régner, Est d'un rang que sans peine on ne peut dédaigner. Il vous en aura peint le solide avantage. Quelquefois à céder un moindre charme engage, Et je ne sais pourquoi je veux craindre aujourd'hui Que vous ne combattiez moins pour vous que pour lui. Pardonnez cette crainte à l'amitié sincère Qui me fait partager les sentiments d'un frère. Roger de votre amour se fait un tel bonheur, Que s'il fallait vous perdre il mourrait de douleur. Roger a mérité cette noble tendresse Qui fait que dans son sort une soeur s'intéresse, Mais de pareils soupçons me sont injurieux, Et Marphise devrait me connaître un peu mieux. C'est peu que pour Roger j'aie osé de mon père Par d'éclatants refus m'attirer la colère. Sur vingt Amants vaincus mon triomphe a de quoi Justifier ma flamme, et signaler ma foi, Et je puis mépriser ce qu'on en voudra croire, Quand de si sûrs témoins répondent de ma gloire. Vingt amants, il est vrai, n'ont que pour leur malheur Osé de votre bras éprouver la valeur, Mais leurs efforts trompés n'ont rien qui nous étonne. Ces vingt Amants vaincus n'avaient pas de Couronne, Et Léon contre vous, après tant de combats, A des secours plus forts que celui de son bras. Et si cette couronne a pour moi tant de charmes, Quel motif m'a portée à recourir aux armes ? Par ses Ambassadeurs Constantin me l'offrait, Léon par son hymen à mes voeux l'assurait. Pour ne l'accepter pas je me suis déclarée, Et la foi qu'à Roger j'ai de nouveau jurée, Ne laissant nul espoir d'ébranler mon amour, M'a fait pendant six mois exiler de la Cour. Sur moi par ses rigueurs qu'a pu le Duc mon père ? Ce fut sans doute aimer que braver sa colère, Mais à qui vous vaincra promettre votre main, C'est rendre de l'amour le triomphe incertain. Si de l'ambition vous êtes possédée, On impute au hasard la victoire cédée, Et le nom de vainqueur qui vous donne un époux, Met Léon en état d'être digne de vous. On peut se repentir d'un refus magnanime. Je puis ne vaincre pas, vous m'en faites un crime ; Mais quel moyen plus sûr ai-je eu de m'engager À devenir le prix de l'amour de Roger. Mon père sur mes voeux par là n'a plus d'empire, Aux lois de mon défi le Roi l'a fait souscrire, Et tout favorisant un si noble dessein, Il ne tient qu'à Roger de mériter ma main. Quand à le couronner l'amour par moi s'apprête, Que ne vient-il, l'ingrat, disputer sa conquête ? Mais peut-être qu'ailleurs un mérite éclatant L'arrête en des liens... Lui ? Le croire inconstant ? Ah, vous voulez changer. C'en est assez, Madame, Soupçonnez ma conduite, et doutez de ma flamme. Le champ s'ouvre ; aujourd'hui mon bras doit être armé, Et vous saurez bientôt si Roger est aimé. Après ce qu'elle a fait votre crainte m'étonne. Léon n'a pu lui faire accepter la couronne, Et quand vous la voyez s'apprêter au combat... Pour de fausses vertus il est un faux éclat. Si contre lui d'abord elle se fût armée, Tu ne me verrais pas inquiète, alarmée, Mais avoir consenti qu'il ait pendant six mois Essayé par ses soins de mériter son choix Avoir pu l'écouter sans dédain, sans colère, N'est-ce pas faire voir qu'elle immole mon frère ? Et que peut un absent, dans ces devoirs rendus, Contre l'offre d'un trône, et des soins assidus ? Mais craignant qu'en secret Bradamante ne l'aime, Quand vous la condamnez, n'est-ce point pour vous-même, Et Léon vous est-il assez indifférent... Au plaisir de régner la plus fière se rend, Je l'avoue, et Léon, s'il m'offrait son hommage, D'un indigne refus n'essuierait pas l'outrage. Te faut-il dire plus ? D'un sentiment jaloux Ma vanité blessée anime mon courroux. Il aime Bradamante ; a-t-elle plus de charmes, A-t-elle plus que moi de renom dans les armes ? Ai-je moins de mon bras signalé la valeur ? Enfin, soit pour Roger dont je plains le malheur, Soit pour moi qui voudrais une gloire éclatante, Je ne puis voir Léon Amant de Bradamante, Et pour rompre les noeuds qui les pourraient unir, Il n'est point d'entreprise où je n'ose venir. Si contre leur hymen je n'ai point d'autre voie... Mais que vois-je ? Timante ! Ah, quel sujet de joie ! Pour finir les ennuis soufferts jusqu'à ce jour, Me vient-il de mon frère apprendre le retour ? Qu'est devenu Roger ? Roger, toujours le même, Après un long exil vient revoir ce qu'il aime. L'éloignement faisait son plus cruel souci. Que mon bonheur est grand de le savoir ici ! Où pourrai-je le voir ? Sa flamme impatiente L'a fait en arrivant voler chez Bradamante, Avant que de paraître il veut l'entretenir. Il n'est rien que l'amour ne lui fasse obtenir. Quand à l'ambition elle serait sensible... Sa valeur jusqu'ici l'a fait voir invincible. Nous saurons par l'accueil qu'en recevra Roger, À quoi l'amour pour lui peut encor l'engager. Oui, ma soeur, dans ses yeux j'ai vu toute la joie Qu'à revoir un Amant un tendre coeur déploie. Sa surprise mêlée à ses ravissements Donnait à sa beauté de nouveaux agréments, Et depuis que sa foi me répond de sa flamme, Jamais transport si doux n'avait saisi son âme. Il a fallu d'abord lui conter quel destin M'avait de son absence augmenté le chagrin ; Mon départ, de Léon rendait la mort certaine, Et lorsqu'elle a connu que contraire à ma haine, Par d'imprévus retours le Ciel avait permis Qu'après nous être vus nous devinssions amis... Vous, ami de Léon ? Quelle humeur inconstante... Vous m'allez condamner comme a fait Bradamante ; Mais quand j'aime Léon, au lieu de me blâmer, Voyez si je me puis défendre de l'aimer. En vain cette amitié vous paraît excusable. Par où Léon pour vous en sera-t-il capable ? C'est vous, comme rival, qui causez ses ennuis, C'est vous... Léon encore ignore qui je suis. M'ayant sauvé le jour, généreux, magnanime, Il ne connaît en moi qu'un ami qu'il estime, Et le faux nom d'Hippalque a caché jusqu'ici Ce rival, dont enfin il doit être éclairci. Il ne vous croit qu'Hippalque, et de votre poursuite... Vous sûtes mon départ, apprenez-en la suite. Désespéré de voir qu'Aymon trop rigoureux, Éloignant Bradamante, eût dédaigné mes voeux, Je regarde Léon comme auteur de l'outrage, Et le coeur tout rempli de ma jalouse rage, Je pars, et dans la Grèce où l'on me voit voler, À mon espoir trahi je cherche à l'immoler. J'approche de Belgrade, et j'y vois deux armées, D'une ardeur inégale au combat animées. Les Bulgares rompus commençaient à plier, Plus d'ordres que la peur ne leur fît oublier. Léon qui s'assurait déjà de la victoire Par la mort de leur Roi s'était couvert de gloire Et d'un si rude coup ces Peuples étonnés Au désordre, à l'effroi s'étaient abandonnés, Tout parlait du vainqueur. La fureur dans mon âme, À ce nom odieux, et s'excite et s'enflamme, Je plains ses ennemis, et pour les dérober Au bras victorieux qui les fait succomber, J'embrasse leur parti, les presse, exhorte, anime, Verse du sang partout, joins victime à victime, Et dans chaque ennemi croyant voir mon rival, Rends aux plus fiers d'entre eux mon désespoir fatal. J'intimide les Grecs, remplis leur Camp d'alarmes ; Et découvrant un Chef que distinguent ses armes, Je le prends pour Léon, le suis de rang en rang, Le renverse, et le laisse expirer dans son sang. Les Bulgares bientôt ont l'entier avantage, Tout leur cède, et la nuit fait cesser le carnage. Cependant la fureur dont j'étais occupé M'ayant poussé trop loin, je suis enveloppé. Par un gros d'ennemis qui contre moi s'unissent, Pressé de toutes parts, je cède, ils me saisissent, Me mènent en triomphe, et rendent Constantin, Lorsqu'il l'attend le moins, maître de mon destin. Il veut savoir mon nom ; après un long silence Je prends celui d'Hippalque, et cache ma naissance. Léon vient. Cet objet me rempli de fureur, Et l'entendant pour moi conjurer l'Empereur, Demander qu'on me traite en Guerrier magnanime, Je réponds fièrement à ces marques d'estime. Du Palais, qui m'était pour prison destiné, Dans un cachot obscur je suis bientôt mené. Point de grâce pour moi, quoique Léon l'implore. J'avais versé le sang d'un Fils de Théodore. De Constantin son frère elle obtient aisément Qu'on immole ma vie à son ressentiment. Ah, que m'apprenez-vous ? La mort la plus cruelle Pour remplir sa fureur à peine suffit-elle. Sa vengeance médite un supplice nouveau, Et j'attendais la main d'un infâme bourreau, Quand un Libérateur, qu'à ma défense anime D'une honteuse mort l'arrêt illégitime, Vient la nuit me tirer de cet affreux séjour, Où jamais le Soleil ne fit entrer le jour. Le croirez-vous, ma soeur ? C'était Léon lui-même, Qui me veut pour ami, demande que je l'aime, Et qui dans un Vaisseau, qu'il faisait tenir prêt, Met ma vie à couvert d'un si funeste arrêt. Qu'un bienfait aux grands coeurs est un sensible charme ! Je veux perdre Léon, sa vertu me désarme. S'il est jamais au Trône, il m'en donne sa foi, L'Empire est moins à lui qu'il ne doit être à moi. Et l'appui de mon bras, dont la valeur l'étonne, Lui tiendra toujours lieu de plus d'une couronne. Je m'embarque, et trouvant un malheur sans égal À n'être plus en droit de haïr mon rival, Confus, irrésolu, je prends diverses routes, Je n'en choisis aucune, et les suis presque toutes, Tant qu'enfin las d'errer, après mille dangers, Je descends inconnu sur des bords étrangers. Je n'y suis pas longtemps que l'on me fait entendre Quel généreux parti Bradamante a su prendre. Son défi me console autant qu'il me surprend, Je cède plein de joie à l'espoir qu'il me rend, Reviens soudain en France, et ma surprise augmente, Quand je sais que Léon y combat Bradamante. Je le croyais en Grèce, où je l'avais laissé. L'amour en ce combat est juge intéressé. N'appréhendez-vous point qu'il ose la contraindre... Un Amant bien touché peut-il aimer sans craindre ? Bradamante vaincra ; je connais sa valeur, Mais la voir exposée est toujours un malheur. Léon est un guerrier, qui fameux, redoutable, Avant que de céder, sera de tout capable. Son amour sans espoir, s'il ne triomphe pas, En dépit de lui-même animera son bras. Ce qui peut arriver me gêne, m'épouvante. Hélas ! S'il en coûtait du sang à Bradamante ! Léon peut la blesser sans en être vainqueur. Ah, craignez bien plutôt les blessures du coeur. En faveur de Léon qui cherchait à lui plaire, Depuis un mois entier le combat se diffère. Elle a souffert ses soins, l'a toujours écouté. Moi, prendre aucun soupçon de sa fidélité ! Après ce qu'elle a fait, ce qu'elle fait encore, Constante, généreuse, il faut que je l'adore. Toujours également sa flamme se soutient, L'absence ni le temps... Je l'aperçois qui vient, Parlez-lui, mais songez qu'en cédant la victoire, Elle s'assure un trône, et tremblez pour sa gloire. Que vous disait Marphise ? Elle semble douter Qu'à l'éclat des grandeurs je veuille résister. Le Trône où de Léon l'hymen peut me conduire, En faveur de sa flamme a de quoi me séduire ? À défendre vos droits je puis manquer de coeur, Trahir votre tendresse, et souffrir un vainqueur ? Pardonnez-lui, Madame, un soupçon téméraire. C'est une soeur sensible aux intérêts d'un frère. Elle sait, connaissant l'excès de mon amour, Qu'il faut si je vous perds, que je perde le jour. Abandonnez Roger, je renonce à la vie. Je ne combattrais pas si j'avais cette envie. Ce fut pour vous garder et mon coeur et ma main Que d'un fameux défi je formai le dessein. Du titre d'infidèle il m'épargne la honte. Combattant, je crains peu que Léon me surmonte. Ce n'est qu'au seul Roger qu'on me verra souffrir La gloire de me vaincre et de me conquérir. De mon coeur à lui seul le choix m'a destinée. Cependant ce Roger m'avait abandonnée, Et peut-être il voudrait que Léon aujourd'hui, Devenu mon vainqueur, me forçât d'être à lui. Peut-être un autre amour qu'il voudrait satisfaire, Lui ferait de ma perte une peine légère. Du moins, lorsqu'il revient, un changement fatal Fait que je le retrouve ami de son rival. Le Ciel m'en est témoin ; touché de votre peine, Je n'ai cherché Léon que pour suivre ma haine. Armé contre ses jours, mes plus ardents désirs Étaient de l'immoler à vos tristes soupirs ; Mais ai-je pu garder une si noire envie, Lorsque ouvrant ma prison, il m'a sauvé la vie ? Sous ce rare bienfait qui fit trembler ma foi, Ma vengeance étouffée a langui malgré moi. Revenant à la Cour, j'aurais de votre père De nouveau contre vous allumé la colère. Ainsi de ville en ville, errant, plein de souci, J'ai cru devoir... Hélas ! Peut-on aimer ainsi ? Et qui m'assurera qu'une si longue absence Ne marque pas en vous quelque faible inconstance ? Un autre objet a pu, par des charmes plus doux, Mériter que vos soins... De quoi m'accusez-vous? Si quelque feu nouveau me rendait infidèle, Quand de votre défi j'eus appris la nouvelle, Serais-je ici venu, plein d'une vive ardeur, Pour tenter un combat qui vous donne au vainqueur ? Léon m'a prévenu, je le vois avec honte, Mon arrivée ici devait être plus prompte, Mais par mille accidents en chemin arrêté... Je saurai de Léon confondre la fierté, Et le prix qu'il aura de son injuste flamme, Sera de succomber sous la main d'une Femme. Ne le dédaignez point; sur des Morts entassés J'ai vu les plus hardis par son bras terrassés. Malgré tous leurs efforts, sa valeur triomphante... Personne jusqu'ici n'a vaincu Bradamante, Et contre cent Guerriers, d'assez nobles combats Ont fait voir ce que peut la force de mon bras. Ma foi donnée à celui-ci m'engage, Et de mon ennemi quel que soit le courage Je redouterai peu ses plus terribles coups, Lorsque je défendrai ce qui doit être à vous. Comme je vous aurai pour témoin de ma gloire, En vain il me voudra disputer la victoire. Et ne se peut-il pas... Si Léon est vainqueur, J'y consens, plaignez-vous d'un infidèle coeur. Dites que me laissant flatter d'un Diadème... Vous vaincrez, je le sais, mais enfin je vous aime, Et quoi que rien pour vous ne me doive troubler, Je ne pourrai vous voir combattre sans trembler. Ma raison aura beau repousser mes alarmes, C'est toujours s'exposer que de prendre les armes. Je vois le fier Léon charmé de vos appas. Pour ne vous point céder que n'osera-t-il pas ? Quels efforts ! Ses efforts feront voir à sa honte, Qu'il n'est rien que pour vous mon amour ne surmonte, Et que pour maintenir contre d'injustes lois Ma parole donnée, et l'honneur de mon choix, Dans les plus grands périls, s'il était nécessaire... Je viens vous avertir que le Duc votre père... Et bien ? Il vous demande. Il faut l'aller trouver. De nouveau pour le Trône il me veut éprouver, Et si je l'en croyais, ma facile défaite Jetterait sur Léon la gloire qu'il souhaite, Mais dût-il contre moi redoubler son courroux, Soyez sûr que jamais je ne serai qu'à vous. Je ne serai qu'à vous ? Ô promesse charmante ! Quel coeur peut égaler celui de Bradamante ? Pour me garder sa foi, je lui vois dédaigner Un hymen glorieux qui la ferait régner. Sceptre, Trône, grandeurs, pour moi tout se méprise. Que vois-je ? Me trompé-je ? Ô ciel ! Quelle surprise ! Seigneur. Je puis donc croire au rapport de mes yeux ? C'est vous, mon cher Hippalque, Hippalque est en ces lieux ! J'y viens être témoin de la nouvelle gloire Que répandra sur vous une illustre victoire. Pour voir rendre justice à votre hommage offert, J'apprends qu'en ce grand jour le champ vous est ouvert. Des soins que ce projet depuis longtemps vous coûte, Le prix a tant d'appas... Le prix est grand sans doute, Mais pour en bien juger, il faudrait comme moi De l'excès de l'amour s'être fait une loi, Avoir senti longtemps le charme qui m'enchante. Ah, si vous connaissiez tout ce qu'est Bradamante. Si vous-même aviez vu quels nobles sentiments De son coeur généreux règlent les mouvements. Par votre attachement je vois tout son mérite. Et lorsque sa conquête au combat vous invite, Votre amour... Qu'il doit m'être doux et glorieux, S'il triomphe aujourd'hui, que ce soit à vos yeux ! Mais je veux avec vous bannir toute contrainte. Suis-je si malheureux que... Parlez-moi sans feinte. Une étroite amitié s'est formée entre nous. Ce qu'elle peut sur moi, le peut-elle sur vous ? Vous n'en sauriez douter sans me faire un outrage. Seigneur, et s'il s'agit, par un prompt témoignage, D'affronter cent périls... Vous pouvez m'obliger, Mais n'appréhendez point de vous trop engager. Quel service assez grand pour vous me peut suffire ? Je dois à vos bontés le jour que je respire. Sans votre heureux secours une cruelle mort Par une main infâme eût terminé mon sort. Pour payer ce bienfait, expliquez-vous de grâce, Ordonnez ; il n'est rien que pour vous je ne fasse. J'en jure par la foi qu'en ce que j'ai promis L'honneur me fait garder jusqu'à mes ennemis. Elle est inviolable. Après cette assurance, Je vais vous faire voir quelle est ma confiance. J'aime, et prêt d'entreprendre un important combat, Quand je vois contre qui, mon coeur tremble et s'abat. Pour m'épargner ce trouble et finir mes alarmes, Il faut, Hippalque, il faut vous cacher sous mes armes, Combattre Bradamante, et contre elle en ce jour Par un heureux triomphe assurer mon amour. Je mets entre vos mains tout l'espoir de ma vie. De trop d'aveuglement votre estime est suivie. Quoi, Seigneur, si l'amour fait votre unique bien, Sur ma faible valeur... Je ne hasarde rien. Qui dans un camp vaincu ramène la victoire, Ne peut pour mon amour combattre qu'avec gloire. Vous m'avez tout promis. Seigneur, pensez-y mieux. Il faut de ce combat sortir victorieux. Et par où plus qu'à vous me sera-t-il facile... Ne comptez-vous pour rien d'avoir le coeur tranquille ? Comme vous n'aimez point, demeurant tout à vous, Vous saurez ménager l'adresse de vos coups. Mais un Amant peut-il attaquer ce qu'il aime Sans qu'il sente aussitôt une frayeur extrême ! Si la gloire du prix a de quoi l'animer, Sa main par son amour se laisse désarmer. Au moindre coup qu'il porte, il croit commettre un crime. La défense lui semble à peine légitime, Il recule, il s'étonne, et son timide coeur Ne saurait se résoudre à vaincre son vainqueur. L'ardeur de vous servir m'y fait voir un doux charme. Mais, Seigneur, l'amitié comme l'amour s'alarme, Et malgré tout mon zèle, il se peut que ma main... Non, si vous combattez, mon bonheur est certain. Rien ne peut empêcher le succès que j'espère. Enfin, mon cher Hippalque, il faut me satisfaire, Je l'attends, le demande, et ne veux être heureux, Que quand je tiendrai tout d'un ami généreux. Encore un coup, Seigneur, l'amitié trop facile Vous fait croire de moi... L'excuse est inutile, Je n'écoute plus rien, et vais faire apprêter Les armes que mon nom vous engage à porter. Non, tout ce que du Ciel la plus forte colère Contre un homme odieux est capable de faire, Ne saurait approcher de l'affreuse douleur Où me tient abîmé l'excès de mon malheur. Quoi donc ? Il faut tourner mon bras contre moi-même. Il faut pour mon rival m'arracher ce que j'aime ? Ma raison m'abandonne, et dans ce dur revers, Interdit, accablé, je m'égare et me perds. Ô promesse, ô parole imprudemment donnée ! Infortuné Roger, remplis ta destinée, Renonce à ton amour, et trop parfait ami Va rendre de Léon le bonheur affermi, Va combattre, et gagnant une indigne victoire, Aspire à te couvrir d'une honteuse gloire. Ton nom sera fameux, lorsqu'un combat fatal T'aura fait triompher pour servir ton rival. Tu vaincras ? Ah plutôt va mourir, et présente Ton coeur, ton triste coeur au fer de Bradamante. Par ton sang répandu, c'est à toi d'expier Le serment qui t'engage à la sacrifier. Lorsqu'à vaincre Léon son courage s'apprête, C'est pour se réserver à se voir ta conquête, Et toi, loin que sa perte ait de quoi t'étonner, Tu ne veux l'acquérir qu'afin de la donner. Mais peux-tu, quoi qu'enfin ton amour s'en offense, Manquer sans infamie à la reconnaissance, Violer ta parole, et montrer lâchement Que tu fais tout céder au plaisir d'être Amant ? N'examine plus rien, et cours à ton supplice. Tu l'as promis, il faut paraître dans la lice. Quoi que puisse la gloire avec tous ses appas, Espérons en l'amour, il conduira mon bras. Cesse de condamner, en me forçant de vivre, Le juste désespoir où ma douleur me livre. Ma mort, ma seule mort peut effacer l'affront Qu'un revers si cruel imprime sur mon front. Du trop heureux Léon la fatale victoire Pour jamais sans retour m'a fait perdre ma gloire, L'éclat s'en est terni sitôt qu'il a vaincu, Et vivant sans honneur j'ai déjà trop vécu. La valeur fut toujours votre charme sensible, Mais pour être vaillant doit-on être invincible ; Et tous ceux que la gloire aux combats fait courir, Sont-ils, faute de vaincre, obligés de mourir ? Si le dur poids des fers, après votre défaite, À de honteuses lois vous laissait voir sujette, Je plaindrais vos malheurs, et dans ce triste sort Il vous serait permis de souhaiter la mort. Mais, Madame, Léon par plus d'une victoire A fait voir quelle part il avait à la gloire, Et vous pouvez sans honte avouer un vainqueur, Qui n'aspire jamais qu'à toucher votre coeur. Loin d'abuser des droits que ce grand nom lui donne, Il se soumet à vous, vous offre une Couronne, Et toute autre, forcée à finir ses mépris, Le verrait sans regret triompher à ce prix. Ne crois point m'éblouir par de vains avantages. Ce que tu dis est bon pour les faibles courages, Mais après un défi suivi de vingt combats, Bradamante a dû vaincre, ou ne survivre pas. Mon amour le voulait aussi bien que ma gloire. Quel charme m'a contrainte à céder la victoire ? Vingt fois j'ai vu Léon, craignant de m'approcher, Faiblement se défendre, et n'oser me toucher : Mais plus il me rendait le triomphe facile, Plus j'ai fait pour l'abattre un effort inutile. À mes coups sans obstacle il se livrait en vain, Un pouvoir invisible a retenu ma main, Et prête à le percer, ma tremblante colère A trouvé malgré moi de la honte à le faire. À voir que son respect ait su m'intimider, Qui ne jugera pas que j'ai voulu céder ? Est-ce ainsi qu'on soutient une noble entreprise ? Que pensera Roger ? Que pensera Marphise ? Moi-même, en mon esprit voulant tout repasser, De ce triste combat je ne sais que penser. Roger ne pouvait craindre un succès plus contraire, Mais enfin quel reproche a-t-il droit de vous faire ? S'il a de votre gloire un généreux souci, Quand on vous offre un Trône il doit... mais le voici. Je vois quels sentiments mon malheur vous inspire, Et lis dans vos regards ce que vous m'allez dire. Ne vous contraignez point, parlez, accusez-moi D'avoir pu consentir à vous manquer de foi. Dites que sur l'éclat d'uns Couronne offerte J'ai trahi mes serments, résolu votre perte, Abandonné mon âme à l'infidélité, La plainte sera juste, et j'ai tout mérité. Ma raison, il est vrai, cède au coup qui m'accable, Et tel est de mes maux l'abîme épouvantable, Qu'à quelque dur excès qu'on les veuille porter, La colère du Ciel n'y peut rien ajouter. Mais, Madame, tombé dans ce terrible gouffre Où l'horreur des Enfers cède à ce que je souffre, On ne me verra point, par un transport jaloux, Permettre à mon amour de se plaindre de vous. Celui de Bradamante est pur, ardent, sincère ; Elle a fait au combat tout ce qu'elle a pu faire, Et lorsqu'elle est réduite à souffrir un vainqueur, La faute est du destin, et non pas de son coeur. Je ne chercherai point par une vaine excuse À jouir de l'erreur d'un Amant qui s'abuse, Vous devez condamnez la langueur de mon bras. Je n'ai point eu l'ardeur que je porte aux combats. La victoire a pour moi vingt fois paru certaine. Léon ne s'est longtemps défendu qu'avec peine. Prodigue de son sang pour épargner le mien, Vous l'avez vu s'offrir... Ah! Ne me dites rien. Dans ce fatal combat votre ennemi sans doute A craint ce qu'aujourd'hui son triomphe vous coûte Mais n'examinons point ce triste événement. Le Ciel veut à Léon immoler votre Amant, Ses ordres sont des lois qu'on ne saurait enfreindre. Encore un coup, de vous je n'ai point à me plaindre. L'amour vous place au Trône, et quand vous y montez Il vous donne encor moins que vous ne méritez. Sur un Trône éclatant Léon m'offre une place; Mais si pour l'accepter j'avais l'âme assez basse, Roger qui doit tout faire afin de m'acquérir, M'aimerait-il si peu qu'il le voulût souffrir ? Et comment éviter ce qui me désespère, Quand vous avez rendu votre hymen nécessaire ? Ce funeste défi qu'autorisa le Roi, N'a-t-il pas au vainqueur engagé votre foi ? J'ai promis, il est vrai, je ne puis m'en dédire, Je dois subir la loi que j'ai voulu prescrire ; Mais cet engagement vous ôte-t-il les droits, Que sur moi, sur mon coeur vous donne un premier choix ? Verrez-vous de Léon récompenser la flamme, Sans que par mille efforts votre amour... Ah! Madame! Dans l'état déplorable où le destin m'a mis, Quels efforts contre lui peuvent m'être permis ? Lorsque je n'ai pour vous Sceptre ni Diadème, Ce trop heureux rival vous place au rang suprême. Confus, sans nul espoir qui doive m'animer, Que puis-je faire ? Tout, si vous savez aimer. Arrachez-moi le Sceptre, ôtez-moi la Couronne, Loin de vous en blâmer, c'est moi qui vous l'ordonne. Pour un coeur généreux qui sait les dédaigner, Vivre avec ce qu'on aime est plus que de régner. Quand d'un pareil dessein le mien serait capable, Léon... Léon pour vous est-il si redoutable, Et Roger que jamais les plus sanglants combats... Viennent cent ennemis, je ne les craindrai pas. Seul contre eux, sans trembler je saurai vous défendre, Mais un revers affreux qui ne se peut comprendre, Me rendant de moi-même ennemi malgré moi, Dès que Léon... Mes maux... J'en suis saisi d'effroi. Si vous pouviez savoir quel rigoureux martyre... Madame plaignez-moi, je n'ai rien à vous dire. Ce trouble m'en dit trop, et je commence à voir Ce que me cache en vain un trompeur désespoir. Qui l'eût cru ? Vous brûlez d'une flamme nouvelle, Et n'osant vous résoudre à paraître infidèle, Vous voulez que Léon devenu mon époux, Vous mette en liberté de disposer de vous ; Que prêtant une excuse à votre amour timide... Quoi, vous pouvez penser que mon coeur... Oui, perfide, Un autre objet te charme, et j'ouvre enfin les yeux Sur ce qui t'a banni si longtemps de ces lieux. C'est peu que pour Léon tu reviennes sans haine, Lui dont par toi la mort semblait être certaine. Tu souffres qu'au combat il prévienne ta foi Pour t'enlever un prix qui n'était que pour toi, Et quand tout est permis à ta juste colère, Tu m'oses demander ce que ton bras peut faire ? Juste Ciel ! De ma flamme on peut se défier ? Et bien, il t'est aisé de te justifier. Si ton coeur est constant, ta main doit être prête. Marche, cours à Léon arracher sa conquête, Par un beau désespoir cherche à te secourir, Ou donne-moi du moins l'exemple de mourir. Rien ne m'arrêtera quand il te faudra suivre. Pour moi, pour mes malheurs vous cesseriez de vivre ? Non, de mon imprudence ils sont le juste effet, Et je dois... C'en est trop, tu seras satisfait. Léon est mon vainqueur, tu veux que je l'épouse, J'y consens ; ne crains point que j'éclate en jalouse, Et par un indigne et bas emportement Je permette l'injure à mon ressentiment. De ton coeur aveuglé suis la pente fatale, Va triompher du mien auprès de ma rivale, Et jouis, si tu peux, en violant ta foi Des douceurs d'un repos qui t'était sûr par moi. Tu le sais. Quel bonheur eût approché du nôtre ! Il n'y faut plus penser, je vivrai pour un autre. Je ne le cache point ; mon devoir étonné Des troubles de mon coeur se trouvera gêné, Mais peut-être à ton tour tu sentiras mes peines, Et sous le poids honteux de tes nouvelles chaînes Regrettant mon amour, tu te repentiras D'avoir pu vivre heureux, et de ne l'être pas. Je vous l'ai déjà dit, Madame, il faut me taire, Mais si vous connaissiez... Vous le voyez, mon frère, J'offensais Bradamante, et sa fidélité Mettait contre Léon sa gloire en sûreté ? Pour l'éblouir, le Trône avait trop peu de charmes ? Rien n'est plus incertain que le succès des armes, Ma soeur, les plus grands coeurs l'ont cent fois éprouvé, Vous le savez. De vous son crime est approuvé, Et quand on vous trahit... Roger a tort, Madame, Il doit voir comme vous que j'ai trahi sa flamme, Et contre mes projets mettre les siens au jour, Si mon ambition déplaît à son amour. Croire qu'à me trahir la Couronne l'engage ? Perdez, ma soeur, perdez un soupçon qui l'outrage. Ah, mon frère, pourquoi vouloir vous abuser ? Sa langueur au combat se peut-elle excuser ? Léon, dont on voyait l'inquiétude extrême, Tâchait en reculant d'épargner ce qu'il aime, Et son bras, que sa vue avait intimidé, N'aurait jamais vaincu si le sien n'eût cédé. Non, on ne comprend point dans l'orgueil qui l'inspire... Je sais, je comprends tout, et je ne puis rien dire. Si pendant le combat son bras s'est retenu, De ce qui l'arrêtait le pouvoir m'est connu. Prête à verser du sang, l'horreur qui la désarme D'un ascendant secret me découvre le charme. Je vois ce qu'elle-même elle n'a pu savoir. Ce qui m'arrive, ô Ciel, se peut-il concevoir ? Adieu, ma soeur, cessez d'accuser Bradamante. C'est offenser sa gloire, elle a l'âme constante, Et de tous les Amants que brûlent de beaux feux, Je suis le plus à plaindre, et le plus malheureux. Dans quel aveuglement sa passion le jette ! Il veut de Bradamante excuser la défaite, Et quand Léon triomphe, et qu'on l'ose épargner, Il cherche à ne pas voir qu'elle aspire à régner. Si son ambition l'emportait sur sa gloire, À quoi bon ce combat ? Pourquoi cette victoire ? Puisque Léon s'offrait... J'en juge mieux que toi. Si ses premiers refus ont soutenu sa foi, Elle a voulu cacher sa lâche indifférence, Et paraître forcée à manquer de constance. Vingt fois elle triomphe, et quand Léon combat, Elle n'a plus de bras, son courage s'abat ! Quand elle aurait changé, sa faute est excusable. Par mille qualités Léon est estimable. Vous-même à leur éclat vous laissant éblouir... Le crime est fait, il faut l'empêcher d'en jouir. Par mon propre intérêt à ce crime sensible... Madame... Prince, on peut vous nommer invincible. Aux plus vaillants Guerriers qu'on ait ouï vanter, Jusqu'ici Bradamante avait su résister, Et puis qu'elle vous cède, on a sujet de croire Qu'avec vous en tous lieux vous traînez la victoire, Elle vous est soumise, et vous lui commandez. L'amour sur tous les coeurs a des droits bien fondés, Et brûlant d'une flamme aussi pure qu'ardente, J'ai dû l'avoir pour aide à vaincre Bradamante. Elle est votre conquête, et se donnant à vous, Sans doute elle remplit ses désirs les plus doux Mais avant le défi qu'on lui permit de faire, Elle était engagée à Roger, à mon frère. Il l'aime, et je prétends les armes à la main, Quand votre hymen s'apprête, en rompre le dessein. Je dois peu redouter cette fière entreprise, Lorsqu'on vainc Bradamante, on peut vaincre Marphise, Et s'agissant pour moi d'un bien si plein d'appas, Tout l'Univers armé ne m'étonnerait pas. Mais contre cet hymen ma surprise est extrême De ne voir pas Roger se déclarer lui-même. J'apprends qu'il est ici. Qu'il se montre, il est beau Que par lui mon triomphe ait un éclat nouveau. À l'objet de mes voeux s'il ose encor prétendre, S'il y garde des droits, qu'il vienne les défendre. Comme c'est un rival digne de ma valeur, Je l'accuse déjà de trop peu de chaleur, Et crois ne pas jouir assez de ma victoire, Tant qu'il laisse manquer sa défaite à ma gloire. À l'espoir d'un vainqueur tout semble être permis, Mais cet espoir pourrait vous avoir trop promis. Marphise que jamais le péril n'épouvante, Saura mieux résister que n'a fait Bradamante, Et Roger, dont l'amour pressera le courroux, Plus que Marphise encore est à craindre pour vous. Si l'ardeur du courage à l'amour se mesure, Aimant plus que Roger, la victoire m'est sûre. Quelque valeur qu'il ait, c'est ce qu'il connaîtra. Qu'il vienne, qu'il paraisse. Et bien, il paraîtra. J'aime qu'à mon défi ce noble orgueil réponde, Mais j'ai parlé ; prenez un bras qui vous seconde. Si Bradamante veut avec vous s'engager, Je combattrai contre elle, et vous contre Roger. Quoi qu'on doive être sûr de sa valeur extrême, Un Amant n'a jamais exposé ce qu'il aime. Mais puisque ce combat a pour vous tant d'appas, Sans peine je saurai trouver un autre bras. Obtenez seulement que le Roi le permette. Du choix que je ferai vous serez satisfaite. Surtout arrêtez l'heure, et m'en avertissez ; Léon qui l'attendra sera prêt. C'est assez. Quoi, pour vous obliger à cette complaisance, Hippalque, il a fallu vous faire violence, Et pour fuir de ces lieux, et partir sans me voir, Vous aviez des raisons que je ne puis savoir ? Goûtez, Seigneur, goûtez votre heureuse fortune, Ma présence ne peut que vous être importune, Et je dois à jamais vous laisser ignorer Les funestes chagrins, qui me vont dévorer. Vous m'aimez ; j'évitais en partant sans rien dire, De vous voir inquiet des maux dont je soupire, Et si je n'eusse appris qu'assuré de ma foi, Vous vouliez d'un secret vous reposer sur moi, Je vous eusse épargné le souci que vous donne Le fatal désespoir où mon coeur s'abandonne, J'allais du Ciel ailleurs implorer la pitié. Cet injuste dessein blesse notre amitié. S'il n'est point de remède au mal qui vous accable, Du moins quand on est plaint, on est moins misérable, Et vous ne doutez pas que Léon tout à vous, Du sort qui vous poursuit ne ressente les coups ; Mais aussi je voudrais vous voir un peu de joie Lorsque du Ciel sur moi la faveur se déploie. Charmé de Bradamante, enfin voici le jour Qui va pour son hymen couronner mon amour, Et puisque je vous dois cette illustre conquête, Daignez être témoin de cette grande fête. Quelques maux où vous livre un destin rigoureux, Vous les sentirez moins en me voyant heureux. Ah ! Vous ne savez pas dans l'extrême souffrance, Ce qu'est un malheureux qui n'a plus d'espérance. Tout lui déplaît, le blesse, et trouble sa raison. Du bien qu'obtient un autre il se fait un poison. Vous méritez celui que le Ciel vous envoie, Mais, Seigneur, si j'étais témoin de votre joie, Je sens bien que mes maux que vous voulez flatter Ne feraient près de vous encor que s'augmenter. Souffrez donc qu'affranchi d'un supplice si rude Je les aille traîner dans quelque solitude. Infortuné rebut et du monde et du sort, Je n'ai pour les finir de secours que la mort. Ne vous en croyez point ; notre première idée De ce qui la saisit vivement possédée, Par un accablement où l'esprit se confond, Nous peint toujours nos maux plus fâcheux qu'ils ne sont. Ainsi, mon cher Hippalque, obtenez de vous-même D'écouter les conseils d'un Prince qui vous aime. Dites-moi ce qui peut troubler votre bonheur. Quand je le connaîtrai, peut-être... Non, Seigneur. Laissez-moi mon secret, tout m'oblige à le taire, Et s'il est vrai qu'encor je vous sois nécessaire, Voyez ce que je puis, et me dites en quoi Vous avez résolu de vous servir de moi. Je devrais comme vous, bornant ma confiance, Sur d'importants secrets me forcer au silence, Mais le temps vous fera connaître votre erreur. J'achève cependant de vous ouvrir mon coeur. Sur deux fiers ennemis j'ai besoin pour ma gloire Que votre heureux secours étende ma victoire. L'un que je dois combattre, aux périls affermi... C'en est assez, Seigneur, nommez cet ennemi. Son nom vous le fera paraître redoutable, Mais l'amour rend mon coeur de trembler incapable. C'est Roger. Roger ? Oui, ce rival orgueilleux Croit pouvoir mettre obstacle au succès de mes feux, Et Marphise avec lui par les armes s'apprête À prouver que j'ai fait une injuste conquête. Allons, mon cher Hippalque, allons leur faire voir Que nous savons confondre un téméraire espoir. Faisons qu'un sort honteux suive leur entreprise. Je combattrai Roger, vous combattrez Marphise. Mais d'où vous vient ce trouble, et qu'en puis-je juger ? Ö Ciel ! Pourriez-vous craindre ou Marphise ou Roger ? Les craindre, moi, Seigneur ? Quoi qu'on puisse entre prendre, Vos droits me sont connus, je m'offre à les défendre. Ne songez qu'au bonheur que l'hymen vous promet. Je sais par quels moyens le plus fier se soumet. J'irai trouver Roger, et prétends, quoi qu'il fasse, Avec tant de succès arrêter son audace, Que loin de rien permettre à son chagrin jaloux, Il n'osera jamais paraître devant vous. Serez-vous satisfait ? Non, je lui dois ma haine, Et quand, courant lui-même au-devant de sa peine, Il n'attaquerait pas ce qui m'est le plus cher, Le seul nom de rival me le ferait chercher. Il faut, pour le punir de sa flamme arrogante, Qu'un triomphe nouveau m'acquière Bradamante. Par vous seul jusqu'ici j'ai mérité sa foi, Je veux en le vainquant la mériter par moi ; Et que dans sa défaite, une pleine victoire Contente en même temps mon amour et ma gloire. De si chers intérêts demandent cet éclat, Je dois... Et bien, le Roi permet-il le combat ? Oui, j'ai fait pour Roger approuver l'entreprise, Et nous pouvons... Seigneur, je sors avec Marphise. Quand nous aurons réglé... Non, sans perdre de temps, Je veux par ce combat voir ses désirs contents. Voici qui contre vous paraissant dans la lice De mes prétentions soutiendra la justice. Vous voulez que Roger combatte contre moi ? Roger ? Qu'avez-vous dit ? C'est Roger que je vois ? Dans le vif désespoir où son amour doit être, J'ai cru que pour Roger il s'était fait connaître, Et que s'il eût voulu plus longtemps se cacher, Il n'aurait pas pris soin de vous venir chercher. Les serments les plus forts, l'ardeur la plus constante Ont acquis à ses voeux le coeur de Bradamante. Votre fatal triomphe a troublé son bonheur. Vous usurper ses droits par celui de vainqueur. Prince, voyez à quoi son honneur le convie. Il faut pour les céder qu'il lui coûte la vie, Et si l'hymen vous rend possesseur de son bien, Il doit être signé de son sang et du mien. J'en ai votre parole, et le Roi l'autorise. Roger n'en voudra pas désavouer Marphise. Je le laisse avec vous ; réglez l'heure et le lieu, Prête à souscrire à tout, j'attendrai l'ordre, adieu. Et bien, Seigneur, et bien, vous plaindrez-vous encore D'un secret dont l'aveu me perd, me déshonore ? Je n'en suis plus le maître, et Marphise a parlé. Ce funeste secret est enfin révélé. Réduit à confesser ce que je voulais taire, Malgré moi je vous montre un rival téméraire, Qui ne peut, quoi qu'il fasse, être assez généreux Pour voir, sans en souffrir, ce qui vous rend heureux. Le crime est grand sans doute, ordonnez-en la peine, Mais ne m'accablez point, Seigneur, de votre haine. Je sacrifie assez peut-être à l'amitié Pour mériter de vous un reste de pitié. Non, ne prétendez point que ce dur sacrifice De vos déguisements efface l'injustice. Sur ce que vous souffrez en vain j'ouvre les yeux, Je ne puis voir en vous qu'un rival odieux. J'ose tout, je fais tout pour vous sauver la vie, Et lorsqu'à m'estimer ce bienfait vous convie, Par un silence ingrat vous faites vanité, D'être sans confiance et sans sincérité ? La vie, (Hélas ! Pourquoi me l'avez-vous sauvée ?) Quand j'attendais la mort par vous m'est conservée, Il est vrai, mais je puis vous apprendre à mon tour, Que ce bienfait reçu vous a sauvé le jour. Plein d'un jaloux transport qui m'agite, me presse, Pour vous percer le coeur, je pars, je vole en Grèce. Après qu'en vous cherchant j'ai porté mille coups, Que ma haine eût voulu faire tomber sur vous, Malgré cette fureur de votre sang avide, Je me rends tout à coup à moi-même perfide ; Et contre mes serments, forcé de les trahir, J'ose, quand je vous vois, cesser de vous haïr. Ah ! Si mon sang pouvait adoucir votre peine, Il eût été plus beau de garder votre haine, Que de me déguiser par quel bizarre sort Vos vous trouviez réduit à poursuivre ma mort. Charmé de voir en vous une vertu brillante, J'aurais pu me contraindre à céder Bradamante. Tout son mérite alors ne m'était pas connu, Mon esprit de sa gloire était seul prévenu, Et mon coeur libre encor, sans trop de violence, Aurait quitté peut-être une douce espérance. Mais en cachant vos feux, vous m'avez sans retour Livré malgré moi-même au pouvoir de l'amour. Contre vous, contre moi lui fournissant des armes, Vous m'avez laissé voir tout ce qu'elle a de charmes, Et de ses feux flatteurs les invincibles traits M'ont fait une blessure à n'en guérir jamais. Du bonheur de mes jours je sens qu'elle dispose, Je n'en vois plus qu'en elle, et vous en êtes cause. Si vous eussiez parlé, vos voeux seraient contents. Pourquoi vous découvrir quand il n'en est plus temps ? Pourquoi vouloir... Ingrat, rendez-moi mon estime, Vous me l'avez surprise, et c'est là votre crime. Qui peut me croire lâche, injuste, sans pitié, Ne saurait de Léon mériter l'amitié. Plaignez-vous du Destin quand mon amour éclate, Mais ne m'accusez point d'avoir une âme ingrate. Si j'ai votre amitié, je la paye assez cher. À vos yeux pour jamais j'ai voulu me cacher, Et cherchant loin de vous à traîner une vie Que déjà mes ennuis devraient m'avoir ravie, J'allais vous épargner l'amertume des coups Que souffre un malheureux, qui ne l'est que par vous. Accablé du triomphe où l'amour vous engage, Pour vous le conserver, qu'ai-je pu davantage ? Je partais, je fuyais, pourquoi me rappeler ? Me reprochera-t-on d'avoir osé parler ? Et si votre intérêt ne vous eût pas fait croire, Que je pouvais encor soutenir votre gloire, Malgré l'état funeste où mes jours sont réduits, N'auriez-vous pas toujours ignoré qui je suis ? Et qu'importe après tout, que l'on m'ait fait connaître ? D'un hymen glorieux êtes-vous moins le maître ? Pour goûter le plaisir qu'on trouve à se venger ? Vous pouvez ne pas voir Hippalque dans Roger. N'y voyez qu'un rival dont la flamme insolente Ose vous dérober le coeur de Bradamante. De ce triste bonheur si vous êtes jaloux, Ma peine vous doit être un spectacle assez doux. Servez-vous-en, Seigneur, pour redoubler la joie Qu'on ressent des grands biens quand le Ciel les envoie. Ce spectacle a de quoi satisfaire vos voeux, Puisque jamais rival ne fut si malheureux. Qu'il souffre ce rival, j'y consens, qu'il gémisse. À quelque dur excès que monte son supplice, Il n'égalera point la peine que je dois À qui prétend avoir plus de vertu que moi. Roger, je l'avouerai, m'a cédé ce qu'il aime. Il s'est pour me servir, armé contre lui-même, Mais s'il m'eût de son coeur fait connaître l'ennui, Ce qu'il a fait pour moi, je l'aurais fait pour lui. C'est trop, il m'ose croire et faible et sans courage, D'un si bas sentiment souffrons-lui l'avantage. Et par tout ce qui peut m'en laisser mieux vengé, Faisons-le repentir de m'avoir outragé. Quel triomphe, et qu'il coûte à mon âme abattue ! Si votre espoir détruit est un coup qui vous tue, Qui fait contre un ami ce qui doit l'accabler, Mérite tous les maux dont l'amour peut trembler. Achève, Sort cruel, et si ce que j'endure N'est pas pour ton caprice une peine assez dure, Invente des tourments dont l'affreuse rigueur Ait encor plus de force à déchirer mon coeur. Pour plaire à l'amitié qui le veut, qui l'ordonne, Je renonce à l'espoir qu'un tendre amour me donne, Et par le plus funeste et surprenant retour J'offense l'amitié quand je trahis l'amour. Que me sert que l'honneur par une loi pressante M'ait forcé d'immoler... Ah, Timante, Timante. Quel dur revers ! Seigneur. Quittons ces tristes lieux, Où tout ce que la terre a de plus odieux, Les chagrins dévorants, le désespoir, la rage, Font sous leurs durs transports succomber mon courage. Mais puisque Bradamante a reçu votre foi... Quel bruit fait son hymen, et que pense le Roi ? Des Bulgares, dit-on, il résout l'alliance. Leurs Députés sur l'heure ont pressé l'audience, Et voulant en secret... Quoi ? Je pourrais souffrir... Non, c'est trop, je n'ai plus à songer qu'à mourir. Non, je ne prétends plus exposer à sa vue, Le déplorable excès du tourment qui me tue. Je pars, et vais traîner en d'inconnus climats Des jours infortunés qui ne lui plaisent pas. Mais au moins si tu veux qu'en cette juste envie, Avec moins de regret j'abandonne la vie, Dis-lui cent fois pour moi que malgré sa rigueur, Elle seule à jamais régnera dans mon coeur, Et que si d'un objet que d'aimer on fit gloire Au-delà du tombeau l'on garde la mémoire, Son image toujours flattant mon souvenir, M'y fera cette paix qui ne doit point finir. Pour un coeur bien épris la disgrâce est touchante, Mais si votre bonheur dépend de Bradamante, Sans combattre Léon pourrez-vous endurer... Non, Doralise, non, j'aurais tort d'espérer. Je ne m'explique point, mais le Ciel en colère Fait agir pour ma peine un Astre si contraire, Que plus sur mon malheur je tiens les yeux ouverts, Plus a d'horreur pour moi l'abîme où je me perds. Dans cet accablement on ne peut trop vous plaindre. Tu conçois mal, hélas ! Tout ce que je dois craindre. Fallait-il qu'un revers si prompt, si rigoureux, Dans un si pur amour m'empêchât d'être heureux ? Roger fait vos malheurs, et par son hyménée Vous dérobant la foi que l'on vous a donnée... Ah, quand je la reçus, que mon bonheur fut grand ! Mais n'examinons rien dans ce qui te surprend, Bradamante m'accuse, et me croit infidèle. Sur l'hymen de Léon à quoi se résout-elle ? Mon malheur lui devrait coûter quelques regrets. Aymon pour cet hymen ne parle que d'apprêts. Tandis qu'il les ordonne, elle gémit, soupire, Et pour vous dans son coeur s'il m'est permis de lire, L'ennui qu'elle fait voir, ne se doit imputer... Mais Léon qui paraît m'oblige à vous quitter. Je romps votre entretien, et peut-être à ma honte, Du coeur de Bradamante on vient vous rendre compte. Je ne demande point quels sont ses sentiments. Je sais ce que l'amour inspire aux vrais Amants, Et comme vous, sans doute, elle fait son supplice Du bonheur dont le Ciel consent que je jouisse. Je l'avouerai, Seigneur, sans vous reprocher rien, Son malheur serait grand s'il approchait du mien. Je ne vous en fais point la funeste peinture, Vous ne savez que trop ce qu'il faut que j'endure, Moi qui du plus beau feu dès longtemps consumé, M'arrache à ce que j'aime, et suis sûr d'être aimé. Dans les maux que vous coûte un destin si contraire, Si mon sang peut avoir de quoi vous satisfaire, Je vous estime assez pour vouloir accepter Le défi que pour vous on m'est venu porter. Mais avant que mon bras remplisse votre attente, Je dois voir terminer l'hymen de Bradamante. Le Duc Aymon son père en a reçu ma foi. L'hymen fait, j'y consens, armez-vous contre moi. J'ouvrirai la carrière, et quoi que la victoire Vous puisse en ce combat promettre quelque gloire, Peut-être alors, peut-être... Ah ! N'appréhendez pas Que mon malheur me donne un coeur lâche, un coeur bas. Malgré tout ce que peut l'ennui qui me tourmente, J'aime et respecte trop l'illustre Bradamante, Pour oser me permettre en de si rudes coups Le criminel dessein d'attaquer son époux. Mon juste désespoir a d'autres lois à suivre. Voir son hymen, suffit pour achever de vivre. Je saurais mal aimer, si pour finir mes jours Ma douleur n'était pas un assez prompt secours. Prince, votre valeur partout s'est fait connaître. Par ma défaite encore elle vient de paraître, Et ce triomphe joint à cent exploits divers, Du bruit de votre nom va remplir l'Univers. Mais d'une plus solide et plus grande victoire, Après m'avoir vaincue, il vous manque la gloire, Je vous la viens offrir, elle dépend de vous. Je ne vous saurais plus refuser pour époux, Si vous voulez ma main il faut que je la donne, L'impérieuse loi du combat me l'ordonne, Mais l'honneur quelquefois semble faire un devoir De ne pas exiger tout ce qu'on peut vouloir. Et de ce qu'on obtient le prix ne touche guère, Quand on sait que le don n'en est pas volontaire. Faites un effort, Prince, et maître de ma foi, Triomphez de vous-même, et me rendez à moi. Je sais qu'il est fâcheux d'étouffer une flamme Dont le sensible appas... Je le vois bien, Madame, Sur moi, sur mon amour, Roger toujours aimé Doit emporter le prix qui m'avait trop charmé. Seigneur, n'insultez point à mon malheur extrême... Je sais... Non, je n'agis ici que pour moi-même, Et reprenant ma foi, je veux bien m'engager À n'en disposer pas en faveur de Roger. Je n'examine point s'il peut encor prétendre Aux douceurs d'un penchant que j'eus pour lui trop tendre. Libre à le suivre un jour sur le choix d'un époux, Peut-être ce penchant me parlera pour vous. Vous devant une estime et parfaite et sincère, Je me dirai qu'en tout vous m'aurez voulu plaire, Et de moi-même enfin triomphant à mon tour, Je pourrai de l'estime aller jusqu'à l'amour, Mais il faut que le temps m'y conduise, m'y mène. En l'état où je suis, inquiète, incertaine, Voyant votre victoire avec des yeux jaloux, Je sens bien que mon coeur n'est point digne de vous. Laisse-le s'affranchir d'un reste de faiblesse Dont ma fierté sitôt ne peut être maîtresse. Quand les yeux mieux ouverts sur ce que je vous dois... Non, Madame, le temps ne ferait rien pour moi. Puisque toute la Cour attend votre hyménée, Remplissons les décrets de notre destinée, Suivons sans différer ce qu'elle a résolu. Ah, Ciel ! Vous vous servez du pouvoir absolu. Je ne le puis nier, mon malheur vous le donne. Vous vous êtes acquis des droits sur ma personne ; Mais peut-être il n'est pas d'un généreux vainqueur, De vouloir une main que ne suit pas le coeur. Comme en ce que je fais la gloire m'autorise, J'espère que le coeur suivra la foi promise. Le vainqueur vous obtient, n'en prenez point d'ennui, Ce vainqueur est Roger, et vous êtes à lui. Roger ? Ciel ! Ah, Seigneur ! Madame, plus d'alarmes. Roger a combattu sous mon nom, sous mes armes, Et son bras, dont les coups ont dû vous étonner, A mérité le prix que j'ose abandonner. Je veux faire encore plus ; l'ambition d'un père, Quand je vous rends à vous, vous peut être contraire. Je vais par tant de soins combattre sa rigueur, Qu'à force de presser je toucherai son coeur. Par ses déguisements Roger m'a fait outrage ; Essayons de le vaincre en grandeur de courage. Quoi qu'un pareil triomphe ait pour moi de fatal, C'est ainsi que Léon se venge d'un rival. Expliquez-moi, Roger, ce qu'on me fait entendre, Sans y voir rien d'obscur, j'ai peine à le comprendre. Un Amant tant de fois assuré de ma foi, Aurait pour son rival combattu contre moi ? Madame... Il est donc vrai que vous avez fait gloire De chercher pour Léon une injuste victoire ? Si toujours votre coeur brûle des mêmes feux, Pouviez-vous pour un autre ordonner de mes voeux ? Je parais criminel, mais malgré l'apparence, Vous-même en m'écoutant vous prendrez ma défense. Léon sans s'explique vient exiger de moi Un service important qu'il attend de ma foi. Pour m'acquitter du jour que par lui je respire, J'engage ma parole, ai-je pu m'en dédire. Ai-je pu... Ce Roger fidèle à ses amis, Qui tient ce qu'il promet, ne m'a-t-il rien promis ? Oui, je vous ai promis une ardeur sans égale, Et si vous rappelez la rencontre fatale, Où votre bras, tout prêt à me priver du jour... Je vois dans ce combat le pouvoir de l'amour. Il m'a fait épargner en vous sans le connaître, Celui que de mon coeur il avait rendu maître, Il vous a conservé ; mais que peuvent ces soins ? En suis-je plus à vous, et me perdez-vous moins ? Ma défaite assurait mon bonheur et le vôtre. Fallait-il que Roger me vainquît pour un autre, Et que par ce triomphe, il m'ôtât aujourd'hui L'heureux droit que j'avais de me donner à lui ? Ne désespérons point ; dans tout ce qui m'arrive Je vois du Ciel pour moi la colère excessive, Mais enfin tout à coup elle peut s'arrêter. Léon, le Roi, le temps... Ah, pourquoi vous flatter ? À l'amour des grandeurs mon père trop sensible Sera toujours pour nous un obstacle invincible. Quand il croit que Léon dans la lice vainqueur, M'oblige à recevoir sa Couronne et son coeur, Voudra-t-il endurer qu'aux dépens de sa gloire Il cède à vos désirs le fruit de sa victoire ; Et ce que de la vôtre on aura publié, Ne paraîtra-t-il pas un secours mendié ? Au combat, dira-t-on, Léon trouve des charmes À feindre qu'à Roger il a prêté ses armes, Et pour le rendre heureux, sa générosité Cède à ses voeux un prix qu'il n'a pas mérité. Non, non, n'attendez rien qui ne vous soit contraire. En me donnant à vous, il me rend à mon père, Et dans le triste état où mes jours sont réduits, Demeurer à moi-même est tout ce que je puis. Enfin, mon frère, enfin, après tant d'injustice, Vos malheurs vont cesser, le Ciel vous est propice. Pour servir votre amour Léon avec éclat A publié partout le secret du combat. Mais c'est peu qu'à vos voeux il cède Bradamante, Il faut pour l'obtenir, que son père y consente, Vous craignez ses refus, cet obstacle est levé. Ô Ciel ! Pour ce bonheur je serais réservé ! Aimon à mon amour se rendrait favorable ? D'un pareil changement mon père est incapable. Léon m'eût mise au Trône ; il ne pourra souffrir Qu'à moins d'une Couronne on puisse m'acquérir. Aussi lorsqu'il consent qu'à Roger on vous donne, C'est parce que Roger obtient une Couronne. Que dites-vous, ma soeur ? Qu'un grand Peuple par moi Vous jure un plein hommage, et que vous êtes Roi. Roger aurait acquis la grandeur souveraine ? Il n'est rien de si haut où la vertu ne mène. Quand donc Constantin, par de si prompts effets, Sa valeur rétablit les Bulgares défaits, Un des siens arrêté leur ayant fait connaître, Avecque son vrai nom, quels lieux l'avaient vu naître, Ces Peuples, dont son bras avait calmé l'effroi, Pour réparer par lui la perte de leur Roi, Charmés du souvenir de sa guerrière audace, Sont venus le chercher, et l'ont mis en sa place. Par ce choix glorieux il vous doit être doux, Que d'un bonheur parfait... Je n'en connais qu'en vous, Et s'il est vrai qu'Aimon dans mes voeux me seconde, Madame, j'aurai plus que l'Empire du Monde. Mais ma soeur, vous croirai-je, et puis-je ajouter foi... Non, ne m'en croyez pas, mais croyez-en le Roi. Il vous mande, on vous cherche, et j'ai voulu moi-même... Si vous doutez encor de mon amour extrême, Madame, venez voir avec combien d'ardeur Je joins une Couronne à l'offre de mon coeur.
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Ne me propose point de nouvelles faiblesses ; Vois l'état malheureux, Octave, où tu me laisses, Vois-moi par tes conseils qui flattent mes ennuis Sous cet habillement cacher ce que je suis. C'est assez que par eux oubliant sa naissance Un Prince à sa vertu fait cette violence, Et qu'il s'ose abaisser, pour ménager son sang, Jusqu'à se dérober à l'éclat de son rang. En effet, cet habit dont tu fais mon asile, Laisse-t-il voir en moi l'Héritier de Sicile, Et sans suite en ce bois, bien moins Prince qu'Amant, Connais-tu Fédéric dans ce déguisement ? Seigneur, ce faux habit éloigne la tempête Dont le coup imprévu menaçait votre tête ; Mais craignez du Destin les revers éclatants, Songez qu'un Prince a peine à se cacher longtemps. Et que de sa grandeur le brillant caractère A parlé mille fois de ce qu'il voulait taire. Avant qu'il vous trahisse, abandonnez ces lieux Où Rodolphe tué vous doit rendre odieux : Par vous l'État privé d'un Conquérant si brave... Le sort en est jeté, c'est perdre temps, Octave. Je sais que cette mort qui rompt ce grand Tournoi, Arme contre mes jours la colère du Roi, Je sais qu'à la venger tout l'État s'intéresse ; Mais aussi tu le sais, j'adore la Princesse, Et cette passion me fait voir sans effroi L'intérêt de l'État, et le courroux du Roi. Seigneur, à quels périls exposer votre vie ? Il faut les affronter, l'honneur nous y convie : Osons pour la Princesse, osons nous exposer À quoi le Destin contre nous puisse oser ; Qu'un bel effort nous prouve une ardeur peu commune, Et laissons faire après l'Amour et la Fortune. Mais d'une vaine peur je te vois prévenu ; Mon visage en ces lieux ne fut jamais connu. Cet habit de Tournoi, ces plumes et ces armes Dont l'éclat remarqué te causait tant d'alarmes, Et qui pour m'accuser semblaient autant de voix, Tu m'as tout vu laisser au milieu de ce bois. En faveur de ma flamme, et contre mon envie, L'Amour m'a su forcer à ce soin de ma vie ; Mais s'il faut y périr, il est juste à mon tour De donner cette vie au soin de mon amour. Quel est votre dessein ? Seul en cet équipage Je prétends m'arrêter dans ce prochain village ; Aussi bien mon cheval, mort tout à coup sous moi, Par un nouveau malheur m'impose cette loi : Dans Naples cependant va voir ce qui se passe, Vois quel espoir encor m'y souffre ma disgrâce, Observe ma Princesse, et si quelque mépris... Seigneur, j'entends du bruit, gardez d'être surpris. Quelqu'un marche en effet, et si je ne m'abuse, Du plus proche sentier vient une voix confuse : Dans un lieu plus secret viens songer avec moi Aux moyens d'éviter les poursuites du Roi. Oui, Madame, il est vrai que votre solitude En cette occasion me paraît un peu rude, Ma gloire est de vous voir, et de vous obéir, Mais je sens ma faiblesse en secret vous trahir, En songeant au Tournoi que tant de pompe ordonne, Pour voler à la Cour mon coeur vous abandonne. La curiosité bornant ta trahison, J'en prends sur moi le crime, et je m'en fais raison : Je sais qu'il est fâcheux à celles de notre âge D'abandonner la Cour pour un lieu si sauvage, Et que dans cet exil nous trouvons rarement De quoi nous consoler de son éloignement. Mais si tu connaissais combien un grand courage Des caprices d'autrui fuit l'indigne esclavage, Et dans quel triste sort nous jettent quelquefois D'un Frère impérieux les tyranniques lois ; Alors tu concevrais qu'on se résout sans peine À quitter ce qui plaît, quand on fuit ce qui gêne, Et que la solitude a de quoi m'arrêter, Puisqu'elle m'ôte un joug si fâcheux à porter. Il est vrai que l'humeur du Prince de Salerne... Dis que son sens aveugle est ce qui le gouverne, Que d'un droit que le Ciel semble avoir limité Son seul emportement règle l'autorité, Et que par un destin à mes voeux trop contraire, Je rencontre un Tyran où je dois voir un Frère : Ce n'est pas que cent fois il n'ait avec éclat Signalé sa valeur au secours de l'État, On l'estime, et le Roi crut toujours inutile D'opposer d'autres bras aux forces de Sicile : C'est par lui que son Sceptre en ses mains affermi Semble aujourd'hui braver un puissant Ennemi ; Mais ce farouche amas d'une vertu guerrière, Bien loin de l'adoucir, rend son humeur plus fière, Et tu sais, pour en fuir le caprice odieux, Qu'enfin j'ai demandé ma retraite en ces lieux : Ici depuis six mois dans une paix profonde Je ris des embarras que se fait le grand monde, Et surtout, de ce bois l'agréable séjour Passe tous les faux biens que l'on vante à la Cour. À son trouble inquiet ce calme est préférable ; Mais si ma liberté vous semble pardonnable, Madame, j'oserai vous demander pourquoi Vous ne vous trouvez point à ce fameux Tournoi. Ce superbe appareil de chars, d'habits et d'armes Méritait de s'y voir honoré de vos charmes, Et vous deviez forcer votre juste courroux En faveur d'un spectacle assez rare pour nous. L'indignité soufferte est un puisant obstacle À cette vaine soif des pompes d'un spectacle. Ici je vis sans trouble avecque mes désirs, Je goûte ici partout de solides plaisirs, Et Naples aujourd'hui dans sa magnificence Cède aux charmes secrets de ce profond silence ; Mais enfin je pardonne à ton propre intérêt Qui suit ta passion, et non ce qui me plaît, Et pour la contenter, comme je m'intéresse Aux honneurs qu'aujourd'hui l'on rend à la Princesse, Trois ou quatre des miens, envoyés tout exprès, Nous en feront savoir les superbes apprêts ; Ce récit pourra plaire à ton inquiétude. Mais qui nous vient troubler dans notre solitude ! Madame, pardonnez un abord indiscret Qui de votre entretien a rompu le secret. Accablé sous le faix d'une infortune extrême, Persécuté du Sort, odieux à moi-même, Je cherche où terminer mes pas trop incertains, Pour mettre ma douleur en de fidèles mains ; Si pourtant dans l'excès du malheur qui m'oppresse, Chercher quelque secours n'est pas une faiblesse. Malheureux Inconnu, si ma compassion Peut servir de remède à votre affliction, Et borner de vos pas les courses incertaines ; Soyez sûr que déjà je prends part à vos peines. Mais pour les soulager, peut-on savoir de vous De quel fâcheux destin vous ressentez les coups ? Hélas ! Faut-il ici que ma triste mémoire Vous retrace un tableau de ma première gloire, Et qu'elle représente à mon esprit confus L'inestimable prix d'un bien que je n'ai plus ? Dans ce noble trafic des choses les plus rares Que forme la Nature aux lieux les plus barbares ; De pierres, de joyaux, perles, et diamants, Je bornai mon emploi dès mes plus jeunes ans, Et jamais la Fortune avec plus d'abondance D'un coeur ambitieux ne flatta l'espérance : Tout rit à mes souhaits, et sans de grands efforts J'acquiers en peu de temps de si riches trésors, Que leur possession, qu'un bon Astre me donne, Valait presque à mes yeux l'espoir d'une Couronne ; Mais ces divers trésors, avec soin amassés, À mes bouillants désirs ne furent point assez : L'appas d'un plus grand bien ayant su me surprendre, L'ardeur de l'acquérir me fait tout entreprendre, Et le bruit répandu de ce pompeux Tournoi En impose à mon coeur l'ambitieuse loi : Pour n'être point connu, je pars seul et sans suite, À mon heureux destin je remets ma conduite, Et l'espoir d'un grand gain m'attirant en ces lieux, Tout ce que j'ai de rare et de plus précieux, Sans regarder à quoi ma passion m'engage, Je l'expose sans crainte aux périls du voyage : J'arrive cependant, tout répond à mes voeux, Je vends, trafique, échange, obtiens ce que je veux, Et riche de nouveau d'un trésor adorable À ma félicité rien n'était comparable, Quand surpris au retour de Voleurs en ce bois, J'éprouve du Destin les ordinaires lois, Et vois avec douleur ma fortune asservie À quitter tout mon bien pour conserver ma vie. Dure nécessité, devais-je t'obéir, Et lâche en ce besoin moi-même me trahir ? Seul contre eux, il fallait repousser cet outrage, Et si ma résistance eût animé leur rage, Du moins j'aurais lavé dans mon sang répandu La honte de survivre au bien que j'ai perdu. Où la défaite est sûre, et la mort infaillible, Le courage est blâmable autant qu'il est nuisible ; Jamais sous les malheurs un grand coeur ne s'abat, Et c'est d'où la vertu tire le plus d'éclat : Mais avec tant de soin on peut suivre les traces De ces lâches auteurs de tant d'autres disgrâces ; Que si ce dur revers d'un sort injurieux Vous permet de souffrir le séjour de ces lieux, Peut-être y verrez-vous une heureuse poursuite, Par mes ordres donnés, mettre obstacle à leur fuite ; Ici tout m'obéit, et sous l'aveu du Roi Ce grand Château voisin ne dépend que de moi : Ainsi vous en pouvez accepter la retraite. Cette offre est un doux charme à ma peine secrète, Et je ne puis assez estimer un séjour Qui m'éloigne des lieux où j'ai reçu le jour ; Ma disgrâce sans doute y croîtrait par ma honte. Madame, Alfonse arrive, et vient vous rendre compte... Ton retour me surprend, étant inopiné : Quoi ! Le Tournoi déjà serait-il terminé ? Madame, c'en est fait. Quelle est cette tristesse ? Rodolphe a-t-il trahi l'honneur de la Princesse ? S'est-il trahi lui-même, et souffrant un Vainqueur, Dans cette occasion a-t-il manqué de coeur ? Au contraire, jamais avec tant d'avantage On ne vit éclater l'ardeur d'un grand courage, Mais... Pourquoi t'arrêter ? Qui te rend interdit ? Dis-moi l'ordre de tout, j'en attends le récit. On va parler de moi. Déjà tout plein de gloire Sur trois Rivaux, Rodolphe étendait sa victoire, Quand on voit dans la lice entrer un combattant, Dont le riche équipage et l'habit éclatant Attirant les regards de l'Assemblée entière, Nous marque à tous une âme aussi haute que fière. Le Prince avec dédain regarde ce Rival ; Il s'apprête à le vaincre ; on donne le signal, Ils partent, et tous deux pleins de coeur et d'adresse Fournissent leur carrière avec tant de vitesse, Qu'à les voir arrêter, on a peine à juger S'ils ont gardé leur poste, ou s'ils l'ont su changer. L'Inconnu s'en émeut, il recule, il s'étonne, Le Prince à son grand coeur tout entier s'abandonne, Il pousse, avance, presse avec tant de vigueur, Qu'avant qu'il ait vaincu, chacun le croit vainqueur, Son Ennemi lui-même aide à cette croyance, Son cheval est blessé, lui presque sans défense, Quand ce lâche destin qui l'avait épargné, Laisse tomber Rodolphe en son sang tout baigné. Ô Dieux, mon Frère est mort ! Qu'ai-je entendu ? Son Frère ! Madame... C'est en vain qu'on me le voudrait taire. Si de quelque douceur je puis goûter l'appas, Je ne la dois chercher qu'à venger son trépas. L'Assassin est-il pris ? Sait-on quel est le Traître ? Pendant un si grand trouble il a su disparaître : Mais son cheval blessé, quoiqu'il l'ait bien servi, Le livrera bientôt à ceux qui l'ont suivi. Que d'orages subits troublent votre bonace ! Ô vous, dont maintenant le plaignais la disgrâce, Voyez que du Destin l'implacable courroux Éclate sur les Grands aussi bien que sur vous. Madame, si jamais... Ton discours m'importune, Retournons au Château pleurer mon infortune. Quel bizarre malheur renverse mes desseins ! Fuyant mes Ennemis, je me mets en leurs mains. Suivons-la toutefois de peur qu'on me soupçonne ? Mon visage aussi bien n'est connu de personne, Et souvent c'est l'effet des caprices du Sort, Qu'au milieu des écueils on rencontre le port. Holà, Nymphes, holà ! Mes cris ne servent guères, Et j'apostrophe en vain ces Nymphes bocagères, Mes holà redoublés leur font doubler le pas. Pourquoi les appeler ? Tu ne les connais pas. Qu'importe ? Puisqu'au nez me rit Dame Fortune, Je brûle du désir d'en haranguer quelqu'une. Donzelle aux yeux brillants, (lui dirai-je d'un ton, À fendre de pitié le plus dur hoqueton,) Je viens ici te rendre et la cape et l'épée, Car mon âme d'amour est toute constipée, Tu m'as mis dans les fers, et tu m'as mis dans les feux, Et dussé-je enrager, j'en mourrai si tu veux ; Mais je te crois d'humeur à tout mettre en usage, Pour empêcher ma mort, de peur que je n'enrage. Avec mes beaux habits et ce poli jargon, Crois-tu que la plus belle ose me dire, non ? C'est bien jasé ; tu vas, si tu ne fais retraite, Te faire ici connaître aussi bien qu'à Gaïette ? Gaïette est mon pays, et chacun m'y connaît... Pour un extravagant que l'on y montre au doigt. Mon Père... Laissons-là ta généalogie. Ton nom est Jodelet, ton emploi ta folie. N'y suis-je pas Marquis ? On t'y donne en effet Le ridicule nom du Marquis Jodelet, Parce que tu fais rire, on te caresse, on t'aime. Pauvre fou ! Par ma foi, tu n'es qu'un fou toi-même. Va, va, j'ai trop d'esprit pour me laisser duper ; Je me fis l'autre jour encor horoscoper, Et j'appris que bientôt, si l'effet suit la cause, Le Marquisat pour moi sera fort peu de chose. Si l'effet suit la cause, il est à présumer Qu'avant qu'il soit un mois il faudra t'enfermer. Au diable l'ignorant. Au diable soit la bête. Sais-tu bien qu'aujourd'hui l'on commence la fête ? Oui dea, je le sais bien, et j'y prétends jouter. Reprends donc tes habits pour ne plus t'arrêter, J'ai hâte. Cours devant ; pour pareilles affaires, Un homme tel que moi ne s'incommode guères. Ô l'homme d'importance ! On en doit faire état, Puisqu'on me voit déjà narguer le Marquisat. Suivant des grands Guerriers les traces si vantées, Je suis le Chevalier aux armes enchantées. C'est donc enchantement que d'avoir en ce bois Trouvé cet équipage, et ce riche harnois ? Oui, c'est enchantement, et de plus, bon augure Que je suis menacé d'une grand aventure. L'aventure fera le destin des Filous ; Te voyant ces habits, on te rouera de coups. Remets-les en leur place, autrement je te quitte. Quitte-moi si tu veux, la menace est petite ; Aussi bien à présent je te fais Chevalier. Je ne te voudrais plus que pour mon Écuyer. Je parle tout de bon. Je réponds tout de même. Tu prétends les garder ? Encor plus d'un Carême. Adieu donc ; j'aime mieux aller seul au Tournoi. Que me mettre au hasard qu'on m'étrille avec toi. C'est faire sagement ; après tout, il peut être Que cet habit trouvé ne manque point de maître ; Et si quelqu'un venait m'en demander raison, Parler d'enchantement serait peu de saison. Que dirais-je ? Ma foi, c'est un triste avantage Que d'être bien armé, si l'on n'a du courage. Or sus, examinant un peu les accidents Qui peuvent m'arriver malgré nous et nos dents, Songeons aux questions que l'on me pourrait faire. Votre équipage est beau. Je le sais bien, Compère. Il vous sied à ravir. Je l'ai fait faire exprès. Il vous coûte beaucoup ? Je prends peu garde aux frais. Quel en est l'Ouvrier ? Il vient de Moscovie. Vous le portez souvent ? Quand il m'en prend envie. Vous allez au Tournoi ? Nous y prendrons parti. Vous venez ? D'assez loin. D'où ? D'où je suis parti. Bon, après cet essai, pour peu que je m'applique, Aux plus questionnants je puis faire la nique. Mais n'aperçois-je point de fort vilaines gens, Plus terribles cent fois que records de sergents ? Ils sont trois ; c'en est fait, je vais être leur proie, Si ces arbres touffus n'empêchent qu'on me voie. Cette heureuse rencontre en est un sûr témoin Amis, prenons courage, il ne peut être loin. Son cheval trouvé mort dans cette étroite route, Lui manquant au besoin, l'arrête ici sans doute, Il doit être en ce bois, et vous pouvez juger Si pour nous en saisir on doit rien négliger. Je sais que l'arrêter quand il faut qu'il périsse, C'est rendre à tout l'État un signalé service ; Mais prenons garde aussi de nous en voir sur pris. Je prévois qu'il mettra sa défaite à haut prix, Et que ce fier Lion que nous voulons surprendre, Répandra bien du sang avant que de se rendre. Le vainqueur de Rodolphe est à craindre pour nous. Et bien, j'en essuierai moi seul les premiers coups, Vous autres, seulement secondez mon courage. Mais que viens-je ouïr dans ce prochain feuillage ! Qui va-là ? La vilaine enquête que voilà ? J'avais réponse à tout hormis à qui-va-là. Mais st. Amis, il faut découvrir ce mystère, Quelqu'un ici se cache, et s'obstine à se taire. Ah ! Je suis découvert. Qu'ils me vont étriller, Si le fer à la main je ne les fais driller ? Ça, mon courage, allons. Le premier qui s'avance, Par la mort, dans son sang... Ils ont peur, que je pense. Ils s'arrêtent de loin à me considérer, Ils parlent bas entre eux ; il faut encor jurer. Ventre, si l'on m'approche... Usons de stratagème. Il n'en faut point douter, en effet, c'est lui-même ; Ces armes, cet habit nous le disent assez. Nous ne sommes rien moins que ce que vous pensez. Pourquoi nous menacer ? Ils tremblent. Par la tête, Qui ne rengainera, sa mort est toute prête. Nous voilà sans défense à vos ordres soumis, Prêts à vous secourir contre vos ennemis. Quoi, vous ne prétendiez me faire aucune injure ? Voyez notre franchise, elle vous en assure. Et vous n'auriez dans l'âme aucun mauvais dessein ? Au contraire. Ainsi donc je tempêtais en vain. Nous en sommes surpris. Mettez-vous hors de peine, Voici le holà mis à mon humeur hautaine. Il faut un peu connaître avant que d'être ami. Vous ne nous connaissez encore qu'à demi ; Il faut rendre l'épée. Ah, Canaille maudite ! Nous quereller encor ! Et bien, non, quitte à quitte. Je ne fus jamais moins d'humeur à quereller, Prenez mes beaux habits, et me laissez aller. Non, non, il faut marcher. Je suis prêt à les rendre. Allons, c'est trop, allons. Où ? Je vais vous l'apprendre. Madame, épargnez-vous ces nouveaux déplaisirs, Donnez quelque relâche à ces profonds soupirs. Nommer à tous moments la Fortune cruelle, C'est prendre trop de part au malheur d'Isabelle, Et pour moi, je veux mal au zèle officieux Qui pour la consoler vous amène en ces lieux. Au pitoyable objet d'une Soeur affligée, Dans un plus noir chagrin votre âme s'est plongée, Mais enfin cette mort qui fait couler ses pleurs N'exige pas de vous de si vives douleurs ; La perte est différente, et dans un sort contraire L'Amant le plus chéri nous touche moins qu'un Frère. Ah, que tu juges mal de mon cruel ennui, Si tu l'oses régler sur les larmes d'autrui, Et que tu connais peu quelle est la différence Des profonds déplaisirs à ceux de bienséance ! Pour peindre un faux ennui par de vives couleurs La Nature souvent fait un amas de pleurs, Notre abord les excite, et ces pleurs se déploient Moins pour celui qu'on perd, que pour ceux qui les voient ; Car enfin qu'Isabelle ait recours aux soupirs, Peut-elle ouvrir son âme à de vrais déplaisirs ? Rodolphe, à qui le sang l'avait dû rendre chère, Devenant son Tyran, cessa d'être son Frère ; Non qu'elle se dispense à se trop modérer, Elle pleure sa mort, mais ce n'est que pour pleurer, Et tout son désespoir laisse voir dans sa plainte L'effort étudié d'une douleur contrainte. Prenez même pouvoir sur vous à votre tour ; La Nature se tait, faites taire l'Amour. Je sais que votre coeur avec raison soupire, Que les soins de Rodolphe... Ah ! Que m'oses-tu dire ? Si votre mal redouble... Hélas, Julie, hélas ! Mon mal est si caché qu'on ne le connaît pas. J'en crois la mort du Prince être la seule cause. Oui, cette mort sans doute à mille maux m'expose. Comme dans la vengeance on trouve des douceurs Qui de nos plus grands maux apaisent les rigueurs, Le sang de l'Assassin vous pourra satisfaire, On le poursuit, le traître, et dans peu l'on espère... Ah ! C'est là mon tourment, arrête, car enfin Ce traître qu'on poursuit, ce cruel Assassin, Par le charme secret d'un pouvoir que j'ignore, C'est lui qui fait ma peine ; en mot je l'adore. Madame, pardonnez si mon zèle indiscret... Pour t'en punir, Julie, écoute mon secret, Écoute ma faiblesse. Il te souvient peut-être D'un Peintre qu'à la Cour moi seule ait pu connaître ? Entre plusieurs tableaux d'un travail curieux Qu'un jour cet Étranger vint offrir à mes yeux, J'en vis un dont la riche et brillante bordure Relevait hautement l'éclat de la peinture. J'en admirais l'éclat, quand dès le premier trait Je connus tout à coup que c'était mon portrait. Je regarde le Peintre, et lui presque immobile : Je le tiens, me dit-il, du Prince de Sicile. Portrait, unique objet de mes plus chers désirs, (A dit ce triste Prince avec mille soupirs.) Puisque la guerre ouverte entre nos deux Couronnes Fait vivre sans espoir l'amour que tu me donnes, Va, retourne à ta source, et cesse chaque jour Par ton appas flatteur d'irriter mon amour. Alors il me le donne, et son ordre m'engage À venir dans vos mains remettre ce cher gage. Au moins le Sort pour lui n'aurait plus de rigueur S'il croyait que sa vue eût ému votre coeur ; Je vous le laisse ; Adieu, Madame. Il se retire ; Et s'éloignant de moi je l'entends qui soupire. Je revois ce Portrait, mais las ! Au lieu du mien Ce peintre déguisé m'avait laissé le sien, Et je reconnais trop au trouble qu'il me cause, Que le Peintre et le Prince étaient la même chose. Que dirai-je enfin ? Depuis ce triste jour En secret il m'aima, je souffris son amour, Il me la jura vraie, et j'en reçus pour gage Tout ce que peut jamais promettre un grand courage. Le reste tu le sais. Rodolphe ambitieux Voulant dans un Tournoi triompher à mes yeux, S'est vu par Fédéric, trop jaloux de ma gloire, Arracher d'un seul coup la vie et la victoire. Hélas ! Où me réduit ce funeste revers ! S'il est pris, il est mort, et s'il fuit, je le perds ; Mon amour le retient, et ma crainte le chasse. En ce fâcheux état juge de ma disgrâce. Madame, je vous plains, et trouve en ce malheur De quoi justifier la plus vive douleur. L'un et l'autre destin vous donne lieu de craindre, Et dans l'un et dans l'autre il faudra vous contraindre, À vos tristes soupirs permettre peu d'éclat, Donner votre chagrin au besoin de l'État, Et vous-même une fois à vous-même infidèle... Mais le Roi vient. Apprends une heureuse nouvelle, Ma Fille ; enfin le Ciel propice à mes désirs D'un espoir assez doux flatte nos déplaisirs, L'Assassin se dérobe en vain à ma vengeance, Nous en aurons bientôt l'entière connaissance, Un des siens arrêté nous va tout découvrir. Enfin Julie, il faut s'apprêter à souffrir. Sachant quel intérêt ton amour y doit prendre ; Je n'ai voulu sans toi, ni le voir, ni l'entendre ; Tu sauras mieux que moi pénétrer dans son coeur Les desseins criminels d'un insolent Vainqueur. Ah, que ne vois-je ici l'occasion offerte De sauver un Amant dont je pleure la perte ! Avec quelle chaleur suivrais-je mon transport S'il pouvait arrêter l'injustice du Sort ! Mais en vain je me flatte, et quoi qu'il en avienne... N'accrois point ma douleur en me montrant la tienne, Et ne l'écoute plus que pour te souvenir Que Rodolphe nous laisse un coupable à punir. C'est à quoi d'autant plus moi-même je m'anime, Qu'un grand trouble s'apprête à suivre ce grand crime, Et que nos ennemis prévenant nos efforts, Avec toute leur flotte ont paru sur nos bords. Je les crois déjà voir après notre disgrâce D'un invincible orgueil soutenir leur audace. Que n'oseraient-ils point contre nous aujourd'hui Que l'État est privé de son plus ferme appui ? Si vous vous alarmez des forces de Sicile, Qu'on propose la paix, elle sera facile. Cent fois vos ennemis, après de longs combats, Ont voulu s'accorder, mettre les armes bas. Vous seul, écoutant trop un désir de vengeance... Voyons le Prisonnier, le voici qui s'avance. Juste Ciel ! C'est Octave. Ah, Madame. Ah, Seigneur, Quel trouble à son aspect s'est saisi de mon coeur ! Pardonnez ce désordre à ma douleur extrême, À peine en cet état me connais-je moi-même. Approche, et crains un Roi qu'on ne peut abuser, Ta sûreté consiste à ne rien déguiser. Parle, quel est ce Traître ennemi de sa gloire Qui par la mort d'un Prince a souillé sa victoire ? Apprends-nous ses desseins, et force ma bonté À donner ton pardon à ta sincérité. Sire, si le malheur doit passer pour un crime, Votre courroux est juste et ma mort légitime, Puisque enfin attiré d'un désir curieux Je venais admirer la pompe de ces lieux, Quand de mon mauvais sort la fatale injustice A su d'un inconnu m'engager au service. Sans plus dissimuler, songe que les tourments Nous peuvent garantir de tes déguisements, Et prends garde surtout que leur rigueur n'arrache Ce qu'un devoir frivole imprudemment nous cache. Sire, de ce devoir puisqu'il fait tant de cas, Voyez si ce billet ne le trahira pas. Ô malheur imprévu ! Par dépêche secrète Il a cru sûrement l'envoyer à Gaïette ; Mais quelques Espions en chemin l'ont surpris. Dieux, quel trouble à mon tour agite les esprits ! « À l'Infant de Sicile ! » Ô Ciel, est-il possible ! Enfin, cher Fédéric, ta perte est infaillible. « Rodolphe par mes mains a vu finir ses jours, Et m'oblige en ces lieux à craindre un sort contraire, Ne perdez point de temps, venez à mon secours, Si vous prenez encor les intérêts d'un frère ! » Fédéric. Puis-je croire au rapport de mes yeux : Mon plus grand Ennemi, Fédéric en ces lieux ! Ô de tous les malheurs le dernier et le pire ! Pour Rodolphe tué c'est peu que je soupire, Si pour percer mon coeur par des traits plus puissants, Fédéric n'est l'auteur des peines que je sens. Il n'est point de malheur sans tache d'infamie Quand le coup nous en vient d'une main ennemie : Et dût sur moi du Sort l'ouvrage s'achever, Ce n'est que dans le sang que je la dois laver. Puisque enfin l'intérêt du Prince de Sicile Ne trouve en moi l'appui que d'un zèle inutile, Ce serait le trahir que de vous plus cacher Ce glorieux Vainqueur que vous faites chercher. S'il vous prive d'un bras dont vous plaignez la perte Sire, à tous combattants la lice était ouverte, Et Rodolphe sans vie à ses pieds abattu Est un crime du Sort, et non de sa vertu. N'imputons point au sort un dessein si coupable ; Cette mort en toute autre eût été pardonnable. Mais dans mon Ennemi c'est un pur attentat ; Je ne le dois traiter qu'en criminel d'État, Et si le juste Ciel entre mes mains le livre, Je sais trop quels conseils il m'est permis de suivre. Seigneur, écoutez moins ces vifs ressentiments. Ce coeur outré d'ennuis partage vos tourments, Et j'atteste du Ciel la grandeur souveraine Que Fédéric lui seul cause toute ma peine, Que par lui seul je souffre, et donne ici des pleurs Plus à ma passion qu'à nos communs malheurs. Mais hélas ! Quel espoir de la voir satisfaite ? La flotte de Sicile a paru vers Gaïette, Et venant de son Prince appuyer les desseins, Nous arrache aujourd'hui la vengeance des mains. Cet obstacle sensible aux désirs d'une Amante. Sire, un heureux succès a rempli notre attente, L'Assassin de Rodolphe est en votre pouvoir. On a pu l'arrêter ? Sire, vous l'allez voir. On l'amène. Qu'entends-je ! Ô comble de disgrâces ? Ayant appris sa route, et marchant sur ses traces, Son cheval trouvé mort, par un bonheur nouveau, Nous arrête en ce bois qui borne ce Château. Là nous le découvrons, mais bien loin qu'il s'étonne, Loin que seul contre trois sa vertu l'abandonne, Il menace, et le nombre augmentant sa fierté, Il périra plutôt qu'il se voie arrêté ; Mais la ruse l'emporte, et son courage extrême Est contraint de céder enfin au stratagème, Je lui saisis l'épée. Enfin donc je le tiens, Ce superbe Ennemi de mon Trône et des miens ? Ô bonheur ! Ô service à l'État trop utile, Qui soumet à mes lois le Prince de Sicile ! Le Prince de Sicile ? Oui, c'est lui dont le bras S'est noirci du plus grand de tous les attentats. Cet orgueil menaçant qu'il nous a fait paraître Peut suffire sans doute à le faire connaître ; Mais, Sire, oyez enfin ce qu'on n'eût su prévoir, À peine entre nos mains il se voit sans espoir, Qu'usant d'un stratagème à combattre le nôtre, Il veut obstinément qu'on l'ait pris pour un autre, Et d'un tel contresens soutient tout ce qu'il dit, Qu'il semble qu'en effet il ait perdu l'esprit. S'il croit nous abuser, son espérance est vaine. Sire, daignez l'ouïr ; je l'entends qu'on l'amène. Agréez ma retraite ; à qui perd un amant, Voir l'auteur de sa mort est un nouveau tourment. Oui, ce lieu pour mon gîte est assez agréable, Bonsoir et bonne nuit, allez-vous-en au diable. Tout habillé de fer et par bas et par haut, Vous m'avez fait, je crois, galoper comme il faut ; Mais un jour peut venir où je veux qu'on me pende Si plus cher qu'au marché vous n'en payez l'amende. Une chaise, quelqu'un, je suis las, dépêchez. Levez, levez le masque, en vain vous vous cachez, Trop superbe Ennemi, l'on connaît qui vous êtes. M'amène-t-on ici pour me conter sornettes ? Sire, vous le voyez. Ciel, soutiens mon espoir. Qu'on me désenharnache, ou qu'on me fasse seoir, La charge est lourde. Enfin sachez mieux vous connaître. Et Prince, répondez à la gloire de l'être. La peur d'un juste arrêt vous doit toucher trop peu Pour en faire à nos yeux un si bas désaveu. Soutenez ce grand titre, et bravant ma puissance, Remplissez hautement l'heur de votre naissance. Apprenez à vous taire, ou parlez sagement, Je ne sache en ma race aucun forlignement. Pour qui donc me prend-on ? La feinte est inutile, Et nous connaissons trop le Prince de Sicile. Et que m'importe à moi si vous le connaissez ? Vous nommer Fédéric, c'est vous en dire assez ; À cet illustre nom cessez de faire injure. À l'erreur qui les trompe ajoutons l'imposture. Ah ! Seigneur, ah ! Mon Maître ! Ô qu'il m'eût été doux En autre lieu qu'ici d'embrasser vos genoux ! Mais puisque la Fortune, à vous suivre obstinée, A trahi le secret de votre destinée, Et que j'ai pour mon Prince une vie à donner... Que diable celui-ci me vient-il jargonner ? Moi, Prince ? Moi, son Maître ? Ah ! Seigneur... Je vous prie, L'honneur cède au profit, trêve de Seigneurie. Quoi ! Seigneur, votre Octave... Achevons en un mot, Et bien, Octave soit, Octave n'est qu'un sot. Fédéric est vaillant, mais... Ô, comme ils me vendent ! Avec tous leurs respects les matois s'entrentendent. Mais, Seigneur... Voici l'autre. Ah ! C'en est trop, enfin Il faut l'abandonner à son lâche destin. Quoi, Prince... Vous avez les visières mal nettes. Savez-vous en quels lieux et devant qui vous êtes ? Devant vous, à peu près. Tremblez donc. Et pourquoi ? Si je suis devant vous, vous êtes devant moi. C'est le Roi qui vous parle. Ah, qu'il ne vous déplaise. Le Roi voit maintenant jouter fort à son aise ; Je sais ce qui se passe, et je le vais trouver. Qu'après sa trahison il m'ose encor braver, Et joigne impunément le mépris à l'injure ! Vous m'accuseriez donc de quelque forfaiture ? Voyez votre équipage, il parle contre vous. Ah ? Je m'en doutais bien, vous êtes des Filous, Et pour mieux m'escroquer toute ma braverie... Cessez une si basse et froide raillerie ; Pour la dernière fois, Prince... Cela va bien, Prince ! Je le suis donc sans que j'en sache rien ? Songez qu'un si haut rang que donne la naissance... Je sais qu'être Marquis est de ma compétence, Mais Prince ? Quoi toujours... Et bien, rien n'est gâté, Je consens pour vous plaire à la Principauté, Tout coup vaille. Non, non, suivez votre caprice, D'une si lâche feinte appuyez l'artifice : Attendant que le temps nous en fasse raison, Je veux que ce Château lui serve de prison, C'est de quoi vous irez avertir Isabelle : Je commets ce dépôt à sa garde fidèle ; Mais quoi qu'il se déclare indigne de ce rang, Qu'elle respecte en lui la dignité du sang, Qu'elle le traite en Prince, et que chacun lui rende Ce que dans mes États ce grand titre demande. Ma foi, je n'y vois goûte, ils ont beau haranguer, Eux ou moi, nous avons le don d'extravaguer. Je ne me trompe point, je me tâte, retâte, Et sous d'autres habits je sens la même pâte : Oui, tous mes tâtements sont ici superflus, Je suis encor moi-même, ou jamais ne le fus : Je suis ce que je suis, en soit ce qui peut être. Mais pourquoi m'obstiner à ne me point connaître ? Puisque chacun ici d'une commune voix Soutient que je suis Prince, il faut que je le sois. On est plus grand Seigneur quelquefois qu'on ne pense, Tâchons de rappeler notre réminiscence. Quoi, Seigneur ! Je le suis, il n'est rien de plus vrai, C'est par votre suffrage, et je m'en souviendrai. Si mon pouvoir de Prince un peu loin peut s'étendre, Allez, consolez-vous, je vous ferai tous pendre. C'est vouloir notre perte avec peu de raison. Un Prince n'a-t-il pas pouvoir de pendaison ? Si c'est là mon plaisir, qu'y trouvez-vous à dire ? Par quelques lâchetés cette honte s'attire, Mais, Seigneur, nous avons le courage trop haut... Vous en enrageriez peut-être, et peu m'en chaut. Quand on meurt pour le Prince, on est mis dans l'Histoire. Seigneur, soutenez mieux l'éclat de votre gloire. Ah, tu me parles, toi que le diable a tenté De joindre la Maîtrise à la Principauté. Mais me connais-tu bien, et n'est-ce point adresse ? Depuis plus de vingt ans je suis à votre Altesse. En quelle qualité ? De votre Confident. Confident ordinaire, ou bien par accident ? Autre que moi jamais n'eut part à cette gloire. Quelle preuve en as-tu pour me le faire croire ? Seigneur, il vous souvient qu'un jour sans mon secours Un cruel sanglier eût terminé vos jours ; Il vous souvient de plus que le Roi votre Père... Ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère. Ai-je autrefois aimé la chasse au Sanglier ? Je me tais par respect. Bon, c'est s'humilier. Mon nom est ? Fédéric. Prince de ? De Sicile. Ce que c'est que d'avoir la mémoire labile ! Je l'oubliais déjà. Seigneur, permettez-moi D'exécuter enfin les volontés du Roi. Du Roi ? Quoi, doutez-vous que ce ne fût lui-même ? Qu'il soit Roi tout de bon, ou bien par stratagème, Pourvu qu'on obéisse, il m'importe fort peu ; Allons donc, promptement, grande chère et beau feu. C'est là son ordre exprès. Je sais ce qu'il ordonne. Quand c'est pour mon profit, j'ai la mémoire bonne, Je prétends festiner du matin jusqu'au soir. Isabelle, Seigneur, aura soin d'y pourvoir ; Mais par précaution, avant toute autre chose, À souffrir votre abord il faut qu'on la dispose. Soit donc, vite. J'y cours, suivez dans un moment, Et vous laissez conduire à son appartement. J'irai ; qu'on m'y reçoive en Prince de Sicile. Vous, menez-moi rôder par ce mien domicile ? Je veux voir si pour hôte il me peut mériter, Et puis, nous nous irons faire complimenter. Par quels voeux, Madame, ou quel service... Je m'oblige moi-même, en vous rendant justice. Mais sur un Étranger répandre un tel honneur ? Enfin de ce Château vous êtes Gouverneur, Et je veux qu'aujourd'hui, par son obéissance, Chacun respecte en vous l'effet de ma puissance. Mon mérite est si faible, et mon bonheur si grand, Qu'avec juste raison son excès me surprend : Lorsque je considère avec quel avantage Du Sort qui me poursuit vous réparez l'outrage, Et que malgré l'éclat que font par mes défauts Et le peu que je suis, et le peu que je vaux, Par un heureux secours que je n'osais attendre, Vos bontés jusqu'à moi se plaisent à descendre, Je chéris mes malheurs, dont la fatalité N'a fait qu'ouvrir la voie à ma félicité. La faveur est légère, et ma gloire s'offense Que vous portiez si haut votre reconnaissance. Montrez ses sentiments un peu plus réservés, Ou je vous devrai plus que vous ne me devez. La vertu, quand elle est et solide et parfaite, Elle-même est le prix qui la rend satisfaite, Et de quelque valeur que puisse être un bienfait, S'avouant redevable, on s'acquitte en effet. Puisque c'est vous déplaire, et quoi que l'on fasse, C'est trahir vos bienfaits, que vous en rendre grâce, Pour les laisser, Madame, en leur plus haut éclat. Je veux bien me résoudre à demeurer ingrat. Je ne vous dis donc point que ma plus forte envie Est d'exposer pour vous et mon sang et ma vie, Je m'abandonne entier à ma stupidité, Et reçois vos faveurs comme un bien mérité. C'est mal prendre mon sens, et ne me pas connaître ; Je m'estimerais lâche autant qu'on le peut être ; Si faisant quelque bien, par un motif trop bas, La gloire d'obliger ne me suffisait pas ; Mais je vous l'avoue aussi, ce nom d'ingratitude A quelque chose en soi qui me paraît si rude, Que quelque occasion qui me le puisse offrir, Un terme si fâcheux me fait toujours souffrir. Ainsi, Madame, ainsi, quoi que je puisse faire, Je ne puis espérer de ne vous pas déplaire, Puisque enfin votre esprit condamne également, Et mon ingratitude, et mon ressentiment. J'approuve quelquefois que le dernier s'exprime, Mais il est pour cela des sentiments d'estime ; Et d'ailleurs, quelques biens qu'on ait pu recevoir, Qui peut donner son coeur, peut ne plus rien devoir. Le mien pourrait-il être une assez digne offrande... Sans doute, et je m'explique afin que l'on m'entende. Ce don de votre coeur me plairait en ce point Que j'y découvrirais ce que je ne sais point, Quel est votre pays, quelle est votre naissance. Mon nom est Léonard ; et mon pays, Florence. Vous savez ma fortune, et je vous ai conté... Parlons, parlons, de grâce, avec sincérité. Ce récit du malheur qui causait votre plainte. Avait tout l'appareil d'une éloquence feinte, D'abord j'ai bien voulu qu'il vous ait réussi, Mais un homme de peu ne parle point ainsi. Quoi, Madame... Quittons un discours qui vous blesse Vous n'avez encor vu le roi, ni la Princesse ? L'honneur qu'il vous a plu de répandre sur moi Pour quelque ordre déjà m'a fait connaître au Roi. Mais sans voir la Princesse ; et j'espère, Madame, Que ne relâchant rien de cette grandeur d'âme, Vos bontés, par l'aveu de ce que je vous dois, Forceront son estime à suivre votre choix. Il sera peu besoin que je l'en sollicite. Que n'obtiendrez-vous point avec tant de mérite ? Madame, enfin le Ciel touché de vos malheurs Semble n'avoir plus soin que d'essuyer vos pleurs. Vous regrettez un Frère, et je viens vous apprendre Quelle noble victime il a lieu de prétendre. Serais-je découvert ? Parlez, Enrique ; enfin Aurait-on pu savoir le nom de l'Assassin ? C'est Fédéric, Madame. Ô trop funeste asile ! Fédéric, dites-vous ? Le Prince de Sicile. Quoi, dans mon Ennemi, l'Ennemi de l'État ! On ne conçoit qu'à peine un si noir attentat ; À vous venger aussi déjà le Roi s'apprête. D'un oeil ferme et constant regardons la tempête ; On peut savoir mon nom sans savoir où je suis. Le Ciel ne pouvait mieux soulager mes ennuis. Dans les faveurs sur moi que sa bonté déploie, Prenez, brave Étranger, prenez part à ma joie. Je tiens ce qui la cause à souverain bonheur. Madame, de ce Fort quel est le Gouverneur ? Avec lui par votre ordre il faut de tout résoudre. Voici sur mon espoir le dernier coup de foudre. De grâce, commandez qu'on le fasse chercher. Il a le coeur trop bon pour se vouloir cacher, Le voici. Sachez donc que l'ordre que j'apporte... On veut que Fédéric soit coupable, il n'importe Vous savez qui je suis, je n'examine rien, Faites votre devoir, et je ferai le mien. C'est aller un peu vite, et je ne puis comprendre Ce qui vous fait ainsi refuser de m'entendre. Enfin vous me cherchez ? Oyons l'ordre du Roi. Si Fédéric a pu s'échapper du Tournoi, Le Ciel m'a réservé la gloire inestimable D'arrêter prisonnier ce Prince redoutable, Et je ne viens ici... Sans verser bien du sang, On n'arrête jamais un Prince de son rang. Aussi j'ai bien voulu que dans cette entreprise Un stratagème adroit m'ait assuré sa prise. Quoi, Fédéric est pris ! Oui, Madame, en ce bois Dont la douce fraîcheur vous charme quelque fois ; C'est là que tour armé nous l'avons pu surprendre ! Quel retour imprévu ! Ciel, que viens-je d'entendre ! Pour mieux vous satisfaire, après sa trahison Le Roi vous a remis le soin de sa prison, Et comme dans ce Fort il faudra qu'on le garde, C'en est le Gouverneur que cet ordre regarde. C'est à quoi, Léonard, il faut vous préparer. De ma fidélité l'on doit tout espérer. Il semble avoir l'humeur fière et farouche, Pour n'appréhender pas que la pitié le touche. Madame, permettez qu'on assure le Roi Que de mon seul devoir je sais prendre la loi ; Que je ferai juger, à voir mon soin extrême, Que garder Fédéric c'est me garder moi-même ; Que bien loin qu'il se puisse échapper de mes mains, Jusqu'au fond de son coeur je lirai ses desseins, Et que de sa personne enfin, quoi qu'il avienne, Je m'engage à répondre ainsi que de la mienne. C'est assez, Léonard. Madame, le voici. Puis-je assez me contraindre... Ô Ciel, Octave aussi ? Quoi ! Mon prince en ces lieux ? Ah ! Ce coeur me reproche... Place, place, c'est moi, c'est un Grand qui s'approche. Ce Courier dépêché, s'il a fait son devoir, Vous aura préparée à l'honneur de me voir, Et vous aura conté, charmante Geôlière, Qu'on vous envoie ici mon âme prisonnière, Car vos yeux, quand ils font jouer tous leurs ressorts, Emprisonnent bien plus les âmes que les corps. Ô Ciel ! Puis-je souffrir un si sanglant outrage ? Tu viens donc me braver pour assouvir ta rage, Et le Frère tué, ton coeur, ton lâche coeur, Croirait avoir peu fait s'il épargnait la Soeur ? Pousse jusques au bout, pousse ta barbarie, De mes tristes malheurs fais une raillerie ; Ta noire trahison semble avoir mérité Que tu mettes au jour toute ta lâcheté. Si vous n'avez jamais l'accueil plus amiable, Vous êtes animal assez insociable. Soit dit, sans offenser certain air égrillard Qui dans vos yeux malins se loge quelque part ; Mais ils ont beau lancer cette foudre égrillarde, Quand un coeur est Lion, j'ai l'âme Léoparde, Délionnez le vôtre ; ou nargue de leurs traits. Ô le coeur le plus bas qui respira jamais ! De quel front oses-tu, traître... Et de quelle bouche, Osez-vous exhaler une humeur si farouche, Pétulante femelle ? Oyez, oyez mon nom, Oyez ma qualité, vous changerez de ton. Parlez donc, chers témoins de ma grandeur suprême, Vous qui me connaissez encor mieux que moi-même, Dites-lui qui je suis, de grâce. Et quoi, Seigneur, Votre Altesse. Voyez si l'on me doit honneur. Je suis un Fédéric, un Prince de Sicile. Toi, Prince ? Oui, je le suis, la preuve en est facile. Tu nous vantes en vain la splendeur de ton sang, Ton lâche procédé dément un si haut rang. Non, non, tu n'es point Prince, et le Ciel m'autorise... Sachez que votre langue est une malapprise, Mais je la convaincrai. Parlez, mon Écuyer. M'avez-vous pas sauvé jadis d'un Sanglier ? N'est-il pas vrai de plus, qu'un jour le Roi mon Père... Dites, n'est-il pas vrai ? Que le sort m'est contraire ! Mais c'est trop en souffrir, c'est trop gêner mes yeux Par l'aspect importun d'un objet odieux. Je vous l'ai déjà dit, sa prison vous regarde, Gouverneur, c'est à vous que je remets sa garde. Disposer pour cela de cet appartement. Que sa prison soit libre, au moins apparemment., Et rendant ce qu'on doit à sa haute naissance, Joignez à vos respects beaucoup de vigilance. Pour vous en assurer, souffrez que ces Soldats Puissent ici partout accompagner ses pas. J'y consens, demeurez. Gouverneur, je vous prie, Le vin est-il fort bon dans cette hôtellerie ? Tout bien considéré, nous ne serions point mal D'en humecter un peu l'humide radical. Il faut faire servir, Seigneur. Bonne parole. Ce lit que j'aperçois a-t-il la plume molle ? C'est votre appartement. Il est donc à propos. Qu'attendant le repos j'y repose mes os, Car comme l'on m'a fait tantôt courir grande erre, Je suis las de porter ces instruments ce guerre. Gardes, suivez le Prince. Est-ce une illusion, Seigneur ? Octave, enfin quelle confusion ! Qui t'a fait arrêter ? Un zèle téméraire D'envoyer votre lettre à l'Infant votre Frère. L'ordre m'en fut par vous expressément donné, Lorsque seul en ce bois je vous abandonnai, Mais pour l'exécuter il fallait mieux connaître, Et ne m'aveugler pas à faire choix d'un traître. Mais ce brutal, Octave ? Il les abuse tous. Vos armes, votre habit l'ont fait prendre pour vous, Et soudain pour vous mettre à couvert de l'orage, À leur commune erreur j'ai joint mon témoignage, Je l'ai traité de Prince. Il t'a désavoué ? J'ai poursuivi mon rôle, et l'ai si bien joué Que ses brutalités, sa grossière rudesse, Dans l'esprit du Roi même ont passé pour adresse, Tant que de nos respects ayant goûté l'appas, Il s'est persuadé d'être ce qu'il n'est pas. Mais, Seigneur, en quels lieux trouvez-vous un asile ? Je cherchais un appui qui me put être utile. Tu vois que mon espoir n'a point été déçu, Que de mon ennemie enfin je l'ai reçu, Et que par un bonheur aussi rare qu'extrême, L'on me donne moi-même à garder à moi-même. Mais ma Princesse encor, que dit-elle de moi ? Ne l'ayant vue ici qu'en présence du Roi, Je n'ai pu lui parler. Elle me croit loin d'elle ? Seigneur, de votre prise apprenant la nouvelle, Et cédant tout à coup à sa juste douleur, Elle a quitté le roi pour pleurer son malheur. Sans voir notre faux Prince ? Oui, Seigneur, elle ignore Ce succès étonnant qu'à peine crois-je encore. Ah ! De quel doux espoir mon amour s'entretient, Si la tirant d'erreur... Mais, Octave, elle vient, C'est elle-même. Enfin, Madame, est-il possible, Que le Ciel à mes maux se déclare sensible, Et qu'après tant de traits lancés déjà sur moi Il puisse consentir au bien que je reçois ? Prince, votre vertu paraît toujours la même, Elle demeure ferme en un péril extrême, Et redoublant sa force où tout autre s'abat, Ce qui dût l'affaiblir augmente son éclat. N'attendez pas de moi que la mienne y réponde. Je m'abandonne entière à ma douleur profonde ; Et faut-il s'étonner si mon coeur s'est rendu ? Prince, je vous aimais, et je vous ai perdu. Ah, souffrez que du Sort j'adore l'injustice Qui vaut à mes désirs un aveu si propice. Ou si j'ose me plaindre en un état si doux, Ne vous offensez pas si je me plains de vous. Craindre un faible péril où votre amour m'engage, C'est d'un charmant espoir m'envier l'avantage, C'est voir avec regret que j'ose me flatter D'avoir cherché du moins par où vous mériter. L'amour de ma Princesse est un trésor insigne Dont mon sang hasardé me laisse encor indigne, Et quand un si beau feu dans un coeur peut régner, C'est en mourant pour vous qu'il le faut témoigner. De votre passion cette preuve obligeante, Prince, ne fait qu'aigrir la douleur d'une Amante, Qui du sort qui la perd sent d'autant mieux les coups Qu'elle voit éclater plus de mérite en vous. Ne croyez pas pourtant que je me tienne quitte Pour plaindre les malheurs où je vous précipite, Je prends votre destin pour la règle du mien ; Quand on a tout à craindre, on ne doit craindre rien. Que le Roi sache donc l'ardeur qui me transporte, Ce sera m'attirer son courroux ; mais n'importe, L'honneur à ce péril me presse de courir, Et dans un bel effort nous engage à périr, D'une haute vertu la marque la plus ample N'est pas d'en recevoir, mais d'en donner l'exemple. Je croirais faire outrage à des feux si constants Si j'osais vous laisser dans l'erreur plus longtemps. Que contre Fédéric le Roi soit tout de flamme, Ne craignez rien pour moi, je suis libre, Madame. Prince, que dites-vous ? Qu'un autre est pris pour moi Qui sous mon équipage a pu tromper le Roi, Et que loin que mon sang en ces lieux se hasarde, Je tiens dans ce château ce faux prince en ma garde. Ah ! Si vous êtes libre, ôtez-moi de souci ; La foudre gronde encore, éloignez-vous d'ici. Moi, vous abandonner ? Qu'elle gronde, menace, Qu'ai-je à craindre, Madame ? Un autre tient ma place. Songez que votre amour ose trop espérer, Prince, et qu'un tel abus ne peut longtemps durer. Oserai-je parler, Seigneur ? Avant qu'il cesse, Proposez votre hymen avecque la Princesse. Le Roi s'en indignant, l'effet de son courroux Tombe sur ce Brutal qui passe ici pour vous, Et s'il peut consentir à voir votre hyménée Rendre dans vos États la guerre terminée, Vous lèverez le masque ; enfin par ce moyen Vous pouvez tout gagner, et ne hasardez rien. Madame, approuvez-vous un avis si fidèle ? Nous ne saurions d'Octave estimer trop le zèle, Mais qui trouvera-t-on qui l'ose proposer ? Moi, Madame ; pour vous je pourrai tout oser. Comme j'ignore encor quelle est votre fortune... La rencontre sans doute en est fort peu commune ; Mais pour songer, Madame, à vous l'expliquer mieux, Il faudrait que le temps me fût moins précieux, Il faudrait que ma foi... Seigneur. Par parenthèse, Je vous entends jaser ici fort à votre aise. Mais vous fait-on de ma garde, Intendant, à dessein Que quand il vous plaira j'enragerai de faim ? Mon corps donc vous plairait s'il devenait carcasse ? Votre Office est vacant, Gouverneur, je vous casse. La Princesse, Seigneur, qui vient ici pour vous, Peut-être en ma faveur calmera ce courroux. La Princesse ? Oui, Seigneur. Vous visitez un Prince. Dont le coeur n'est couvert que d'une peau bien mince, Pour peu que vos regards puisent l'égratigner, C'est un coeur pantelant que vous ferez saigner. Garde la fièvre après, car je me persuade Que qui saigne du coeur est déjà bien malade. Daignez vous abaisser à le piquer d'amour, Madame. Vos vertus sont dans leur plus beau jour, Prince, et cette constance au milieu de l'orage, De ce que vous valez est un clair témoignage. Aussi ce qui de vous s'est ici répandu N'a pu me dispenser de ce qui vous est dû. Tant de rares exploits dont l'honneur fut la cause, Tant de périls passés... Oui, j'en sais quelque chose, Je suis fort périlleux. On dit qu'un Sanglier... Mais ce n'est pas à moi de m'en glorifier. L'histoire en parlera ; puis telles vanteries Parmi nous autres Grands sont des forfanteries. Non, ce qui part de vous ne peut être imputé À l'affectation de trop de vanité. Un Prince comme vous si rayonnant de gloire, Qui ne fait qu'entasser victoire sur victoire, Un Prince si parfait et de corps et d'esprit... Ah ! Vous m'égratignez, belle bouche, il suffit ; Je vous le disais bien, mon pauvre coeur pantelle, Et déjà devant vous ne bat plus que d'une aile. Je me retire donc, adieu. Quoi ! Tout à coup ? Songez que pour vous voir j'ai hasardé beaucoup, Prince, et qu'envers le Roi c'est me noircir d'un crime, Qu'oser à son insu vous marquer mon estime. Visitez-moi du moins alternativement, Ma Reine. Me voilà tout je ne sais comment. Seigneur, que vous en semble ? Elle a dans sa personne Des traits bien moins lions, que notre autre Lionne ; J'y trouverais mon compte. Enfin elle vous plaît ? Avouez-le, Seigneur. Et plaira, qui plus est. Mais dites, Gouverneur, dans le siècle où nous sommes, Les Princes aiment-ils comme les autres hommes ? Je voudrais bien l'aimer dans la congruité Que requiert en tel cas ma haute qualité. Vos feux l'honoreront. Me serait-il loisible. D'en faire le début par le concupiscible ? Il faut y procéder suivant votre grandeur, La demander au Roi par un Ambassadeur, Lui proposer la paix. Nous sommes donc en guerre ? Oui, Seigneur, votre bras plus craint que le tonnerre, Signalant votre nom en de fameux combats, A versé plus de sang... Ah ! Je n'en doute pas, Je me suis plu toujours au carnage, aux alarmes, Témoin, vous le voyez, on m'a pris sous les armes. Puisqu'on m'arrête ainsi, le Roi craint ma valeur. Aussi lui cause-t-elle un assez grand malheur. Son Favori tué... Qui l'a tué ? Vous-même. Ai-je d'un assassin l'envisagement blême ? Vous perdez le respect. Apaisez ce courroux, Il méritait la mort combattant contre vous. C'est dans le champ d'honneur, c'est par une victoire Que son sang répandu redouble votre gloire ; Ne craignez point d'en voir l'éclat diminué. Ah, puisqu'il est bien mort, c'est moi qui l'ai tué ; J'y fais réflexion, oui, c'est moi, d'ordinaire Un Prince dans la tête a bien plus d'une affaire, Et ne peut pas tenir si bon mémorial De ces menus hauts-faits qui ne font bien ni mal. Ce dernier à l'État semble être assez contraire ; Mais puisque la Princesse a l'honneur de vous plaire, Seigneur, par son hymen vous pouvez désormais Y voir céder la guerre aux douceurs de la paix. Point de guerre, la paix ; pourvu que mon Altesse Ne s'abaisse pas trop épousant la Princesse, Car je suis Fédéric. Elle est digne de vous, Vous ne sauriez mieux faire. Et bien, je m'y résous. Faites savoir au Roi ma pensée amoureuse. Je lui promets lignée, et de la plus nombreuse. Vous m'honorez, Seigneur, par cet illustre emploi. Allons donc boire ensemble à la santé du Roi. Mais n'admires-tu point cette âme peu commune Qui semble être au-dessus des coups de la Fortune, Ce port majestueux, cet air et noble et grand Dont il fait éclater tout ce qu'il entreprend ? Cet amas de vertus en ses pareils m'étonne. Qu'il a de gravité dans les ordres qu'il donne ! Comme il fallait ici nommer un Gouverneur, Ses rares qualités méritaient cet honneur. Que ne dis-tu plutôt qu'une âme si bien née N'avait point mérité sa basse destinée, Et qu'un Sceptre en ses mains par un échange heureux Ne remplirait qu'à peine un coeur si généreux ! Ne m'avoueras-tu pas que même dans sa plainte... Je vous avouerai tout, Madame, et sans contrainte, Pourvu qu'à votre tour vous daigniez m'avouer Que vous prenez plaisir à l'entendre louer. Peut-on à la vertu refuser son estime ? Non, ce n'est que lui rendre un tribut légitime, Mais on peut s'y tromper, et dans le même jour Quelquefois de l'estime on va jusqu'à l'amour. C'est sous cette couleur que surprenant une âme, Ce tyran par adresse y fait glisser sa flamme ; Il ne fait pas sentir ses chaînes tout d'un coup, Mais c'est aimer un peu que d'estimer beaucoup. Quoi ! Pour cet Étranger j'aurais l'âme blessée ? Son mérite du moins flatte votre pensée ? Je ne le puis celer ; à toute heure, en tous lieux L'éclat de ses vertus vient s'offrir à mes yeux, Toujours en sa faveur il me parle, il me presse, Mon coeur semble s'entendre avecque ma faiblesse. Loin de s'armer contre elle, il goûte avec plaisir L'amorce d'un appas qui flatte son désir ; Je n'ai point de repos, et toute mon étude C'est de me conserver ma douce inquiétude. Tu peux juger par là de l'état où je suis, Je tâche à fuir l'amour autant que je le puis : Mais trouver dans ce trouble une douceur extrême : Flore, si c'est aimer, je le confesse, j'aime. Mais lorsqu'à cet amour vous-même vous courez, Songez-vous aux ennuis que vous vous préparez ? À quoi puis-je songer, si telle est ma misère, Qu'à peine il me souvient qu'il faut venger un Frère ? Bizarre effet du Sort qui cause mes malheurs ! Je conçois de l'amour quand je lui dois des pleurs. Il vous traita si mal qu'on verra sans murmure Que d'un simple soupir vous payiez la Nature ; Mais ce qui me confond dans cet événement, C'est de vous voir aimer avec abaissement. Léonard vaut beaucoup, mais enfin sa naissance... Elle m'est inconnue, et basse en apparence, Mais ne se peut-il pas qu'un secret intérêt L'oblige parmi nous à cacher ce qu'il est ? Sais-tu ce que j'en crois ? Sais-tu que je soupçonne Qu'au moins, s'il ne la porte, il touche une Couronne ? Il favorise Octave, et n'épargne aucuns soins Pour lui pouvoir parler, me dis-tu, sans témoins. D'ailleurs, pour Fédéric je vois qu'il s'intéresse Jusqu'à briguer pour lui l'hymen de la Princesse. Aurait-il entrepris avecque tant d'ardeur D'aller auprès du Roi faire l'Ambassadeur, Proposer une paix aux deux États utile, S'il n'était allié du Prince de Sicile ? Ce peut-être l'Infant. Son frère ? Je le crois. Quel qu'il puisse être enfin, il a gagné le Roi ; Il consent à l'hymen, on vient de me l'apprendre. Et le sang de Rodolphe ? Il n'a pu s'en défendre, L'ennemi n'est pas loin, le péril fait éclat, Et tout intérêt cède à celui de l'État. Mais la Princesse vient. Qu'ai-je entendu, Madame, Le Roi vous fait brûler d'une honteuse flamme, Et sa vertu tremblante à l'ombre du danger Plaint le sort de Rodolphe, et n'ose le venger ? Il est vrai que le Roi témoigne en apparence Du Prince Fédéric approuver l'alliance, Et par son ordre exprès, je le dois assurer Qu'il n'est rien que ses feux ne puissent espérer ; Mais comme avecque moi son âme s'est ouverte Ce favorable aveu n'est qu'un piège à sa perte, Et j'ai trop remarqué, quoi qu'il fasse aujourd'hui, Qu'il cherche sa ruine, et non pas son appui. Pourquoi donc l'écouter ? Ce traitement est rude. Mais c'est pour le connaître avecque certitude, Car comme Fédéric s'est obstiné d'abord À cacher sa naissance, à déguiser son sort, Que même il ne l'avoue encor qu'avec contrainte, Le Roi ne peut démêler cette feinte, Il est toujours en doute, il craint d'être abusé, De perdre au lieu d'un Prince, un Prince supposé, Et croit s'en éclaircir avec pleine assurance Par l'espoir de la paix et de son alliance ; C'est sous ce faux appas qu'il cache son courroux. J'ose m'en réjouir moins pour moi que pour vous. Il me serait fâcheux de voir le sang d'un Frère Être aujourd'hui le sceau d'un accord si contraire ; Mais quelle indignité si de vos plus beaux jours Un hymen si honteux déshonorait le cours ! Et si ce feu caché d'une invincible haine, Ce courroux déguisé faisait toute ma peine ? Quelle indigne pitié séduirait votre coeur ? Celle de voir trahir un illustre Vainqueur. Enfin sur votre esprit si j'ai quelque puissance, Quoique Soeur de Rodolphe, imposez-vous silence. Vous pouvez tout sur moi, mais... Mais ne sait-on pas Qu'un si pressant devoir venge trop son trépas ? Vous ne trouviez en lui qu'un cruel adversaire. Dois-je être lâche Soeur s'il fut injuste Frère ? Non, mais si vous m'aimez, par quelle dure loi Vous sera-t-il permis de le venger sur moi ? Ce discours me surprend. En faut-il davantage ? Le sort d'un malheureux touche un noble courage. Déjà la Renommée avait peint à mes yeux Le Prince Fédéric illustre et glorieux, Mais si ses grands exploits m'avaient préoccupée, Mon estime pour lui n'a point été trompée. Il montre en son malheur, dont il brave l'assaut, Une vertu si pure, un courage si haut, Que ma raison sur moi n'a point assez d'empire, Pour m'empêcher d'aimer ce que mon coeur admire. Vous me parlez de lui si favorablement Que je soupçonnerais mon propre jugement, N'était qu'aux yeux de tous il s'est fait trop paraître Indigne du haut rang où le Ciel l'a fait naître. Chacun remarque en lui des sentiments si bas... Chacun croit le connaître, et ne le connaît pas. On s'arrête souvent aux écorces grossières, Mais les yeux d'une Amante ont bien d'autres lumières L'Amour qui les conduit, pour peu qu'il soit constant, Leur fait voir dans sa source un mérite éclatant. C'est alors, que sans honte une âme s'autorise À vouloir de ses sens avouer la surprise ; Mais sans coeur conduite, un oeil mal éclairé Voit le mérite en trouble, et n'est point assuré. Ainsi ce Fédéric qu'on traite avec outrage, N'est qu'un faux Fédéric caché sous un nuage ; Mais celui dont mon coeur éprouve le pouvoir, C'est le vrai Fédéric que l'amour me fait voir. Cette subtilité de votre amour m'étonne, Qui met deux Fédérics dans la même personne. Mais sans examiner un mystère si haut, Disons que ce qui plaît, est toujours sans défaut, Qu'on trouve rarement imparfait ce qu'on aime, Et... D'où vient ce soupir ? Je l'éprouve moi-même. Quoi ! Vous pourriez aimer ? Voyez que ma rougeur Condamne la révolte où s'obstine mon coeur, Non pas que j'aime encor, mais mon âme surprise, À trop de complaisance engage ma franchise, Et dans l'appas flatteur qu'elle craint de bannir, Ce qui n'est point amour le pourra devenir. Vous devriez... Ah ! Je sais ce que je devrais faire, Ne parler que de pleurs lorsque je perds un Frère, Ou si ma passion a pour moi quelque appas, En rougir en secret, et ne l'avouer pas ; Mais enfin plus mon feu se contraint au silence, Plus j'en sens dans mon coeur croître la violence, Et l'amour en Tyran s'y voulant établir, Je le pousse au-dehors afin de l'affaiblir. Je vous blâmais d'abord de n'avoir su l'éteindre, Mais ce que vous souffrez me force de vous plaindre. Ah ! Si vous me plaignez de souffrir pour aimer, Oyez pour qui je souffre, et vous m'allez blâmer. Ce nouveau Gouverneur, c'est lui qui m'a su plaire. Ô Ciel ! Que dites-vous ? Ce que je ne puis taire. Quoi, celui que vous-même avez fait Gouverneur ? Celui dont l'infortune a causé le bonheur, Dont vous m'avez conté la disgrâce fatale ? Lui-même. Et votre coeur jusques là se ravale ? Croyez-vous que le Roi, de ses sujets jaloux, Puisse approuver un choix si peu digne de vous ? Espérer son aveu, c'est un abus extrême. Vous pouvez là-dessus vous répondre vous-même. Croyez-vous que le Roi, dans sa haine affermi, Puisse approuver en vous le choix d'un Ennemi ? Ce sont fortes raisons qu'un fort amour surmonte, Mais je voudrais du moins pouvoir l'aimer sans honte. Il a trop de vertus pour ne pas présumer Qu'il soit d'une naissance à pouvoir m'enflammer, Que son rang déguisé... Mais je le vois paraître. Pourrais-je l'obliger à se faire connaître ? Je vous offre mes soins. Ah ! Madame. Il suffit, Laissez-moi seule ici ménager son esprit. Votre félicité doit être sans égale, Pour vous entretenir je chasse une rivale ; Mais ce n'est toutefois qu'en subissant la loi Qui m'oblige à parler pour elle contre moi. Isabelle vous aime. Et plût au Ciel, Madame, Qu'elle fît seule obstacle au succès de ma flamme ! Je ne me verrais pas dans la nécessité De chercher dans la feinte un peu de sûreté. Son amour la soupçonne, et m'a trop fait paraître Qu'elle ne vous croit pas ce que vous feignez d'être. C'est par là que le Ciel traverse mes desseins. Ce soupçon dans son âme est tout ce que je crains ; Car vous m'avez appris que le Roi veut ma perte. Oui, Prince, il en prendrait l'occasion offerte. Ne hasardez donc plus un sang si précieux, Et sans vous découvrir, quittez ces tristes lieux. Par votre éloignement... Éloignement funeste, Qui détruirait soudain tout l'espoir qui me reste ! Non, non, puisqu'un Brutal répond ici pour moi, Voyons ce qui suivra ce feint aveu du Roi. Du moins si la raison ne peut borner sa haine, La douceur de vous voir soulagera ma peine. Et notre prisonnier ? Il m'envoyait savoir Si vous ne brûliez pas du désir de le voir. Après mon Ambassade il est sans défiance, Et sa crédulité... Mais lui-même s'avance. Ces ragoûts m'ont semblé friands et délicats. Qu'on m'en prépare encor pour le premier repas. Je suis un peu rondin ; aussi, Reine future, J'ai fait chère de Prince, et trinque de mesure, J'en sens encor pour vous mes désirs plus ardents. J'y rêvais, Dieu me sauve, en me curant les dents. J'aurais bien pour cela quelque Officier en charge, Mais il faudrait ouvrir la bouche un peu trop large. Ainsi je me résous moi-même à les curer. Qu'en dites-vous ? Qu'en tout il vous faut admirer. Ce cure-dent ? Voyez. J'en admire l'ouvrage. Je vous en fais présent au nom de mariage. Quoi ! Vous le refusez ! Ah ! Ma foi, je prétends Qu'en commun désormais nous nous curions les dents Si près du sacré joug c'est bien la moindre chose. Je me soumets aux lois que mon devoir m'impose, Et puisqu'il m'est permis d'en faire ici l'aveu. Je croirais faire un crime à vous cacher mon feu, Ce projet de la paix où votre amour s'applique Me charme tellement... Je suis fort pacifique, Quoiqu'un foudre de guerre, elle ne me plaît pas. Voyez, j'ai bientôt mis toute l'armure bas ; Ces maudits serrements eussent rempli d'alarmes Tous ces amours follets voltigeant dans vos charmes. Qu'ils voltigent en paix, ces larrons de mon coeur. Mais que dit-on en Cour de mon ambassadeur ? Ce qu'il a fait pour vous rend sa gloire infinie. Aussi je lui promets une chambellanie. Mon Écuyer. Seigneur. Que peut valoir par an La charge de petit, ou de grand Chambellan ? L'honneur de vous servir rend mon âme assez vaine. Non, je vous ferai Grand, ou j'y perdrai ma peine. D'avance, je vous loue. Il est vrai que souvent La louange des Grands ne produit que du vent, La récompense est creuse, et non pas si solide Qu'elle puisse empêcher de bien mâcher à vuide ; Mais si mon trésorier était là, comme non, Allez, je vous louerais de la même façon. N'avais-je pas fait choix d'un agent bien fidèle ? Tout autre aurait eu peine à montrer même zèle. Aussi puis-je assurer que chacun ne sait pas Combien pour Fédéric vos vertus ont d'appas, Braver d'un fier destin les plus rudes menaces, S'exposer pour vous plaire aux plus hautes disgrâces, C'est dont il fait sa gloire, et par où son ardeur Cherche une illustre voie à toucher votre coeur. Il est vrai. Pour payer une si belle flamme, Je puis à Fédéric ouvrir toute mon âme, Et l'assurer ici qu'il n'est point de danger Qu'avec lui mon amour n'aspire à partager ; Que ma foi... C'est assez, vous m'enchantez l'oreille. Oui, Fédéric à peine ose croire qu'il veille, Et de tant de bontés et surpris et confus, Dans l'excès de sa joie, il ne se connaît plus. C'est ce que j'eusse dit, si mon âme extatique N'eût pas... Ainsi, Madame, il faut... Quand je réplique, Sachez que c'est à vous à tenir le tacet. Donc Beauté... Votre esprit doit être satisfait. Des voeux de Fédéric si j'ai sa foi pour gage, Il possède mon coeur, que veut-il davantage ? Que bientôt... Ah ! Madame... Et quoi, plaisant falot, Vous jaseriez toujours, et je ne dirais mot ? C'est pour vous que je parle. Il n'est pas nécessaire ? Qui veut parler pour moi, pour moi voudrait plus faire Enfin si son amour s'était mal expliqué, Fédéric... Arrêtez, c'est trop Fédériqué. Oublierai-je mon nom ? Madame, il vous adore, Cet heureux Fédéric. Quoi, Fédéric encore ? Je dis que vous l'aimez, et crois vous obliger. Moi, je la veux haïr pour te faire enrager. Au diable le parleur ! Les dons qu'elle possède, Tant de grâces... Et bien, je la veux trouver laide, Elle est sotte, elle est grue, elle a l'esprit bourru, La taille déhanchée ; et le corps malotru, Elle a l'oeil chassieux, le nez fait en citrouille, La bouche... Pardonnez si je vous chante pouille, Ma Reine, ce Faquin m'a tout colérisé. Il en sera, ma foi, déchambellanisé ; Vous me plaisez pourtant, et je vous trouve belle. Souffrez que je vous parle en serviteur fidèle. Un Prince tel que vous, sans trahir sa grandeur, Ne peut traiter l'amour que par Ambassadeur. Est-ce que je m'abaisse en contant des fleurettes ? Sans doute, et c'est à vous à montrer qui vous êtes, Vous tirez du commun, toujours grave... En ce cas, Faites pour moi l'amour, je n'y résiste pas, S'entend pour le parler, car pour fuir tout conteste, Dès lors ma gravité fait arrêt sur le reste. Mais plus de Fédéric, car je hais le détour. Je vous puis donc enfin parler de mon amour, Princesse, mais hélas ! Quelque ardeur qui m'inspire, Je vous aime, et c'est tout ce que je vous puis dire. Je sens naître en mon coeur un désordre profond, Et dans ses propres voeux lui-même il se confond. N'en soyez pas surprise ; aussi bien le silence Fut toujours des amants la plus vive éloquence ; C'est par là qu'un beau feu se fait mieux remarquer, Et l'on a peu d'amour quand on peut l'expliquer. Je sais trop qu'un grand coeur croit faire peu de chose. Si pour l'objet aimé sa flamme... Halte, et pour cause. S'il est vrai, comme il l'est, qu'il soit de ma grandeur Que je vous parle ici par un Ambassadeur, J'entends que de tout point ma grandeur s'accomplisse, Et que vous répondiez par une ambassadrice. Tandis qu'ils jaseront, les poings sur nos côtés, Nous ferons guerre à l'oeil sur nos deux gravités. Reculez donc d'un pas. Vous, jouez de la langue. Quoi, Seigneur... Parlez, sotte, enfilez la harangue. Mais, Seigneur... Savez-vous que qui me contredit... Parlez, sotte, vous dis-je. Ah ! La coquine rit. Et vous aussi, ma foi, loin d'en être en colère. Vous riez, ô Beauté plénipotentiaire ! J'aime cette douceur, et j'en augure bien Dans la proximité du conjugal lien. Vous, n'ayant point de fiel ; et moi n'en ayant guères, Les Princes nos enfants seront fort débonnaires. Et si de père en fils ils suivaient nos leçons, Nos arrière-neveux seraient de vrais moutons. Pour nous leurs Trisaïeuls la gloire en serait grande. Le Roi veut vous parler, Madame. Qu'il attende, Et voyez-moi traiter l'amour avec splendeur, Je tiens ma gravité. Parlez Ambassadeur. Prince, c'est trop enfin, il n'est plus temps de feindre, Craignez du moins pour vous, si vous nous faites craindre. Enrique, quel malheur nous faut il redouter ? C'est ce qu'avec vous le Roi veut consulter ; Mais en vain j'en tiendrais la nouvelle secrète. L'ennemi par surprise est entré dans Gaïette, Il s'en est rendu Maître, et déjà plein d'effroi Les nôtres du Vainqueur semblent prendre la loi. Un malheur si pressant demande un prompt remède, Je vais trouver le Roi. Vois que tout me succède, Octave. Son départ me suffoque la voix. Fi de la guerre, fi jusqu'à plus de cent fois. L'ennemi, quel qu'il soit, n'est qu'un sot malhabile. Quoi, vous méconnaissez les Troupes de Sicile, Et feignez d'ignorer, affectant ce courroux, Que vos propres Sujets sont armés contre nous ? Mes Sujets ! Les marauds, que peuvent-ils prétendre ? Rompre une paix conclue. Ô ! Que j'en ferai pendre ! Forcez votre Prison. Ah ! Cela ne vaut rien ; De quoi se mêlent-ils ? Je m'y trouve fort bien. Soit ma table toujours comme aujourd'hui servie, Et dure ma prison tout le temps de ma vie. Prince, enfin songez-y ; votre sang répondra De celui qu'en ces lieux leur fureur répandra. Comme votre ordre seul excite la tempête, Si vous ne la calmez, apprêtez votre tête, Je parle au nom du Roi. Ma tête ? Quel abus ! Soit Prince qui voudra, mais je ne le suis plus. Quoi ! Vous n'êtes plus Prince, et votre propre gloire... Prince tant qu'on voudra pour bien manger et boire ; Mais dès lors qu'il s'agit d'un saut mal apprêté, Trêve de Seigneurie, et de Principauté. Si du courroux du Roi votre âme est alarmée, Prince, envoyez Octave aux Chefs de votre armée. Ah ! Je n'ai point d'armée, et n'en aurai jamais. Il faut prendre parti, votre tête, ou la paix. La paix, et Dieu vous gard. Pour finir ses alarmes, Allez trouvez vos chefs, qu'ils mettent bas les armes. Votre retour pourra dissiper son effroi. Venez donc prendre escorte, et les ordres du Roi. Que ton adresse, Octave, a bien servi ma flamme ! Seigneur, comme je sais le secret de votre âme, J'aurais trahi l'espoir de vos plus doux souhaits, Si je n'avais levé tout obstacle à la paix. Elle règne à Gaïette, on y voit tout tranquille, Sans désordre, et nos Chefs prêts à rendre la Ville. Sans doute qu'avec joie ils ont su t'écouter? Ils tiennent le Conseil afin de députer, C'est ce qu'attend le roi ; mais je me persuade Que l'Infant a dessein d'être de l'Ambassade. Quoi, mon Frère lui-même ? Oui, si j'en sais juger, Vous servir est un bien qu'il craint de partager ; Il s'en veut à lui seul réserver l'avantage. Mais un chef de parti s'exposer sans otage ! Quand on le connaîtrait, Gaïette entre ses mains Est un puissant obstacle à d'injustes desseins. Mais d'où peut-il sitôt avoir su ma disgrâce ? À dire vrai, Seigneur, c'est ce qui m'embarrasse. Tu n'en as rien appris ! Pour oser rien de moi, J'étais trop écouté des Envoyés du Roi. Donc il ignore encor quel heureux stratagème Me rend dans ce château Geôlier de moi-même ? Oui, Seigneur, il l'ignore. Attendant son retour, Pour ne rien hasarder, j'ai fait agir l'amour. Par cette passion fortement rétablie J'ai de votre brutal réveillé la folie ; Il se croit toujours Prince, et son esprit remis Se flatte de l'espoir du bien qui m'est promis. Qu'il s'en flatte à présent autant que bon lui semble, La Fortune vous rit. Madame, ils sont ensemble. Tu dis vrai, cher Octave, et voici l'heureux jour Où Fédéric doit voir couronner son amour. Hâtons par nos souhaits le bonheur qu'il espère. C'est ce que vous devez au Prince votre Frère. La Sicile jamais ne peut trop dignement... Ils vous ont aperçue ; avancez promptement. Sans trouble de ma part vous pouvez satisfaire À ce que vous devez au Prince votre Frère. La Sicile jamais n'eût un sort plus heureux, Si le Prince est adroit, l'Infant est généreux. Madame... J'avais su déjà de la Princesse Qu'en ces lieux Fédéric n'agit que par adresse, Qu'il fait paraître exprès un esprit peu discret, Et voilà que j'apprends le reste du secret. Sans votre longue feinte, à présent inutile, J'aurais fait moins d'outrage à l'Infant de Sicile. Le faisant Gouverneur, je ne m'étonne pas Si sa haute vertu fuyait un rang si bas ; Ce qui peut l'obscurcir, un grand coeur le refuse. Elle me croit l'Infant, souffrons qu'elle s'abuse. Le trouble où me réduit mon indiscrétion, Joindrait à ma surprise un peu d'émotion, Si ce que de mon sang je viens de vous apprendre, Sur une autre que vous avait pu se répandre ; Mais vos bontés, Madame, ont trop paru d'abord Pour rien craindre à vous voir maîtresse de mon sort, Et vous n'avez appris par cet aveu sincère Qu'un secret que mon coeur avait peine à vous taire. C'était vous faire effort que de me le cacher, Et pour le découvrir, il faut vous l'arracher ? Un peu de défiance est-elle condamnable ? Fédéric criminel rend-il l'Infant coupable ? Son intérêt du mien ne se peut séparer. D'une âme généreuse on peut tout espérer. Aussi votre vertu que je choisis pour guide, À mon sang aujourd'hui me rend presque perfide. Du Prince Fédéric on menace les jours, Il est en mon pouvoir de lui prêter secours ; Jamais l'occasion ne s'offrira si belle, Et j'ose le trahir pour vous être fidèle. C'est par de grands effets qu'un grand coeur se fait voir. Laissez-moi donc fléchir un rigoureux devoir. Quoi que de Fédéric ait mérité l'audace, Forcez votre courroux à m'accorder sa grâce. Si le trait qui vous blesse est parti de sa main. Accusez son malheur plutôt que son dessein, Et ne le privez pas de la douceur extrême D'en oser espérer le pardon de vous-même. De moi ! Qu'il a traitée avec indignité ? C'est un déguisement qui fait sa sûreté, Il saura l'éclaircir, mais quoi que l'on prépare, La paix sera conclue avant qu'il se déclare. N'y mettez point d'obstacle, et cessez aujourd'hui D'agir contre moi-même agissant contre lui. Puisqu'à son intérêt le vôtre se mesure, Je veux bien, pour vous plaire, oublier mon injure ; Mais quand j'ose étouffer un si juste courroux, Prince, daignez songer que ce n'est que pour vous. Ah ! Si je puis jamais en perdre la mémoire... L'effet m'assurera de ce que j'en dois croire ; Mais le Roi vient. Enfin j'ose espérer un bien... Songez à moi, de grâce, et ne doutez de rien. Princesse, le Ciel sait que de votre infortune Avec vous aujourd'hui la douleur m'est commune Rodolphe m'était cher, et j'avais prétendu Que le sang satisfît à son sang répandu ; Mais si sa triste mort me pousse à la vengeance, Le péril de l'État m'en met dans l'impuissance, Et mon Peuple alarmé semble me condamner À recevoir les lois que je pensais donner. Sire, quoi que je doive à l'intérêt d'un Frère, Je dois plus à mon Roi, seul je le considère, Et croirais de ma gloire obscurcir tout l'éclat, Refusant mon injure au bien de son État. Non, je n'accepte point la paix qui m'est offerte ; À moins que Fédéric répare votre perte, Il le peut, il le doit ; mais le désirez-vous, Si vous ôtant un frère, il vous rend un Époux ? Quoique son attentat mérite votre haine, Son aigreur doit céder à l'espoir d'être Reine, Et l'hymen qui vous porte à cet illustre rang, Efface votre injure au défaut de son sang. Quand j'aurais fait paraître une âme assez légère Pour faire mon Époux de l'assassin d'un Frère, Quand mon coeur deviendrait assez lâche, assez bas, L'intérêt de l'État ne le souffrirait pas. Assez et trop longtemps une funeste guerre Par de longues horreurs désole cette terre, Il est temps que la paix étouffant vos discords Étale dans ces lieux ses plus charmants trésors ; Mais pour ne craindre plus qu'aucun trouble renaisse, Il faut que Fédéric épouse la Princesse, Et que par cet hymen vos deux sceptres unis Rendent cette paix ferme, et tous nos maux finis. Cependant la Sicile aurait cet avantage D'avoir porté sur vous les effets de sa rage, Et quand il faut conclure un accord glorieux, Sur ce qu'elle vous doit je fermerais les yeux ? Enfin si vous jugez que pour y satisfaire Elle me doive rendre un Époux pour un Frère, Si le traité de paix me force à l'accepter, L'infant seul est celui que je puis écouter. L'Infant ! Quelle raison à ce choix vous engage ? Vous pourrez de lui-même en savoir davantage, Pour servir Fédéric il cache sa grandeur, Et vous le trouverez dans son Ambassadeur. J'en ai trop dit peut-être, et ma rougeur me chasse. Admire où me réduit ma nouvelle disgrâce. Lorsque je pense rompre un hymen que je crains, Un obstacle imprévu s'oppose à mes desseins, J'en vois par cet aveu le projet inutile. Sire, un Ambassadeur au nom de la Sicile... Son abord en rendra le secret éclairci, Allez le recevoir, nous l'attendrons ici. Enrique, on me trahit, tout conspire ma honte, De tant de voeux offerts le Ciel tient peu de compte ; Et cet Ambassadeur que l'on va recevoir Forme un secret obstacle à mon dernier espoir. C'est l'Infant de Sicile, et c'est par ses pratiques Que les malheurs publics sont joints aux domestiques. Pour surprendre Gaïette, et s'en assurer mieux, Il avait su passer inconnu dans ces lieux, Il n'en faut point douter, mais apprend ce qui reste : Pour fuir une alliance à mon bonheur funeste, J'ai voulu d'Isabelle éblouir le courroux, Et lui faire accepter Fédéric pour Époux, Mais las ! J'ai trop connu qu'une secrète flamme En faveur de l'Infant ayant séduit son âme, Rend ma poursuite vaine, et lui fait en ce jour Préférer à sa gloire un intérêt d'amour. Sire, ces nouveautés ont droit de vous surprendre ; Mais que peut l'Ennemi, quoi qu'il ose entreprendre, Puisque enfin Fédéric ne borne ses souhaits Qu'à vous rendre aujourd'hui l'arbitre de la paix ? J'en tiendrais l'espérance aussi douce qu'heureuse, Si la condition en était moins honteuse ; Mais m'oser allier d'un Prince si brutal, Qu'on ne voit rien en lui qui marque un sang Royal : Tu ne l'ignores pas, que son extravagance M'ayant fait dès l'abord douter de sa naissance, Je n'ai flatté ses voeux, que pressé du soupçon Qu'il prît à faux d'un Prince et le rang et le nom. Le péril l'étonnait, mais la paix que l'on traite Remettra son esprit dans sa première assiette. Dans quelque haut péril qu'on soit précipité, Désavouer son rang est toujours lâcheté, Et jamais aux grands coeurs leur vertu ne reproche Qu'ils puissent... Mais déjà l'Ambassadeur s'approche ; Avant que de résoudre il doit être écouté. Sire, mon ordre est su de votre Majesté. Le prince Fédéric dont je soutiens la cause Vous fait parler de paix, et je vous la propose. Il ne peut la traiter avec plus de splendeur, Si l'Infant de Sicile en est l'Ambassadeur. Prince, ne cachez plus ce qu'on a su connaître. Puisque je suis connu, je fais gloire de l'être, L'honneur me le commande, il lui faut obéir, Et dût la foi publique en ces lieux me trahir, La gloire d'être Prince à mon coeur est trop chère, Pour n'en pas avouer le noble caractère. Ô d'un coeur vraiment haut illustres sentiments ! La vertu n'autorise aucuns déguisements. Que n'ose Fédéric en rendre témoignage ! C'est le rendre assez grand qu'oublier son outrage, Et tout prêt par la force à s'en faire raison, Ne se pas souvenir d'une injuste prison. Faites venir le Prince. Attendant qu'il paraisse, Quelque juste soupçon que sa feinte me laisse, Je veux bien condamner ces maximes d'État Qui m'ont peint sa victoire ainsi qu'un attentat, Et quoiqu'un Ennemi soit l'auteur de ma perte, Me plaindre seulement du Ciel qui l'a soufferte ; Mais si pour le noircir d'un reproche éternel, Son triomphe sanglant n'a rien de criminel, À quoi bon Fédéric déguisant sa naissance D'un honteux désaveu souiller son innocence ? De quelle vaine peur ce Prince combattu Ose-t-il renoncer à sa propre vertu ? On le voit parmi nous en tenir tout le lustre ; Fédéric, ce seul nom est ce qu'il a d'illustre, Et tout son procédé le dément à tel point, Qu'en lui je cherche un Prince, et ne l'y trouve point. Ou la haute vertu n'est point ici connue, Sire, ou de passion votre âme est prévenue. Puisque enfin Fédéric, pour être malheureux, Ne saurait cesser d'être et grand et généreux. Comme de la vertu le pouvoir est extrême, Je lui rendrais justice en mon Ennemi même, Elle ne peut jamais rien perdre de son prix, Et je vous l'avouerai, Fédéric m'a surpris. Du bruit de ses exploits mon âme trop charm��e Attendait qu'il remplît toute sa renommée, Quand à l'aspect d'un Roi qu'il trouble en ses États, Ce coeur toujours si haut a paru lâche et bas, Et laissé sans obstacle emporter la balance À l'indigne frayeur de ma juste vengeance. Si son coeur jusques-là s'est osé démentir, Qu'à cette indigne crainte il ait pu consentir, Si sa vie est un bien qu'à l'honneur il préfère, Ce lâche Fédéric ne peut être mon Frère, Et l'heur de la Sicile est trop grand sous nos lois, Pour voir un sang impur dans celui de ses Rois. Aussi lorsque j'ai vu qu'un honteux stratagème... Mais le voici qui vient. Il est vrai, c'est lui-même. Mais enfin dans mon coeur sa vertu le défend. Et ce nez aquilin est mon Frère l'Infant ? De peur que ma présence ici ne l'embarrasse, Je veux bien m'éloigner, et lui céder la place. Vous voyant seul, peut-être il se contraindra moins Gardes, retirez-vous, laissez-les sans témoins ; Et vous, écoutez-moi. La conduite est nouvelle. Le Roi mande le Prince, et soudain le rappelle. Vous me cherchez de l'oeil sans doute, et me voilà, Embrassez-moi la cuisse, Infant, embrassez-la. Encor que votre guerre, en ce point malhonnête, D'un saut fort périlleux ait menacé ma tête, Saut, dont toute ma vie on m'eût vu repentir, Je vous fait grâce, allez, bon sang ne peut mentir. Que veut dire ceci ? Si vous n'êtes point louche, Du moins vous avez l'oeil honnêtement farouche, Et vous m'envisagez d'un certain lorgnement, À vous faire traiter peu fraternellement. Quoi, prétend-on en jeu tourner mon Ambassade ? Donc au lieu de venir me donner l'accolade, D'embrasser cette cuisse, et ce bras triomphant, Vous faites le badin, petit cadet infant ? Savez-vous qui je suis pour parler de la sorte ? Vous êtes un Infant mal nourri ; mais n'importe, J'en conçois l'enclouure, et je sais bien par où Vous faire devenir un peu moins loup-garou. Ce discours insolent... Insolent ? Patience. Vous pourrez tout du long rengainer l'insolence, Et quand nous compterons ensemble ric à ric, Connaître de quel bois se chauffe Fédéric. Fédéric ! À ce nom quelle mine vous faites ! Il n'est donc pas encor écrit sur vos tablettes, Et vous prétendriez le défraterniser ? Jamais confusion... Il ne faut point jaser. Tôt, implorez ma grâce, autrement mon Altesse Pourrait apprendre à vivre à votre petitesse. Mais... Mais vous raisonnez peut-être à votre dam, Qui méconnaît son frère est digne du carcan, Et si je lâche un mot... Quoi, vous êtes mon frère ? Oui dea, c'est moi qui suis le fils du Roi mon père, Depuis quand ? Je le suis, il suffit, Peu m'importe de quand, puisque chacun le dit, Et comme pour garant j'en ai la foi publique, Si vous êtes le seul qui me défédérique, J'incague vos raisons prêtes à m'alléguer Autant de fois qu'il faut pour les bien incaguer. Quelle surprise ! Et quand avec sa dent félonne Ce Sanglier sur moi vint lui-même en personne... Ah ! Vous me regarder au nom du Sanglier ? Fut-il jamais un fou... Quoi, vous, m'injurier ? Vous, que je puis sur l'heure... Holà, mes gens, mes Gardes. Seigneur. Être un Infant vous sauve cent nasardes, Car me devant respect, et l'ayant mal gardé, Le moindre châtiment c'est être nasardé. Et bien Prince ? Ma foi, cet Infant qu'on me baille, N'en déplaise aux baillants, n'est qu'un vrai rien qui vaille, Je le veux dégrader pour son peu de respect. Est-ce pour me jouer... Ah ! Vous m'êtes suspect, Taisez-vous. Vous voyez, ô Beauté conjugale, Comme à vous voir soudain mon courroux se ravale, Cet Infant m'avait mis tout sens dessus dessous, Mais je me radoucis étant auprès de vous. Prince, après cet aveu qu'il fait de sa bassesse, Croyez-vous Fédéric digne de la Princesse ? Car j'atteste le Ciel que si dans ce haut rang Sa vertu répondait à l'éclat de son sang, Je verrais avec joie une illustre alliance D'une guerre si longue étouffer la semence. Sire, à ce que je vois nous nous entendons mal. Qu'a de commun le Prince avecque ce Brutal ? Qu'on ôte de mes yeux cet Infant qui blasphème. N'est-ce pas Fédéric ? Lui ? Fédéric ? Moi-même. Ah, maudit renégat de consanguinité. Quoi, cet extravagant, cet esprit emporté, Passe pour Fédéric ! Voyez le misérable. Ces cadets, la plupart, ne valent pas le diable, Sur l'aînesse à tous coups ce sont loups acharnés. Il montre sa folie, et vous la soutenez ? Mais vous-même d'abord l'avez su reconnaître. Oui, le vrai Fédéric, qu'on le fasse paraître. Quel autre Fédéric se trouve en mon pouvoir ? Peut-on me le cacher si je viens de le voir ? Où ? Dans ce même lieu. Prince, croyez de grâce... Sire, je le revois, souffrez que je l'embrasse. Juste Ciel ! L'on connaît fort mal les gens d'honneur. Préférer, à moi Prince, un chétif Gouverneur ! Sire, c'est trop enfin, pour une âme bien née, Aux yeux d'un si grand Roi cacher ma destinée. Connaissez Fédéric, et voyez en ce jour S'il faut punir son crime, ou payer son amour. Vous êtes Fédéric ? Trêve ici d'incartade. Je n'en veux pour témoin que ma seule Ambassade ; J'y parlais pour moi-même. À la fin je crains bien D'avoir en même jour été César et rien. Vous êtes Fédéric ? Surprenante aventure ! Tout ceci pour mon règne est de mauvais augure. Je sais trop, quelque espoir dont j'ose me flatter, Que la mort de Rodolphe y semble résister, Mais si de cette mort votre courroux m'accuse, J'adore la Princesse, et c'est là mon excuse. J'ai cru qu'à trop d'orgueil il osait se porter, Soutenant que lui seul la pouvait mériter ; Mon amour a voulu lui ravir cette gloire, Vous savez son malheur, vous savez ma victoire, Il pouvait tout prétendre appuyé de son Roi ; Mais après que le Ciel s'est déclaré pour moi, Si vous me refusez cette illustre conquête, Pour son sang répandu je vous offre ma tête. Non, non, quoi que Rodolphe ait sur moi de pouvoir, Je ne condamne plus un légitime espoir. J'ai voulu le venger, et je l'ai fait paraître Quand j'ai cru son Vainqueur si peu digne de l'être : Mais qu'enfin je sors de mon aveuglement, Pour arrhes de la paix soyez heureux Amant. Ah ! Sire, c'est beaucoup ; mais l'ardeur qui me presse Ose ici demander l'aveu de la Princesse. Son coeur avec plaisir voit le vôtre charmé, Vous avez trop d'amour pour n'être pas aimé. Seigneur... Non, je veux bien vous éviter la honte D'avouer une ardeur peut-être un peu trop prompte. Mais toi, qui te dis Prince, et qui sais cependant... Sire, je ne le suis qu'à mon corps défendant. Cet habit te convainc d'une trame secrète. C'est un habit d'emprunt que le hasard me prête. En effet, c'est celui qu'au sortir du Tournoi, J'ai laissé dans un bois, quand j'ai fui malgré moi. Il l'a trouvé sans doute, et suivi son caprice. Mais oser m'abuser ! Ma foi, c'est sans malice, Car, et chacun le sait, combien j'ai contesté Pour secouer le joug de la Principauté, J'en ai senti longtemps remords de conscience ; Mais enfin je songeais à prendre patience, Et puisqu'on m'y forçait, je m'étais résolu À vouloir être Prince autant qu'on l'eût voulu. J'entrais en goût, ma table était fort bien garnie... Va, tu n'y perdras rien que la cérémonie, Sois à moi désormais, et ne t'épargne point. Mais comme mon bonheur se trouve au plus haut point, Prince, et que c'est par vous... Cette reconnaissance Pour un faible service est trop de récompense. Apprenez seulement qu'en ces lieux à l'envi J'avais des Espions qui vous ont bien servi. Je n'examine point la pratique secrète Qui sous votre pouvoir a sitôt mis Gaïette ; En faveur de la paix je veux tout oublier. Cependant j'ai besoin de me justifier, De revoir Isabelle, et de la satisfaire. Vous pouvez lui donner un Frère pour un Frère. Ah ! Sire. Elle n'est pas indigne de vos voeux. Cet hymen de la paix affermirait les noeuds. Prince, consentez-vous à m'acquitter vers elle ? Vous me connaissez trop pour douter de mon zèle, Mais c'est à la Sicile à disposer de moi. Je sais qu'il faut savoir les volontés du Roi. Allons y donner ordre, et que chacun s'applique À rendre dans ces lieux l'allégresse publique.
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